En canot de papier, de Québec au golfe du Mexique/CHAPITRE QUATORZIÈME

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CHAPITRE QUATORZIÈME

LA RIVIERE SAINTE-MARIE ET LES SOLITUDES DU SUWANEE


Portage jusqu’à Dutton. — Descente de la rivière Sainte-Marie. — Fête donnée par les habitants au canot de papier. — Projet de canal à travers la Floride. — Portage jusqu’au Suwanee. — Discours d’un noir sur l’électricité et le télégraphe. — Sermon d’un ancien esclave.


PL. X

Je remontai la belle rivière de Sainte-Marie, qui sort du grand marais Okefenokee. L’Etat de Géorgie était à ma droite, la Floride à ma gauche. De gracieux bouquets d’arbres parsemaient les marais, et le pays, en général, offrait un caractère particulièrement intéressant. À quatre milles du Sound Cumberland, je vis devant moi la petite ville de Sainte-Marie, située sur la rive géorgienne de la rivière. Je descendis à terre pour me renseigner sur la route à suivre à travers le marais Okefenokee.

Je voulais me procurer des informations sur le Sainte-Marie, dont je me proposais de suivre le cours supérieur jusqu’à sa source même ; puis, après avoir fait un portage de trente-cinq à quarante milles dans l’ouest, jusqu’au Suwanee, descendre enfin dans le golfe du Mexique. Mes efforts pour obtenir des renseignements positifs à Sainte-Marie et à Fernandina sur le Sound Cumberland (Floride) furent infructueux ; un petit établissement à Trader-Hill, soixante-quinze milles en remontant le Sainte-Marie, était la limite géographique du savoir local, tandis que je voulais suivre la rivière encore pendant une centaine de milles au delà de ce point.

Je craignais, en m’aventurant à explorer les sources du Sainte-Marie, d’être obligé de revenir à mon point de départ, faute d’avoir trouvé sur ses bords quelque colon qui pût m’aider à faire un portage jusqu’au Suwanee, et j’abandonnai l’idée de remonter cette rivière. Dans ce dilemme, une aimable lettre sembla devoir me tirer d’embarras. MM. Dutton et Rixford, deux hommes du Nord, qui possédaient de grands moyens de transport pour le service de leurs manufactures de résine et de térébenthine soit à Dutton, à six milles de la rivière Sainte-Marie, soit à Rixford, près du Suwanee, me donnaient le bon conseil de transporter mon canot par le chemin de fer du Sound Cumberland à Dutton. De cette station, M. Dutton m’offrait de conduire le canot à travers les solitudes jusqu’à la rivière Sainte-Marie, qui de ce point pourrait être aisément descendue jusqu’à la mer. Le chemin de fer me conduirait à Rixford, et en suivant le Suwanee, j’arriverais sur la côte marécageuse du golfe du Mexique.

L’honorable David Yulee, président et propriétaire pour un tiers de la Compagnie du chemin de fer de A. G. et W. J. T. C. qui relie la côte de l’Atlantique avec les Cayes-Cedar, sur le golfe, m’offrit un parcours gratuit sur ce long chemin de fer, pour tout voyage d’exploration que je voudrais faire, tandis que son fils, Wickliffe Yulee, s’emploierait pour écarter toutes les causes de délai que je pourrais rencontrer.

Ces messieurs étaient Floridiens ; ils ont fait de grands efforts pour encourager les explorateurs honnêtes de la péninsule de la Floride, et n’ont pas peu contribué à détruire l’indigne exploitation qui se faisait des émigrants agricoles du Nord, en encourageant la création d’une Compagnie foncière du chemin de fer, laquelle offre une concession de territoire de quarante acres pour cinquante dollars, à choisir le long du chemin de fer, qui traverse presque six cent mille acres de terre sur l’État. Un homme n’ayant relativement qu’un petit capital peut maintenant essayer de se créer une habitation sous le doux climat de la Floride, et si ensuite il abandonne l’entreprise, comme il n’aura versé que peu de fonds, la perte ne sera pas considérable.

