En famille/Chapitre XVII
XVII
Bien avant l’heure de la rentrée aux ateliers, elle se trouva à la grille des shèdes, et à l’ombre d’un pilier, assise sur une borne, elle attendit le sifflet d’appel, en regardant des garçons et des filles de son âge arrivés comme elle en avance, jouer à courir ou à sauter, mais sans oser se mêler à leurs jeux, malgré l’envie qu’elle en avait.
Quand Rosalie arriva elle rentra avec elle et reprit son travail, activé comme dans la matinée par les cris et les coups de pilon de la Quille, mais mieux justifiés que dans la matinée, car à la longue la fatigue, à mesure que la journée avançait, se faisait plus lourdement sentir. Se baisser, se relever pour charger et décharger le wagonet, lui donner un coup d’épaule pour le démarrer, un coup de reins pour le retenir, le pousser, l’arrêter qui n’était qu’un jeu en commençant ; répété, continué sans relâche, devenait un travail, et avec les heures, les dernières surtout, une lassitude qu’elle n’avait jamais connue, même dans ses plus dures journées de marche, avait pesé sur elle.
« Ne lambine donc pas comme ça ! » criait la Quille.
Secouée par le coup de pilon qui accompagnait ce rappel, elle allongeait le pas comme un cheval sous un coup de fouet, mais pour le ralentir aussitôt qu’elle se voyait hors de sa portée. Et maintenant tout à sa besogne, qui l’engourdissait, elle n’avait plus de curiosité et d’attention que pour compter les sonneries de l’horloge, les quarts, la demie, l’heure, se demandant quand la journée finirait et si elle pourrait aller jusqu’au bout.
Quand cette question l’angoissait, elle s’indignait et se dépitait de sa faiblesse. Ne pouvait-elle pas faire ce que faisaient les autres qui n’étant ni plus âgées, ni plus fortes qu’elle, s’acquittaient de leur travail sans paraître en souffrir ; et cependant elle se rendait bien compte que ce travail était plus dur que le sien, demandait plus d’application d’esprit, plus de dépense d’agilité. Que fût-elle devenue si, au lieu de la mettre aux wagonets, on l’avait tout de suite employée aux cannettes ? Elle ne se rassurait qu’en se disant que c’était l’habitude qui lui manquait, et qu’avec du courage, de la volonté, de la persévérance, cette accoutumance lui viendrait ; pour cela comme pour tout, il n’y avait qu’à
vouloir, et elle voulait, elle voudrait. Qu’elle ne faiblît pas tout à fait ce premier jour, et le second serait moins pénible, moins le troisième que le second.
Elle raisonnait ainsi en poussant ou en chargeant son wagonet, et aussi en regardant ses camarades travailler avec cette agilité qu’elle leur enviait, lorsque tout à coup elle vit Rosalie qui rattachait un fil, tomber à côté de sa voisine : un grand cri éclata, en même temps tout s’arrêta ; et au tapage des machines, aux ronflements, aux vibrations, aux trépidations du sol, des murs et du vitrage succéda un silence de mort, coupé d’une plainte enfantine :
« Oh ! la ! la ! »
Garçons, filles, tout le monde s’était précipité ; elle fit comme les autres malgré les cris de la Quille qui hurlait :
« Tonnerre ! mes broches arrêtées. »
Déjà Rosalie avait été relevée ; on s’empressait autour d’elle, l’étouffant.
« Qu’est-ce qu’elle a ? »
Elle-même répondit :
« La main écrasée. »
Son visage était pâle, ses lèvres décolorées tremblaient, et des gouttes de sang tombaient de sa main blessée sur le plancher.
Mais, vérification faite, il se trouva qu’elle n’avait que deux doigts blessés, et peut-être même un seul écrasé ou fortement meurtri.
Alors la Quille, qui avait eu un premier mouvement de compassion, entra en fureur et bouscula les camarades qui entouraient Rosalie.
« Allez-vous me fiche le camp ? V’là-t-il pas une affaire !
— C’était peut-être pas une affaire quand vous avez eu la quille écrasée », murmura une voix.
Il chercha qui avait osé lâcher cette réflexion irrespectueuse, mais il lui fut impossible de trouver une certitude dans le tas. Alors il n’en cria que plus fort :
« Fichez-moi le camp ! »
Lentement on se sépara, et Perrine comme les autres allait retourner à son wagonet quand la Quille l’appela :
« Hé, la nouvelle arrivée, viens ici, toi, plus vite que ça. »
Elle revint craintivement, se demandant en quoi elle était plus coupable que toutes celles qui avaient abandonné leur travail ; mais il ne s’agissait pas de la punir.
