En canot de papier, de Québec au golfe du Mexique/CHAPITRE SIXIÈME

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CHAPITRE SIXIÈME

DE TROY À PHILADELPHIE


Le canot de papier la Maria-Theresa. — Départ. — Descente de l’Hudson. — Traversée de la baie de New-York. — Passage des Kills. — Le Raritan. — La route par les canaux du New-Brunswick à la Delaware. — De Bordentown à Philadelphie.

PL. IV.

Le canot que je fis construire sur le modèle anglais le Nautilus était achevé vers le milieu d’octobre, et le 21 du même mois, par une matinée froide et brumeuse, je m’embarquai sur mon petit canot du poids de cinquante-huit livres, la Maria-Theresa, à la fabrique des bateaux en papier sur l’Hudson, à deux milles en amont de Troy. M. Georges Waters mit lui-même son canot à l’eau, et me proposa de m’escorter pendant quelques milles, en descendant le fleuve. Si j’avais eu quelques doutes sur la stabilité de mon embarcation, ils furent vite dissipés lorsque je passai devant le magnifique Club des Lauréats, lequel contenait presque quarante coques, toutes en papier.


Le Canot de papier. — La Maria-Theresa.

Voici les dimensions de la Maria-Theresa : longueur, quatorze pieds ; largeur vingt-huit pouces ; creux au milieu, neuf pouces ; hauteur de l’avant au-dessus de la flottaison, vingt-trois pouces ; hauteur de l’arrière, vingt pouces ; épaisseur du canot, un huitième de pouce ; poids, cinquante-huit livres. Il était garni d’une paire de tolets en acier, qui pouvaient s’enlever et s’emmagasiner très-aisément. Les avirons, en sapin, mesuraient sept pieds huit pouces de long et pesaient chacun trois livres un quart. La pagaie : sept pieds six pouces de long et deux livres et demie de poids. Le mât et la voile : six livres ; mais comme ils ne pouvaient me servir à rien sur un aussi petit bateau, ils furent bientôt abandonnés.

À Philadelphie, après avoir pris de la toile pour recouvrir le pont et les bandes en caoutchouc qui devaient la maintenir, l’éponge, le panier à provisions, le coussin et une caisse de cartes pesant quatre livres, je trouvai que, mon propre poids compris (130 livres), le bateau et son chargement, avec les provisions de vivres pour une longue campagne, le tout, en un mot, pesait infiniment moins que trois caisses remplies de toilettes simples pour une dame qui va passer quatre semaines à des eaux à la mode.

La pluie cessa, le brouillard se dissipa, et le soleil se mit à briller au moment où nous descendions le courant de l’Hudson jusqu’à Albany ; nous y arrivons en une heure et demie. À ce moment, M. Waters met le cap au nord et me souhaite bon voyage ; ensuite il retourne sur le théâtre de ses succès, et moi, je pousse vigoureusement vers le sud. Albany, la capitale de l’État, est a une distance de cent cinquante milles de New-York, et pourtant l’influence de la marée s’y fait sentir ; elle y monte et descend d’un pied.

J’éprouvai un sentiment de plaisir et d’indépendance lorsque je me sentis glisser sur ce noble fleuve avec la conviction que je possédais maintenant le bateau convenable pour mon entreprise. Connaître les charmes des eaux les plus pittoresques du continent américain était un rêve de ma jeunesse. Les sources de l’Hudson se perdent dans les hauteurs nuageuses de l’Adirondak, parmi les pics glacés du désert du Nord, et l’on peut dire qu’il finit dans les flots salés de l’Atlantique, car ses eaux s’ouvrent un passage assez loin au large des plages sablonneuses de New-York, pour aller finir dans le sein de l’Océan. On cultive sur les bords de l’Hudson les branches les plus distinguées de la civilisation. De beaux édifices, qui s’élèvent depuis les bords jusqu’au sommet des rives de ce beau fleuve, abritent les œuvres d’hommes de talent et les chefs-d’œuvre du génie mécanique. Les richesses de la grande ville qui est située à son embouchure, métropole de la jeune nation, se sont dépensées pour le rendre encore plus beau et plus fécond. Quel est le fleuve de l’Amérique qui, sur une distance aussi longue que de Troy à New-York (156 milles), peut rivaliser en beautés naturelles ou artificielles avec l’Hudson ? « La rivière de l’Hudson, dit son aimable historien, M. Lossing, a une longueur de trois cents milles, depuis sa naissance au milieu des montagnes jusqu’à son mariage avec l’Océan. »