La distillerie de térébenthine de Dutton était située dans une épaisse forêt de grands pins. Le major C. K. Dutton me fournit, le lendemain de mon arrivée à la station Dutton, un attelage de mules pour transporter la Maria-Theresa jusqu’à la rivière Sainte-Marie. Un soleil très-chaud dardait obliquement ses rayons sur la belle forêt, pendant que le conducteur suivait un sentier à peine tracé à travers les marais. Avant midi, les eaux de la rivière étaient faciles à distinguer dans la perspective, et un peu plus tard, la pagaie en main, je poussais le canot vers la côte de l’Atlantique. Une végétation luxuriante d’arbres et d’arbrisseaux bordait les rives, par place inondées, du grand cours d’eau. Au second plan, sur un sol sablonneux, s’élevaient des forêts de pins jaunes d’une grandeur si extraordinaire qu’ils cachaient tout l’horizon. De petites éminences et des grèves de sable blanc de peu d’étendue m’offraient d’excellents points de campement.

S’il vous arrive de demander à un cracker des marais Okefenokee pourquoi il s’est établi dans un pays aussi abandonné et où il n’a pour compagnons que quelques bestiaux et des porcs, avec des moustiques, des mouches, de la vermine, des alligators et des hiboux qui rendent les nuits lugubres, il ne manquera pas de vous dire : « Oui, étranger, mais le bois et l’eau en si grande abondance dans les marais sont des avantages qu’on ne trouve pas partout. »

Tandis que je descendais rapidement le noir courant, je cherchais du regard dans l’épaisseur des bois quelque hutte de colon, mais je ne pus découvrir nulle part, ce jour-là, aucune clairière, pas le plus petit nuage de fumée s’élevant d’une cheminée pour m’indiquer la présence de l’homme civilise. J’étais seul dans ces vastes solitudes, que traverse rapidement, mais sans bruit, la rivière jusqu’à la mer. Thoreau aimait le marais, comme le font tous les amants de la nature ; car nulle part ailleurs elle n’a déployé aussi généreusement la puissance de sa végétation et la variété infinie de ses merveilleuses richesses botaniques. Dans ces lieux, les oiseaux se réunissaient en troupes, fuyant la chaleur et les hauts plateaux sablonneux pour venir chercher de l’eau pure, la fraîcheur des ombrages et une multitude de graines brillantes et curieuses propres à satisfaire leur gourmandise.

À mesure que la petite Maria-Theresa se frayait un chemin à travers la forêt ouverte, et sous la voûte de ces beaux arbres, au milieu des marais humides et couverts de pins, mes pensées se reportaient sur la modeste existence de Concord, le savant naturaliste. Combien il eût été heureux de descendre cette rivière sauvage depuis le marais jusqu’à la mer ! Il nous a quittés pour des joies plus pures, mais je pouvais encore lire avec plaisir son Walden, comme s’il eût vécu, et relire ses études sur la nature avec un intérêt toujours croissant.

Les marais ont leur caractéristique particulière. Ceux du Waccamaw avaient un air tout à fait morne, tandis que ceux du Sainte-Marie resplendissaient des rayons du soleil aux yeux du voyageur. Dès que le canot eut recommencé son trajet sur la rivière, un bruit aigu, semblable à celui que ferait un homme en frappant l’eau avec une large pelle, attira mon attention. Comme ce bruit se répéta un grand nombre de fois, et toujours à l’avant de mon bateau, j’en voulus savoir la cause. C’étaient des alligators qui se jetaient à l’eau ; ils la battaient de leur queue, à mesure qu’ils plongeaient dans la rivière, pour fuir le perturbateur de leur sécurité. Afin de bien observer les mouvements de ces reptiles, je rapprochai le canot à quelques pieds de la rive gauche, et par un mouvement accéléré de mes avirons, j’arrivai face à face avec l’un de ces monstres, qui se jeta à l’eau sous le regard qui le fixait avec fermeté. L’alligator abaissa sa vilaine tête, fouetta l’eau de sa queue, et plongea sous le canot comme un animal complètement intimidé. Tous ces sauriens étaient très-jeunes ; très-peu d’entre eux avaient plus de quatre pieds de long. Je n’aurais jamais songé à faire toutes ces investigations, s’ils avaient été de la taille de celui que j’avais vu sur l’île Colonel ; peut-être me serais-je rappelé que la prudence est plus que la moitié du courage, et je les aurais laissés faire en paix leur sieste, au soleil, sur la rive.