« Tu vas conduire cette bête-là chez le directeur, dit-il.
— Pourquoi que vous m’appelez bête ? cria Rosalie, car déjà le tapage des machines avait recommencé.
— Pour t’être fait prendre la patte, donc.
— C’est-y ma faute ?
— Bien sûr que c’est ta faute, maladroite, feignante. »
Cependant il s’adoucit :
« As-tu mal ?
— Pas trop.
— Alors file. »
Elles sortirent toutes les deux, Rosalie tenant sa main blessée, la gauche, dans sa main droite.
« Voulez-vous vous appuyer sur moi ? demanda Perrine.
— Merci bien ; ce n’est pas la peine, je peux marcher.
— Alors cela ne sera rien, n’est-ce pas ?
— On ne sait pas ; ce n’est jamais le premier jour qu’on souffre, c’est plus tard.
— Comment cela vous est-il arrivé ?
— Je n’y comprends rien ; j’ai glissé.
— Vous étiez peut-être fatiguée, dit Perrine pensant à elle-même.
— C’est toujours quand on est fatigué qu’on s’estropie ; le matin on est plus souple et on fait attention. Qu’est-ce que va dire tante Zénobie ?
— Puisque ce n’est pas votre faute.
— Mère Françoise croira bien que ce n’est pas ma faute, mais tante Zénobie dira que c’est pour ne pas travailler.
— Vous la laisserez dire.
— Si vous croyez que c’est amusant d’entendre dire. »
Sur leur chemin les ouvriers qui les rencontraient les arrêtaient pour les interroger : les uns plaignaient Rosalie ; le plus grand nombre l’écoutait indifféremment, en gens qui sont habitués à ces sortes de choses et se disent que ça a toujours été ainsi ; on est blessé comme on est malade, on a de la chance ou on n’en a pas ; chacun son tour, toi aujourd’hui, moi demain ; d’autres se fâchaient :
« Quand ils nous auront tous estropiés !
— Aimes-tu mieux crever de faim ? »
Elles arrivèrent au bureau du directeur qui se trouvait au centre de l’usine, englobé dans un grand bâtiment en briques vernissées bleues et roses, où tous les autres bureaux étaient réunis ; mais tandis que ceux-là, même celui de M. Vulfran, n’avaient rien de caractéristique, celui du directeur se signalait à l’attention par une vérandah vitrée à laquelle on arrivait par un perron à double révolution.
Quand elles entrèrent sous cette vérandah, elles furent reçues par Talouel qui se promenait en long et en large comme un capitaine sur sa passerelle, les mains dans ses poches, son chapeau sur la tête.
Il paraissait furieux :
« Qu’est-ce qu’elle a encore celle-là ? » cria-t-il.
Rosalie montra sa main ensanglantée.
« Enveloppe-la donc de ton mouchoir, ta patte ! » cria-t-il.
Pendant qu’elle tirait difficilement son mouchoir, il arpentait la vérandah à grands pas ; quand elle l’eut tortillé autour de sa main, il revint se camper devant elle :
« Vide ta poche. »
Elle le regarda sans comprendre.
« Je te dis de tirer tout ce qui se trouve dans ta poche. »
Elle fit ce qu’il commandait et tira de sa poche un attirail de choses bizarres : un sifflet fait dans une noisette, des osselets, un dé, un morceau de jus de réglisse, trois sous et un petit miroir en zinc.
Il le saisit aussitôt :
« J’en étais sûr, s’écria-t-il, pendant que tu te regardais dans ton miroir un fil aura cassé, ta cannette s’est arrêtée, tu as voulu rattraper le temps perdu, et voilà.
— Je me suis pas regardée dans ma glace, dit-elle.
— Vous êtes toutes les mêmes ; avec ça que je ne vous connais pas. Et maintenant qu’est-ce que tu as ?
— Je ne sais pas ; les doigts écrasés.
— Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ?
— C’est le père la Quille qui m’envoie à vous. »
Il s’était retourné vers Perrine.
« Et toi, qu’est-ce que tu as ?
— Moi je n’ai rien, répondit-elle décontenancée par cette dureté.
— Alors ?…
— C’est la Quille qui lui a dit de m’amener à vous, acheva Rosalie.
— Ah ! il faut qu’on t’amène ; eh bien alors qu’elle te conduise chez le Dr Ruchon ; mais tu sais ! je vais faire une enquête, et si tu as fauté, gare à toi ! »
Il parlait avec des éclats de voix qui faisaient résonner les vitres de la vérandah, et qui devaient s’entendre dans tous les bureaux.
