En lisant Nietzsche/2

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Société française d’imprimerie et de librairie (p. 33-40).


II

PRÉDICATION DE LA FOI


Donc Frédéric Nietzsche va prêchera tout le monde et surtout à lui-même l’amour de la vie, l’amour de la vie intense, l’amour de la beauté, l’amour de la beauté faite de force, et dire éperdument, car c’est sa manière et il est né poète lyrique, poète dionysiaque : « Vers la vie ! Toujours plus de vie ! Mettons toujours plus de vie dans le monde ! Vive Gœthe ! » Nietzsche n’est guère autre chose qu’un Gœthe nerveux et surexcité.

Aussi bien, il croit s’apercevoir que si le monde a un sens, il n’a un sens qu’en beauté, qu’il ne peut être compris que comme manifestation d’un désir de beau, et qu’en dernière analyse il n’y a que les artistes qui comprennent le monde. Car enfin si nous voulons entendre le monde comme manifestation de justice, nous sommes très vite confondus de l’inutilité de notre effort et il est bien certain qu’excepté dans le cerveau humain il n’y a pas un atome de justice dans l’univers. Si nous voulons entendre le monde comme manifestation de moralité, nous sommes très vite leurrés dans notre espoir, et il nous faut convenir qu’excepté dans le cerveau humain il n’y a pas une ombre de moralité dans le monde. Si nous voulons entendre le monde comme une manifestation de bonté et dire comme Platon : « Dieu a créé le monde par bonté », nous touchons au ridicule et c’est une simple absurdité que de concevoir une puissance qui crée des êtres par bonté pour les faire souffrir. Mais les objections s’effacent, les antinomies se résolvent, les absurdités disparaissent et le scandale de la raison et aussi de la conscience s’évanouit, si nous envisageons l’Univers comme une manifestation du beau ; et du « mal sur la terre » il n’est plus question si nous disons que l’Univers a sa raison d’être dans sa beauté et uniquement dans sa beauté. Dieu est justifié s’il est un artiste :

« Il est nécessaire de nous élever résolument jusqu’à une conception métaphysique de l’art et de nous rappeler cette proposition précédemment avancée que le monde et l’existence ne peuvent paraître justifiés qu’en tant que phénomène esthétique, auquel sens le mythe tragique [par exemple] a précisément pour objet de nous convaincre que même l’horrible et le monstrueux ne sont qu’un jeu esthétique, joué avec soi-même par la volonté dans la plénitude éternelle de son allégresse. » — Le monde inintelligible comme justice, comme moralité et comme bonté, devenant intelligible comme beauté (Nietzsche dira plus tard le contraire ; mais nous verrons cela et peut-être les contradictions de Nietzsche sont-elles résolubles c’est aller dans le sens du monde, c’est le suivre, c’est adhérer à lui. C’est surtout ne pas entrer avec lui dans ce conflit et dans cette lutte qui déchirent les meilleurs d’entre nous que d’aller vers la vie, vers la beauté et vers la joie. Oh ! que ceci est important ! Ne pas quitter la terre, ne pas tourner le dos à la terre, ne pas renier la terre, rester fidèle à la terre ! « Je vous en conjure, mes frères, restez fidèles à la terre et ne croyez pas ceux qui vous parlent d’espoirs supraterrestres ! Ce sont, qu’ils le sachent ou non, des empoisonneurs. Ce sont des contempteurs de la vie, des moribonds et des empoisonnés eux-mêmes, de ceux dont la terre est fatiguée. Qu’ils s’en aillent donc ! Mes frères, restez fidèles à la terre, avec toute la puissance de votre vertu ! Que votre amour qui donne et votre connaissance servent le sens de la terre. Je vous en prie et je vous en conjure. Ne laissez pas votre vertu s’envoler des choses terrestres et battre des ailes contre des murs éternels. Hélas ! il y eut toujours tant de vertu égarée ! Ramenez, comme moi, la vertu égarée sur la terre. »

Ce qui est, donc, certainement notre devoir, c’est de nous développer, de nous déployer tout entiers en toutes nos puissances, c’est d’arriver à être pleinement ce que nous nous sentons être : « Nous autres, nous voulons devenir ceux que nous sommes. » Il s’agit de dire oui à l’existence, de lui dire oui toujours ; et c’est-à-dire, non point de l’accepter, ce qui est une manière de la subir, mais de l’aimer, de l’embrasser amoureusement et passionnément : « Ce dernier oui, adressé à l’existence, un oui joyeux, débordant de pétulance, est non seulement la vision la plus baute, mais encore la plus profonde, celle que la vérité et la science confirment et maintiennent avec la plus grande sévérité. Rien de ce qui est ne doit être détruit ; rien n’est superflu… Pour comprendre cela, il faut du courage et, comme condition de ce courage, un excédent de force ; car dans la même mesure où le courage ose se porter en avant, la force s’approche de la vérité. La connaissance et l’affirmation de la vérité sont une nécessité pour l’homme fort, de même que l’homme faible, sous l’inspiration de la faiblesse, sent la nécessité de la lâcheté et de la fuite devant la réalité, sent la nécessité de ce qu’il appelle l’idéal. »

