En canot de papier, de Québec au golfe du Mexique/CHAPITRE DIXIÈME

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CHAPITRE DIXIÈME

DU CAP HATTERAS AU CAP FEAR
(CAROLINE DU NORD)


Le phare du cap Hatteras. — Les oiseaux. — Coup de vent à la passe Hatteras. — Des milliers d’épaves. — Le yacht Julia à la recherche du canot de papier. — Chassé par les marsouins. — Le marais des écureuils. — La passe Ocracoke. — Un cimetière absorbé par les mers. — Core-Sound. — Trois mariages à Hunting-Quarters. — La ville de Morehead. — Newbern. — Swansboro. — Une plantation de noix d’Amérique. — Jusqu’au cap Fear.

PL. VIII

Le cap Hatteras occupe le sommet d’un triangle. C’est le point le plus oriental de l’État de la Caroline du Nord, et il pénètre plus loin dans l’Atlantique qu’aucun des caps des États-Unis. Il forme une pointe basse, large et sablonneuse ; jusqu’à la mer et à plusieurs milles dans l’Océan, se trouvent les dangereux écueils Diamond, l’effroi du marin.

Le Gulf-Stream, dont le courant venant du golfe du Mexique se dirige vers le nord, approche souvent dans ses oscillations de l’est à l’ouest, à dix-huit ou vingt milles du cap, remplissant de sa chaleur une grande étendue de l’atmosphère, mais produisant aussi de fréquents désordres dans ces parages. Le temps n’y reste jamais à l’état stable. Comme un grand nombre de navires cherchent à reconnaître le feu d’Hatteras pour savoir leur vraie position, et parce qu’il s’avance fort loin dans l’Atlantique, le cap est devenu le théâtre de beaucoup de naufrages, et la plage, jusqu’à la passe Hatteras (quatorze milles), est jonchée d’épaves.

Au-dessus du cap, la côte court nord et sud ; au sud, est et ouest. L’ancien phare a été remplacé par la plus belle tour que j’eusse jamais vue, et qui a été terminée en 1870. Elle a cent quatre-vingt-dix pieds de hauteur et un feu blanc à révolution. Le phare de l’île Body, quoique moins élevé de quarante pieds, est souvent aperçu par le gardien d’Hatteras, tandis que le splendide feu d’Hatteras n’a été vu qu’une seule fois par le capitaine Hatzel, de l’ile Body. À un mille marin au sud du phare Hatteras, il existe une petite tour avec un feu, laquelle rend de grands services aux caboteurs qui le passent en suivant la ligne de sonde de dix-huit pieds, à deux milles de la terre, jusqu’aux bancs Diamond.

Puisque je parle des phares, il sera peut-être intéressant pour les naturalistes qui habitent dans l’intérieur des terres, de savoir, s’ils ne le savent déjà, que si des milliers d’oiseaux viennent se faire tuer tous les ans sur les fils télégraphiques, il y a également beaucoup d’oiseaux sauvages qui se perdent en se précipitant sur les lanternes des phares pendant la nuit. À l’île Body, j’appris du capitaine Hatzel que pendant le premier hiver fini suivit l’achèvement du nouveau phare, les oies du nord, qui passent l’hiver sur l’île, venaient souvent s’abattre sur les lames épaisses de la lanterne, et tombaient sans mouvement sur la plate-forme de la galerie. L’hiver suivant, cette erreur de leur part ne se renouvela plus, car elles semblaient connaître le danger.

Une lanterne ainsi endommagée n’a pas coûté à réparer moins de cinq cents dollars. Une oie avait brisé un des panneaux du cristal précieux en se précipitant sur les lames qui entourent la lampe. Les gardiens se postent quelquefois sur la galerie, et suivent du regard le rayon lumineux qui perce l’obscurité ; ils aperçoivent alors au-dessus de leur tête quelques points noirs qui s’approchent en suivant la ligne du rayon lumineux. Ce sont des oiseaux éblouis par l’éclat de la lumière, qui s’offrent comme une proie facile aux vigilants gardiens, lesquels, braquant vivement leurs fusils et visant le nuage opaque et mobile, font bientôt, en déchargeant leur arme, tournoyer dans l’air et rouler à terre leur déjeuner du lendemain.

Au phare du cap Hatteras, je fis la connaissance de M. W. R. Jennett et celle de M. Simpson, son aide, deux hommes intelligents. Celui-ci a consacré ses loisirs à étudier les habitudes des poissons comestibles du Sound, et a adressé à la commission des pêcheries des États-Unis plusieurs notices sur cet intéressant sujet.

Là aussi je trouvai M. George Onslow, du service télégraphique des États-Unis, qui venait d’achever la construction d’une ligne de communication depuis Norfolk jusqu’à la pointe Hatteras, en suivant la plage au sud, où cette ligne télégraphique se termine aujourd’hui. Avec un bon télescope, M. Onslow pouvait reconnaître les navires à quelques milles du cap, et télégraphier leur position à New-York. Il avait dernièrement sauvé un navire échoué sur la côte d’Hatteras et qui, par suite de cet avis opportun, reçut l’aide d’un bateau de sauvetage qui remit la goélette en bonne position. Une chaîne de petites montagnes commence au cap, tout en arrière du phare, et s’étend presque jusqu’à la passe Hatteras ; elle est abondamment couverte de chênes verts, de yaupons et de cèdres. Les pêcheurs et les sauveteurs vivent dans des maisons rustiques abritées par ces arbres assez épais pour les protéger contre les vents violents qui soufflent de l’Océan et du Sound.

Je fis une promenade d’une douzaine de milles dans cette charmante et verte retraite, et passai le dimanche avec M. H. Styron, qui tient un petit magasin dans le voisinage de la passe. C’est un astronome qui n’a eu d’autre maître que lui-même, et qui s’est fabriqué un ingénieux télescope pour étudier les cieux.

Au bureau de la poste, dans son magasin, je trouvai une lettre à moi adressée par des amateurs partis de Newbern (Caroline du Nord) sur un yacht, pour mettre l’embargo sur le canot de papier et imposer à son capitaine l’hospitalité des habitants de la ville de Newbern, sur la rivière Neuse, à cent milles du cap. Le juge, M. K. West, propriétaire du yacht Julia, et ses amis avaient fait une croisière à ma recherche depuis le 11 du mois, entre la passe Ocracoke et l’île Roanoke. Le juge West, dans sa lettre, m’adressait une invitation très-pressante pour célébrer le jour de Noël avec sa famille. J’appréciai cette aimable proposition d’un étranger avec reconnaissance, et je me décidai à aller d’abord à la ville de Morehead, puis ensuite par le chemin de fer à Newbern, sans rien changer à la route que je voulais faire au sud, comme il serait arrivé si j’eusse suivi la voie ordinaire par eau depuis le Pamplico-Sound jusqu’à la rivière Neuse.

