En canot de papier, de Québec au golfe du Mexique/CHAPITRE QUINZIÈME

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CHAPITRE XV

DESCENTE DU SUWANEE


La riche végétation des bords de la rivière. — Columbus. — La petite falaise Rolin. — Vieille ville. — Un chasseur tué par une panthère. — Serpents dangereux. — Débarcadère Clay. — Les marais de la côte. — Mon dernier campement. — Fin du voyage.


Quelques amis, parmi lesquels étaient le colonel George Nason, du Massachusetts, et le major John Purviance, commissaire du comté de Suwanee, m’offrirent d’escorter le canot de papier en descendant « la rivière de la Chanson » jusqu’au golfe du Mexique, distance qui peut être, d’après les autorités locales, de deux cent trente-cinq milles. Tandis que les membres de notre petite compagnie faisaient leurs préparatifs de voyage, le colonel Nason m’accompagna à la rivière, distante d’environ trois milles de Rixford, les propriétaires de l’usine ayant envoyé le canot sur une voiture tirée par des mules ; Le point d’embarquement était aux sources minérales Lower, propriété du juge, M. Bryton.

Le Suwanee, gonflé par des pluies récentes tombées dans le marais Okefenokee, était une rivière rapide, sauvage et sombre, qui frayait sa route à travers les bois. Le feuillage luxuriant de ce lieu était des plus remarquables. Les érables et les hêtres étaient en bourgeons, avec d’épais festons de fleurs rouges. Les pins, les saules, les cotonniers, les noyers, les chênes verts, les ficus, les aubépines, les magnolias et les lauriers blancs et roses, avec bien d’autres arbustes d’espèces à moi inconnues, faisaient une belle charmille de verdure, lorsque je descendis jusqu’à Columbus, où mes compagnons de voyage étaient venus m’attendre. Des coqs de bruyère et des aigrettes habitaient la forêt par petites compagnies. Les bancs calcaires de la rivière n’étaient pas visibles, attendu que le niveau de l’eau était alors à dix-huit pieds au-dessus de l’étiage.

Je passai sous le pont du chemin de fer qui relie Live-Oak à Savannah. Après de bons coups d’aviron donnés pendant quelques heures, ma marche fut arrêtée par un grand barrage établi dans la rivière pour recueillir les pièces de bois venant de l’amont. Je fus forcé de débarquer pour faire passer cet obstacle au canot ; puis, après avoir franchi quelques éclaircies, je vis le grand pont du chemin de fer J. P. et M. qui passe sur la rivière devenue large maintenant et allant d’une solitude à l’autre. Sur la rive gauche était tout ce qui reste de la ville jadis prospère de Columbus ; actuellement, elle ne se compose que d’un magasin tenu par M. Allen et de quelques maisons. Avant la construction du chemin de fer, la population de la ville était de cinq cents âmes. En partant de Cedar-Cayes, sur le golfe du Mexique, les bateaux à vapeur d’un faible tirant d’eau peuvent faire le service, quand l’étiage le permet, jusqu’à Colombus. La construction des chemins de fer dans le Sud à détourné le commerce d’une localité à l’autre, et beaucoup de villes autrefois prospères sont, à l’heure qu’il est, tombées en décadence.

Les scieries à vapeur et le village Ellaville sont situés vis-à-vis la ville de Colombus ; le commerce du bois est le plus important qui existe entre ce point et Cedar-Cayes. Cette rivière si renommée, vers laquelle le cœur du troubadeur nègre « se tourne toujours », est un cours d’eau sauvage et étrange ; même dans les temps les plus prospères, il n’y avait que peu de plantations sur ses rives. Les animaux sauvages erraient dans les grandes forêts, et d’affreux reptiles infestaient la vase des marais. C’est une région faite pour plaire au chasseur et au bûcheron, au naturaliste et au canotier.

Mais la majorité des habitants préféreraient, j’en suis sûr, entendre chanter les beautés de ce pays par Christine Nilsson plutôt que de descendre en personne le Suwanee.

