En canot de papier, de Québec au golfe du Mexique/CHAPITRE PREMIER

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CHAPITRE PREMIER

LES ATTERRISSAGES DU NOUVEAU CONTINENT


Ile Saint-Paul. — Atterrissage du golfe du Saint-Laurent. — L’ancien Auk. — L’île Auticosti. — Montagnes de glaces. — Superstitions des marins. — Estuaire du Saint-Laurent. — Tadousac. — Le Saguenay. — Les baleines blanches. — Québec.


Lorsqu’il va chercher les ports du Saint-Laurent, le navigateur reconnaît d’abord la petite île de Saint-Paul, située entre le cap Ray, pointe sud-ouest de l’île de Terre-Neuve, au nord, et le cap North, pointe nord-est de l’île du Cap-Breton, au sud. À cette entrée du golfe du Saint-Laurent, de cap à cap, la distance est de cinquante-quatre milles géographiques ; à environ douze milles est-nord-est du cap North, s’élève l’île de Saint-Paul, avec ses trois pics, ses deux phares et des eaux profondes de tous les côtés. Cette grande entrée dans le golfe peut s’appeler le passage du Milieu, car, à l’extrémité nord de Terre-Neuve, entre la grande île et la côte du Labrador, il existe une autre entrée connue sous le nom de Belle-Isle et qu’on désigne quelquefois comme « le passage le plus court en venant d’Angleterre ». Plus au sud, il est encore une autre route, mais celle-là plus étroite ; c’est le ras de Canso, qui sépare l’île du Cap-Breton de la Nouvelle-Ecosse, mais où les courants de marée, resserrés entre les terres, sont très-violents.

Il y a une centaine d’années, quand le navigateur approchait de la dangereuse entrée de Saint-Paul, aujourd’hui éclairée pendant la nuit par des phares, il était charmé par la vue d’immenses troupes d’oiseaux de mer d’une espèce particulière, maintenant perdue. Dès qu’il apercevait sur l’eau le grand auk (alca impennis) qu’il appelait pingouin par erreur, il savait que la terre était proche, et que s’il pouvait rencontrer d’autres espèces d’oiseaux très-loin au large, le grand auk, son pingouin, ne se trouvait que dans le voisinage de la côte. Non-seulement cet oiseau, dont l’espèce a disparu, annonçait la proximité de la terre, mais si étranges étaient ses habitudes, et si innocente était sa nature, qu’il se laissait prendre par centaines et ravitaillait les navires à peu de frais, sans la moindre peine. De peu de valeur il y a un siècle, un grand-auk empaillé vaut aujourd’hui six mille cinq cents francs en or ; il n’existe plus que soixante-douze spécimens de ces oiseaux dans les musées de l’Amérique et de l’Europe, quelques squelettes et soixante-cinq de ses œufs.

Sous le règne de Jacques Ier, le capitaine Whitebourne écrivait ces simples lignes : « Les pingouins sont aussi gros que des oies, et n’ayant que de courtes ailes, ils ne volent pas ; ils se multiplient en telles quantités, sur une certaine île plate, qu’on les prend par centaines à la fois, comme si Dieu avait voulu que l’innocence d’une si bonne créature devînt un admirable élément pour la nourriture de l’homme. »

Le Pilote anglais, dans son quatrième livre, publié en 1761, dont j’ai offert un exemplaire au département hydrographique des États-Unis, publiait sur cet oiseau américain, d’une espèce maintenant perdue, les lignes suivantes : « Ils ne vont jamais, comme les autres, au delà du banc de Terre-Neuve, car ils sont toujours dessus ou dedans, en bande de plusieurs, quelquefois par couples, mais jamais moins que deux ensemble. Ce sont de grands oiseaux à peu près de la taille d’une oie, avec la tête et le dos noirs comme du charbon, le ventre blanc et une tache blanche comme du lait sous un de leurs yeux ; la nature a voulu que ce fût l’œil droit. »