Quand on y songe, le pessimisme, l’idéalisme, le Christianisme, tous ces états de renoncements au monde tel qu’il est ne sont pas autre chose que des suicides. Ils sont, au moins, des sécessions. L’homme se retire du réel dans l’idéal comme le peuple de la cité sur le Mont Sacré, et il appelle sacré ce lieu, seulement parce qu’il s’y retire ; mais il n’y a aucune raison de le nommer ainsi et il n’est sacré que comme un tombeau. Nous faisons partie de l’Univers et je ne sais pas trop ce qui nous donnerait bien le droit de le juger. Il est et nous en sommes. Notre affaire c’est de l’accepter joyeusement et d’aller où il va, peut-être en l’aidant à y aller, en ajoutant à son expansion, à son développement large et fougueux, à la gloire de son mouvement, de son rythme et de son geste ; et de s’appliquer à y mettre plutôt une dissonance, outre que l’effort en est puéril, cela ne parait pas très rationnel. Non, je ne veux pas l’homme buté, morose et boudeur ;« je veux l’homme le plus orgueilleux, le plus vivant, le plus affirmatif ; et je veux le monde, et le veux tel qu’il est, et je le veux encore, et je le veux éternellement et je crie insatiablement : bis ! et non seulement pour moi seul, mais pour toute la pièce et pour tout le spectacle ; et non seulement pour tout le spectacle ; mais au fond pour moi, parce que le spectacle m’est nécessaire, et parce que je lui suis nécessaire et parce que je le rends nécessaire. »

— Mais cette disposition d’âme rend nécessaire la lutte ; car il ne suffit pas d’accepter le monde pour qu’il vous accepte et l’aimer oblige à le conquérir. — Précisément ! Il faut être dispos à l’amour et à la lutte, à l’amour pour le monde et à la lutte contre lui par amour de lui : « On ne produit qu’à la condition d’être riche en antagonismes ; on ne reste jeune qu’à la condition que l’âme ne se détende pas, n’aspire pas au repos… Rien ne nous est devenu plus étranger que ce desideratum du passé, à savoir la paix de l’âme. Rien ne nous fait moins envie que la morale de ruminant et l’épais bonheur d’une bonne conscience. »

— Mais cette règle de vie se retournera contre vous. Il se peut très bien qu’à chercher la vie, l’extension de la vie, la vie toujours plus vivante, ce soit la peine, la souffrance, la blessure et finalement que vous rencontriez. — Soit et précisément ! L’optimisme complet et vrai emporte le mal avec lui, l’acceptant avec joie et l’embrassant et l’enveloppant en lui jusqu’à le faire disparaître à force de l’absorber. « Il faut vivre dangereusement » (un des plus beaux mots qui aient été prononcés par une bouche humaine), il faut vivre dans les périls, pour savourer la vie en sa plénitude et même pour savoir ce que c’est ; « croyez-m’en, le secret pour moissonner l’existence la plus féconde, la plus grande jouissance de la vie, c’est de vivre dangereusement. Construisez vos villes près du Vésuve ! Envoyez vos vaisseaux dans les mers inexplorées ! Vivez en guerre avec vos semblables et avec vous-mêmes ! Soyez brigands et conquérants tant que vous ne pourrez pas être possesseurs, vous qui cherchez la connaissance. Bientôt le temps passera où vous vous satisferez de vivre cachés dans les forêts comme des cerfs effarouchés. »

La mort fût-elle certaine, elle est encore de votre gibier d’optimiste ; car qu’est-ce qu’elle est ? La preuve que vous l’avez cherchée ; donc la preuve que vous avez vécu ; donc elle fait partie de la vie comme sa preuve, comme son stimulant, comme son but et comme sa récompense. En vérité la mort ainsi comprise est pleine de vie, et si elle en est le dernier éclat elle en est l’éclat suprême. « La plus belle vie pour le héros est de mûrir pour la mort en combattant. » — Et dès lors, ô douleur, où est ton aiguillon ? Je le vois très bien et merci à elle. Mais, ô mort, où est ta victoire ? Je ne le vois pas et la mort ne triomphe pas ; c’est moi qui triomphe en elle. — Et je ne crois pas qu’on puisse aller plus loin dans l’optimisme « par delà le bien et le mal » et qui enveloppe et emporte en lui le mal et le bien au delà de l’horizon humain et qui, comme Hercule, est vainqueur de la mort elle-même par ce seul fait, par ce seul acte qu’il la change et qu’il en fait comme une apothéose de la vie.

Nietzsche a consacré à peu près la moitié de ses écrits à cette glorification de la vie et de l’amour de la vie, de toute la vie. Mais je n’y insisterai pas davantage, ceci n’étant pas analytique et n’ayant pas besoin d’être analysé, ceci étant affirmatif et lyrique et, si beau qu’il soit au point de vue de l’art, n’étant point fait ni pour être commenté ni pour être discuté. C’est Nietzsche devant les objections et discutant lui-même qu’il faut voir et qu’il faut suivre ; et nous y arrivons.