Le lundi 22 mars, MM. Nason, Purviance et Henderson vinrent me rejoindre. Ils s’étaient procuré dans le Nord un bateau pour la pêche aux aloses, qu’on avait transporté par chemin de fer depuis Savannah. Il était gréé en sloop, et son avant avait été ponté, en sorte que ces touristes enthousiastes possédaient un abri contre la pluie, pour leurs provisions et leurs couvertures. Avec le fort courant de la rivière, une paire de longues rames et une voile, les passagers du shad-boat pouvaient naviguer facilement et rapidement jusqu’au golfe ; tandis que mon petit bateau, léger comme l’écume sur l’eau, ne demandait qu’à sentir l’aviron pour aller de l’avant.

Le mardi 23, nous quittâmes Columbus sous les yeux d’un grand nombre d’habitants qui étaient venus pour nous voir appareiller ; plusieurs pensaient que ce simple et charmant voyage était trop dangereux pour être tenté. Le fleuve, rapide, mais calme, suivait son cours limpide comme s’il eût été une mer de verre fondu, sous la douce lumière du soleil qui tremblait à travers le feuillage et papillonnait sur la grande surface de ses eaux.

Nos bateaux franchissaient en toute sécurité les rapides, qui, pendant les mois d’été, sont difficiles à suivre, mais que la hauteur des eaux descendues des sommets du voisinage rendait alors très-praticables. Le temps était charmant, et notre petite bande, ravie de toutes les beautés du paysage, éveilla bien des échos par des chants empreints de sentimentalité ; il va sans dire que le vieux chant du temps passé ne fut pas oublié, et de notre meilleure voix nous chantions :

MontEn descendant le Suwanee,
MontEn dLoin, bien loin,
MontLà où mon cœur se tourne toujours,
MontLà où habitent les vieux parents,

Montant et descendant la création,
MonJe vais errant tristement,
Soupirant toujours pour la vieille plantation
Et pour les vieux parents qui sont à la maison.

Tout autour de la petite ferme j’errais
TouQuand j’étais jeune ;
Alors, j’ai passé bien des jours heureux !
J’ai chanté bien des chansons.

Lorsque j’étais avec mon frère,
LorsJ’étais heureux.
Oh ! faites que je retourne près de ma mère,
Là je veux vivre et mourir !

Une petite hutte au milieu des buissons,
Une Une surtout que j’aime
Revient encore tristement à ma mémoire,
ReviPartout où je vais errant.
Quand pourrai-je entendre les abeilles bourdonner
QuaAutour de leur ruche ?
Quand pourrai-je entendre le ban-jo
QuaDans ma bonne vieille maison ?


Après chaque strophe, nous répétions en chœur :


Partout dans le monde je me fatigue et m’attriste,
PartPartout où je suis errant ;
O nègres ! combien mon cœur est triste
Si loin de la maison où sont mes vieux parents !


Nous entrâmes bientôt dans des forets vierges, dont la tranquillité n’était troublée que par le bruit de la hache des voleurs de bois ; car voler le bois est une profession qui atteint sa plus haute perfection dans l’État de la Floride, et dans les réserves de la marine des États-Unis. Le territoire de l’Oncle Sam est constamment pillé pour alimenter les scieries à vapeur des industriels de la Floride. Plusieurs de mes compagnons me racontèrent d’intéressantes histoires sur la façon dont s’arrangent les voleurs de bois pour voler légalement le gouvernement.

« Là, par exemple, me dit l’un d’eux, il y a X… qui alimente sa scierie avec les produits des forêts de pins qui appartiennent à l’Oncle Sam, Il acheta jadis quelques parcelles de terre voisine d’une belle réserve de la marine ; il n’était assurément pas assez bien renseigné pour pouvoir reconnaître les lignes de démarcation qui séparaient sa petite propriété de la riche réserve du gouvernement ; aussi il engagea un nombre considérable d’ouvriers pour abattre les immenses pins de l’Oncle Sam, qu’il amena jusque sur le bord du Suwanee, et de là les fit flotter jusqu’à son usine. Les choses continuèrent ainsi pendant quelque temps ; mais un jour l’agent du gouvernement fît son apparition et demanda le règlement des droits des parties. Le voleur de bois en grand commença par sourire, et il expliqua de l’air le plus franc qu’il croyait n’avoir abattu de bois que sur sa propriété ; puis il ajouta que tout dernièrement il s’était aperçu qu’il avait empiété sur celle de sa patrie adorée ; mais comme il était un citoyen, il était tout prêt à faire une restitution et demandait à régler le compte.

