En famille/Chapitre XVI

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Flammarion (p. 191-202).

XVI

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Au moment où sortant de l’oseraie elle arrivait dans le chemin, un gros sifflet fit entendre sa voix rauque et puissante au-dessus de l’usine, et presque aussitôt d’autres sifflets lui répondirent à des distances plus ou moins éloignées, par des coups également rythmés.

Elle comprit que c’était le signal d’appel des ouvriers qui partait de Maraucourt, et se répétait de villages en villages, Saint-Pipoy, Hercheux, Bacourt, Flexelles dans toutes les usines Paindavoine, annonçant à leur maître que partout en même temps on était prêt pour le travail.

Alors, craignant d’être en retard, elle hâta le pas, et en entrant dans le village elle trouva toutes les maisons ouvertes ; sur les seuils, des ouvriers mangeaient leur soupe, debout, accotés au chambranle de la porte ; dans les cabarets d’autres buvaient, dans les cours, d’autres se débarbouillaient à la pompe ; mais personne ne se dirigeait vers l’usine, ce qui signifiait assurément qu’il n’était pas encore l’heure d’entrer aux ateliers, et que, par conséquent, elle n’avait pas à se presser.

Mais trois petits coups qui sonnèrent à l’horloge, et qui furent aussitôt suivis d’un sifflement plus fort, plus bruyant que les précédents firent instantanément succéder le mouvement à cette tranquillité : des maisons, des cours, des cabarets, de partout sortit une foule compacte qui emplit la rue comme l’eût fait une fourmilière, et cette troupe d’hommes, de femmes, d’enfants se dirigea vers l’usine ; les uns fumant leur pipe à toute vapeur ; les autres mâchant une croûte hâtivement en s’étouffant ; le plus grand nombre bavardant bruyamment : à chaque instant des groupes débouchaient des ruelles latérales et se mêlaient à ce flot noir qu’ils grossissaient sans le ralentir.

Dans une poussée de nouveaux arrivants Perrine aperçut Rosalie en compagnie de la Noyelle, et en se faufilant elle les rejoignit :

« Où donc que vous étiez ? demanda Rosalie surprise.

— Je me suis levée de bonne heure, pour me promener un peu.

— Ah ! bon. Je vous ai cherchée.

— Je vous remercie bien ; mais il ne faut jamais me chercher, je suis matineuse. »

On arrivait à l’entrée des ateliers, et le flot s’engouffrait dans l’usine sous l’œil d’un homme grand, maigre, qui se tenait à une certaine distance de la grille, les mains dans les poches de son veston, le chapeau de paille rejeté en arrière, mais la tête un peu penchée en avant, le regard attentif,


de façon que personne ne défilât devant lui sans qu’il le vît.

« Le Mince », dit Rosalie d’une voix sifflée.

Mais Perrine n’avait pas besoin de ce mot ; avant qu’il lui fût jeté, elle avait deviné dans cet homme le directeur Talouel.

« Est-ce qu’il faut que j’entre avec vous ? demanda Perrine.

— Bien sûr. »

Pour elle, le moment était décisif, mais elle se raidit contre son émotion : pourquoi ne voudrait-il pas d’elle puisqu’on acceptait tout le monde ?

Quand elles arrivèrent devant lui, Rosalie dit à Perrine de la suivre et, sortant de la foule, elle s’approcha sans paraître intimidée :

« M’sieu le directeur, dit-elle, c’est une camarade qui voudrait travailler. »

Talouel jeta un rapide coup d’œil sur cette camarade :

« Dans un moment nous verrons », répondit-il.

Et Rosalie, qui savait ce qu’il convenait de faire, se plaça à l’écart avec Perrine.

À ce moment un brouhaha se produisit à la grille et les ouvriers s’écartèrent avec empressement, laissant le passage libre au phaéton de M. Vulfran, conduit par le même jeune homme que la veille : bien que tout le monde sût qu’il ne pouvait pas voir, toutes les têtes d’hommes se découvrirent devant lui, tandis que les femmes saluaient d’une courte révérence.

« Vous voyez qu’il n’arrive pas le dernier », dit Rosalie.

Le directeur fit quelques pas pressés au-devant du phaéton :

« Monsieur Vulfran, je vous présente mon respect, dit-il le chapeau à la main.

— Bonjour, Talouel. »

Perrine suivit des yeux la voiture qui continuait son chemin, et quand elle les ramena sur la grille, elle vit successivement passer les employés qu’elle connaissait déjà : Fabry l’ingénieur, Bendit, Mombleux et d’autres que Rosalie lui nomma.

Cependant la cohue s’était éclaircie, et maintenant ceux qui arrivaient couraient, car l’heure allait sonner.

« Je crois bien que les jeunes vont être en retard », dit Rosalie à mi-voix.