Pendant la nuit de ce samedi dépensé à la passe Hatteras, il éclata sur nous une des tempêtes les plus épouvantables dont j’eusse été témoin, même dans les tropiques. Ma promenade sur la côte était à peine finie, lorsque la tourmente se déclara dans toute sa force. S’étendant le long de la côte, des milliers d’acres de terre furent bientôt submergés par la mer et par des torrents d’eau qui tombaient du ciel. Pendant un instant, les ténèbres étaient sombres comme celles de l’enfer, tandis que les éclats du tonnerre nous faisaient voir les forêts ployées par la violence du vent, et par les flots menaçants du Sound. La mer s’élançait sur le rivage comme si elle voulait reprendre possession du vieux Pamplico, et elle semblait dire dans sa fureur : « Je veux une nouvelle passe » ; puis, comme pour réaliser son projet, tantôt elle envoyait de grandes lames qui remontaient sur les galets jusque par-dessus les dunes, tantôt elle faisait écrouler les petites falaises de sable, comme si elles eussent été de complicité avec elle pour faire disparaître cette frêle barrière, cette étroite bande de terre basse qui sépare l’Atlantique de la grande nappe d’eau intérieure.

La mer phosphorescente, couverte de milliers de millions d’animalcules qui ressemblaient tous à au tant petits phares en miniature, changeait de couleur depuis le noir de l’encre jusqu’à l’éclat de l’argent. L’Océan s’appropriera-t-il jamais ce frêle marchepied ? nous demandions-nous. Nous engloutira-t-il un jour dans sa mâchoire insatiable, comme la baleine fit de Jonas ? Sans trêve et sans relâche dans la tempête, elle mugissait, hurlait, gémissait, semblable à une légion de démons, si bien que, dans ce vacarme, on avait peine à distinguer le bruit des arbres déracinés et le craquement des solides chênes verts. Néanmoins, pendant cette épouvantable nuit, mon hôte se tenait à côté de sa jolie femme, près de la grande cheminée, aussi calme que si nous eussions été à l’abri derrière une montagne ; il discourait des orages, des naufrages et des terribles épisodes dont cette côte désolée a été le théâtre, avec un calme qui me faisait palpiter d’horreur.

Dans l’après-midi, en parcourant cette plage, en voyant tant de débris, qui sont les pierres tombales des navires perdus, j’essayai de calculer le nombre de ceux qui avaient laissé leurs membres desséchés sur la plage d’Hatteras, depuis le temps où les navires de sir Walter Raleigh avaient mouillé au-dessus du cap, et il résulta de mes supputations qu’une ligne non interrompue de bateaux, épave sur épave, couvrirait la plage, sur des milles et des milles de long. On aurait pu construire des centaines de milles de murailles avec les débris recueillis sur la côte ; les habitants de ces parages auraient été enrichis par le profit de tant de cargaisons.

Pendant cette terrible nuit, tandis que le canot était remisé en sûreté dans les joncs des marais du cap, et que son propriétaire se chauffait au bon feu du jeune astronome, dans la passe, à moins de vingt milles de nous, sur les dangereux bas-fonds d’Ocracoke, les passagers du yacht Julia étaient en danger imminent de sombrer dans le Sound. Le brave bateau tint bon ; sa force de résistance était grandement augmentée par tout le lest de fer que l’on avait pu attacher à son câble. Les lames passaient à tout instant par-dessus le bord, au point que pas un homme ne pouvait risquer la tête par les écoutilles. Puis, comme le bateau roulait sur les vagues, le grand panneau céda sous le poids de l’eau, qui envahit l’étroit espace occupé par la petite bande d’amis. Pour un moment, le péril fut menaçant, car le navire chassait sur son ancre, et, en se rapprochant de la côte, il donna un violent coup de talon. Toute espérance de revenir jusqu’à Newbern sembla être perdue, quand le changement de la marée renvoya le yacht dans des eaux plus profondes où il put étaler le coup de vent.

Avant le matin, le vent avait changé, et à neuf heures je m’acheminai vers le cap ; le mardi, je m’embarquai pour la passe Hatteras, que j’atteignis un peu après midi. Avant d’essayer de traverser cette porte dangereuse de l’Océan, je longeai la côte de très-près, et je m’arrêtai un moment pour reconnaître les dunes de sable de la rive opposée, à un mille au large, lesquelles devaient me servir de repères dans la passe. Combien de fois, pendant mes insomnies, n’avais-je pas pensé aux dangers de cette passe redoutée et de mauvais présage ! Elle avait déjà bien tourmenté mon imagination. Maintenant, j’y étais !

À ma droite s’étendait le grand Sound ; à ma gauche, la plage étroite de l’île, et à travers la passe ouverte, émergeait et mugissait le vieil Océan, qui, maintenant sous un ciel de plomb, semblait me gronder et me dire : « Attends, mon petit, que les vagues de la passe te jettent dans mes serres, et je t’ajouterai à mes autres victimes pour te punir de ta témérité. »

Après avoir étudié le courant, je ne lui trouvai pas trop mauvaise apparence ; quoique un fort jusant se précipitât à la mer, je pensai que si je traversais tout de suite, avant que la brise fraîchit, il n’y avait pas de risques trop désagréables à courir. J’attachai soigneusement la toile du bateau autour de ma taille, et je passai une sérieuse inspection des rames et des tolets. Puis, me promettant de réserver mes forces pour toutes les éventualités qui pourraient bientôt se produire, je me lançai d’une allure résolue dans la passe Hatteras. Il n’y avait aucun secours à espérer avant d’être arrivé à Styron, à deux milles de la grande terre, tandis que la côte de laquelle je me rapprochais était inhabitée, sur une distance de presque seize milles, jusqu’à un village situé à son extrémité sud, près de la passe Ocracoke.

En entrant dans les remous, je pensai aux requins, qui, au dire des pêcheurs d’Hatteras, venaient bien souvent s’en prendre à leurs rames, et les mettre en pièces ; et je me demandais en même temps si mes avirons, blancs et brillants dans l’eau, auraient la même puissance d’attraction que les hameçons argentés exercent sur les maquereaux. Ces aimables souvenirs me causaient une sensation particulière, qui m’envahissait malgré moi ; mais, pour me rassurer, j’essayai de me persuader que les requins avaient suivi les maquereaux dans les eaux plus profondes, où ceux-ci se garent du froid.