Les centaines d’alligators, petits ou grands, que j’ai vus sur les rivières du Sud et de l’Amérique du Nord, fuyaient à la vue de l’homme. L’expérience que plusieurs de mes amis ont acquise dans leurs rapports avec les alligators a été plus sérieuse ; il est bon de prendre ses précautions quand il s’agit de camper, pour la nuit, près de l’eau infestée par ces grands sauriens. Il suffirait à un seul de ces puissants animaux de prendre par la jambe un homme endormi pour l’entraîner au fond d’une rivière ; ils ne semblent jamais avoir peur d’un être endormi, ou qui est couché ; mais, comme la plupart des animaux sauvages, ils fuient devant la fière attitude de l’homme qui se tient debout.

Il était tard, dans l’après-midi, lorsque je passai près d’une île faite par une coupure dans un coude de la rivière Sainte-Marie, et en conséquence des instructions que j’avais reçues, je comptai sur la rivière les quatorze coudes qui devaient me mener jusqu’au bac Stewart, dont le propriétaire occupait une cabane située sur une hauteur dans les bois, mais qui ne pouvait être aperçue de la rivière. Près de ce lieu, habité par des scieurs de bois et des bûcherons, j’amarrai mon canot sur un banc sablonneux qui n’avait que quelques pieds de long. Un petit tertre de cinq ou six pieds au-dessus de l’eau me fournit de larges feuilles de palmier, d’une espèce naine, dont je fis mon lit. Mon panier à provisions devait me servir d’oreiller ; la vue d’un peu de feu de bois sec me réconforta quelques instants, mais sa flamme brillante attira bientôt des nuées d’insectes ailés. Après avoir préparé du chocolat et mangé quelques sandwiches de bœuf et des biscuits secs, je continuai mon installation pour la nuit, et, me sentant quelque peu préoccupé à l’endroit des grands alligators, j’étendis sur moi un morceau de toile vernie, roide et forte, et je mis mon petit revolver, ma seule arme, sous ma couverture.

Impressionné par la nouveauté de mon étrange position, je parvins difficilement à m’endormir. Ce fut une nuit de rêves. Des bruits indistincts, mais nombreux, troublèrent mon cerveau jusqu’au moment où je fus complètement éveillé et tiré de mon insomnie par d’horribles visions et par des cris plaintifs. Des cris d’animaux et des hurlements sauvages se faisaient entendre en chœurs, au milieu desquels je ne pouvais rien distinguer, si ce n’est les voix confuses des blaireaux, qui se battaient dans les bois ; mais ceux-là étaient de vieilles connaissances, que j’avais vues souvent rassemblées le soir autour de mon campement, pour ramasser les restes de mon souper.

Pendant que je prêtais l’oreille, une clameur retentit tout à coup autour de moi ; elle ressemblait tellement à un cri de guerre, que je tressaillis de crainte sur mon lit de feuilles de palmier. C’était comme le beuglement d’un bœuf en fureur, et même peut-être encore plus puissant et plus pénétrant. Le voisinage de cet animal était extrêmement peu rassurant, car il s’était planté sur le bord de la rivière, près du petit tertre où j’avais fait mon installation. À ce cri, il fut répondu par un beuglement venant de l’autre bord ; mais heureusement ces deux alligators mâles n’échangèrent que leurs cris de défi sans en venir au combat. Des bandes de mulots se frayèrent un chemin jusqu’à mon panier aux provisions, dans les feuilles de ma litière.

Ce fut donc au milieu d’ennuis sans fin que la nuit se passa péniblement ; mais la lumière du soleil fut impuissante, jusqu’à huit heures, à pénétrer l’épais brouillard qui enveloppait la rivière d’une largeur d’une soixantaine de pieds environ. Des trains de bois la bloquaient près du cantonnement de Trader’s Hill, et sur cette base très-peu sûre, le canot fut transporté pendant un quart de mille, puis remis à l’eau. Traversant plusieurs flottes de radeaux qui couvraient toute la largeur du Sainte-Marie, je finis par m’ennuyer de cet exercice, et lorsque j’eus dépassé le dernier d’entre eux, j’avais pris le parti de camper jusqu’au lendemain, quand tout à coup j’entendis des voix d’hommes dans les bois.

