En famille/Chapitre XVIII

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Flammarion (p. 215-222).

XVIII

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Dix fois, vingt fois pendant la journée, elle s’était demandé comment elle pourrait bien ne pas coucher dans la chambrée où elle avait failli étouffer et où elle avait si peu dormi.

Certainement elle y étoufferait tout autant la nuit suivante et elle ne dormirait pas mieux. Alors, si elle ne trouvait pas dans un bon repos à réparer l’épuisement de la fatigue du jour, qu’arriverait-il ?

C’était une question terrible dont elle pesait toutes les conséquences ; qu’elle n’eût pas la force de travailler, on la renvoyait et c’en était fini de ses espérances ; qu’elle devînt malade, on la renvoyait encore mieux, et elle n’avait personne à qui demander soins et secours : le pied d’un arbre dans un bois, c’était ce qui l’attendait, cela et rien autre chose.

Il est vrai qu’elle avait bien le droit de ne plus occuper le lit payé par elle ; mais alors où en trouverait-elle un autre, et surtout que dirait-elle à Rosalie pour expliquer d’une façon acceptable que ce qui était bon pour les autres ne l’était pas pour elle ? Comment les autres, quand elles connaîtraient ses dégoûts, la traiteraient-elles ? N’y aurait-il pas là une cause d’animosité qui pouvait la contraindre à quitter l’usine ? Ce n’était pas seulement bonne ouvrière qu’elle devait être, c’était encore ouvrière comme les autres ouvrières.

Et la journée s’était écoulée sans qu’elle osât se résoudre à prendre un parti.

Mais la blessure de Rosalie changeait la situation : maintenant que la pauvre fille allait rester au lit pendant plusieurs jours sans doute, elle ne saurait pas ce qui se passerait à la chambrée, qui y coucherait ou n’y coucherait point, et par conséquent ses questions ne seraient pas à craindre. D’autre part, comme aucune de celles qui occupaient la chambrée ne savait qui avait été leur voisine pour une nuit, elles ne s’occuperaient pas non plus de cette inconnue, qui pouvait très bien avoir pris un logement ailleurs.

Cela établi, et ce raisonnement fut vite fait, il ne restait qu’à trouver où elle irait coucher si elle abandonnait la chambrée.

Mais elle n’avait pas à chercher. Combien souvent n’avait-elle pas pensé à l’aumuche avec une convoitise ravie ! comme on serait bien là pour dormir si c’était possible ! rien à craindre de personne puisqu’elle n’était fréquentée que pendant la saison de la chasse, ainsi que le numéro du Journal d’Amiens le prouvait : un toit sur la tête, des murs chauds, une porte, et pour lit une bonne couche de fougères sèches ; sans compter le plaisir d’habiter dans une maison à soi, la réalité dans le rêve.

Et voilà que ce qui semblait irréalisable devenait tout à coup possible et facile.

Elle n’eut pas une seconde d’hésitation, et après avoir été chez le boulanger acheter la demi-livre de pain de son souper, au lieu de retourner chez mère Françoise, elle reprit le chemin qu’elle avait parcouru le matin pour venir aux ateliers.

Mais en ce moment des ouvriers qui demeuraient aux environs de Maraucourt suivaient ce chemin pour rentrer chez eux, et comme elle ne voulait point qu’ils la vissent se glisser dans le sentier de l’oseraie, elle alla s’asseoir dans le taillis qui dominait la prairie ; quand elle serait seule, elle gagnerait l’aumuche, et là bien tranquille, la porte ouverte sur l’étang, en face du soleil couchant, assurée que personne ne viendrait la déranger, elle souperait sans se presser, ce qui serait autrement agréable que d’avaler les morceaux en marchant, comme elle avait fait pour son déjeuner.

Elle était si ravie de cet arrangement qu’elle avait hâte de le mettre à exécution ; mais elle dut attendre assez longtemps, car après un passant, il en arrivait un autre, et après celui-là d’autres encore ; alors l’idée lui vint de préparer son emménagement dans l’aumuche, qui sans doute était propre et confortable, mais pouvait le devenir plus encore avec quelques soins.

Le taillis où elle était assise se trouvait en grande partie formé de maigres bouleaux sous lesquels avaient poussé des fougères ; qu’elle se fît un balai avec des brindilles de bouleau, et elle pourrait balayer son appartement ; qu’elle coupât une botte de fougères sèches et elle pourrait se faire un bon lit doux et chaud.

Oubliant la fatigue qui, pendant les dernières heures de son travail, avait si lourdement pesé sur elle, elle se mit tout de suite à l’ouvrage : promptement le balai fut réuni, lié avec un brin d’osier, emmanché d’un bâton ; non moins vite la botte de fougère fut coupée et serrée dans une hart de saule de façon à pouvoir être facilement transportée dans l’aumuche.