Le canot traversa d’abord le fort du jusant et entra dans des eaux où, venant du côté opposé, la marée prit le canot par le travers. J’arrivais à la jonction des deux courants, lorsqu’une rafale vint à souffler par l’ouverture de la côte, et quoiqu’elle ne fût pas très-violente, elle produisit cependant une grande agitation dans les flots. La périlleuse expérience que j’avais faite à la passe Watchapreague m’avait enseigné que dans une mer pareille, on doit ramer avec toute sa force, et qu’une augmentation momentanée de vitesse pouvait donner une plus grande légèreté au canot ; soumis à ce traitement, il bondissait d’une vague irrégulière à une autre, avec une sûreté qui calma mon anxiété. Le danger semblant diminuer, je lançai un regard furtif, par-dessus mon épaule, vers les dunes basses du rivage, afin de savoir à quelle distance la marée m’avait entraîné dans la passe. Sous le vent, l’écume des flots me révéla la présence d’un bas-fond, et me força à ramer vigoureusement afin de rentrer dans le Sound et de n’être pas jeté sur les brisants. Ce danger était à peine passé, lorsque tout à coup les flots qui m’entouraient entrèrent en ébullition ; de petites vagues s’entr’ouvraient et se refermaient en clapotant. En même temps, de grandes créatures s'élevaient du fond de l’eau à plusieurs pieds en l’air, et retombaient lourdement dans la mer. Ma mince petite barque roulait et tanguait à l'aventure, lorsque ces animaux apparaissaient et disparaissaient en s’élançant du sein des vagues, plongeant sous le bateau et réapparaissant sur l’autre bord ; ils fouettaient le courant de leurs queues puissantes, et soufflaient ou lançaient de l’eau d’une façon très-désagréable. Au premier moment, ma surprise et mon inquiétude furent si grandes que pas un de mes muscles n’obéissait à ma volonté ; le canot commençait à être entraîné par le courant vers la pleine mer… Cet effroi ne fut que momentané, car, ayant découvert que mes compagnons n’étaient que des marsouins et pas autre chose, je manœuvrai pour les éviter, aussi vite que possible. Plus vite j’avançais, et plus ils se multipliaient, sillonnant la mer dans leurs courses folles. Ils étaient longs de cinq à sept pieds, et devaient peser de deux cents à quatre cents livres chacun. Quoique leurs intentions fussent courtoises, la brusquerie de leurs mouvements sur ce théâtre si peu solide était intolérable ; je craignais surtout les coups violents de leurs queues dans les plongeons qu’ils faisaient sous mon canot, car une plaisanterie détachée par une pareille caudalité m’aurait fait chavirer ; il y avait là le sujet d’un roman dont la perspective n’avait pour moi rien de très-agréable. Les cabrioles des marsouins ne durèrent que peu d’instants ; après qu’ils eurent convoqué leurs camarades, et qu’ils m’eurent chassé dans trois pieds d’eau de profondeur, ils me saluèrent alors d’un adieu nasal plus catarrhal que guttural, et s’éloignèrent pour employer leur temps d’une manière plus avantageuse, en péchant dans le courant de la passe, tandis que je me réfugiais dans une anse moins profonde, hors de l’action de la marée, pour me reposer et me remettre des effets de ma frayeur. Quand je me rapprochai de la côte, la marée baissait si rapidement que le canot toucha terre, et je dus me mettre à l’eau, car je ne pouvais approcher qu’à quelques pieds du rivage.

EN CANOT DE PAPIER


Chassé par les marsouins.

À cinq milles de la passe Hatteras, je découvris une hutte de gazon abandonnée, que les pêcheurs occupent au mois de février, lors de la pêche aux aloses, et comme le vent du sud soufflait de la mer, que la pluie tombait, cette cabane dut me servir de refuge pour la nuit.

Cet édifice, à la mode de Robinson Crusoë, est construit sur des terrains bas, près du Sound, tandis que des falaises à l’aspect désolé, abrupt, sans arbre et sans végétation, qui doivent leur forme au vent, s’élèvent sur les arrière-plans. Elles me cachaient la vue de l’Océan qui, à en juger par ses mugissements sourds et mélancoliques lorsqu’il passait par-dessus les dunes, était d’assez mauvaise humeur.

Le canot halé au milieu des broussailles et solidement amarré, de peur qu’une marée perfide ne l’emportât au large, je transportai mes provisions, mes couvertures, etc., dans la hutte, qui avait grand besoin de réparations. Je m’empressai de boucher les trous dans le mur, du côté du vent du sud, avec de la terre, puis je me fis un lit avec les joncs du marais ; il importait peu qu’ils fussent humides ou non, car j’étendis par-dessus un morceau de toile grasse, et mon lit se trouva fait.

On peut se procurer ordinairement de l’eau douce presque partout sur ces côtes plates, en creusant à une profondeur de deux à trois pieds dans le sable. Je commençai donc par chercher une large coquille, et l’ayant bientôt trouvée, je me mis tout de suite à la besogne. En levant la tête, un spectacle étrange frappa mes regards. Par un effet dont je ne pouvais me rendre compte, chaque sommet des dunes était surmonté de quelque objet de couleur sombre, qui se balançait et remuait du haut en bas d’une façon bizarre. En suivant avec attention le développement de ce phénomène, ces objets noirs semblaient prendre la forme d’une tête, d’un corps et de quatre jambes de cheval ; un peu plus tard, la crête de chaque colline achevait de se couronner par l’entrée en scène de joyeux écureuils. Puis quelques moutons sortirent des gorges des falaises et vinrent brouter l’herbe autour de la hutte, comme s’ils avaient cru à leur isolement si loin du genre humain. Avec les moutons, les écureuils, les poneys, les oiseaux sauvages du Sound, et la mer mugissante pour me tenir compagnie, la nuit se passa.

La brillante lumière de la lune me réveilla à cinq heures du main, et j’appareillai de nouveau dans des eaux peu profondes, à marée basse, éprouvant d’abord de grandes difficultés à tirer mon canot sur les basfonds, jusqu’à ce que j’eusse trouvé plus de profondeur ; ce ne fut plus alors qu’un exercice agréable. À midi, j’arrivai à la terre Ocracoke, non loin du phare, lieu où tinrent en grand nombre les gens du pays pour voir le canot de papier, dont la prochaine arrivée avait été annoncée par des pêcheurs.