« L’agent du gouvernement se laissa surprendre par l’apparente candeur de cet homme, et celui-ci sut si bien exciter sa sympathie qu’il promit d’être aussi tolérant que possible. Il proposa en conséquence de régler l’affaire sur la valeur de cinquante cents par acre de terre pour tout le territoire dont les bois avaient été abattus, et il termina en disant : « Combien avez-vous abattu de bois « depuis que vos bûcherons sont dans la forêt ? »

« M. X… déclara qu’il lui était impossible de répondre à cette question, mais il offrit généreusement à l’agent de l’autorité de fixer les termes qui lui semblaient convenables entre un gouvernement paternel et un de ses infortunés citoyens. Voulant faire fidèlement son devoir, le fonctionnaire estima à deux mille acres de terre le territoire usurpé ; mais à son extrême étonnement, le malin délinquant affirma énergiquement qu’il en avait exploité au moins cinq mille ; enfin, il régla définitivement en payant deux mille cinq cents dollars, dont il se fit délivrer quittance.

« Lorsque cet habile homme d’affaires fit un voyage à Jacksonville, ses amis le raillèrent de son aveu. Le vrai patriote cligna de l’œil et répliqua :

« C’est vrai, j’ai un reçu du gouvernement pour l’exploitation de cinq mille acres de bois, au prix très-modeste de cinquante cents par an. Je n’ai encore fait d’abatis que sur le cinquième de la superficie ; je compte donc bien continuer l’exploitation des quatre mille acres qui restent à ma disposition, mais personne ne m’arrêtera maintenant que j’ai le reçu du gouvernement qui prouve que c’est payé ! »

Le sloop et le canot avaient quitté Columbus un peu avant midi, et à six heures du soir nous passâmes devant le bac Charles, où l’ancienne route frontière Saint-Augustin et Jallahassee traverse la rivière. Sur ce point solitaire, un homme âgé, mort maintenant, possédait une source souterraine assez puissante pour faire tourner la roue d’une scierie. La hauteur de l’eau me permit de ramer jusqu’au moulin avec mon canot.

À sept heures et demie du soir, une cabane en bois abandonnée, située près du bac Barrington, nous offrit un refuge pour la nuit. Pendant toute la journée du lendemain, nous dûmes explorer les cours d’eau de ces mêmes forêts sans trouver plus de terres cultivées qu’au premier jour de notre voyage.

Au-dessous de cette cabane, nous arrivâmes à l’île n° 1, où les rapides gênent les bateliers pendant les mois d’été. Puis nous glissâmes doucement, mais rapidement, sur un courant profond. Les rares habitants que nous rencontrâmes sur les rives du Suwanee semblaient aux trois quarts endormis, même pendant la veille. Pour les arracher à leur sieste, nous commençâmes par les appeler à grands cris, en passant devant une petite hutte dans le bois, et après une longue attente un homme parut à la porte, se frottant les yeux comme si la charmante lumière du soleil eût fatigué sa vue. C’était véritablement une région tranquille que cette grande solitude du Suwanee !

Avant midi, nous atteignîmes la ferme de madame Goodman ; c’était une maison construite en bois, sur la rive gauche, juste au-dessous de l’île n° 5. En ce moment, le major Purviance tira un gros dindon sauvage (meleagris gallopavo), qui, du banc de sable où il était posé, roula dans l’eau, nous laissant sans gibier, dans un fourré de palmiers nains. Il connaissait mieux son terrain que nous, car, bien que blessé, il réussit à s’échapper. Nous nous arrêtâmes quelques moments à Troy, qui, malgré son nom célèbre, ne se compose que d’un magasin et d’une douzaine de cabanes. À quelques milles au-dessous de cette ville, sur la rive gauche de la rivière, on trouve une élévation inhabitée appelée la falaise Rolin, d’où une ligne dirigée par 22° nord-est et de vingt-trois milles et demi de longueur atteindrait Live-Oack. Un projet de loi destiné à réunir Live-Oak avec ces parages du Suwanee, à l’aide d’un chemin de fer adopté par la législature floridienne, a été repoussé par le gouverneur.

