En canot de papier, de Québec au golfe du Mexique/CHAPITRE CINQUIÈME

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CHAPITRE CINQUIÈME

LE CANOT DE PAPIER AMÉRICAIN
ET LES CANOTS ANGLAIS


Traits caractéristiques du canot de papier. — Histoire de l’emploi du papier dans la construction des canots. — Naïveté d’un enfant. — Comment on construit un canot de papier. — Les clubs des collèges les adoptent. — Les grandes victoires gagnées par le papier sur le bois en 1876.


Les renseignements relatifs à l’histoire et à la durée des canots de papier me parviennent accidentellement par l’intermédiaire des journaux. Malgré tous les usages auquel le papier a été employé pendant les vingt dernières années, le public est encore à peine convaincu que cette matière délicate — le papier — puisse remplacer le bois avec succès dans la construction de légers bateaux de plaisance, canots et embarcations destinés aux courses nautiques. Le succès et les victoires des coques en papier appartenant au Cornill Collège, lesquelles ont triomphé pendant deux saisons aux régates de Saratoga, contre des concurrents qui n’étaient pourtant pas sans valeur — les équipages des collèges des États-Unis — ces succès et ces victoires prouvent que, pour la force, la résistance, la rapidité et la finesse de forme, le canot de papier est sans rival. Celui qui l’aura expérimenté trouvera qu’il possède la supériorité par les mérites suivants : moins de poids, plus de force, de rigidité et de vitesse qu’un bateau en bois du même gabarit et du même modèle. La comparaison de la force des bateaux et canots en bois et en papier a été faite par un écrivain du Cornill Times, journal publié par les élèves de ce collège célèbre :

« Prenez deux morceaux de bois et de papier ayant même grandeur et même épaisseur, et soumettez-les aux mêmes épreuves. Le bois aura un huitième de pouce d’épaisseur, ce qui est l’épaisseur des shell boats ordinaires[1], et l’autre en carton fort, tous deux de la dimension d’un pied carré.

« Placez-les de champ, frappez à coups de marteau, et jugez du résultat : le bois se fendra, pour ne rien dire de plus, et le carton, en sortant de vos mains, ne sera tout au plus qu’entamé. Ensuite, ployez-les : arrivé à un certain degré de courbure, le bois éclatera, tandis que le carton ne sera nullement affecté. Frappez les deux échantillons avec un couteau : le bois se fendra encore, et le carton ne sera que percé. Placez-les sur l’eau : le bois flottera indéfiniment, tandis que le carton se gonflera et, après un certain temps, coulera au fond. Mais supposons qu’avant l’expérience nous ayons commencé par imbiber le carton avec de la glu marine, alors il deviendra tout aussi imperméable à l’eau que le bois, et il flottera aussi bien que s’il était du même poids ; on trouvera qu’il supporte toutes les épreuves mieux que le bois, tout en pesant beaucoup moins. « Maintenant, augmentons nos pièces et faisons deux bateaux d’un poids égal ; nous trouvons alors les différences suivantes : le bateau de bois, étant rigide et susceptible de se fendre, ne peut être travaillé que d’après un modèle donné ; le papier, au contraire, étant parfaitement flexible, peut prendre toutes les formes désirables ; d’où il résulte que, quelle que soit la finesse de lignes du moule, le papier prendra la forme identique pour être ensuite durci, poli et rendu imperméable. En outre, le papier ni ne rétrécit, ni ne se gonfle, ni ne se fend, et par conséquent il ne fait pas de voie d’eau, est toujours en bon état et prêt pour le service. Quant à la dépense, il y a peu de différence dans le prix de ces deux bateaux, qui est de vingt-cinq dollars (cent trente francs) pour chacun. Ceux qui ont employé les canots de papier les regardent comme presque parfaits, et certainement ceux que cette question intéresse doivent savoir, tout préjugé mis de côté, quel est le meilleur. »

Une fissure dans un canot de papier se répare facilement avec un morceau de papier fort et une couche de colle marine appliquée au moyen d’un fer chaud.

Comme un canot de papier est une nouveauté pour beaucoup de personnes, une courte esquisse de son histoire intéressera sans doute le lecteur.

M. Georges Waters, fils du principal associé de la maison Waters et fils, de Troy (État de New-York), avait été invité il y a quelques années à un bal travesti. Le jeune homme commença par aller acheter un masque chez un marchand de jouets ; mais trouvant que le prix demandé (huit dollars) était plus qu’il ne pouvait dépenser pour le plaisir d’une seule soirée, il se contenta de louer le masque et d’en prendre une empreinte aussi parfaite que l’était l’original. Pendant qu’il s’occupait de ce travail, une idée traversa son cerveau, et il se demanda si un canot ne pourrait pas être fait de la même matière et dans des conditions identiques sur le modèle d’un bateau en bois ; si, par exemple, une coque de carton recouverte d’une couche de vernis ne flotterait pas aussi bien et ne serait pas plus légère qu’un bateau en bois.