Comme elles allaient sortir elles virent arriver M. Vulfran qui marchait avec précaution en ne quittant pas de la main le mur du vestibule :
« Qu’est-ce qu’il y a, Talouel ?
— Rien, monsieur, une fille des cannetières qui s’est fait prendre la main.
— Où est-elle ?
— Me voici, monsieur Vulfran, dit Rosalie en revenant vers lui.
— N’est-ce pas la voix de la petite fille de Françoise ? dit-il.
— Oui, monsieur Vulfran, c’est moi, c’est moi Rosalie. »
Et elle se mit à pleurer, car les paroles dures lui avaient jusque-là serré le cœur et l’accent de compassion avec lequel ces quelques mots lui étaient adressés le détendait.
« Qu’est-ce que tu as, ma pauvre fille ?
— En voulant rattacher un fil j’ai glissé, je ne sais comment, ma main s’est trouvée prise, j’ai deux doigts écrasés… il me semble.
— Tu souffres beaucoup ?
— Pas trop.
— Alors pourquoi pleures-tu ?
— Parce que vous ne me bousculez pas. »
Talouel haussa les épaules.
« Tu peux marcher ? demanda M. Vulfran.
— Oh ! oui monsieur Vulfran.
— Rentre vite chez toi ; on va t’envoyer M. Ruchon. »
Et s’adressant à Talouel :
« Écrivez une fiche à M. Ruchon pour lui dire de passer tout de suite chez Françoise ; soulignez « tout de suite », ajoutez « blessure urgente. »
Il revint à Rosalie :
« Veux-tu quelqu’un pour te conduire ?
— Je vous remercie, monsieur Vulfran, j’ai une camarade.
— Va, ma fille ; dis à ta grand’mère que tu seras payée. »
C’était Perrine maintenant qui avait envie de pleurer ; mais sous le regard de Talouel elle se raidit ; ce fut seulement quand elles traversèrent les cours pour gagner la sortie qu’elle trahit son émotion :
« Il est bon M. Vulfran.
— Il le serait ben tout seul ; mais avec le Mince, il ne peut pas ; et puis il n’a pas le temps, il a d’autres affaires dans la tête.
— Enfin il a été bon pour vous. »
Rosalie se redressa :
« Oh ! moi, vous savez, je le fais penser à son fils ; alors vous comprenez, ma mère était la sœur de lait de M. Edmond.
— Il pense à son fils ?
— Il ne pense qu’à ça. »
On se mettait sur les portes pour les voir passer, le mouchoir teint de sang dont la main de Rosalie était enveloppée provoquant la curiosité ; quelques voix aussi les interrogeaient :
« T’es blessée ?
— Les doigts écrasés.
— Ah ! malheur. »
Il y avait autant de compassion que de colère dans ce cri, car ceux qui le proféraient pensaient que ce qui venait d’arriver à cette fille pouvait les frapper le lendemain ou à l’instant même dans les leurs, mari, père, enfants : tout le monde à Maraucourt ne vivait-il pas de l’usine ?
Malgré ces arrêts, elles approchaient de la maison de mère Françoise, dont déjà la barrière grise se montrait au bout du chemin.
« Vous allez entrer avec moi, dit Rosalie.
— Je veux bien.
— Ça retiendra peut-être tante Zénobie. »
Mais la présence de Perrine ne retint pas du tout la terrible tante qui, en voyant Rosalie arriver à une heure insolite, et en apercevant sa main enveloppée, poussa les hauts cris :
« Te v’là blessée, coquine ! Je parie que tu l’as fait exprès.
— Je serai payée, répliqua Rosalie rageusement.
— Tu crois ça ?
— M. Vulfran me l’a dit. »
Mais cela ne calma pas tante Zénobie qui continua de crier si fort, que mère Françoise, quittant son comptoir, vint sur le seuil ; mais ce ne fut pas par des paroles de colère qu’elle accueillit sa petite-fille : courant à elle, elle la prit dans ses bras :
« Tu es blessée ? s’écria-t-elle.
— Un peu, grand’maman, aux doigts ; ce n’est rien.
— Il faut aller chercher M. Ruchon.
— M. Vulfran l’a fait prévenir. »
Perrine se disposait à les suivre dans la maison, mais tante Zénobie se retournant sur elle l’arrêta :
« Croyez-vous que nous avons besoin de vous pour la soigner ?
— Merci », cria Rosalie.
Perrine n’avait plus qu’à retourner à l’atelier, ce qu’elle fit ; mais au moment où elle allait arriver à la grille des shèdes, un long coup de sifflet annonça la sortie.