M. Henri Hudson, un Anglais et un ami du capitaine John Smith, était au service de la Compagnie des Indes hollandaises et cherchait avec son navire de quatre-vingt-dix tonnes, le Half-moon[1] un passage vers le nord-ouest par le sud de la Virginie. Il jeta l’ancre le 3 septembre 1609 à Sandy Hook, et, le 11 du même mois, passant par les Narrows dans la baie actuelle de New-York, il était tout à fait convaincu qu’il avait trouvé le chemin si longtemps cherché pour gagner le Cathay, et le lendemain il entrait dans l’Hudson, là où se trouve aujourd’hui l’importante ville de New-York. Plus le Half-moon remontait la rivière, plus l’eau perdait de sa salure, et lorsqu’il fut enfin arrivé à Albany, toute espérance de Cathay s’évanouit dans le cœur du marin. Les Anglais nommèrent cette rivière Hudson, en l’honneur de celui qui l’avait découverte ; mais les Hollandais lui donnèrent le nom de rivière du Nord, lorsque la Delaware fut découverte et baptisée du nom de rivière du Sud. Ainsi, pendant qu’en 1609 Samuel Champlain exploitait le lac qui porte son nom, Hudson remontait la rivière par laquelle le lac se déverse. M. Lossing a écrit les lignes suivantes : « La source la plus lointaine de l’affluent occidental de notre beau fleuve est le petit cours d’eau d’Hendricks, ainsi nommé en l’honneur d’Hendricks Hudson. Nous avons trouvé la source Hendricks au bord d’une mare froide, peu profonde, ayant environ cinq pieds de diamètre, ombragée par des arbres, des vignes, et bordée de bruyères et d’élégantes fougères. Ses eaux sortent du Long-Lake ; et, de la même altitude, les unes vont tomber au sud, dans l’Atlantique, après un parcours de plus de trois cents milles ; les autres se dirigent vers le Saint-Laurent et atteignent le même Atlantique à mille milles plus loin, dans le nord-est. »

Ce fut sur l’Hudson que le premier bateau à vapeur qui ait réussi fit un service régulier entre New-York et Albany : il avait été construit par Robert Fulton, et sa machine, venant d’Angleterre, était de Watt et Bolton. Le Clermont avait cent pieds de long, douze de large, sept de profondeur. La Gazette d’Albany du 1er  septembre 1807 publiait le tarif qui suit :

Newburgh 
3 dollars.   Temps, 14 heures.
Poughkeepsie 
4   17
Esopus 
6   20
Hudson 
5 ½   30
Albany 
7   36

Aujourd’hui les grands paquebots qui font le service sur l’Hudson exécutent le passage de New-York à Albany en douze heures.

En descendant le cours du fleuve, mes yeux charmés s’attachaient aux splendides couleurs de ce feuillage d’automne dont la beauté ne saurait s’oublier. À cette époque de l’année, les feuilles absorbent si vite l’oxygène et elles produisent des teintes si éclatantes qu’elles donnent au pays l’apparence d’une contrée recouverte d’un brillant manteau aux mille couleurs. Une lumière pâle et légère remplissait l’atmosphère, tandis que l’air du mois d’octobre excitait doucement le système nerveux. À six heures du soir, le canot arrivait à la ville d’Hudson sur la rive gauche, où se termina mon étape, de trente-huit milles suivant une autorité locale, de quarante-huit milles d’après les cartes plus exactes des ingénieurs hydrographes. La Maria-Theresa ayant été remisée sous un hangar, j’allai à un très-modeste hôtel pour y passer la nuit.

Le lendemain, à sept heures du matin, la rivière était couverte d’un épais brouillard ; je partis néanmoins en me guidant sur le bruit des trains du chemin de fer de l’Hudson. Le trafic de la Compagnie est si énorme, que si l’on mettait ses convois de trains de marchandises à la suite les uns des autres, ils composeraient une ligne continue de quatre-vingts milles, de laquelle seize milles sont toujours en marche, la nuit comme le jour. Des bateaux à vapeur et des remorqueurs avançaient prudemment sur la rivière au milieu du brouillard, en sifflant à chaque minute pour avertir que le pilote ne dort pas au gouvernail. Il y eut une grande éclaircie à midi, et le soleil perçant à travers la brume, ces beaux rivages se dessinèrent comme un prisme rouge, jaune, brun et vert. C’était le dernier chant de l’été, qui perd ses feuilles empourprées qui disent un adieu mélancolique au vent en tombant sur la terre, ou en étant emportées brusquement dans l’espace. À quelques milles au sud de la ville d’Hudson, sur la rive occidentale, on rencontre le confluent, du Catskill. De là le voyageur peut pénétrer facilement aux pittoresques montagnes des Apalaches les Indiens les avaient nommées Onti-Ora, ou montagnes du Ciel.