Cela se passait au mois de mars 1867, époque à laquelle M. Waters était employé dans une manufacture de cartonnage. Ayant réparé des avaries à un shell boat, à l’aide de feuilles de papier fort, collées solidement, il fut si satisfait du résultat qu’il s’appliqua immédiatement à développer son ingénieuse invention.

Aidé par son père, M. Elisha Waters, il se mit à l’œuvre de la manière suivante : « Prenant comme moule une coque de bois de treize pouces de largeur et de trente pieds de longueur, il en recouvrit entièrement les fonds et les flancs de petites feuilles de papier de Manille collées ensemble et superposées les unes sur les autres, de telle sorte qu’elles fussent toutes recouvertes par le milieu de la feuille collée immédiatement au-dessus, produisant un carton d’un seizième de pouce d’épaisseur. Le modèle ainsi construit, il le fît sécher avec soin, puis après l’avoir retiré du moule et pourvu d’une carcasse convenable, composée d’une quille, de deux préceintes et d’une cloison, en un mot de toutes les pièces qui composent ordinairement un bateau de bois, sauf les membrures, que l’extrême rigidité du bordage rendait complètement inutiles, tout l’ensemble de la construction fut rendue imperméable avec des couches de vernis, et l’œuvre se trouva complète. L’expérience prouva que, primitif comme était ce premier essai, comparé à l’élégante embarcation que l’on obtient actuellement avec le papier, ce bateau avait néanmoins des mérites particuliers, parmi lesquels il faut citer sa rigidité remarquable, la symétrie de sa coque par rapport à la longueur de son axe, et enfin l’extrême poli de sa surface, en contact avec l’eau.

Une personne très-compétente, et qui a une longue expérience de tout ce qui a rapport aux bateaux de papier, me fournit les renseignements suivants, qui, je n’en doute pas, intéresseront le lecteur.

Voici comment il faut s’y prendre pour construire un canot de papier : Les dimensions étant fixées, la première chose à faire est de construire un modèle en bois, ou forme, qui est un fac-simile exact du bateau sur lequel on appliquera l’enveloppe ou la peau en papier. Pour cela, il faut avoir le dessin du bateau de la grandeur voulue, et c’est d’après ce croquis qu’on exécutera le modèle. Sur ce plan, on le construit avec des planches de sapin bien sèches et soigneusement soudées ensemble pour former un tout solide ; après quoi, ayant été amené mathématiquement aux dimensions requises, il est raboté, travaillé avec soin, jusqu’à ce que sa surface soit rendue parfaitement unie et que sa largeur et sa profondeur soient exactement celles du bateau pris pour modèle. Dans le cours de l’opération, il faut ménager des entailles pour y placer plus tard la quille, les préceintes, l’étrave et l’étambot ; quand toutes ces pièces sont en place, elles doivent être façonnées de manière que leur surface corresponde avec celle du modèle, de telle sorte qu’elles en forment comme une partie intégrante. Il est très-important que toutes ces pièces soient solidement soudées à la peau ; quand le bateau sera complété, il faut que la surface de la construction soit recouverte avec une préparation énergiquement adhésive.