Les femmes ici ne dédaignent pas de manier la rame, et souvent elles partagent les travaux de la pêche avec leurs maris. Ces vénérables dames se moquaient de l’idée d’avoir un canot si léger et si petit. L’une d’elles mit sa pipe de côté (en s’essuyant le nez du revers de sa main, ce qui est un usage très-fréquent dans le Sud), et, saisissant brusquement l’avant de mon bateau, elle le souleva à une bonne hauteur. Après avoir contemplé la finesse de ses formes, elle l’abaissa tout doucement par terre en s’écriant : « Bien sûr je ne risquerais pas ma vie à traverser un bras de mer à son bord, je vous le promets. » Ces gens m’apprirent que le yacht Julia, après s’être arrêté à Ocracoke pour demander de mes nouvelles, était reparti pour Newbern.

Du point où j’étais au débarcadère de la passe Ocracoke, il y avait plus d’un mille en ligne droite. Du débarcadère jusqu’au village de Portsmouth, sur la rive occidentale de la passe, on comptait cinq milles. Aucun des marins qui tâtaient de leurs robustes mains les flancs de la coque de mon canot, pour estimer sa force, ne croyait que je traverserais le Sound jusqu’à l’autre village sans chavirer. Un pêcheur, un homme de bon cœur, m’offrit de transporter ma personne et mon bateau à Portsmouth ; mais comme le jour était calme, je pris le parti de faire encore cinq milles à l’aviron, en dépit des sinistres prophéties de ces gens : « Ce garçon-là se fera une bière avec son joujou de l’épaisseur d’une coquille d’œuf ; ça ne vaut pas la vie d’un homme, etc. » Tandis que j’approchais de la côte plate, sur le Sound, des bandes d’oies du Canada fuyaient à une portée de pistolet au-dessus de ma tête. Un homme dans un dugout me dit que les chasseurs du village avaient fait éclore des œufs d’oies sauvages ; qu’elles se rassemblaient maintenant par bandes de sept à huit cents oiseaux, et que ceux qui volaient autour de moi servaient d’appeau à leurs congénères sauvages.

Près de la plage, une colline sablonneuse avait autrefois servi de cimetière aux générations passées ; mais depuis quelques années, la marée avait fait brèche sur la côte, et emporté successivement tous les tombeaux dans le Sound. La capitaine Isaac Jennings, du New-Jersey, a décrit ce lieu en ces termes : « Je débarquai à Portsmouth, et j’examinai ce curieux cimetière. Sur le bord de l’eau reposaient les restes mortels des pères, des mères, des frères et sœurs de la population de ce village ; ils étaient là tout près. Mais ces tristes reliques de leurs ancêtres pouvaient être emportées morceau par morceau par les invasions de l’Océan. Pendant que je regardais mélancoliquement les couches de cercueils déterrés par la mer, des êtres luisants comme des joyaux semblaient briller entre les fissures des cercueils en ruine, et lorsque j’arrachai une de ces planches de bois vermoulu, je vis une bande de crapauds aux yeux étincelants, rangés en assemblée solennelle sous ces débris d’os et de squelettes. »

L’ile de Portsmouth a presque huit milles de longueur. La passe de Whalebone est à son extrémité sud, mais elle n’est pas suffisamment profonde pour être utilisée par la navigation. Les passes Hatteras et Ocracoke admettent, au contraire, des navires qui vont au large. Il y a trente-huit milles de la passe Whalebone au cap Lookout, qui s’avance comme un coin dans la mer, à presque trois milles de la grande terre, et il n’y a pas un autre passage à travers cette plage étroite, qui puisse être de quelque utilité pour les navigateurs. En suivant la côte pendant onze milles jusqu’au cap Lookout, il y a bien une passe ; mais à cause des dangers de son chenal, elle ne rend aucun service.

Partant de Portsmouth, le canot entra dans le Core-Sound, qui devint de plus en plus étroit dès que j’eus franchi les récifs de la passe Whalebone, soit à l’aviron, soit à gué, sur les bas-fonds. La nuit approchait ; je suivais une rive dénudée, mais enfin, à ma gauche, je découvris une maison, la seule qu’il y ait, sur une étendue de seize milles, en suivant le bord de la mer. Elle était occupée par le patron d’une goélette mouillée à une longue distance, vu le peu de profondeur de l’eau. Des falaises de sable abritaient le cottage contre les brises dangereuses du large. J’étais encore très-éloigné du caboteur, quand j’aperçus un point noir qui rampait sur un monticule de sable blanc ; une fois arrivé au sommet, il resta immobile pendant que je ramais et me mettais à l’eau pour faire prendre terre à mon canot. Lorsque je l’eus remisé haut dans les broussailles, je mis mes couvertures et mes cartes sur mes épaules, et me dirigeai du côté du point mystérieux ; en m’en rapprochant, je vis que c’était un homme en sentinelle. Il ne bougea que lorsque j’eus atteint la hauteur ; alors, glissant jusque sur le sable de la rive, il s’écria gaiement : « Ah ! je croyais bien que c’était vous ! C’est lui, pensais-je, que j’aperçois à quatre milles d’ici… Je suis tout d’abord demandé : Est-ce seulement une épave qui est sur l’eau ? mais j’ai distingué votre tête et vos épaules ; oui, me disais-je, c’est un homme, bien sûr ; mais où est son bateau ? Vous voyez bien que je ne pouvais pas voir votre canot, tant il est bas sur l’eau. Au premier moment j’ai cru qu’un homme se sauvait sur une pièce de bois, mais bientôt après le bateau brillait au soleil, et je me dis à moi-même : Je donne ma langue aux chiens si ce n’est pas lui. Dernièrement j’étais remonté à Newbern, avec ma goélette, et là j’ai appris qu’il y avait un homme qui descendait la côte à la rame dans un canot de papier, par suite d’un pari. Le bateau ne pesait que cinquante-huit livres, prétendait-on, et le canotier quatre-vingts livres seulement. Maintenant que je vous vois, je crois que vous pesez plus que cela, sans tenir compte du bateau. »

En assurant à ce jeune homme que c’était bien moi en personne, et que les habitants de Newbern avaient abusé quelque peu de sa crédulité, nous nous rendîmes ensemble à la maison du capitaine James Mason ; lui et sa famille me reçurent avec une extrême bonne grâce, de bon feu et un joyeux souper. Bien que je fusse un inconnu pour eux jusqu’à mon arrivée dans le Core-Sound, ils m’accueillirent avec autant de cordialité que l’eussent fait de vieux amis.

