En flânant dans les portages/08

La bibliothèque libre.
Les Trois-Rivières : les Éditions du Bien public (p. 61-65).

Le huard

Écoutez ce long cri sonore, saccadé comme un rire à la fois moqueur et triste, dont la dernière note finit en appel ! C’est celui d’un huard posé là-bas sur le grand lac.

Un cri semblable lui répond, plus bref, mais sur le même ton de contralto qui vocalise. Ils sont deux, mâle et femelle, pêchant au soleil.

Tenez, voilà ; ces deux points noirs qui trament leur sillage sur la face des eaux dormantes !

Vous ne voyez rien ? En effet ils sont en plongée. Une minute, puis deux… Les revoilà, beaucoup plus près cette fois, glissant, rapides, le cou droit portant la longue tête effilée, prolongée d’un bec pointu.

Ils ont dû nager au moins quelques arpents entre deux eaux.

Le mâle est en avant, plumage plus sombre ; un large anneau d’un beau vert chatoyant encercle son cou. La femelle, tête coiffée d’une calotte gris pâle et le dos couvert de plumes d’un gris plus foncé, montre, coquette, sa poitrine blanche.

Quel bel oiseau, gracieux et fort !

Au fait, est-ce bien un oiseau en dépit de ses plumes ?

L’oiseau s’enlève légèrement, sans effort, d’une aile silencieuse ; il plane en se jouant, se pose sur une branche ou sur le sol en y touchant à peine, niche parmi les feuilles, marche, sautille. Il est souple sur ses pattes autant que sous ses ailes.

Il y a bien quelques exceptions chez la gent ailée. Le canard pour un est lourd, mais tout de même il vole et ne se fait pas faute de voler. Sa démarche est grotesque et lente, mais il pose volontiers le pied sur une roche ou sur la boue du marécage.

Notre huard, lui, a aussi des ailes, mais si courtes, si rentrées dans son dos, qu’on les cherche en vain quand elles sont ployées. Leur naissance ne fait pas le moindre relief sur son grand corps lisse. Ce sont plutôt des nageoires et, au besoin seulement des ailes, quand le danger, ou la faim, ou l’amour, le forcent à s’envoler.

Et alors quelle affaire ! C’est à y penser à deux fois que d’enlever ce plus lourd que l’air ; comme à l’avion, il lui faut du champ.

Agitant nerveusement la tête, il nage d’abord en vitesse, lui d’ordinaire si digne dans ses mouvements, déploie ses courtes ailes, bat tapageusement l’air d’un régime qui s’accélère, rase l’eau et décolle enfin, pattes raides en arrière. Sans dévier il prend peu à peu de l’altitude, puis, comme fier de son exploit, en plein vol, lance un long cri.

S’agit-il de descendre ? Il choisit soigneusement son champ d’atterrissage sur un lac poissonneux, et, au moment favorable, se laisse tomber lourdement à la surface, en freinant des pattes et des ailes. Aussitôt arrêté il jette encore un cri perçant.

Il semble tellement aimer l’eau qu’il ne peut la quitter sans un adieu, la retrouver sans un salut joyeux.

Si notre oiseau vole mal, il marche plus mal encore, et même se tient à peine sur ses pattes. Comme un canot, il n’est d’aplomb qu’en flotte.

Essayez, si l’occasion s’en présente, de le poser sur le sec. Il basculera gauchement de l’avant, si bien qu’on ne le voit jamais droit debout que chez le taxidermiste. Plantées solidement tout à l’arrière, ce ne sont pas des jambes qu’il a, ce sont des avirons que manie dextrement cet infatigable nageur.

Il vit de pêche, et aussi quel pêcheur ! Du pêcheur il a l’instinct, la patience et la vocation exclusive.

Il ne pêche pas au dard comme le héron ou le martin-pêcheur, ni au filet, ni à l’hameçon, comme vous et moi ; il va se servir sur place, au sein des eaux limpides, disputant aux gros poissons les petits qu’il dévore.

Inoffensif et beau, gracieux ornement de nos lacs du nord, il jette dans l’air pur du soir son cri clair que les échos se plaisent à redire. De grâce ne troublez pas sa paix.

Ménagez vos cartouches pour un moins fin gibier, car il a l’œil vif ! Sans doute… l’avez-vous appris !