Sur la rive droite de l’Hudson, à une des extrémités du canal de la Delaware et de l’Hudson, est Roundout. Cette ville est le débouché des pays du charbon ; j’y passai après midi. Après avoir quitté l’Hudson aux premiers flots de la marée montante, j’eus à lutter contre elle pendant plusieurs heures ; j’atteignis pourtant sans difficulté Hyde Park Landing (qui est sur la rive gauche, de la rivière et à trois milles de la ville d’Hudson, d’après des autorités locales) à cinq heures du soir. Le gardien du quai reçut le canot et le mit à l’abri ; un hôtel d’un village voisin donna l’hospitalité à son propriétaire. Le lendemain, à sept heures, j’étais sur la rivière ; ce jour-là, le temps était très-variable : grandes rafales de vent succédant à des calmes. À six milles au sud de Hyde Park, on trouve Poughkeepsee, jolie ville de dix-huit cents habitants, et son collège Vassar pour les femmes. À huit milles en descendant la rivière, et sur la même rive, est le petit village de New-Hambourg. La pointe de rochers au pied desquels il est bâti est couverte des plus beaux arbres qui soient au monde. À six milles plus loin sur la rive occidentale est Newburg, ville importante, station du chemin de fer de New-York et Érié. À quatre milles au sud, et encore plus loin, le fleuve se rétrécit et permet de voir le magnifique panorama de l’entrée nord des Highlands et la montagne de Storm King, qui s’élève à quinze cents pieds au-dessus du niveau de la mer. Les premiers navigateurs hollandais donnèrent à ce pic le nom de Boter-Burg[2], mais elle reçut ensuite celui de Storm King de M. Willis, dont la résidence, Idlewild, domine la baie de Newburg.

Après avoir passé le Storm King et le Crow Nest, on aperçoit la colline de Kidd’s Plug, qui marque le lieu où l’on suppose que Kidd a enfoui d’immenses trésors, placés comme toujours par la croyance populaire dans des centaines de localités du continent. Maintenant, me voilà entré dans les Narrows, au-dessus de West-Point, et le courant ayant à lutter contre un vent debout, le passage devient exceptionnellement difficile. Mon canot dansait sur les eaux bouillonnantes, et il se rapprochait de la rive droite à presque un mille en amont de l’Académie militaire des États-Unis, lorsqu’un obus parti de l’école éclata dans l’eau à quelques pieds du canot. Je venais d’apercevoir une cible placée sur un petit tertre au pied de la colline, tout près du bord de l’eau, lorsqu’un second et un troisième obus éclatèrent près de moi ; je cherchai mon salut dans la fuite, maugréant contre les exercices de l’école et l’autorité militaire. Le soir, le canot fut placé sur le pont d’une goélette qui déchargeait des escarbilles au fort Montgomery. Je gravis la montagne jusqu’au seul abri qu’on pût trouver ; c’était une maisonnette que le propriétaire, le capitaine Conk, administrait pour en faire les honneurs aux voyageurs. Des gens vulgaires et des vieilles femmes vinrent me raconter que des fantômes avaient été aperçus sur les montagnes voisines ; ce fut tout ce que je retirai de leur conversation.

