En flânant dans les portages/04

La bibliothèque libre.
Les Trois-Rivières : les Éditions du Bien public (p. 25-33).

Le bon silence

La moindre villette, se donnant des airs de métropole, sue du bruit par tous ses pores. Le bruit nous tyrannise, nous harcèle, nous tient en esclavage.

Dès le matin, à travers murs et fenêtres, s’introduisent, explosifs, les mille fracas de la rue. Au déjeuner, l’appel téléphonique coupe votre café, tandis que l’usine en miniature qu’est votre maison, met en branle ses machines : réfrigérateur, moulin à laver, brûleur à l’huile ; et, comme si ce n’était pas assez de tous ces échos domestiques, la radio vous hurle ceux de tout un continent, sans compter les grinçants parasites.

Il vous prend quelquefois des envies de couper tous ces fils d’aspect innocent, qui transportent, du haut de leurs laids poteaux, le fluide magique né au grondement étourdissant des dynamos, qui s’en va, des lieues plus loin, animer d’innombrables inventions plus bruyantes les unes que les autres, et prolonger, tard dans la nuit, un jour factice engendreur de tapage. Quel triomphe scientifique ! Oui, mais si la science pouvait triompher en silence et dispenser le progrès sans troubler la bonne paix de vivre !

Merci mon Dieu, merci à vous, inventeur parfait, qui avez pu mettre en branle, le soleil, la lune, les planètes, faire tourner la terre entière, sans la moindre trépidation. Prions qu’un jour, après avoir empêché ses chevaux-vapeur de hennir, le génie-civil, les domptant tout-à-fait, les empêche même de piaffer.

Nos tympans délicats, faits pour vibrer doucement aux voix de la nature, et non pour résonner comme des tambours sous le marteau de l’industrie, s’émoussent tellement, que le murmure continu des bruits familiers ne les impressionne plus guère.

Nous sommes si habitués au bruit que le silence nous étonne ; de même que l’arrêt subit, en pleine nuit, des machines d’un navire en marche, fait se réveiller en sursaut les passagers endormis.

Du bruit, encore du bruit, toujours du bruit, du bruit sur terre, du bruit dans les airs, on ne fait plus rien sans bruit, même les bonnes œuvres.

Aussi, le besoin d’une réaction nécessaire se fait inconsciemment sentir, et on voit grossir le nombre des citadins en pèlerinage dans la forêt, ce sanctuaire encore inviolé où règne le bon silence.

Nous sommes au camp.

C’est le soir, c’est la nuit, une nuit véritable que ne déflorent pas les constellations des réverbères blafards, ces caricatures de soleil.

Par la fenêtre ouverte, l’air frais des bois, tout imprégné de douce quiétude, entre, parfume, fait se dilater votre poitrine et rafraîchit vos poumons avides. Le calme est si profond que vos oreilles en bourdonnent d’émoi. Et sans bouger, de crainte que le charme ne se rompe, vous goûtez l’extase d’un sommeil qui, sans heurts, sans à-coups, vous dispense l’ivresse exquise de son doux apaisement.

Et ce repos est si riche, la détente si complète, que quelques heures vous suffisent, alors qu’à la ville, après une nuit beaucoup plus longue mais entre-coupée de demi-réveils, vous vous levez las et inassouvi.

Le soleil brille. Quelle heure est-il ? Qu’importe. Fi de l’horloge, et de ses aiguilles effilées qui vous aiguillonnent sans répit tout le jour, et de son tic-tac monotone scandant le pas impitoyable des secondes en marche !

L’eau fraîche, une bonne eau vierge, baigne votre visage, votre cou, vos bras qui s’y replongent avec délice. L’odeur familière du café nouveau, à laquelle se mêle celle de l’écorce qui brûle en pétillant dans la cheminée, vous appelle.

Vient le petit déjeuner, un vrai dîner de ville, que condimente une faim sans artifices. Le cou libre dans la chemise sans col, les jambes allongées sous la table rustique, vous savourez la douceur de commencer un jour où n’avoir qu’à flâner, et, esquissant en pensée une nique au bureau, aux affaires, par la porte large ouverte, souriant vous regardez le lac embrasé de soleil, où dansent gaiement de petites vagues argentées.

Chaussez près du feu ces longues bottes qui caressent le mollet et, sans attendre l’ami qui s’attarde, pour une fois, partez seul.

Un petit sentier s’ouvre entre deux portières de feuilles vertes, au bout du défriché qui entoure le camp. La montée n’est pas longue, à quoi bon se presser : oubliez votre pas de ville. Nous sommes loin, ici, de la foule de la rue qui vous tire de l’avant et vous pousse de l’arrière.