À un demi-mille au-dessous de la maison du capitaine, une nouvelle brèche avait été faite depuis peu de temps dans la plage par l’Océan ; vingt ans auparavant, une ouverture du même genre s’était produite a la même place ; pendant la durée de sa courte existence, elle était connue sous le nom de passe Pillintary. Le lendemain je traversai le Sound, qui, là, est large de quatre milles, et je suivis la côte jusqu’à un village habité par des pêcheurs, qui porte le nom de Hunting-Quarters. Les maisons étaient très-petites, mais par contre les cœurs de ces braves gens étaient très-grands. Ils vinrent au-devant de moi, et emportèrent le canot dans l’unique magasin du voisinage. M. William Steward, qui en était le propriétaire, insista pour me faire partager sa chambre de garçon, dans une pièce qui n’était pas encore terminée et qu’il s’était réservée dans ce local. Mon jeune hôte avait tout au plus vingt ans ; il me dit avec la naïveté de son âge : « Je suis tout seul ici ; en mourant, le père m’a recommandé de ne jamais laisser passer à ma porte un étranger sans lui offrir l’hospitalité de mon foyer, si modeste qu’il fût. Aujourd’hui, vous arrivez juste à temps pour la fête, car, par un heureux hasard, nous avons trois mariages pour ce soir, et tous les gars et les filles du voisinage seront à Hunting-Quarters. »

Je m’excusai doucement, en alléguant que je n’avais pas reçu d’invitation ; sur quoi le jeune homme se mit à rire de tout son cœur, en s’écriant : « Une invitation ! mais personne n’en fait ici ! Quand il y a une fête dans une maison, tout le monde y va sans être convié ; vous voyez, nous sommes tous voisins. À Newbern et à Beaufort, et dans d’autres grandes villes, les gens ont leurs coutumes, mais ici tous sont des amis. »

Là-dessus, nous nous rendîmes à une petite maison de la forêt de pins, où deux cœurs allaient bientôt être unis. L’unique pièce du premier étage était remplie de monde. Le ministre n’était pas arrivé, et l’assemblée s’occupait à regarder le jeune homme et sa jolie fiancée, assis tous deux sur des chaises au milieu de la compagnie avec les bras entrelacés, sans dire une parole à personne. Le poids de tout ce monde commençait à faire ployer le plancher, et comme deux poutres faiblissaient visiblement, je pensai à m’esquiver par la fenêtre, croyant que nous allions être précipités dans la cave. Mais le bon naturel de ces braves gens ne prit aucun souci des craquements du bois, ils se contentaient de dire : « Ah ! nous serons bientôt par terre ! » Lorsque je demandais ce qu’il adviendrait si nous étions précipités dans la cave, un jeune campagnard me répondit de l’air le plus gai : « Un cellier, capitaine, mais il n’en existe dans aucune des maisons de Hunting-Quarters à trois milles à la ronde. Dans tout le pays environnant, on ne se sert pas de cellier. »

J’avais à côté de moi un jeune pêcheur, qui, au retour d’un long voyage, débordait de tendresse pour toutes les jeunes filles présentes : « Oh ! mes belles, s’écriait-il, vous ne vous doutez pas combien je suis heureux de vous voir une fois de plus ! » Puis, prenant dans ses bras une jeune fille aux yeux bleus, laquelle essayait en vain de lui échapper, il ajoutait : « O marin qui t’es exposé à tant de fatigues, ton repos est ici ; comment pourrais-tu t’éloigner encore ! » Cette déclaration sentimentale fut interrompue par une dame âgée, qui allongea son bras par-dessus mon épaule ; puis, adressant un sermon d’un ton de reproche au galant marin, elle lui dit : « Sam, vous êtes fou ! Vous ne vous appartenez plus ce soir, et cela en présence du capitaine du bateau de papier. Si j’étais à marier, j’éviterais votre compagnie, car vous êtes trop familier. » Le coup et l’observation tombèrent comme de la pluie sur la tête et le cœur du marin, qui riposta : « Je connais mes avantages à Hunting-Quarters, où il y a beaucoup de femmes et peu d’hommes. »

Cette phrase, dont tout le monde comprenait la justesse, provoqua dans la foule de grands éclats de rire qui se calmèrent à la nouvelle, donnée par un petit garçon, de l’arrivée du ministre ; sur quoi le révérend s’ouvrit un passage à travers les assistants jusqu’au jeune couple, qu’il invita à se lever. Après quelques paroles précipitées du clergyman et les réponses timides des fiancés, la cérémonie était terminée. Ensuite la foule sortit en masse de la maison, chaque garçon choisit une jeune fille, et chaque couple se rangea en procession à la tête de laquelle se plaça le clergyman, qui se rendit par une route sablonneuse à une autre maison située dans le bois, où un second mariage allait être célébré. C’était comique de voir les jeunes garçons quitter la procession et courir au village pour y acheter à vingt-cinq cents la livre des dragées, qui contenaient plus de plâtre que de sucre. Dès que leurs poches étaient remplies, ils venaient reprendre leur rang dans la procession, mettaient beaucoup de bonbons dans les tabliers des jeunes filles, puis, un instant après, ils recommençaient le même manège, faisant pleuvoir sur leurs belles des gâteaux, des raisins, des noix et des oranges. Le seul garçon qui paraissait n’être pas en faveur aux yeux des femmes dépensait plus d’argent que tous ses autres camarades ; mais, bien que chaque jeune fille le reçût avec un mot piquant ou un coup de coude, aucune d’elles ne refusait cependant les sucres d’orge qu’il leur offrait ou que même il mettait dans les poches de leurs robes. La seconde cérémonie fut célébrée en trois minutes, et le prédicateur, fatigué de sa longue marche dans les bois, demanda à souper. Tandis qu’il était à table, les jeunes filles causaient ensemble, les dames âgées s’offraient du tabac avec de petites cuillers de bois, et le mettaient dans le coin de leur bouche, après en avoir pris une prise, comme elles disaient. Les garçons, informés que l’officiant avait retardé d’une heure le troisième mariage, décampèrent gaiement pour aller encore chercher des bonbons au magasin de M. Stewart. Je demandai, dans l’intérim, comment il se faisait que jeunes gens et jeunes filles fussent en pareille intimité. « Oh ! capitaine, répliqua la personne à qui je m’adressais, vous voyez que nous grandissons tous ensemble, et que nous sommes élevés dans le sentiment fraternel ; l’attachement fait naître la sympathie. Les frères aiment leurs sœurs, à leur tour les sœurs aiment leurs frères ; c’est parfaitement naturel. Voilà toute l’histoire, capitaine. Et chez vous, comment cela se passe-t-il ? « Le prédicateur, ayant déclaré qu’il n’avait plus faim, prononça ces mots : « Le meilleur de tous les régîmes, c’est ni trop, ni trop peu. » Après quoi la jeunesse se forma en ligne, et l’on repartit encore une fois pour la cérémonie du troisième mariage, qui fut célébré en aussi peu de temps que les deux autres. Le ménétrier se mit à racler les cordes de son instrument, et la danse commença. Les jeunes filles frappaient et remuaient leurs pieds à peu près comme les garçons. Bientôt quatre ou cinq d’entre elles quittèrent la danse et allèrent s’asseoir dans un coin, en faisant la moue. Mon compagnon m’expliqua que ces demoiselles étaient un peu collet monté, depuis qu’elles avaient été au bal deux ou trois fois à la ville de Newbern, où l’on avait une autre tenue, et où l’on ne trouvait pas convenable pour une jeune fille de frapper le sol avec ses talons, etc., etc.