L’horloge sonna, il y eut une dernière poussée, puis quelques retardataires parurent à la queue leu leu, essoufflés, et la rue se trouva vide ; cependant Talouel ne quitta pas sa place et, les mains dans les poches, il continua à regarder au loin, la tête haute.

Quelques minutes s’écoulèrent, puis apparut un grand jeune homme qui n’était pas un ouvrier, mais bien un monsieur, beaucoup plus monsieur même par ses manières et sa tenue soignée que l’ingénieur et les employés ; tout en marchant à pas hâtés il nouait sa cravate, ce qu’il n’avait pas eu le temps de faire évidemment.

Quand il arriva devant le directeur, celui-ci ôta son chapeau comme il l’avait fait pour M. Vulfran, mais Perrine remarqua que les deux saluts ne se ressemblaient en rien.

« Monsieur Théodore, je vous présente mon respect », dit Talouel.

Mais bien que cette phrase fût formée des mêmes mots que celle qu’il avait adressée à M. Vulfran, elle ne disait pas du tout la même chose, cela était évident aussi.

« Bonjour, Talouel. Est-ce que mon oncle est arrivé ?

— Mon Dieu oui, monsieur Théodore, il y a bien cinq minutes.

— Ah !

— Vous n’êtes pas le dernier ; c’est M. Casimir qui aujourd’hui est en retard, bien que comme vous il n’ait pas été à Paris ; mais je l’aperçois là-bas. »

Tandis que Théodore se dirigeait vers les bureaux, Casimir avançait rapidement.

Celui-là ne ressemblait en rien à son cousin, pas plus dans sa personne que dans sa tenue ; petit, raide, sec ; quand il passa devant le directeur, cette raideur se précisa dans la courte inclinaison de tête qu’il lui adressa sans un seul mot.

Les mains toujours dans les poches de son veston, Talouel lui présenta aussi son respect, et ce fut seulement quand il eut disparu qu’il se tourna vers Rosalie :

« Qu’est-ce qu’elle sait faire ta camarade ? »

Perrine répondit elle-même à cette question :

« Je n’ai pas encore travaillé dans les usines », dit-elle d’une voix qu’elle s’efforça d’affermir.

Talouel l’enveloppa d’un rapide coup d’œil, puis s’adressant à Rosalie :

« Dis de ma part à Oneux de la mettre aux wagonets, et ouste ! plus vite que ça.

— Qu’est-ce que c’est que les wagonets ? » demanda Perrine en suivant Rosalie à travers les vastes cours qui séparaient les ateliers les uns des autres. Serait-elle en état d’accomplir ce travail, en aurait-elle la force, l’intelligence ? fallait-il un apprentissage ? toutes questions terribles pour elle, et qui l’angoissaient d’autant plus que maintenant qu’elle se voyait admise dans l’usine, elle sentait qu’il dépendait d’elle de s’y maintenir.

« N’ayez donc pas peur, répondit Rosalie qui avait compris son émotion ; rien n’est plus facile. »

Perrine devina le sens de ces paroles plutôt qu’elle ne les entendit ; car, depuis quelques instants déjà, les machines, les métiers s’étaient mis en marche dans l’usine, morte lorsqu’elle y était entrée, et maintenant un formidable mugissement, dans lequel se confondaient mille bruits divers, emplissait les cours ; aux ateliers, les métiers à tisser battaient, les navettes couraient, les broches, les bobines tournaient, tandis que dehors, les arbres de transmission, les roues, les courroies, les volants, ajoutaient le vertige des oreilles à celui des yeux.

« Voulez-vous parler plus fort ? dit Perrine, je ne vous entends pas.

— L’habitude vous viendra, cria Rosalie, je vous disais que ce n’est pas difficile ; il n’y a qu’à charger les cannettes sur les wagonets ; savez-vous ce que c’est qu’un wagonet ?

— Un petit wagon, je pense.

— Justement, et quand le wagonet est plein, à le pousser jusqu’au tissage où on le décharge ; un bon coup au départ, et ça roule tout seul.

— Et une cannette, qu’est-ce que c’est au juste ?

— Vous ne savez pas ce que c’est qu’une cannette ? oh ! Puisque je vous ai dit hier que les cannetières étaient des machines à préparer le fil pour les navettes ; vous devez bien voir ce que c’est.

— Pas trop. »

Rosalie la regarda, se demandant évidemment si elle était stupide ; puis elle continua :

« Enfin, c’est des broches enfoncées dans des godets, sur lesquelles s’enroule le fil ; quand elles sont pleines, on les retire du godet, on en charge les wagonets qui roulent sur un petit chemin de fer, et on les mène aux ateliers de tissage ; ça fait une promenade ; j’ai commencé par là ; maintenant je suis aux cannettes. »

Elles avaient traversé un dédale de cours, sans que Perrine, attentive à ces paroles, pour elles si pleines d’intérêt, pût arrêter ses yeux sur ce qu’elle voyait autour d’elle, quand Rosalie lui désigna de la main une ligne de bâtiments neufs, à un étage, sans fenêtres, mais éclairés à l’exposition du nord par des châssis vitrés qui formaient la moitié du toit.