Après le coucher du soleil, les bateaux furent remisés en lieu sûr devant une hutte abandonnée, autour de laquelle des orangers à oranges amères, mais d’une végétation luxuriante, montraient ce que la nature pourrait faire dans cette contrée abandonnée. L’air de la nuit était balsamique et rempli d’insectes, tandis que dans les marais les alligators faisaient entendre jusqu’au jour leurs beuglements.

Après déjeuner, nous descendîmes à l’embouchure de la rivière Santa-Fé, qu’on trouve sur la rive gauche du Suwanee. Les bûcherons l’appellent le Santaffy.

Les solitudes au-dessous de Santa-Fé sont remplies de souvenirs de la guerre contre les Indiens Séminoles ; on en a trouvé beaucoup de vestiges ; entre autres, sur l’emplacement d’une ancienne ville indienne, on a découvert, enfouis dans le creux d’un arbre, les squelettes d’un adulte et d’un enfant indien couverts de verroteries. Le fort Fanning est sur la rive gauche du Suwanee, vis-à-vis du Old-Town-Hammock, sur la rive droite.

Pendant la guerre Séminole, le Hammock et les déserts du voisinage devinrent les lieux de retraite où se cachaient les Indiens ; et si sauvage et si abandonnée est cette région, que, même actuellement, l’ours, le loup et la panthère s’y réfugient dans les jungles pour fuir la présence de l’homme.

Le colonel J. L. F. Cottrel, ayant quitté son pays natal, la Virginie, en l’année 1854, commença le défrichement du sol vierge de Old-Town-Hammock. Chaque État a sa manière particulière de diviser son territoire, et ici, en Floride, cette ancienne plantation est classée dans le dixième township, section 24, rang 13. La propriété comprend deux mille acres de terre environ, desquelles près de onze cents sont en culture.

Les esclaves que le colonel avait amenés de Virginie étaient maintenant des fermiers ; il leur avait donné à bail des parcelles de ses terres arables. La maison de l’ancien planteur, avec ses portes hospitalières s’ouvrant toujours à l’étranger, est située au milieu de chênes verts et d’autres arbres dont les branches, ornées de festons de mousse espagnole, se balançaient dans l’air calme comme une révélation de la chaleur et de l’humidité de l’atmosphère. Une grande machine à presser le coton et des magasins de grains, une maison à cheminées et d’autres dépendances de la plantation sont commodément groupés sous les ombrages de grands chênes protecteurs. La propriété produit du coton, des grains, des patates douces, des bêtes à cornes, des porcs et de la volaille. Les daims se montrent quelquefois dans les champs de l’exploitation, tandis que l’appel matinal du dindon sauvage arrive des buissons voisins.

Dans cette partie retirée de la Floride, égayée par la société d’une femme dévouée et de quatre aimables filles, vivait le propriétaire, qui ne nous fit pas seulement participer aux charmes de sa maison bien ordonnée, mais qui insista aussi pour accompagner le canot de papier jusqu’à la mer.

Rassemblés autour, des foyers de ces habitants des bois, la conversation s’engageait généralement sur les récits de chasse, les traditions indiennes et les épreuves qu’eurent à souffrir les pionniers lorsqu’ils étaient venus s’établir au milieu des forêts.

Un accident d’un intérêt saisissant était arrivé sur les bords du Suwanee quelques semaines avant que le canot de papier entrât dans ses eaux. Deux chasseurs étaient allés la nuit dans les bois pour tirer des daims à la lueur de torches allumées. Comme ils avançaient avec ces torches élevées au-dessus de leur tête, ils arrivèrent sur un troupeau de daims, qui, éblouis par l’éclat de la lumière, ne firent pas le moindre effort pour échapper.

Enfonçant leurs torches en terre, les chasseurs se couchèrent sur l’herbe pour se cacher aux animaux qu’ils espéraient tuer à leur convenance. L’un des chasseurs s’était posté sous les branches d’un grand arbre ; l’autre à quelques pas de distance. Avant que le signal convenu pour tirer fût donné, le bruit d’un corps lourd tombant à terre, suivi d’un cri étouffé, fit tressaillir le chasseur le plus éloigné de l’arbre. Frappé d’alarme, il courut au secours de son ami, dont le corps inanimé était couvert par une grande panthère qui s’était élancée sur lui du haut d’une des branches principales du grand chêne. Briser avec ses fortes mâchoires les os du pauvre bûcheron n’avait été pour ce puissant animal que l’affaire d’un instant.