Bientôt un personnage, accompagné de deux bateliers, se montra à ma vue et me fît des signes de bienvenue ; ils avaient eu connaissance de mon prochain passage à Trader’s Hill, par un courrier envoyé de Dutton à travers les forêts, et ces hommes avaient calculé ma marche avec tant de précision, qu’ils étaient arrivés sur ce point juste en temps utile pour m’y rencontrer. Les deux bateliers passèrent les mains sur toute la surface du canot, en m’exprimant dans leur langage particulier le plaisir qu’ils éprouvaient à voir l’excellence de son fini : « C’est la plus extraordinaire invention que j’aie jamais vue ; c’est gentil comme un cercueil tout neuf ! s’écria l’un. — En vérité, c’est la plus merveilleuse chose que l’on puisse voir ! » ajouta l’autre.

Les deux robustes bateliers enlevèrent le canot comme si ce n’eût été qu’une plume, et ils le portèrent en sautant d’une pièce de bois à une autre, sur toute la longueur des radeaux ; alors ils le remirent doucement à l’eau, en ajoutant à leur adieu la bonne nouvelle qu’il n’y avait plus ni flottes ni radeaux jusqu’à la mer, et que, si cela me plaisait, je pouvais aller sans crainte jusqu’à New-York !

Je dépassai bientôt la haute falaise de Trader’s Hill, sur la rive gauche du Sainte-Marie, et le courant sembla alors mollir subitement ; là, je sentis le premier mouvement de la marée, bien que l’Océan fût encore à plusieurs milles de distance ; le flot montait. Je dus mettre la pagaie de côté, et après avoir replacé mes légers tolets d’acier, je descendis rapidement la rivière, devenue large à cette heure, jusqu’à ce que les ombres de la nuit tombassent sur la forêt et la rivière. Je vis alors sur une élévation la belle résidence de M. Lewis avec sa scierie à vapeur, à un lieu nommé Orange-Bluff, sur la rivière, du côté de la Floride. Je fus reçu de la façon la plus aimable par M. et madame Lewis, qui habitent depuis vingt ans Orange-Bluff, endroit pittoresque, mais séparé des bruits du monde. Il y avait sur cette propriété des orangers vieux de quarante ans, et tous en plein rapport. Près de la maison, jaillissait une belle source sulfureuse.

J’appris du propriétaire que pendant sa longue résidence dans cette charmante localité, il n’avait éprouvé qu’une seule attaque de fièvre. Il regardait le Sainte-Marie, à cause de la pureté de ses eaux, comme une des rivières les plus salubres du Sud. La descente de ce cours d’eau devenait un passe-temps de jour de fête. Quoiqu’il y eût peu de signes de la présence de l’homme, l’aspect général était tout à fait plaisant. J’avais dépassé quelques scieries, une briqueterie et une rizière abandonnée, lorsque les marais salins qui s’étendent dans la rivière, descendue des hauteurs couvertes de forêts, me révélèrent le voisinage de la mer. Sur le bord du fleuve, de grands alligators faisaient la sieste au soleil.

À la brune, je découvris la ville de Sainte-Marie dans toute l’opulence de sa verdure ; quelques instants après, le canot de papier était soigneusement déposé dans un hangar appartenant à un des habitants de la localité, tandis que des pratiques du pays m’assuraient que j’avais parcouru cent soixante-quinze milles de la rivière.

Un soir, pendant que je jouissais de l’hospitalité d M. Sisas Fordam à sa belle résidence d’hiver, Orange-Hall, située au centre de la ville de Sainte-Marie, je reçus une lettre signée de l’Honorable J. M. Arnow, maire de la ville, qui m’invitait au nom des autorités municipales à me rendre à Spencer-House. À mon arrivée à l’hôtel, une surprise m’attendait. Les habitants s’étaient réunis pour fêter le canot de papier, aussi bien que son propriétaire, et lui exprimer les sentiments de sympathie qu’eux, gens du Sud, éprouvaient pour leurs amis du Nord. L’hôtel était décoré de drapeaux et d’emblèmes de verdure, et sous l’un de ceux-là, on lisait ces mots, ingénieusement tracés à l’aide de fleurs : « Cent mille bons souhaits de bienvenue ! »

Le maire et ses amis m’attendaient sous la véranda de l’hôtel. La longue avenue d’arbres resplendissait de brillantes lumières, et la musique retentissait dans l’air de la nuit. C’était une retraite aux flambeaux venant de la rivière, et portant sur un brancard orné de lanternes chinoises et de guirlandes de laurier, le petit canot de papier. Venaient ensuite les membres du Base-ball-club, vêtus de leur riche uniforme, qui portaient la Maria-Theresa, tandis que les mariniers de la flotte des radeaux, avec des drapeaux de plusieurs nationalités, formaient l’arrière-garde.