Combien de temps le bal dura-t-il, c’est ce que je ne saurais dire ; car la perspective d’une longue course pour le lendemain me décida à me retirer de bonne heure au magasin ; mon sommeil fut interrompu par un bon vieux couple qui venait m’inviter à prendre le thé à une heure et demie du matin. Ne voulant pas blesser les sentiments de ces excellentes personnes, je répondis à l’appel in propria persona, et je m’aperçus que c’était la mère de la fiancée no 1 qui m’adressait cette invitation. Une table bien garnie occupait le milieu de la chambre où quelques heures auparavant le plancher menaçait de s’effondrer sous le poids de la foule curieuse, et là, assis, comme je l’ai déjà décrit, étaient le fiancé et la fiancée, indifférents sans doute au changement de scène, tandis que la mère de la mariée, en se balançant dans son fauteuil, disait d’un ton dolent : « Oh ! John, si vous aviez épousé l’autre, j’aurais été vite consolée, mais celle-ci faisait le bonheur de ma vie ! »

À la pointe du jour, le canot entra dans le Sound, ensuivant la côte occidentale, qui était égayée par le brillant soleil du jour de la naissance de Notre-Seigneur. A midi, sans y faire attention, j’avais franchi l’embouchure de la passe qui sépare l’île Harker de la grande terre, et je côtoyai l’île qui est près du Fort-Macon, dans l’intérieur de l’angle formé par le cap Lookout. Je vis qu’il m’était impossible d’arriver ce jour-là à Newbern, via Morehead, et j’amarrai le canot à l’extrémité de l’île Harker ; je déjeunai là à deux heures, suivant la coutume fashionable, entouré d’hommes, de femmes et d’enfants ; ma manière de cuire mes conserves et de faire du bouillon de bœuf en aussi peu de temps, non moins que le canot de papier, inspiraient aux insulaires une grande admiration. Ils étaient d’abord un peu intimidés devant cette apparition, — qui semblait être tombée d’une façon merveilleuse sur leur rivage, — et ils la contemplaient avec des yeux brillants de curiosité. J’expliquai ensuite à ces gens les différents moyens d’utiliser le papier, même pour payer les dettes colossales des nations. Peu à peu mon auditoire devint très-sympathique, et je fus invité au dîner du Christmas dans leur cabane, au milieu des bouquets d’arbres, près du rivage, et l’on me pressa de retarder mon départ jusqu’au soir. Nous prîmes cependant congé les uns des autres, eux m’aidant à lancer mon bateau, et moi les remerciant de leur obligeance ; ils m’envoyèrent un joyeux adieu quand je mis le cap sur Beaufort, devant lequel je passai dans l’après-midi, sans autre incident.

A trois milles plus au sud, se trouve la jetée du chemin de fer de la ville de Morehead, dans le Bogue-Sound ; arrivé là, une foule empressée vint prendre mon canot pour le porter à l’hôtel. Je reçus bientôt un télégramme du directeur du chemin de fer de Newbern, qui m’offrait un passage gratuit par le premier train du lendemain.

Je crains d’abuser de la patience du lecteur qui a bien voulu me suivre depuis les régions glacées du Saint-Laurent jusqu’ici ; mais, n’était la crainte qu’il me fausse compagnie, je me donnerais le plaisir de lui racconter en détail comment j’ai passé une semaine à Newbern ; comment on venait, même de l’intérieur, pour voir le canot de papier ; comment, doutant de ma véracité, des gens se cachaient sournoisement pour le gratter avec la lame de leur couteau, ne tenant pas compte qu’il avait encore à naviguer dans beaucoup de passes dangereuses, et que son propriétaire devait naturellement préférer qu’il restât solide et étanche, plutôt que lardé de coups de couteau. Les vieillards eux-mêmes n’étaient pas moins enthousiastes, et lorsque je venais à m’éloigner de mon petit bateau, une ambition insurmontable s’emparait d’eux ; au risque de le détruire, ils montaient dans la frêle coquille, qui était déposée sur le plancher. Je ne pus faire comprendre à un habitant de Newbern que lorsque le bateau était dans l’eau, il reposait sur toute sa coque, mais que, hors de l’eau, il n’avait plus pour support qu’un étroit petit morceau de bois.

« Par saint Georges, disait ce gros personnage a l’oreille d’un de ses amis, j’ai dit à ma femme que je monterais dans ce canot, quand même je devrais lu1 faire des avaries.

— Et, ami, qu’a dit la dame ?

— Oh ! elle m’a dit : Ne faites pas de folies, Fatness, ou votre ambition pourra faire parler de vous dans les journaux. » Et là-dessus il partit d’un grand éclat de rire.

Pendant mon séjour à Newbern, le juge West et son frère organisèrent une grande chasse ; le chemin de fer nous transporta à un lieu inhabité, situé à dix-huit milles de là, où l’on trouve en abondance des cerfs et des oiseaux sauvages. Nous passâmes toute la nuit à chasser les blaireaux. La chasse aux renards et aux cerfs prit toute la journée. Au milieu de ces agréables passe-temps, j’abandonnai l’étude pratique de la géographie, qui me sembla pour la première fois quelque peu ennuyeuse, car, grâce à la bonne volonté des habitants de Newbern à me rappeler aux charmes de la société civilisée, j’étais fort en train de me démoraliser, en tant que géographe voyageur.

Pouvais-je, après avoir goûté tant d’aimables distractions, me résoudre à retourner à mes avirons avec un seul repas par jour, et un lunch de biscuits secs ; à ne dormir que sur le plancher d’une cabane de pêcheur où les moustiques et bien d’autres contrariétés m’attendaient ? M’étant rendu compte de la situation, je m’arrachai à l’hospitalité de mes nouveaux amis, et je repris la route de Morehcad, où j’arrivai le mardi 5 janvier, pour descendre le petit Sound, appelé Bogue, dans la direction du cap Fear.

À la brune, je découvris sur le rivage une cabane de gazon élevée sur la plantation du docteur Emmett, et qui avait été abandonnée par quelque pêcheur. Elle me servit de refuge pour la nuit, bien que les combats et les aboiements d’une bande de chiens qui voulaient entrer par la porte ébranlée sur ses gonds, ne contribuassent pas beaucoup à mon repos.