Maintenant, le modèle est prêt à être recouvert de papier ; pour y arriver, on emploie deux espèces de procédés : on se sert, ou du meilleur papier de Manille, ou d’une pâte provenant de chiffons de lin écru, les feuilles étant de la même longueur que le canot, quelle que celle-ci puisse être. Si l’on se sert du papier de Manille, la première feuille sera mouillée et appliquée doucement sur le modèle et bien maintenue en place au moyen de solides attaches appliquées à la surface extérieure. D’autres feuilles sont ensuite superposées sur celle-là, placées l’une sur l’autre et bien collées. Le nombre des feuilles dépend des dimensions du bateau et de la rigidité qu’on veut obtenir. Si l’on préféré le papier de lin, une seule feuille peut suffire, à la condition qu’elle ait l’épaisseur, les dimensions et le poids voulus, quand la peau sera complètement sèche. Si le modèle est concave dans certaines parties, comme l’est un bateau à arrière carré, par exemple, le papier devra s’adapter à ces surfaces, au moyen de formes convexes, qui maintiennent le papier en place jusqu’à ce qu’il ait pris la forme voulue. Ensuite, le modèle, avec son manteau de papier, est mis dans une étuve, et lorsque toute humidité s’est évaporée, que les plis ont disparu, il prend graduellement les contours demandés. Finalement, il devient parfaitement symétrique, d’une extrême rigidité et sans couture. Le papier est ensuite rendu imperméable, et l’enveloppe avec sa quille, ses préceintes, etc., est placée entre les mains du charpentier, qui le termine comme un bateau de bois ordinaire. Les ponts de papier ayant été mis en place, tout est prêt pour recevoir les cuivres, les ferrures et le vernissage. Comme l’épaisseur de ces bateaux (racing-shells) varie d’un seizième de pouce pour les canots montés par un seul rameur, jusqu’à un douzième de pouce pour les canots à six avirons, la carcasse en bois est nécessaire pour leur donner de la consistance en les mettant en forme. Si l’on applique cette invention aux yoles, gigs et aux esquifs, il se trouve peu de différence dans la manière d’employer le papier. Ces bateaux étant soumis à un travail très-fatigant, ils doivent être construits de façon à permettre à celui qui les occupe de se mouvoir aussi librement qu’il est possible ; il faut aussi préparer une carcasse de bois légère et solide, composée de membrures, d’un avant et d’un arrière taillés dans des racines de bois noueux. Les formes de ces bateaux ayant été préparées comme celles qui ont été déjà décrites pour les racing-shells, et la carcasse étant laissée dans cette forme, de manière que la surface de l’étambot, de l’étrave et des membrures soit conforme à la surface extérieure, la peau de papier est fixée sur le tout. La peau de papier, faite avec la pâte de chiffons de toile écrue et non blanchie, est mise soigneusement en place, et quand elle est séchée, elle varie d’un dixième à trois seizièmes de pouce d’épaisseur. Après cela, on l’enlève du moule, on la rend imperméable ; la forme et les accessoires sont suffisamment achevés, et le bateau est verni. En définitive, dans cette classe de bateaux, la forme, le style et le fini sont les mêmes que pour les bateaux en bois, dont ils ont exactement les dimensions, si ce n’est qu’à la coque ordinaire en bois on substitue l’enveloppe en papier telle qu’elle vient d’être décrite. Les avantages que présentent ces canots sur ceux de bois consistent dans l’emploi du papier pour le bordage des bateaux de courses, où l’expérience a démontré que le poli des fonds est ce qu’il y a de mieux ; les lignes qui sont sous l’eau peuvent recevoir le plus grand degré de fini, ce qui ne peut s’obtenir dans les coques en bois, où les virures sont tellement réduites d’épaisseur que la force, la rigidité et la durée sont entièrement sacrifiées ou grandement diminuées. Dans la variété la plus remarquable des dugs-out[2], on peut également obtenir des lignes très-fines ; mais si délicats sont ces bateaux que, si les côtés sont réduits à trois seizièmes de pouce, il est pratiquement impossible de leur conserver longtemps leurs formes primitives. Alors, en ce qui concerne cette question, il ne reste plus au constructeur qu’à choisir les modèles que la science, guidée par l’expérience, signale comme les meilleurs. L’enveloppe de papier, après avoir été rendue imperméable, reçoit, pour finir, une solide couche de vernis et présente alors une surface solide, parfaitement polie et insensible à l’influence de l’eau. Elle doit être aussi unie qu’un panneau de voiture ou qu’un miroir. Elle n’a pas, comme le bois, de grain qui menace de craquer ou de se fendre ; elle ne rétrécit jamais, parce que le papier est un des meilleurs non-conducteurs ; aucun degré de la température de froid ou de chaud n’a d’action sur sa solidité ou sa durée, et par suite ces canots s’adaptent admirablement bien à tous les climats. Comme l’enveloppe en papier n’absorbe pas l’humidité, ces canots ne deviennent pas plus pesants par l’usage, et n’ayant pas d’eau à rendre lorsqu’ils ne sont plus à flot, ils ne se fendent pas, comme les bateaux de bois, par l’exposition à l’air ; ils sont, par suite, toujours prêts pour le service.

« La force et la rigidité des coques de papier sont des plus remarquables. Pour le démontrer, on plaça sur deux tréteaux séparés par une distance de huit pieds l’un de l’autre, une simple coque de douze pouces de largeur et de vingt-huit pieds de long, la coque ne pesant avec tout son gréement que vingt-deux livres, de telle façon que les tréteaux étant chacun à égale distance du centre, la chambre restait sans aucun support. Un homme pesant cent quarante livres s’assit dedans et resta trois minutes dans cette position. La flexion causée par ce surcroît de poids ayant été exactement mesurée, elle fut trouvée d’un seizième de pouce au point central. Or, si le poids de cent quarante livres appliqué dans une condition aussi anormale a produit aussi peu d’effet, nous pouvons assurer en toute confiance que, quand il est chargé et appuyé sur l’eau, soutenu par elle sur toute sa longueur, avec le chargement également distribué sur tout l’ensemble, le canot n’a à craindre aucune flexion.