« C’est là », dit-elle.

Et aussitôt ayant ouvert une porte, elle introduisit Perrine dans une longue salle, où la valse vertigineuse de milliers de broches en mouvement produisait un vacarme assourdissant.

Cependant, malgré le tapage, elles entendirent une voix d’homme qui criait :

« Te voilà, rôdeuse !

— Qui, rôdeuse ? qui rôdeuse ? s’écria Rosalie, ce n’est pas moi, entendez-vous, père la Quille ?

— D’où viens-tu ?

— C’est l’Mince qui m’a dit de vous amener cette jeune fille pour que vous la mettiez aux wagonets. »

Celui qui leur avait adressé cet aimable salut était un vieil ouvrier à jambe de bois, estropié une dizaine d’années auparavant dans l’usine, d’où son nom de la Quille. Pour ses invalides, on l’avait mis surveillant aux cannetières, et il faisait marcher les enfants placés sous ses ordres, rondement, rudement, toujours grondant, bougonnant, criant, jurant, car le travail de ces machines est assez pénible, demandant autant d’attention de l’œil que de prestesse de la main pour enlever les cannettes pleines, les remplacer par d’autres vides, rattacher les fils cassés, et il était convaincu que s’il ne jurait pas et ne criait pas continuellement, en appuyant chaque juron d’un vigoureux coup du pilon de sa jambe de bois appliqué sur le plancher, il verrait ses broches arrêtées, ce qui pour lui était intolérable. Mais comme, au fond, il était bon homme, on ne l’écoutait guère, et, d’ailleurs, une partie de ses paroles se perdait dans le tapage des machines.

« Avec tout ça, tes broches sont arrêtées ! cria-t-il à Rosalie en la menaçant du poing.

— C’est-y ma faute ?

— Mets-toi au travail pus vite que ça. »

Puis, s’adressant à Perrine :

« Comment t’appelles-tu ? »

Comme elle ne voulait pas donner son nom, cette demande qu’elle aurait dû prévoir, puisque la veille Rosalie la lui avait posée, la surprit, et elle resta interloquée.

Il crut qu’elle n’avait pas entendu et, se penchant vers elle, il cria en frappant un coup de pilon sur le plancher :

« Je te demande ton nom. »

Elle avait eu le temps de se remettre et de se rappeler celui qu’elle avait déjà donné :

« Aurélie, dit-elle.

— Aurélie qui ?

— C’est tout.

— Bon ; viens avec moi. »

Il la conduisit devant un wagonet garé dans un coin, et lui répéta les explications de Rosalie, s’arrêtant à chaque mot pour crier :

« Comprends-tu ? »

À quoi elle répondait d’un signe de tête affirmatif.

Et de fait son travail était si simple qu’il eût fallu qu’elle fût stupide pour ne pas pouvoir s’en acquitter ; et, comme elle y apportait toute son attention, tout son bon vouloir, le père la Quille, jusqu’à la sortie, ne cria pas plus d’une douzaine de fois après elle, et encore plutôt pour l’avertir que pour la gronder :

« Ne t’amuse pas en chemin. »

S’amuser, elle n’y pensait pas, mais au moins, tout en poussant son wagonet d’un bon pas régulier, sans s’arrêter, pouvait-elle regarder ce qui se passait dans les différents quartiers qu’elle traversait, et voir ce qui lui avait échappé pendant qu’elle écoutait les explications de Rosalie ? Un coup d’épaule pour mettre son chariot en marche, un coup de reins pour le retenir lorsque se présentait un encombrement, et c’était tout ; ses yeux, comme ses idées, avaient pleine liberté de courir comme elle voulait.

À la sortie, tandis que chacun se hâtait pour rentrer chez soi, elle alla chez le boulanger et se fit couper une demi-livre de pain qu’elle mangea en flânant par les rues, et en humant la bonne odeur de soupe qui sortait des portes ouvertes devant lesquelles elle passait, lentement quand c’était une soupe qu’elle aimait, plus vite quand c’en était une qui la laissait indifférente. Pour sa faim, une demi-livre de pain était mince, aussi disparut-elle vite ; mais peu importait, depuis le temps qu’elle était habituée à imposer silence à son appétit, elle ne s’en portait pas plus mal : il n’y a que les gens habitués à trop manger qui s’imaginent qu’on ne peut pas rester sur sa faim ; de même, il n’y a que ceux qui ont toujours eu leurs aises, pour croire qu’on ne peut pas boire à sa soif, dans le creux de sa main, au courant d’une claire rivière.