Les cours d’eau par lesquels je devais passer devenaient très-difficiles et compliqués à mesure que j’avançais au sud. Je laissai derrière moi les eaux ouvertes du Sound, et j’entrai dans un labyrinthe de petits ruisseaux et de lagunes qui formaient un véritable réseau dans les marais, entre les dunes sablonneuses des îles et la grande terre. La carte du Core-Sound des ingénieurs hydrographes des États-Unis n’allait pas au delà du cap Lookout, et il n’y en avait par conséquent aucune pour me montrer la route de Masonboro. Je devais donc voyager maintenant d’après les renseignements locaux, qui sont des guides peu sûrs.

Par une pluie froide, le canot arriva au village de Swansboro, où M. Mac Lain, principal personnage du lieu, vint me prendre dans mon campement temporaire pour m’emmener à sa confortable habitation, située près de la distillerie de térébenthine.

Dans un rayon de dix milles, à l’entrée de Swansboro, il y a vingt pêcheries de mulets, lesquelles emploient chacune de quinze à dix-huit hommes. Les œufs des mulets sont salés et séchés, puis expédiés à Wilgmington et à Cincinnati. Les oiseaux sauvages abondent à Swansboro, et la chasse est très-giboyeuse ; les pêcheurs prétendent avoir vu des troupes de canards, longues de sept milles, sur les eaux du Bogue-Sound.

À l’état à peu près sauvage, les poneys des marais paissent sur la plage, avec les cerfs et les bestiaux. Ils traversent les marais au printemps, et passent à la nage de la grande terre sur la grève, où ils restent à pâturer jusqu’à l’hiver ; alors ils se rassemblent par petites troupes, et, guidés par l’instinct, ils retournent aux bois des hautes terres. En quatre jours de chasse, MM. Weeks et Taylor avaient abattu vingt cerfs en remontant la rivière White-Oak. Le capitaine Heady m’apprit que les canards et les oies qu’il tuait en un hiver lui fournissaient cent livres de plumes de premier choix. La description qu’il me fit de la passe du Bogue n’était pas de nature à me donner de grandes espérances pour la prospérité future du pays ; on en peut dire autant de toutes les passes qui existent entre le Bogue et le cap Fear.

La pluie me tint renfermé jusqu’au vendredi 7 février, jour où je descendis la rivière White-Oak jusqu’au Bogue, d’où j’atteignis la passe Bear. La route que j’avais à prendre alors suivait des rivières passant au milieu des marais jusqu’à Stand-Back, près de la grande terre, ou se rencontrent les courants de marées des deux passes. Au milieu de ces eaux peu profondes, je traversais des ruisseaux sinueux, encombrés de vase, d’où se projetaient des bancs d’huîtres dont les coquilles aiguës égratignaient la quille de mon canot.

En sortant des marais, la passe New-River me conduisit au milieu des nappes d’eau qui s’étendent jusqu’à la grande terre, où l’on trouve la plantation de coton du docteur Ward. Elle occupe une superficie considérable de terre cultivée au milieu de ce pays désert. On compte presque deux milles de cette propriété à la passe. Les bas-fonds situés entre les îles marécageuses du New-River sont couverts de bancs d’huîtres que le canot frôlait quand je traversai l’étroite entrée du Stump-Sound. En tournant une pointe de terre, je vis, dans un bouquet d’arbres, bien à couvert, la cabane d’un pêcheur d’huîtres, le capitaine Risley-Lewis, qui m’informa que son habitation était la seule qu’on pût trouver dans le voisinage, et il m’invita à devenir son hôte. Le lendemain mit ma patience et mes muscles à une rude épreuve. La quantité de chenaux étroits qui, comme une toile d’araignée, s’étendent dans les marais et forment çà et là de nombreuses petites lagunes, rendait ma navigation des plus difficiles. Je me perdis à diverses reprises, et mon canot monta encore sur des bancs d’huîtres dans des eaux peu profondes, dont les fonds vaseux n’auraient pas pu supporter le poids de ma personne si j’avais essayé de sauter par-dessus le bord pour alléger la petite embarcation.

Je traversai le lac Alligator, large de deux milles, sans apercevoir un seul alligator. Le voyageur qui fait la route du sud commence seulement à rencontrer ces reptiles près du Neuse-River, par la latitude du Pamplico-Sound. Pendant les mois d’hiver, ils se cachent dans les fonds vaseux des ruisseaux et des lagunes. Tous les noirs et tous les blancs du Sud disent que lorsque l’on prend ces grands sauriens dans leur retraite d’hiver, il n’est pas rare de trouver dans leur estomac un tronc de sapin ; mais ils ne sauraient expliquer pourquoi le monstre l’a avalé.

Sur une étendue de douze milles de sinueux détours, je n’aperçus qu’un seul indice de la présence de l’homme, c’était une petite case située au pied d’une colline, près du lac Alligator. Cette maison et les défrichements qui l’entouraient, couverts de meules de grains, produit de la dernière récolte, offraient un charmant coup d’œil au canotier solitaire. Toute cette région porte le nom de Stump-Sound, y compris une nappe d’eau étroite qui ressemblait beaucoup à un lac, où j’entrai peu de temps après être sorti du lac Alligator. La passe Stump s’était formée dix-huit mois avant ma visite, et le Sound et ses tributaires ne recevaient plus les eaux de la marée que par la passe New-Topsail.

Peu de temps après avoir quitté le Stump-Sound, j’allai chercher, par une soirée froide et pluvieuse, un gîte sous un vieux hangar où sont remisés les bateaux, au débarcadère de Top-Sail. Pendant que je préparais mon campement pour la nuit, le fils du propriétaire de la plantation découvrit une merveille de laquelle il n’avait pas encore entendu parler, — un canot de papier échoué sur le sable de la grève ! Excité par la curiosité et la satisfaction, il me conduisit, ma pagaie en main, par une avenue de grands arbres, jusqu’à une colline couronnée par une belle maison. C’était l’habitation de sa famille ; il me quitta dès que nous fûmes sous la véranda, et se précipita dans le salon en criant : « C’est un marin qui arrive du Nord dans un canot en papier. »

Cette nouvelle mit tout le monde en gaieté : « Impossible ! Un canot fait de papier ! Quelle absurdité ! » Le garçon néanmoins ne se laissa pas trop interloquer.

« Il est de papier, vous dis-je, car je l’ai tâté et gratté avec mes ongles, reprit-il vivement.