« La légèreté, quand elle est combinée avec une force et une rigidité convenables, étant une qualité très-désirable, c’est ici surtout que les canots de papier l’emportent sur leurs rivaux de bois. Choisissant deux coques, l’une en bois et l’autre en papier, de mêmes dimensions et rigidité, il est prouvé, par des expériences précises, que la coque en bois sera de trente pour cent la plus pesante. Si vous comparez deux canots de bois et de papier, de mêmes dimensions et de poids égal, vous trouverez que le canot de papier aura sur l’autre l’avantage, aussi bien au point de vue de la rigidité que de la résistance à la torsion. Il arrive souvent que, sans y avoir réfléchi, on affirme que les coques en bois sont d’une plus grande légèreté que les coques en papier. En effet, si l’on ne considère que la légèreté seule, le fait est vrai en théorie ; mais quand on vient à la pratique, il arrive que ces bateaux en bois si extraordinairement légers sont toujours et seront toujours impossibles en service, car on ne tient alors compte que d’une seule des qualités nécessaires pour faire un bateau pratique. Une coque en bois qui pèse vingt-deux livres, loyalement comptées, est toujours très-fragile et ne saurait durer. Une coque en papier de mêmes dimensions et pesanteur durera et fera autant de service qu’une coque en bois qui pèsera trente livres.

« On verra, d’après l’exemple suivant, le degré de solidité que possède ce système de construction. Pendant l’été de 1870, un canot à une paire d’avirons, conduit à toute vitesse en descendant le courant d’un de nos principaux fleuves, fut lancé sur la pile d’un pont en pierre. L’avant frappa perpendiculairement sur l’obstacle, et telle fut la puissance du choc que le canotier fut jeté violemment de la chambre dans la rivière. Les témoins de cet accident, qui ne connaissaient guère que les embarcations de bois, croyaient le canot perdu ; mais après un minutieux examen, on s’aperçut que la pointe de l’avant seule était tordue et les fargues brisées seulement à l’endroit où le rameur était passé par-dessus le bord. Une somme de deux dollars suffit à payer les réparations. Si la coque eût été en bois, le choc aurait sans doute brisé la proue et fendu le bois depuis l’avant jusqu’au centre. »

De vieux et prudents marins essayèrent de me dissuader de m’adresser à M. Waters pour la construction d’un canot de papier. À ce moment le Harvard Collège n’avait pas encore adopté cette nouveauté, et le Cornill n’avait pas non plus, de son côté, songé à battre les autres collèges aux régates de Saratoga, en se servant de bateaux de papier. L’année 1876, année du centenaire des États-Unis, menaçait de mettre fin à la discussion du problème qui avait coûté tant d’intéressants travaux à MM. Waters ; mais en cette même année la main d’un incendiaire prit une revanche en mettant le feu à la manufacture des canots de papier, à Troy. Le désastre était considérable ; cependant, quelques semaines plus tard, ces hommes opiniâtres pouvaient se vanter de nouvelles victoires remportées en une seule saison, par leurs canots, dans de nombreuses courses. Le droit de construire des bateaux de papier, au Canada et aux États-Unis, appartient exclusivement à MM. Waters, et ils sont jusqu’à présent les seuls constructeurs de canots de papier dans le monde.

Il n’y a pas bien longtemps que M. Mac Gregor, de Londres, construisit son petit canot en bois le Rob-Roy, sur lequel il s’embarqua pour aller visiter les fleuves de l’Europe. Son exemple a été suivi, et maintenant il n’est pas rare de voir des flottes de touristes qui circulent dans des embarcations presque microscopiques sur nos cours d’eau et à l’étranger. M. Baden-Powell, aussi d’origine anglaise, a perfectionné le modèle du canot le Nautilus, qui a beaucoup de tonture et qui, par conséquent, se comporte mieux que le Rob-Roy en mauvais temps. En 1874, le New-York Canoë Club avait adopté comme modèle le Nautilus. Il nous manque encore un type américain original pour nos fleuves ; il devrait se rapprocher plutôt des canots indiens que des modèles européens. Ces canots modernes sont réellement des kyahs, et pour leur construction nous sommes très-redevables à l’expérience des habitants du cercle polaire. Très-peu de ces canots appelés « Rob-Roy », et que l’on construit aux États-Unis, ressemblent au type original perfectionné par M. Mac Gregor, l’initiateur moderne du voyage en canot. Les dessins que l’on donne des canots anglais viennent de modèles importés et sont parfaits dans leur genre.


Le Nautilus.


Le Rob-Roy.

Le Kayak du Groenland, photographié à Disco.
  1. Bateaux-coquille.
  2. Bateau creusé dans un seul tronc d’arbre.