EN CANOT DE PAPIER


Le saut de la pantère.

Dans ce cas exceptionnel d’une panthère (felis concolor) attaquant l’homme volontairement, celui qui étudie l’histoire naturelle devra remarquer que la victime était couchée par terre. Il est probable que l’animal n’aurait pas quitté son poste d’observation dans les branches du chêne, où évidemment il attendait l’approche du daim, si l’homme eût été debout. Allez à un bayou du Sud, que peut-être personne n’a jamais visité et ou les sauriens qui l’habitent n’ont jamais été inquiétés, couchez-vous par terre sur le bord d’un étang et attendez jusqu’à ce qu’un grand alligator se montre lentement à la surface de l’eau. Il vous regardera pendant un moment avec une curiosité évidente, et bien souvent il approchera de vous sans peur. Quand le monstre sera à une vingtaine de pas, levez-vous alors lentement sur les pieds jusqu’à ce que vous ayez développé toute votre taille, et l’alligator des États du Sud (alligator Mississipiensis), neuf fois sur dix, s’enfuira avec précipitation.

Bien peu d’animaux sauvages attaqueraient volontairement l’homme quand ils se trouvent en face de lui et qu’il est debout. Dans tous les exemples que j’ai pu connaître et où le fauve s’est risqué à lutter contre l’homme, c’est parce qu’il n’avait aucun moyen de fuir, ou qu’il avait ses petits à défendre, ou bien qu’il avait été blessé par le chasseur.

Il était près de dix heures du matin, le vendredi 29 mars, quand notre joyeuse bande quitta le Old-Town-Hammock. Ce jour était destiné à voir la fin du voyage en canot de papier, car ma petite embarcation devait arriver dans les eaux de la grande mer du golfe avant midi.

La femme et les filles de notre hôte, en vraies femmes de la foret, ne témoignèrent aucune inquiétude au départ du chef de la famille, mais se contentèrent de lui souhaiter gaiement un bon voyage jusqu’au golfe. Le port des Cedar-Cayes n’est qu’à quelques milles de l’embouchure du Suwanee. Le chemin de fer qui se termine aux Cedar-Cayes devait, avec ses embranchements sur d’autres routes, ramener les membres de notre petite caravane à leurs différentes demeures.

Égayés par les charmes d’une belle journée, nous descendîmes rapidement le fleuve. Les passagers du shad-boat, que nous appelions maintenant l’Aventurier, ramaient en chantant et en riant, tandis que, de mon côté, je cherchais à examiner de plus près le caractère du water-moccasin (le trigonoceplialus piscivorus de Lacépède), que j’avais plus de raison de craindre que les alligators.

Le water-moccasin a environ deux pieds de long et il a cinq à six pouces de circonférence. La queue porte une partie cornue de presque un demi-pouce, laquelle est inoffensive, quoi qu’en disent les crackers et les noirs, qui affirment très-sérieusement que lorsqu’elle frappe un arbre, c’en est fait de lui, et que, quand elle entame la chair de l’homme, il est empoisonné et meurt. La couleur de ce reptile est d’un brun sale. Jamais on ne le trouve loin de l’eau, et il se cache en grand nombre dans les marais, où il est la terreur des noirs employés sur les rizières. La morsure du water-moccasin est excessivement venimeuse ; elle est considérée comme plus dangereuse que celle du serpent à sonnettes, qui avertit l’homme de son approche par le bruit de ses anneaux. Le water-moccasin diffère en cela du serpent à sonnettes ; il n’attend pas qu’on l’attaque, mais il prend l’offensive quand l’occasion s’en présente, frappant de ses crocs tous les objets animés qui sont à sa portée. Les autres espèces de serpents fuient sa présence. On le rencontre dans le Nord jusqu’au Pedee de la Caroline du Sud. Le Suwanee ayant inondé ses rives, en aval de Old-Town-Hammock, les serpents s’étaient remisés sur les branches basses des arbres et sur les branches élevées des broussailles, où ils semblaient dormir à la chaleur du beau soleil ; mais comme je côtoyais la rive à quelques pieds seulement de leurs lits aériens, ils découvrirent ma présence et s’enfuirent paresseusement dans l’eau. Nous pouvons dire sans exagération que nous avons rencontré des milliers de ces dangereux reptiles en descendant le Suwanee. Le bateliers m’ont raconté que lorsqu’ils traversent les lagunes dans leurs canots faits d’un seul tronc d’arbre, s’ils aperçoivent un water-moccasin à quelque distance de la terre, il entrera dans le canot pour s’y réfugier ou pour se reposer. Dans certains cas, le batelier effrayé saute par-dessus le bord et gagne la côte en nageant, afin d’échapper à ce redoutable reptile.