Pendant ce temps les derniers retardataires avaient passé dans le chemin, maintenant désert aussi loin qu’elle pouvait voir et silencieux ; le moment était donc venu de se rapprocher du sentier de l’oseraie. Ayant chargé la botte de fougère sur son dos et pris son balai à la main, elle descendit du taillis en courant, et en courant aussi traversa le chemin. Mais dans le sentier, il fallut qu’elle ralentît cette allure, car la botte de fougère s’accrochait aux branches et elle ne pouvait la faire passer qu’en se baissant à quatre pattes.

Arrivée dans l’îlot, elle commença par sortir ce qui se trouvait dans l’aumuche, c’est-à-dire le billot et la fougère, puis elle se mit à tout balayer, le plafond, les parois, le sol ; et alors, sur l’étang comme dans les roseaux, s’élevèrent des vols bruyants, des piaillements, des cris de toutes les bêtes que ce remue-ménage troublait dans leur tranquille possession de ces eaux et de ces rives où depuis longtemps ils étaient maîtres.

L’espace était si étroit qu’elle eut vite achevé son nettoyage, si consciencieusement qu’elle le fît, et elle n’eut plus qu’à rentrer le billot ainsi que la vieille fougère en la recouvrant de la sienne qui gardait encore la chaleur du soleil, ainsi que le parfum des herbes fleuries au milieu desquelles elle avait poussé.

Maintenant il était temps de souper et son estomac criait famine presque aussi fort que sur la route d’Écouen à Chantilly. Heureusement ces mauvais jours étaient passés,


et établie dans cette jolie petite île, son coucher assuré, n’ayant rien à craindre de personne, ni de la pluie, ni de l’orage, ni de quoi que ce fût, un bon morceau de pain dans sa poche, par cette belle et douce soirée, elle ne devait se rappeler ses misères que pour les comparer à l’heure présente et se fortifier dans l’espérance du lendemain.

Comme en mangeant lentement son pain, qu’elle coupait par petits morceaux de peur de l’émietter, elle ne faisait plus de bruit, la population de l’étang, rassurée, revenait à son nid pour la nuit, et à chaque instant c’étaient des vols qui rayaient l’or du couchant, ou des apparitions d’oiseaux aquatiques qui sortaient avec précaution des roseaux et nageaient doucement, le cou allongé, la tête aux écoutes pour reconnaître la position. Et comme leur réveil l’avait amusée le matin, leur coucher maintenant la charmait.

Quand elle eut achevé son pain, qui tourna court, bien qu’elle fît, à mesure qu’il diminuait, les morceaux de plus en plus petits, les eaux de l’étang, quelques instants auparavant brillantes comme un miroir, étaient devenues sombres, et le ciel avait éteint son éblouissant incendie ; dans quelques minutes la nuit descendrait sur la terre, l’heure du coucher avait sonné.

Mais avant de fermer sa porte et de s’étendre sur son lit de fougère, elle voulut prendre une dernière précaution, qui était d’enlever le pont jeté sur le fossé. Assurément elle se croyait en pleine sécurité dans l’aumuche ; personne ne viendrait la déranger, de cela elle était sûre ; et, en tout cas, on ne pourrait pas en approcher sans que les habitants de l’étang, qui avaient l’oreille fine, lui donnassent l’éveil par leurs cris ; mais enfin, tout cela n’empêchait pas que l’enlèvement du pont, s’il était possible, ne fût une bonne chose.

Et puis il n’y avait pas que la question de sécurité dans cet enlèvement, il y avait aussi celle du plaisir : est-ce que ce ne serait pas amusant de se dire qu’elle était sans aucune communication avec la terre, dans une vraie île dont elle prenait possession ? quel malheur de ne pas pouvoir hisser un drapeau sur le toit comme cela se voit dans les récits de voyages, et de tirer un coup de canon.

Vivement elle se mit à l’ouvrage, et ayant avec son manche à balai dégagé la terre qui à chaque bout entourait le tronc de saule servant de pont, elle put le tirer sur son bord.

Maintenant elle était bien chez elle, maîtresse dans son royaume, reine de son île qu’elle s’empressa de baptiser, comme font les grands voyageurs ; et pour le nom elle n’eut pas une seconde d’embarras ou d’hésitation : que pouvait-elle trouver de mieux que celui qui répondait à sa situation présente :

Good hope.

Il y avait bien déjà le cap de Bonne-Espérance ; mais on ne peut pas confondre un cap avec une île.