Le lendemain matin, je quittai ces lieux de légendes et de montagnes, et je vis sur la côte opposée la pointe appelée le Nez d’Antony ; elle éveilla mon attention et me mit en belle humeur. Il faut une puissante imagination, pensai-je, pour vivre dans des régions où les habitants aiment tant les spectres et les légendes. En descendant la rivière sur une distance de trois milles, je passai devant Dunderberg[3] et la ville de Peekskill, située sur la rive opposée ; puis j’arrivai à la baie d’Haverstraw, point où le fleuve est le plus large. « C’est là, dit l’historien, que les eaux douces et salées se disputent la prépondérance avec une invariable égalité ; on voit souvent sur le fleuve des marsouins, en grand nombre, qui nagent et jouent au soleil ; au printemps, on prend beaucoup d’aloses au moment où elles viennent déposer leur frai dans les eaux douces. » J’avais traversé la baie de Haverstraw, lorsque j’arrivai au pittoresque petit cottage d’une illustration qui n’est plus de ce monde. De charmants souvenirs de ses récits s’éveillèrent dans mon esprit lorsque je contemplai Sunnyside, la maison de Washington Irving, à moitié cachée au milieu d’arbres toujours verts, avec ses murs de stuc brillant au soleil ; sur l’arrière-plan, de grandes villas se montraient dans le paysage. Un peu plus loin en descendant la rivière, à Irvington, j’allai à terre et passai le dimanche avec des amis. Le lundi suivant, malgré un épais brouillard, je continuai ma route vers New-York. Au-dessous d’Irvington, on trouve les célèbres Palissades, ou escarpements de rochers qui apparaissent dans toute leur longueur lorsqu’on les regarde de la rive droite de l’Hudson, Ces singulières collines présentent, près de Hoboken, une face perpendiculaire de trois cents à quatre cents pieds de hauteur. Des morceaux de rocs désagrégés s’étendent à leurs pieds, sous la double actiom du soleil et de la gelée.

En me rapprochant de la grande ville de New-York, de fortes rafales de vent, soufflant en sens inverse du jusant, envoyaient l’écume des vagues dans mon canot, dont les flancs ne s’élevaient pas à plus de cinq à six pouces au-dessus de l’eau ; mais la grande légèreté et le poli de la coque, en ne créant que très-peu de frottement, rendaient le canot capable de naviguer, pourvu qu’il fût bien observé et bien gouverné, même sans aucune espèce de pont de toile ou de bois. Tandis qu’il faisait ainsi tête aux vagues, la brise imprégnée de la salaison de la mer me frappait par derrière. J’avoue que l’idée d’atteindre Philadelphie, où je pourrais compléter mon équipage et augmenter la sécurité de ma petite embarcation, renouvelait la vigueur de mes coups de rame, lorsque j’échangeai l’atmosphère tranquille de la campagne pour le bruit et la fumée de la ville.

Tous mes instincts étaient excités, tous mes muscles étaient mis en action lorsque j’esquivais les remorqueurs, les bateaux à vapeur, les yachts et les navires en longeant les quais si encombrés de New-York et Jersey City de l’autre côté du fleuve. Je trouvais que les cales des jetées m’offraient le meilleur des ports de refuge lorsque les bacs, se succédant presque sans interruption, agitaient le fleuve et le faisaient bouillonner comme un tourbillon. Toutefois, cela ne dura pas longtemps, et je quittai l’Hudson à Castle-Garden pour entrer dans la baie supérieure du port de New-York. Il était tard, j’aurais été heureux d’aller passer la nuit à terre ; mais une grande ville n’offre pas d’attraits et n’invite pas un canotier à débarquer comme un étranger sur ses quais.

Une réception beaucoup plus aimable m’attendait à mon arrivée à Staten-Island : un gentleman m’avait fait savoir par la poste que le canot et son propriétaire seraient les bienvenus chez lui. La mer avait cessé de baisser, et la marée se faisait déjà sentir sur le fleuve ; aussi, malgré le flux et le vent contre moi, et les ténèbres de la nuit qui s’épaississaient d’une manière lugubre, je donnai un bon coup de rame de cinq milles pour arriver jusqu’à l’entrée du détroit de Kill-van-Kull, qui sépare Staten-Island du New-Jersey et réunit la baie supérieure à celle du Raritan.

Les brillants rayons du phare de Robbin’s Reef, à un mille et un quart de l’entrée du détroit, me guidèrent dans ma route. Les crêtes des vagues commençaient à mouiller jusqu’aux chevilles de mes pieds ; il n’y avait donc pas de temps à perdre pour vider le bateau, car j’étais tout près d’un courant favorable, et, dès qu’il serait atteint, mon petit bateau voguerait dans des eaux plus propices. La marée, en pénétrant dans l’embouchure du Kill-van-Kull, emporta bientôt mon canot, et la mer, que j’avais contre moi, se changeant en un courant favorable, me porta dans ses bras puissants jusqu’au détroit d’eau salée, et j’arrivai à West-New-Brigton, où je pus reposer. Je pris à l’horizon des points de repère, figurés par trois peupliers, debout, comme des sentinelles, devant la maison du gentleman qui m’avait offert une si gracieuse hospitalité. Le canot fut allégé de son lest liquide et soigneusement épongé. Mon hôte et son fils l’emportèrent dans la plus grande salle de la maison, où tout le monde vint se grouper en exprimant des sentiments d’admiration. Mon pauvre petit canot pouvait être fier d’être pareillement apprécié par une aussi aimable compagnie. Le propriétaire de l’embarcation fut très-touché des bontés de son hôte, et le bien-être du moment lui fit très-vite oublier les épreuves que le canotier avait subies en traversant la baie de New-York.