Le seul point digne d’être cité entre Old-Town-Hammock et les marais du golfe est le débarcadère Clay, sur la rive gauche du fleuve, où madame Tresper demeurait autrefois dans une très-confortable maison. Le débarcadère Clay, pendant la guerre civile, a servi de dépôt aux marchandises qui avaient à franchir le blocus. Archer, station du chemin de fer, n’est éloigné que de vingt milles, et les importations de contrebande étaient amenées jusque-là par des attelages de mules, après avoir été débarquées des navires qui avaient été assez heureux pour forcer le blocus.

Comme le soleil descendait à l’horizon et que les ombres des arbres devenaient longues sur les eaux du fleuve, nous sentîmes l’air salé des brises du golfe du Mexique, transportées jusqu’à nous par-dessus les forêts. Dès que l’obscurité eut jeté sur nous le sombre manteau de la nuit, nous laissâmes à gauche l’entrée de la passe est, et nos bateaux furent lancés sur le jusant rapide de la large passe ouest jusque dans les grands marais de la côte.

Une heure plus tard, nous émergions de la sombre forêt dans les plates savanes. La fraîcheur de l’air marin était délicieuse. Les étoiles brillaient d’un doux éclat, et le murmure des flots, l’appel du héron ou le cri du canard effrayé par notre marche et les sauts que le poisson faisait hors de l’eau étaient les seuls bruits que nous pussions entendre dans la nature. On eût dit que nous entrions dans un autre monde.

Au milieu des terrains bas, près de l’embouchure du fleuve, il semblait qu’il n’y avait qu’un seul point au-dessus du niveau de la marée. C’était un petit bouquet d’arbres appelé l’île Bradford, qui s’élevait comme une oasis dans le désert. Les flots côtoyaient rapidement ses rives, et un peu plus loin ils se mêlaient à ceux de la mer.

Notre petite bande, fatiguée, débarqua sur un banc de coquilles et brûla une certaine étendue de gazon pour détruire les mouches de ces plages sablonneuses. Cela fait, l’un de nous construisit un grand feu de bivouac, tandis que d’autres étendaient les couvertures sur le sol. Près d’un buisson, je halai le fidèle compagnon de mon long voyage, près duquel je dormis pour la dernière fois, ne pensant pas, ne rêvant même pas qu’une année plus tard je visiterais encore l’embouchure du Suwanee, en venant de l’Ouest, après un long voyage de deux mille cinq cents milles depuis la rivière de l’Ohio, et que je pourrais encore chercher un abri sur ces rives. Ce fut une nuit de doux sommeil. Le feu de bivouac dissipa l’humidité, et le long exercice de la rame donna son prix au repos.

Une magnifique matinée nous égaya lorsque nous déjeunâmes sous l’ombre des palmiers nains de l’île. Derrière nous s’élevait la muraille compacte, vert sombre, des épaisses forêts, et le long de la côte, de l’est à l’ouest, aussi loin que l’œil pouvait atteindre, se développait le vert brun des savanes, contre lesquelles brisaient avec un doux murmure les vagues de cette mer que j’avais tant désiré atteindre. Sur les grands marais émergeaient de petits fonds, tout verts de pins et de palmiers nains, au feuillage léger comme la plume. Les nuages chargés d’humidité commençaient à s’élever, et tandis que je les suivais du regard, ils se dissipaient sous la chaleur des rayons du soleil du matin ; je les comparais aux nuées d’appréhensions que j’avais éprouvées naguère sur le froid Saint-Laurent et qui étaient maintenant dissipées par la joie du succès. Les neiges du Nord, je les avais derrière moi. La Maria-Theresa se balançait sur les eaux dorées du grand golfe ; mon cœur était léger, car mon voyage était fini.




PARIS. TYPOGRAPHIE E. PLON ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8