Quand la procession arriva devant l’hôtel, je fus salué de trois salves de hurrahs, poussés par l’assistance, après quoi le maire lut l’adresse de bienvenue qui m’était présentée au nom de la ville. J’y répondis non-seulement en mon nom, mais aussi au nom de tous ceux de mes compatriotes qui désirent l’établissement d’un gouvernement respectable et honnête dans toutes les parties de notre chère patrie. Le maire, M. Arnow, me remit une copie du discours qu’il venait de prononcer ; il invitait tous les gens industrieux du Nord à fonder des établissements à Sainte-Marie, promettant qu’il serait pris des mesures pour encourager la fondation de manufactures, etc., etc., par les capitaux du Nord et par le travail du Nord. Après la remise de l’adresse, la femme du maire me présenta deux bannières au nom des dames de la ville, ouvrage qu’elles avaient brodé elles-mêmes en mon honneur, et qui fut reçu avec la plus vive reconnaissance par l’heureux destinataire.

Après que ces gracieux souvenirs m’eurent été remis, chaque dame et chaque enfant présents déposèrent dans mon petit canot un bouquet de fleurs cultivées dans les jardins de la ville, et la Maria-Theresa reçut quelque quatre cents de ces aimables témoignages de la bonne volonté de cette population hospitalière. Non-seulement les habitants de Sainte-Marie rivalisèrent entre eux pour faire au voyageur solitaire une vraie réception comme on sait les faire dans le Sud, mais M. Curtis, un Anglais qui s’était fixé dans cette ville, séduit par le beau climat de la Géorgie, fit tout ce qui dépendait de lui pour montrer l’estime où il tenait le canotage, en se mettant à la tête de la manifestation des bateliers et de la troupe qui portait les drapeaux de la procession.

Je quittai Sainte-Marie avec un vif désir de revoir un jour ses environs pleins d’intérêt, et d’y étudier le climat de la Géorgie du sud ; car, c’est chose étrange à dire, jamais aucun cas de fièvre n’a pris naissance dans la ville même. On peut se rendre à Sainte-Marie par les bateaux à vapeur de l’intérieur, ou par le chemin de fer jusqu’à Fernandina, à laquelle ville il est rattaché par un bac à vapeur d’un parcours de huit milles.

La spéculation n’ayant encore rien changé à la valeur peu considérable des terrains qui entourent Sainte-Marie, les hommes du Nord peuvent s’y procurer pour l’hiver des résidences agréables à un prix modéré. Le port de cette ville est ouvert à l’importation. M. Joseph Separd, un très-fidèle employé du gouvernement, y a occupé le poste de receveur des douanes depuis quelques années. Les navires de fort tonnage pouvant remonter la rivière Sainte-Marie à marée haute, depuis la mer jusqu’aux quais de la ville, ses habitants prédisent un développement considérable à leur localité quand un canal navigable entre l’océan Atlantique et le golfe du Mexique aura été exécuté. Depuis longtemps, le colonel Rixford étudie un plan qui a pour objet « de prolonger le système de la navigation des cours d’eau de l’Ouest et du Sud jusqu’à l’Atlantique ». Il propose d’unir les cours d’eau naturels de la côte du golfe du Mexique par des canaux d’un petit parcours, à l’aide duquel des navires d’un tirant d’eau de sept pieds, chargés des produits du Mississipi, pourront passer de la Nouvelle-Orléans, à l’ouest, aux ports du sud, des États de l’Atlantique. Ces navires traverseraient donc la péninsule de la Floride, du Suwanee au Sainte-Marie, par un canal pratiqué dans les marais Okefenokee, et cette route épargnerait plusieurs centaines de milles de navigation sur les eaux de l’Océan. On éviterait ainsi les dangereux bancs madréporiques des côtes de la Floride et des Bahamas, et on aurait une navigation de cours d’eau protégés par les terres, réunis en un seul système.