Quelle paix absolue !

Vous avez si peu l’habitude de l’isolement que vous vous retournez d’instinct pour attendre un compagnon, ou peut-être pour vous convaincre qu’il est bien vrai pourtant que vous êtes seul.

Des branches enchevêtrées ferment l’horizon ; vous êtes enchâssé dans les feuilles. Là-haut, une fumée bleue, la fumée du camp, doigt diaphane pointant vers une demi-lune imprécise, égarée dans le ciel clair d’un beau matin d’été.

Sous vos pieds, de gros cailloux ronds, les uns moussus, les autres lavés par le filet d’eau échappé de la source voisine, qui emprunte la voie facile du portage. Les pousses nouvelles vous frôlent la joue d’une caresse humide. La senteur légère et tout de même pénétrante des écorces mouillées, des sapins gommeux, des herbes tendres poussées dans le creux des rochers, flatte agréablement vos muqueuses blasées de citadin, et votre poitrine se soulève avidement en un rythme plus ample.

Passons ce petit pont rustique : quatre vieux billots pelés par les clous des semelles, jetés sur deux traverses vermoulues, au-dessus d’un ruisseau qui chante en courant.

Plus loin le chemin bifurque. Prenons à droite entre ces petits sapins noirs qui, dans l’ombre, pleurent des traînées de gomme jaune.

Voilà qu’une trouée s’ouvre au loin dans les faîtes et laisse deviner un lac prochain. Un peu de soleil folâtre dans la toile légère, tissée en rosace, qu’une araignée patiente a suspendue cette nuit en travers du portage, par deux fils menus, de la branche basse d’un cyprès à la tête grêle d’un aulne.

Quelques pas seulement, et, sans transition, le sentier débouche au fond d’une petite baie : eau claire, fond de roche piqueté d’herbe verte. C’est le lac qui nous accueille d’un sourire tranquille.

L’arrivée au bord d’un lac solitaire, perdu en pleine forêt, offre un attrait bien singulier. Vous sortez de la pénombre du bois, où le ciel, les nuages, la lumière, ne sont perçus qu’à travers le filtre des branches entre-croisées et, tout-à-coup, le rideau se déchire, l’espace a reconquis ses droits, le ciel vous paraît plus bleu, les nuages plus blancs, le soleil plus brillant.

Le vent, libre d’entraves, effleure la surface limpide comme une hirondelle en plein vol humectant ses ailes. D’un premier regard, l’œil fait à la course une exploration rapide ; quelquefois une bande de canards s’envoleront apeurés, un huard silencieux se glissera en quelques coups de pattes jusqu’à l’autre bout du lac, une grenouille sur une motte s’éveillera pour plonger, mais le plus souvent, comme aujourd’hui, vous ne verrez ni n’entendrez rien.

À trois pas à gauche, on a coupé les broussailles. Étendons-nous ici, la tête appuyée sur une racine de sapin, et savourons ces courts instants où le jour dans toute sa plénitude fait la sieste un moment avant de décliner.

Les montagnes qui l’encerclent font de notre lac une arène étrange dont les arbres occupent les gradins. Toutes les places sont occupées.

Aux premières rangées, des sapins, des cèdres, plus verts que les autres, inclinant la tête, contemplent coquettement dans l’onde leur image adoucie. Quelques-uns, pris de vertige sans doute, ou bien fascinés par la déesse perfide qui habite ces eaux, sont tombés tout de long en étendant les bras, comme pour une étreinte, de pauvres bras morts dépouillés de leur peau.

Au large, des feuilles de bouleau, détachées par la dernière rafale, flottent tristement enroulées sur elles-mêmes dans un dernier spasme.

L’eau est si limpide, que l’on distingue, se profilant sur le fond indécis, un petit poisson immobile qui, avec son bec rond, placidement fait des bulles. Mais ce qui domine, ce qui baigne et sature tout entier le paysage, les êtres, les choses, c’est encore et toujours la paix sereine qui, partout, s’épand à loisir.

Les yeux fermés, vous entendez battre votre cœur, respirer vos poumons, palpiter votre âme, alors qu’une demi-conscience calme et lucide vous fait goûter pleinement les seules grandes joies de vivre et de penser tout-bas.

Recueillez-vous, écoutez !

Écoutez longtemps, sous le ciel bleu, au bord du lac paisible, écoutez murmurer, douce et égale, la voix du bon silence. Elle vous confiera des secrets que nulle autre ne saurait dire.

Lac Marchildon.