C’est ainsi que la voracité du marin et la chasse au pot ont fait disparaître de la surface du globe un ancien pilote qui rendait de véritables services au navigateur. De nos jours, le phare, le canon de signal et les cartes perfectionnées ont pris la place du pingouin pour venir en aide au voyageur ; et c’est presque à la distance de vingt milles en mer qu’il aperçoit les brillants éclats des phares de Saint-Paul. Après avoir doublé la petite île, le navire entre dans le grand golfe du Saint-Laurent, et, ayant passé les îles Madeleine, il prend pour point de repère, autant que le vent et le temps le lui permettent, les roches si redoutées de la côte d’Anticosti. De l’entrée du golfe à cette île, la route à suivre est le nord-ouest pendant cent trente-cinq milles marins. C’est Anticosti qui divise le bras supérieur du Saint-Laurent en deux grandes passes ; elle a cent vingt-trois milles de long et douze à treize de large. À l’entrée du grand bras ou estuaire, à partir du cap élevé de Gaspé, sur la côte sud du continent, la distance jusqu’à Anticosti est d’environ quarante milles ; c’est ce qu’on appelle la passe du Sud. De la côte septentrionale de l’île, et près de l’extrémité occidentale jusqu’à la côte du Labrador, la passe nord est large d’une quinzaine de milles. Le passage de Saint-Paul à Anticosti est souvent dangereux ; sur ces parages règnent des vents violents, de forts courants et des brumes épaisses. C’est aussi le vent qui amène habituellement les brumes. Alors, des régions glaciales du cercle arctique, de la terre de la Désolation, descendent par le détroit de Belle-Isle de dangereuses montagnes de glace. De bonne heure, au printemps, ces radeaux de glace sont couverts de colonies de veaux marins qui s’y réfugient pour donner naissance à leurs petits. Sur ces berceaux glacés, balancés par l’éternel mouvement des vagues, des myriades de jeunes veaux marins sont allaités pendant quelques jours. Puis, répondant aux bruyants appels de leurs mères, ils les accompagnent dans l’eau salée pour y suivre les impulsions de leurs instincts. Les cris retentissants des vieux mâles restés sur les radeaux de glace peuvent s’entendre, dans une nuit calme, à plusieurs milles de distance, et ils inquiètent le marin superstitieux qui ignore la cause de ce tumulte.

Souvent d’épais brouillards se répandent sur les flots, et lorsque le navire avance lentement, guidé seulement par la boussole, un son bruyant alarme le capitaine qui veille. Le vacarme des eaux qui se brisent résonne à travers la brume épaisse ; il écoute : le bruit sourd et monotone des vagues qui rencontrent un obstacle se fait maintenant entendre clairement ; l’atmosphère soudainement se refroidit : c’est la respiration des bancs de glace ! Alors, l’ordre de : « Tout le monde sur le pont ! » appelle au service tout l’équipage ; les hommes, appuyés sur le bastingage du côté du vent, plongent des regards inquiets dans la brame épaisse avec une attention avivée par la crainte ; « Bien sûr, se dit le capitaine, j’ai passé les Madeleines ; je suis encore loin d’Anticosti, et cependant voilà des brisants ; quelle route faire ? » La difficulté se résout d’elle-même à la vue de murailles blanches, admirables, mais terribles, qui émergent de la brume ; les marins effrayés suivent avec inquiétude les mouvements lents de la glace flottante quand elle s’avance près de leur navire, car ils craignent toujours qu’il ne soit attiré sur la masse de glace par la puissance d’attraction particulière qu’ils lui attribuent.

Pendant qu’ils contemplent ce spectacle, les flots battent contre la base glacée de la montagne et brisent, comme s’ils dépensaient leur force sur une côte rocheuse. Du haut des flancs de la montagne qui se désagrégé, des ruisselets et des cascades tombent et se mêlent aux eaux salées de la mer. Ce spectre flottant disparaît lentement, se perd dans la brume, et le marin remercie son heureuse étoile de l’avoir sauvé une fois de plus du péril. Il faut cependant doubler l’île redoutée d’Anticosti, le tombeau de tant de marins ; le navire continue sa route le long de la côte sud, côte inhospitalière, sans port ni abri, hérissée de rochers.

Elle est jonchée d’une multitude d’épaves, mais pourvue de quatre feux qui avertissent le pilote du danger. Dès qu’on a franchi cette île, on est dans l’estuaire du golfe où le Saint-Laurent porte à la mer les eaux des grands lacs du continent. En approchant de la côte nord, le marin superstitieux est encore alarmé, si, par hasard, l’aiguille de la boussole se montre affectée par quelque élément perturbateur, que recèlent, croit-il, les montagnes qui s’élèvent le long du rivage. Il répète alors l’histoire d’anciens voyageurs dont les navires auraient été entraînés hors de leur route par la déviation de l’aiguille aimantée, laquelle aurait cédé à l’influence puissante exercée par le minerai de fer contenu dans ces montagnes ; il ne se rend pas compte du fait que l’agent perturbateur est à son bord, et non pas dans l’oxyde magnétique de mines aussi éloignées de lui.

Une fois dans l’estuaire du Saint-Laurent, le navire aura encore à rencontrer beaucoup de difficultés avant d’atteindre la véritable embouchure du fleuve, aux îles de Bic. Les rives de ce bras du fleuve sont sauvages et sombres. Des rochers à pic surplombent les rapides courants de marée qui bouillonnent à leurs pieds. On y trouve cependant quelques petits établissements de pêcheurs et de pilotes : Métis, Father-Point et Rimousky, échelonnés à de longs intervalles sur la côte. Dans ces hameaux du Saint-Laurent et dans le bas Canada, on parle un patois inintelligible aux habitants de Londres ou de Paris ; ces villageois, descendants de colons français, n’ont pas de langue écrite et sont étrangers à toute espèce de littérature.