Je fis un autre portage par chemin de fer, pour compléter mon voyage jusqu’au golfe du Mexique, et j’arrivai à Rixford, près du Suwanee, par le chemin de fer A. G. et W. I. T. C., à Baldwin, d’où, par la ligne J. P. et M., je me rendis à Live-Oak. Un autre embranchement venant du nord se réunit à cette ligne, près de laquelle MM. Dutton et Rixford ont récemment établi leurs usines de résine et de térébenthine.

À Rixford, je me trouvai près du sommet qu’on peut appeler l’épine dorsale de la Floride, point de partage des eaux qui se déversent d’un côté dans l’Atlantique, et de l’autre dans le golfe du Mexique. C’est un pays accidenté, couvert de magnifiques forêts de pins, d’où la térébenthine s’extrait en abondance. La demeure du propriétaire, le magasin et la distillerie avec quelques maisons de bois habitées par les nègres et les employés blancs, composaient tout l’établissement de Rixford.

Les crackers et les nègres venaient de très-loin pour voir le canot de papier. Un grand nombre de personnes s’étant rassemblées à Rixford, dans l’après-midi, pour faire la connaissance du petit bateau, je le lançai sur une de ces curieuses nappes de la plus pure eau cristalline, que l’on appelle sink[1] dans ces régions. Bien que ce petit lac innomé, clair comme un miroir, ne couvrît pas un acre de superficie, les mouvements de l’embarcation, manœuvrée à la pagaie, excitèrent un enthousiasme qu’on voit rarement parmi les bûcherons des bois de pins. Dès que le canot eut été déposé avec précaution sur cette mare à surface argentée, une femme se mit à crier très-haut : « Lac Theresa », et ainsi fut nommé, par un consentement mutuel de l’assemblée, cette petite mare de cristal.

Les noirs se pressaient autour du canot et cherchaient à se rendre compte de sa solidité ; s’étonnant de la longue distance qu’il avait parcourue, ils s’exprimaient à la façon particulière et originale de leur idiome. L’un d’eux, connu comme « un nègre à la langue bien pendue », s’offrit pour expliquer cette merveille aux intelligences quelque peu confuses de ses camarades. À cette question, faite par un noir : « Comment ce Yankee a-t-il pu faire tout ce chemin dans un canot de papier, tout seul ? » le nègre savant répondit : « Par la volonté du Seigneur. Personne ne pourrait aller si loin dans un canot de papier, si le Seigneur ne l’aidait pas. Le Seigneur est le créateur de toutes choses ; il met les idées dans la tête des gens, et ils les exécutent. Il y a eu ce grand Franklin, capitaine Franklin ; il avait imaginé de mettre le tonnerre en bouteille et de faire le télégraphe, Dans ce dessein, il enleva un grand cerf-volant jusqu’aux cieux, et il mit le fil dans une bouteille où il n’y avait rien. Puis il prit la bouteille d’une main et le bouchon dans l’autre ; alors vint le tonnerre qui remplit la bouteille, mais aussitôt le capitaine Franklin, avec une rapidité fébrile, la reboucha, et c’est ainsi qu’il mit le tonnerre en bouteille. Mais c’est l’œuvre du Seigneur, et non pas celle du capitaine Franklin. »

C’était amusant d’observer les diverses physionomies des nègres en écoutant la description de la découverte de l’électricité et du télégraphe. Ils ouvraient de grands yeux, étonnés, et leurs grosses lèvres s’étalant de plus en plus, couvraient leur visage plus que la nature ne l’autorise d’ordinaire. Le silence qui succéda au discours de l’orateur fut interrompu par l’exclamation suivante, faite par un noir d’une physionomie peu intelligente :

« Comment a-t-il pu enfermer le tonnerre dans la bouteille et ne s’est-il pas fait sauter lui-même ? — Mais vous voyez bien que c’était l’œuvre de Dieu ! »