— Vous n’avez pas le sens commun, mon garçon ; jamais un bateau de papier ne pourrait passer dans les Sounds où il serait hâché, comme chair à pâté, sur les bancs d’huîtres. Et le marin qui le monte, est-il aussi de papier comme son canot ?

— Ma mère, je vous ai dit la vérité. Ah ! mais j’oubliais que le marin est là, sur les marches du perron, où je l’ai laissé. »

Un instant après, toute la famille sortait sous la véranda. Voyant mon embarras, ils essayèrent, en personnes bien élevées, de modérer leur gaieté, tandis que de mon côté je leur expliquais comment le jeune homme s’était emparé de ma personne, et comment j’allais retourner tout de suite à mon campement. Mais tout le monde s’y opposa, et la charmante femme du planteur me tendit la main, en disant : « Non, monsieur, vous ne pouvez pas retourner au sol humide de votre bivouac : vous êtes chez nous ; et bien que pendant la guerre les maraudeurs des armées nous aient dévalisés, vous ne pouvez pas refuser de partager avec nous le peu qui nous est resté. » Cette dame et ses deux filles, qui avaient hérité de la beauté et de la grâce de leur mère, firent tout ce qu’elles purent pour me bien recevoir.

Le dimanche fut le jour le plus froid de la saison ; la famille, dont j’étais si heureux d’être l’hôte, fit une course de sept milles dans les bois, les uns en voiture, les autres à cheval, jusqu’à la petite église qui s’élevait au milieu d’une épaisse forêt de pins.

Le lendemain, le temps devint mauvais, et le grésil gela sur les arbres, revêtant leurs branches et leurs bourgeons d’une couche de glace. Mon hôte, M. Mac Millan, eut l’obligeance de m’inviter à prolonger mon séjour chez lui, ce que j’acceptai avec bonheur ; j’appris qu’il s’occupait surtout de la culture des noix d’Amérique.

Dans la matinée du mercredi, le temps s’éclaircit par intervalles, et le givre qui couvrait les arbres cédait aux douces influences d’un vent du sud.

Toute la famille de M. Mac Millan alla se grouper sur le débarcadère pour me voir partir, et les aimables dames placèrent dans ma cambuse plusieurs friandises qu’elles avaient confectionnées elles-mêmes. À peine avais-je fait un demi-mille, que j’eus le désir de jeter un regard sur la côte, où ceux qui il y avait seulement quatre jours étaient pour moi des étrangers m’adressaient des adieux d’amis. Ils avaient été dépouillés de leur fortune, bien que le bon et vénérable planteur n’eût jamais levé la main contre le gouvernement de ses pères. Cette famille, comme des milliers de gens du Sud, payait pour le mal que d’autres avaient fait. Quoique les sentiments politiques de ce gentleman différassent de ceux de l’étranger du Massachusetts, leurs rapports sociaux n’eurent pas à en souffrir, et les opinions de mon hôte ne l’empêchèrent pas de prouver une fois de plus la générosité des gens du Sud. J’étais venu à lui comme un voyageur en quête de la vérité, avec des intentions honnêtes ; dans ces conditions, l’homme du Nord n’a pas besoin de chercher des lettres d’introduction auprès de neuf sur dix des citoyens qui forment les quinze anciens États à esclaves, lesquels couvrent une superficie de huit cent quatre-vingt mille milles carrés, et où des millions de créatures humaines désirent jouir des privilèges que la Constitution des États-Unis garantit à tous les États situés au nord de la ligne de démarcation Mason et Dixon.

Du débarcadère Sloop, sur la plantation de mes nouveaux amis, jusqu’à la passe New-Topsail, j’avais cinq bons milles à faire à la rame. Les navires d’un tirant d’eau de huit pieds, en venant de la pleine mer, avec la marée haute, peuvent y mouiller. La mer entrait par cette passe, vraie porte de l’Océan, lorsque mon canot la traversa pour prendre à travers les marais le chenal le plus rapproché qui la réunit presque directement avec la passe Old-Topsail, où l’on ne trouve qu’un entourage monotone de sables et de marais.

La première brèche ouverte était à cette heure soumise à un courant de jusant violent. De ce point, je suivis les chenaux jusqu’à la grande terre, pour arriver le soir à la plantation Emma-Mickson. Les ruisseaux devenaient moins profonds, et près de la barre où les marées des passes se rencontraient, il y avait si peu d’eau, et tant de bancs d’huîtres, que, sans cartes, la route était de plus en plus difficile à trouver. Jusqu’au cap Fear, la distance est de trente milles, et de vingt milles jusqu’au New-Inlet. De la plantation au New-Inlet, les lagunes intérieures et leurs marais portent les noms de Middle-Sound, Masonboro-Sound et Myrtle-Sound. Depuis la côte du cap Fear, en descendant pendant quatre-vingts milles jusqu’à Georgetown ( Caroline du Sud), on trouve plusieurs petites passes, mais il n’y a pas sur toute cette distance d’eaux intérieures parallèles à la côte, qui puissent être utilisées par le canotier pour côtoyer le littoral ; il me fallut donc aller plus avant dans les terres, chercher un cours d’eau qui pût me conduire à la baie Winyah. C’est la première entrée par laquelle on pénètre dans le système des ruisseaux et des canaux au sud du cap Fear.

Les arbres de la plantation Nickson cachaient à ma vue la maison du propriétaire ; mais au moment où je balais mon canot sur la côte, un troupeau de porcs vint au-devant de moi avec d’aimables grognements, comme si les sentiments hospitaliers de leur maître se fussent inoculés à toute la troupe, et la nuit se faisant de plus en plus noire, ils me servirent de guides jusqu’à la porte du planteur, où le capitaine Mosely, qui avait fait partie de l’année confédérée, me reçut avec une cordialité toute militaire. « La guerre est finie, me dit-il, et tout homme du Nord est le bienvenu pour partager ce qui m’est reste. » Jusqu’à minuit, cet officier intelligent me raconta une multitude d’anecdotes du temps de la guerre, et les dangers auxquels il avait échappé comme par miracle, etc., etc. Son empressement à empiler des morceaux de bois dans la cheminée transformée en véritable fournaise interrompait seule la conversation. Il m’apprit, entre autres choses, que le capitaine Maffitt, de la marine confédérée, demeurait à Masonboro, sur le Sound, et que si j’allais le voir il me fournirait, en sa qualité d’ancien officier des ingénieurs hydrographes, un grand nombre de renseignements géographiques précieux et intéressants. Cette agréable conversation ne se termina que lorsque la femme de mon hôte nous avertit très-gracieusement qu’il était fort tard. Avec un souhait de bonne nuit à mon hôte, et un regret d’adieu à la mer, je me préparai au voyage du lendemain.