Jacques Cartier, ayant été commissionné par François Ier, roi de France, découvrit, lors de son premier voyage dans le nouveau monde, le golfe du Saint-Laurent. Au printemps de 1534, le jour même de la fête de saint Laurent, il entra dans le golfe et lui donna le nom du saint. Cartier ne pénétra pas plus loin dans l’ouest qu’au point de l’embouchure de l’estuaire, là où il est partagé en deux par l’île d’Anticosti. Ce fut seulement l’année suivante, dans son second voyage, qu’il explora le grand fleuve ; il a dit des rives désolées de la côte nord du Labrador, qu’ « on pourrait tout aussi bien les prendre pour le pays assigné par Dieu à Caïn ».

La distance de Québec au cap Gaspé, mesurée d’après la route qu’un bateau à vapeur est obligé de suivre, est de quatre cents milles légaux (1 609 mètres par mille). Le navire entre d’abord dans le courant du Saint-Laurent, aux deux îles de Bic, où le fleuve a une largeur d’environ vingt milles. Si le lecteur consulte le plus grand nombre des cartes, il reconnaîtra que les géographes portent le fleuve presque jusqu’à deux cents milles au delà du point où son cours ordinaire se fait sentir. En fait, ils y comprennent tout l’estuaire qui, par certains endroits, a presque cent milles de largeur, et ils l’appellent un fleuve — un fleuve qui manque de ce qui caractérise les fleuves, dont les courants varient avec les vents et les marées ; un fleuve dont les eaux sont aussi salées que celles de la pleine mer.

On peut trouver à l’embouchure du fleuve, aux Bics, un mouillage sûr pour les navires ; mais en aval, dans l’estuaire, sur une distance de deux cent quarante-cinq milles environ, jusqu’à Gaspé, il n’existe qu’un seul port de refuge, celui des Sept-Îles, sur la côte nord. En remontant le fleuve, depuis les îles Bics jusqu’à Québec (distance 160 milles), on a à combattre un fort courant. Des îles pittoresques et de petits villages, tels que Saint-André, Sainte-Anne, Saint-Roch, Saint-Jean et Saint-Thomas, rompent la monotonie du paysage ; mais en hiver l’aspect du fleuve est très-différent quand il est fermé à la navigation par les glaces, depuis le mois de novembre jusqu’au printemps. De tous les affluents qui contribuent le plus à la puissance du Saint-Laurent et qui en augmentent les beautés, on cite le Saguenay et ses sites pittoresques, qui passent pour une des merveilles de notre continent. Il se réunit au grand fleuve sur la côte nord, à cent trente-quatre milles au-dessous de Québec. Sur la rive gauche, à son embouchure, on rencontre le petit village de Tadousac, résidence d’été du gouverneur général du Canada.

Dans l’histoire de l’Amérique, on réclame pour l’église catholique de ce village une ancienneté qui ne le cède qu’à celle de l’antique cathédrale espagnole de Saint-Augustin, dans la Floride. Pendant trois cents ans ses murs ont été battus par les tempêtes de l’hiver, et elle est pourtant restée un monument silencieux et éloquent du zèle pieux des anciens Pères qui vinrent terrasser Satan dans les déserts du nouveau monde.

Le Saguenay est devenu la Mecque des touristes du nord, qu’attirent toujours les sites sauvages et charmants de ce pays. Les caps Éternité et Trinité gardent l’entrée de la baie Éternité. Le premier a une hauteur respectable de cent quatre-vingts pieds ; l’autre est un peu moins élevé. Une visite à cette rivière mystérieuse, profonde et sombre, avec ses vues pittoresques, indemnisera le voyageur des fatigues d’une exploration longue et coûteuse. Au point où les eaux turbulentes du Saguenay se mêlent à celles du Saint-Laurent, on voit la baleine blanche des aquariums, qui n’est pas du tout une baleine, mais un véritable marsouin[1], pourvu de dents et dépourvu des fanons de la baleine. Cette intéressante créature est très-abondante dans l’océan Arctique, dans le Pacifique et dans l’Atlantique ; elle ne va guère, au sud, que jusqu’au golfe du Saint-Laurent, bien qu’on en trouve quelquefois dans la baie de Fundy ; on l’a encore observée dans les parages du cap Cod, sur la côte du Massachusetts.

Quand le navire approche du premier grand port du Saint-Laurent et a dépassé l’île d’Orléans, île considérable et bien cultivée, alors, les imposantes fortifications de Québec, qui dominent les hauteurs de la pointe Diamand et les jolies maisons delà ville française, se développent en panorama aux regards du navigateur. À droite, et au-dessus de la ville qui a été fondée par Champlain et dans laquelle reposent ses cendres ignorées, sont les belles chutes d’eau de Montmorency, resplendissant de toute la blancheur de leur écume, comme le voile nuptial d’une géante.

Le navire a fait sa route heureusement, et il vient mouiller dans le bassin de Québec ; les voiles sont serrées, le cœur du marin est gai, car tous les dangers qui l’ont menacé aux approches et à l’entrée du grand fleuve du continent sont maintenant passés.

Le grand auk.
  1. Le Delphinopterus Catodon des naturalistes.