PL. V

Le 27 octobre, à neuf heures du matin, je pris congé de M. Campbell. J’eus le courant pour moi jusqu’à la baie de Newark, puis contre moi, lorsqu’il commença à baisser en se retirant par la baie de Raritan. Les rives marécageuses des Kills sont submergées en diverses places par la marée haute, et la monotonie générale est seulement égayée par la vue de quelques fermes sur les hauteurs voisines. À une heure, mon canot doubla les collines sur lesquelles Berth-Amboy est percbé, avec ses agréables cottages, résidences de pêcheurs d’huîtres, dont les bateaux étaient mouillés devant la ville. Au-dessus de l’eau, on voyait de curieux abris construits avec des perches, destinés au refuge des bateaux en cas de mauvais temps.

L’entrée du Raritan est très-large, et son embouchure est traversée par un pont de chemin de fer. Suivre en canot le cours tortueux d’une rivière et faire seize milles contre une forte marée descendante, en traversant des marais remplis de roseaux, était dénué d’intérêt. J’arrivai à l’entrée du canal qui relie le Raritan et la Delaware. Comme à six heures du soir il fait déjà nuit dans cette saison de l’année, je remisai mon canot pour aller voir ensuite un vieil ami, M. George Gook, professeur au New-Jersey geological Survey, qui demeure à New-Brunswick. Dans la matinée, il voulut bien m’aider à emporter le canot sur nos épaules pour remonter la berge escarpée du canal et le mettre à l’eau au-dessous de la seconde écluse. J’avais alors à franchir quarante-deux milles sur la Delaware jusqu’à Bordentown, où finit le canal.

Cette voie est très-fréquentée par des bateaux à vapeur remorqueurs, par des barges et des goélettes de toutes sortes, ne dépassant pas un tirant d’eau de plus de sept pieds et demi. Les navires sont introduits dans l’écluse par des machines fixes qui cessent de fonctionner dès que la circulation se ralentit ; alors le batelier y supplée par l’emploi de mules ; il en faut quatre pour remorquer un bateau chargé, et s’il est lège, deux mules suffisent. Au lieu de déranger l’éclusier et de lui demander d’ouvrir les portes, il me sembla plus convenable et plus expéditif de le prier de m’aider à emporter mon bateau le long du chemin de halage jusqu’à l’extrémité de l’écluse, opération qui ne prit pas plus de cinq minutes. Par ce procédé, la Maria-Theresa franchit sept écluses le premier jour, et lorsque la nuit approchait, elle fut remisée à côté d’autres bateaux de papier sous un abri appartenant au club du Princeton-College, situé sur le bord du canal, à environ un mille et demi de Princeton. Les élèves, malgré les difficultés qu’offre cet étroit cours d’eau, y exercent leurs équipages pour les joutes annuelles du championnat. Un certain Noah-Reed tient une auberge, où il loge à pied et à cheval, à un demi-mille de la remise des bateaux, et c’est chez lui que je passai la nuit. L’étape de ce jour fut de vingt-six milles et demi, par un pays montueux, couvert de belles fermes bien cultivées. Le lendemain, un employé de la banque Princeton attendait mon arrivée sur les bords des eaux tranquilles du canal. Il avait fait à pied une promenade matinale et venait de la ville pour voir le canot. Au bassin de Baker, le gardien du pont, un homme qui n’avait qu’une jambe, me pria de retarder mon départ pour lui donner le temps d’avertir le ministre méthodiste, qui l’avait chargé de lui signaler l’arrivée d’un canot de papier.

Pendant tous mes nombreux voyages en bateau, j’ai remarqué que les hommes de professions intellectuelles prenaient plus d’intérêt aux voyages en canot que les marins eux-mêmes, et presque tous les canotiers de ma connaissance sont des ministres de l’Évangile. C’est une manière innocente de se distraire ; les occasions qui s’offrent ainsi au clergyman fatigué d’étudier la nature humaine dans ses phases changeantes procurent l’apaisement, et doivent être délicieuses quand on est resté pendant des mois en contact journalier avec le monde et Satan.