Pendant que j’étais en Floride, j’apportai une grande attention à la manière dont les noirs organisent leurs offices appelés shoutings. Si je donne un compte rendu littéral de l’éloquence du clergé noir, ce n’est ni pour le tourner en ridicule, ni pour montrer qu’il est dépourvu de valeur intellectuelle, mais au contraire avec l’espérance que mon récit provoquera quelque sympathie de la part des Églises libérales du Nord, qui n’oublient ni l’Africain de la côte de Guinée, ni les insulaires barbares des mers du Sud. Un prêtre instruit, appartenant à l’Église catholique romaine, m’a dit qu’il avait été désappointé par le peu de progrès que son Église, si puissamment organisée, avait faits dans la conversion des noirs affranchis. Avant de me trouver au milieu d’eux, je supposais que le noir à l’esprit naïf, n’étant plus un esclave, se laisserait facilement attirer aux cérémonies imposantes de l’Église de Rome ; mais, après avoir été témoin de la ferveur de leur dévotion, en observant combien ils sont jaloux de jouer un rôle important et de prendre la direction des services religieux, il me semble que le noir libre du Sud se convertira plus naturellement au méthodisme qu’à aucune autre forme du christianisme.

L’institution de prédicateurs locaux plaira surtout au noir, car il lui sera alors permis d’avoir des ministres de sa couleur et de son voisinage, pour conduire les assemblées des fidèles, tandis que le prêtre catholique noir le traiterait surtout comme un enfant, et par suite exercerait sur lui une forte discipline.

Dans une de leurs églises, et sur ma requête, une dame de New-York, qui était familiarisée avec l’idiome des noirs, transcrivit les paroles du prédicateur. Le texte du sermon était la parabole des Dix Vierges ; voici le texte : « Cinq d’entre elles étaient sages, et les cinq autres ne l’étaient pas. Celles qui étaient sages remplirent leurs lampes et allèrent au-devant du fiancé ; mais les folles restèrent assises jusqu’au moment où il vint les appeler ; alors elles coururent prendre leurs lampes et ouvrirent la porte ; mais le Seigneur leur dit : « Arrière, jeunes filles », arrière, et il leur ferma la porte sur la figure. »

« Mes sœurs et mes frères, vous devez remplir les lampes avec l’Évangile, en suivant les préceptes de Moïse, car Moïse était un savant homme ; l’éducation est le plus inestimable des bienfaits qu’on puisse recevoir en ce monde.

« Tenez bon à l’Évangile ; si vous voyez que le drapeau est déchiré, et qu’il ait été troué, saisissez la hampe, tenez-la n’importe comment et ne l’abandonnez jamais ; tenez-la, tenez-la ferme jusqu’à la mort, et même alors, si vos péchés étaient aussi noirs que l’encre, ils deviendraient blancs comme neige. »

Après le sermon, la congrégation chanta le cantique suivant sur une mesure très-lente :

Petits enfants, vous devriez vous dire (ter) :
J’irai demeurer au ciel après ma mort.
J’iraiDoux ciel, mon seul but (ter).

J’irai demeurer au ciel après ma mort.
Plût au Seigneur que je fusse dans le ciel
Pour voir ma mère lorsqu’elle y entrera,
Pour voir sa coiffure et ses longues robes blanches ;
Elle y brillera comme le cristal au soleil.
Elle yDoux ciel, mon seul but (ter).

Pendant que je visitais une des villes de la Géorgie, où les noirs avaient fait des efforts pour améliorer leur condition, je pris quelques notes à la Société des affranchis, établie en ce lieu. Ayant du goût pour les grands mots, les noirs appelaient leur Société « Lycenum[2] ». Ses travaux étaient dirigés par un comité de deux personnes, dont l’une se nommait le visiteur controversiste, et l’autre le visiteur larmoyant. Quelles étaient les fonctions particulières de ce larmoyeur, c’est ce que je n’ai pu apprendre précisément. Un soir, ces noirs discutaient la question de savoir lequel est le meilleur d’avoir ou de n’avoir pas, autrement dit, lequel vaut le mieux pour l’homme du désir, ou de la possession de l’objet désiré. Une autre fois, les orateurs noirs se livrèrent à une discussion des plus vives à propos de cette question : «  Lequel vaut le mieux de l’eau de source ou des allumettes ? » Ils ont une propension au mysticisme des plus prononcées.

Les affranchis, cette classe d’hommes si malheureuse, semblaient se conduire remarquablement bien. Pendant les divers voyages que j’ai faits dans les États du Sud, je les ai trouvés, en général, sobres et très-polis dans leurs relations avec les blancs, quoiqu’il faille avouer que peu d’entre eux soient capables de travailler avec persistance, soit pour eux-mêmes, soit pour ceux qui les payent.

  1. Gouffre, puits.
  2. Pour Lyceum, le Lycée.