Les tendances libérales du siècle permettent aux clergymen, dans les grandes villes, de conduire des chevaux fins et de dépenser une heure chaque jour à une inoffensive partie de billard, sans que leur propre congrégation en fasse aucun commentaire ; mais qu’un recteur de village, surmené de travail, cherche avec son ami le canot ce soulagement que la nature offre à l’esprit fatigué, qu’il aille dans des lieux retirés pour vivre plus près de son Créateur en étudiant ses œuvres, alors tout son troupeau le blâmera au retour, et paraîtra scandalisé.

Les gens qui s’attribuent le droit de critique, mais qui ignorent, en général, les lois que Dieu a faites pour donner la santé et le contentement à ses créatures, empoisonneraient plutôt le malade de drogues et de recettes quand ils auraient pu lui procurer les services charmants et presque toujours efficaces du docteur Camp Cure[4], sans avoir à y ajouter le mémoire du médecin. Ce pasteur de village, qui travaille beaucoup tout en étant peu payé, est rarement traité de nos jours comme le chef ou le berger d’un troupeau qu’il est censé conduire, mais bien comme une victime des lubies des membres influents de sa congrégation ; posséder un canot devient une croix pour lui, et, s’il va passer des vacances dans les magnifiques et anciennes forêts de l’Adirondack, les très-chers frères ne se priveront pas de remarques désobligeantes à l’idée qu’un clergyman dépense son temps d’une manière aussi excentrique et si peu conforme à sa profession.

Partout, sur ma route, l’originalité du canot de papier était l’objet d’un grand nombre de remarques de la part des passants. La première observation qui m’était adressée était que j’avais dû commencer ce voyage sous l’aiguillon d’un pari, et, dès qu’on apprenait qu’il était seulement fait au point de vue de l’étude, la question suivante m’était aussitôt adressée : « Combien cela vous rapporte-t-il ? » En m’entendant répondre qu’il ne s’agissait ni d’argent ni de pari, un air d’incrédulité se peignait sur tous les visages, et souvent le canotier passait pour fou de risquer sa vie sans avoir rien à gagner. À Trenton, le canal traverse la ville, et il fallait porter le canot pour tourner deux écluses. À midi, il termina son étape de quarante-deux milles en atteignant la dernière écluse sur la Delaware, à Bordentown (New-Jersey), où des bras amis reçurent la Maria-Theresa et la déposèrent dans les ateliers de M. Lamson, sur les chantiers, qui avaient déjà porté son frère, le Mayeta, et qui sont situés au pied de hautes collines, près des rochers où un ex-roi d’Espagne avait l’habitude de se promener en réfléchissant tristement à son exil « de la belle France ».

Le Révérend John Brakeley, directeur d’un pensionnat de jeunes filles à Bordentown, me reçut dans son ancienne maison, où Thomas Paine, célèbre au temps des guerres de l’Indépendance, avait logé. Le moindre attrait de l’hospitalité de mon ami n’était certainement pas le groupe des cinquante jeunes pensionnaires qui eurent l’amabilité, le jour de mon départ, d’aller sur une hauteur du voisinage pour envoyer au canot leurs souhaits de bon voyage quand il entra dans la Delaware, en route pour Philadelphie.

Pendant mon séjour à Bordentown, M. Isaac Gabel eut l’obligeance de me servir de guide et de me faire voir le parc Bonaparte, qui est situé dans les faubourgs de la ville. Les jardins sont parfaitement entretenus. Quelques-unes des maisons occupées jadis par les amis et les serviteurs de l’ex-roi sont encore dans un parfait état d’entretien. L’élégante résidence de Joseph Bonaparte, le comte de Survilliers, était toujours ouverte aux visiteurs américains de toutes les classes. Depuis, elle a été jetée par terre, et un Anglais, M. Henry Beckett, l’a remplacée par une construction moderne. Les vieux habitants de Bordentown gardent un souvenir de reconnaissance pour les faveurs qu’ils ont reçues du prince et de sa famille, car ils vécurent tous d’une vie très-démocratique dans l’ancien grand parc. Joseph Bonaparte retourna en France en 1838 pour ne plus revenir aux États-Unis. L’État de New-Jersey avait reçu le monarque exilé et lui avait reconnu en matière de propriété certains privilèges que New-York lui avait refusés ; aussi se fixa-t-il sur les rives pittoresques de la belle Delaware et y dépensa sa fortune au milieu des gens qui l’avaient si bien accueilli. Les citoyens des États voisins, devenus quelque peu jaloux de la bonne fortune qui était échue au New-Jersey en captivant le roi d’Espagne, donnèrent à l’État le surnom de New-Spain, et par suite le nom d’Espagnols à ses habitants. Maintenant, c’est par les eaux de la Delaware, le Makeriskitton des Peaux-Rouges, que mon canot va se rendre dans le Sud. Ce fleuve prend sa source dans le versant ouest des montagnes Catskill (État de New-Jersey ) et reçoit les eaux de deux affluents, le Oquago et le Popacton, qui se réunissent à la frontière nord-ouest de la Pennsylvanie, d’où, pendant soixante-dix milles, il se dirige vers le sud en séparant l’État de New-York du New-Jersey. Quand il est près de Port-Jervis, laquelle ville est reliée à Rondout sur l’Hudson par le canal Hudson-Delaware, le fleuve fait un crochet en tournant au sud-ouest et marque la frontière entre l’État du New-Jersey et la Pennsylvanie. Au-dessous de Easton, le fleuve reprend sa direction vers le sud-est et, passant à Trenton, Bristol, Bordentown, Burlington, Philadelphie, Camden, Now-Castle et Delaware, vide ses eaux dans la baie de la Delaware, à quarante milles au-dessous de Philadelphie. Le fleuve a presque la même longueur que l’Hudson (300 milles). La marée se fait sentir sur une distance de cent trente-deux milles, depuis les caps May et Henlopen. La grande navigation pénètre jusqu’à Philadelphie ; mais les bateaux à vapeur d’un faible tirant d’eau vont jusqu’à Briton. À Bordentown, le fleuve n’a pas un demi-mille de largeur ; à Philadelphie, il a trois quarts de mille, et à la ville de Delaware deux milles et demi. La baie de la Delaware mesure vingt-six milles dans sa plus grande largeur, qui est située à quelques milles au-dessus de l’entrée des caps.

Le 31 octobre, temps froid et à grains. La route par eau jusqu’a Philadelphie est de vingt-neuf milles légaux[5]. Je dus faire cette traversée sur des eaux tourmentées et avec une bonne brise debout, qui me firent regretter de nouveau de n’avoir pas fait ponter mon canot à Troy au lieu de Philadelphie. Les fermes si bien cultivées et les jolies propriétés situées sur les côtes de la Pennsylvanie et du New-Jersey témoignent hautement de la richesse du sol et de l’industrie des habitants. Les comtés de ces deux États, placés aux bords mêmes du fleuve, peuvent être comparés à la terre promise, tant ils sont favorisés et produisent d’abondantes récoltes. L’industrie des quakers et une sage économie dans les affaires agricoles de cette contrée, à l’époque de notre établissement dans le pays, ont porté leurs fruits. Une sincère reconnaissance est due à la mémoire de William Penn, de Pennsylvanie, et à ses dignes descendants. Les anciennes villes de Bristol, sur la rive droite du fleuve, et Burlington sur la gauche, à moitié cachées dans la verdure, ont une apparence tout à fait confortable et patriarcale.

À cinq heures du soir, j’abordai à Philadelphie, vis-à-vis les magasins de MM. Knight et Brother, n° 114, avenue de la Delaware, et, après une lutte de huit heures contre le vent et les vagues, le canot fut déposé dans les magasins de cette maison de commerce ; les propriétaires m’offrirent gracieusement de prendre soin de mon bateau pendant que je me promènerais dans « la ville de l’amour fraternel ».

Parmi les lieux intéressants que recommandent les souvenirs du passé, et qui abondent à Philadelphie, il en est deux que les voyageurs ne visitent guère, deux cependant qui méritent d’attirer particulièrement l’attention du naturaliste. L’un est l’ancienne habitation de William Bartram, sur les rives du Schuylkill, à Grey’s Ferry, et l’autre le tombeau d’Alexandre Wilson, amis et collaborateurs dans le vaste champ des études de la nature : l’un botaniste, l’autre fondateur de l’ornithologie américaine.

William Bartram, fils de John Bartram, créa le jardin botanique situé sur la rive occidentale du Schuylkill ; il était né en 1739. Tous les botanistes connaissent les résultats de ses patients travaux et ses voyages de découvertes, dans ces temps primitifs, à travers les solitudes dont aujourd’hui se composent les États du Sud-Est. Un écrivain qui lui rendit visite chez lui s’exprime ainsi :

« Arrivé au jardin du botaniste, nous fûmes reçus par un vieillard armé d’un râteau et sarclant une platebande de tulipes. Il portait un chapeau à larges bords tombant sur les yeux ; sa chemise de grosse étoffe se voyait autour de son cou, car il n’avait pas de cravate ; son gilet et ses culottes étaient en peau, et ses souliers attachés simplement avec des cordons de cuir. À notre approche, il cessa son travail et se mit à causer avec la noblesse et l’aisance d’un gentilhomme accompli. Sa physionomie portait à la fois l’empreinte de la douceur et du bonheur. C’était le botaniste, le voyageur et le savant que nous étions venus voir. »

William Bartram donna des encouragements importants au professeur écossais Alexandre Wilson, qui avait si peu d’amis à l’époque où il préparait pour la presse son Ornithologie américaine. Ce pacifique botaniste mourut dans sa maison bien-aimée en 1823, quelques instants après avoir fait la description d’une plante, à l’âge de quatre-vingt-cinq ans.

Alexandre Wilson, n’ayant pas assez d’argent pour réaliser son grand dessein, travailla et souffrit de corps et d’esprit pendant bien des années, jusqu’au moment où ses patients efforts lui valurent le succès qu’ils méritaient si bien. Son Ornithologie était achevée, à l’exception du dernier volume, lorsqu’il succomba à ses fatigues.

L’église des Suédois est le plus ancien des édifices religieux de Philadelphie ; elle est située près des quais, dans le district de Southwark. Les Suédois avaient des établissements sur la Deiaware, bien avant que Penn eût visité l’Amérique. Ils construisirent d’abord un édifice en bois en 1677, sur le lieu où se voit aujourd’hui l’église en briques achevée en 1700. Guidé par M. West, sténographe du tribunal, nous arrivâmes, en suivant des rues étroites, à un lieu retiré où, sur l’ancienne démarcation, un clocher fut élevé, comme le doigt de la foi s’adressant au ciel. Peu de chrétiens fashionables, en vérité, doivent venir prier sous cet humble toit ; mais il a un tel air d’antiquité qu’il ne peut manquer d’intéresser tous les visiteurs qui passent sous la vénérable porte de cette église.

Le cimetière est petit ; pourtant il s’y trouve de la place pour laisser pousser des arbres, et les oiseaux viennent quelquefois s’y reposer dans leur vol, depuis le Schuylkill jusqu’à la Delaware. Au milieu des tombeaux, on voit une construction carrée, recouverte d’une tablette de marbre blanc sur laquelle on lit : « Ce monument couvre les restes d’Alexandre Wilson, auteur de l’Ornithologie américaine, né en Renfrewshire (Écosse), le 6 juillet 1766, décédé à Philadelphie, de la dyssenterie, le 23 août 1813, à l’âge de quarante-sept ans.

Ingenio stat sine morte decus[6]. »

Philadelphie a été appelée la ville des homes[7], et elle mérite complètement ce titre, qui fait plaisir à entendre, car ce n’est pas un nom mal donné, Contrairement à quelques autres grandes villes américaines, l’ouvrier et l’artisan peuvent y avoir une maison en devenant membres d’une Building association et en payant seulement une souscription périodique très-légère. Sur des milles et des milles, de jolies petites demeures, de cinq à six pièces chacune, sont habitées par une classe de bons et utiles citoyens qui contribuent à l’ordre et au bon gouvernement de la ville.

Le grand parc, de trois mille acres[8], qu’on trouve près de Philadelphie est un des plus beaux, si ce n’est le plus beau du monde, et il appartient au pauvre aussi bien qu’au riche. Je pris congé de cette belle ville, si bien alignée et si agréable, avec un regret ressenti rarement par les canotiers qui aiment mieux, pour leur tranquillité, avoir très peu de rapports avec la population hétérogène et quelquefois peu aimable d’une ville ou avec les gens excentriques qui grouillent presque toujours sur les quais d’un port.

  1. La demi-lune
  2. Montagne de beurre.
  3. La montagne du tonnerre.
  4. La vie en plein air.
  5. Le mille légal est de 1 610 mètres.
  6. Pour le génie, la gloire est immortelle.
  7. Foyer domestique.
  8. Un acre équivaut à 4 840 mètres carrés.