En lisant Nietzsche/3

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Société française d’imprimerie et de librairie (p. 41-50).


III

CRITIQUE DES OBSTACLES


Premiers obstacles.


Jusqu’ici Nietzsche, quoique déjà l’idée perce, est encore dans le sentiment. Frappé, comme artiste, de la beauté de la vie grecque telle qu’il l’entend, il est amoureux de beauté et de libre vie, de beauté et de libre force, et il est arrivé à ce sentiment général de l’existence : il faut vivre de toutes ses forces et créer de la beauté vivante, en soi et hors de soi, par l’emploi courageux et héroïque de toutes ses forces. Voilà qui est bien ; mais ici il rencontre, car il voit juste et il voit loin, tous les obstacles qui, dans l’humanité et dans l’histoire de l’humanité, s’opposent à la vie ainsi entendue et ainsi sentie. Et ces obstacles sont nombreux, et il les a tous vus, ce me semble, et il s’est attaché à les ruiner et détruire tous, non pas les uns après les autres, car ce n’est pas sa manière, mais tous, en attaquant selon son humeur tantôt celui-ci, tantôt celui-là, quelquefois deux ou trois ensemble, en un combat incessant de tirailleur et de batteur d’estrade. Il a fait la critique des obstacles, c’est-à-dire il s’est attaché à montrer l’inanité, la puérilité, l’absurdité ou la malfaisance de tout ce qui, dans les institutions humaines et dans les opinions humaines, contrariait ou contredisait l’optimisme, empêchait l’homme de vivre en liberté, en gaîté, en force, en héroïsme et en beauté.

Ces obstacles, bien entendu, sont innombrables, et nous n’envisagerons avec lui que les principaux.

Un premier obstacle, intérieur en quelque sorte, est la timidité de l’homme dans la recherche de la vérité, la timidité de l’homme, en face de la connaissance à démêler, à surprendre, à saisir, à conquérir. Nous ne sommes pas des penseurs loyaux. Nous avons peur de la vérité, peut-être haine pour la vérité, comme a dit Pascal. La connaissance nous fait peur et nous ne l’abordons pas avec probité. C’est que nous savons qu’elle a ses dangers. Certainement elle les a. Elle a des dangers en proportion de ses plaisirs. On pourrait écrire une histoire qui n’a jamais été écrite, l’histoire du Don Juan de la connaissance. Ce ne serait pas l’histoire de Montaigne, de Sainte-Beuve ou de Renan ; ni l’un ni l’autre n’ont été jusqu’au dernier chapitre. L’histoire complète du Don Juan de la connaissance serait celle-ci : « Il lui manque l’amour des choses qu’il découvre ; mais il a de l’esprit et de la sensualité et il jouit des chasses et des intrigues de la connaissance, qu’il poursuit jusqu’aux étoiles les plus hautes et les plus lointaines [c’est ici que s’arrête l’histoire de Montaigne, de Sainte-Beuve et de Renan] — jusqu’à ce qu’enfin il ne lui reste plus rien à chasser, si ce n’est ce qu’il y a d’absolument douloureux dans la connaissance, comme l’ivrogne qui finit par boire de l’absinthe et de l’eau forte. C’est pourquoi il finit par désirer l’enfer ; c’est la dernière connaissance qui le séduit. Peut-être qu’elle aussi le désappointera comme tout ce qui lui est connu. Alors il lui faudrait s’arrêter pour toute éternité ; cloué à la déception et devenu lui-même l’hôte de pierre, il aura le désir d’un repas du soir de la connaissance, repas qui jamais plus ne lui tombera en partage ! Car le monde des choses tout entier ne trouvera plus une bouchée à donner à cet affamé. »

On comprend donc bien cette crainte de la déception qui arrête l’homme au commencement même de la recherche personnelle du vrai. On retrouve ici la lâcheté générale de l’homme. Mais il ne faut pas être lâche et il ne faut pas craindre la défaite, car craindre la défaite, ceci même est une défaite avant le combat ; c’est donc être vaincu pour ne pas risquer d’avoir le dessous. Il faut aller à la recherche vaillamment et avec amour de la connaissance, amour préalable de la connaissance, comme ce prince qui était amoureux d’une princesse lointaine qu’il n’avait jamais vue. Il faut se dire que la vie n’a de sens que comme recherche du vrai, et qu’on ne la trouve bonne qu’à partir du moment qu’on la prise de la sorte : « Non ! la vie ne m’a pas déçu ! Je la trouve, au contraire, d’année en année plus riche, plus désirable et plus mystérieuse, depuis le jour où m’est venue la grande libératrice, à savoir cette pensée que la vie pouvait être une expérience de celui qui cherche la connaissance et non un devoir, non une fatalité, ni une duperie. Et la connaissance elle-même, que pour d’autres elle soit autre chose, par exemple, un lit de repos, ou bien le chemin qui mène au lit de repos, ou bien encore un divertissement ou une flânerie ; pour moi elle est un monde de dangers et de victoires, où les sentiments héroïques aussi ont leurs places de danses et de jeux. La vie est un moyen de la connaissance[1] : avec ce principe au cœur, on peut non seulement vivre avec bravoure ; mais encore vivre avec joie, rire de joie[2]. Et comment s’entendrait-on à bien rire et à bien vivre, si l’on ne s’entendait pas d’abord à la guerre et à la victoire ? »

Il faut avoir dans la recherche de la vérité, non seulement la loyauté, la probité, mais le scrupule de la probité. Il faut tellement aimer la vérité pour elle, quelle qu’elle puisse être, qu’il faut, non seulement ne pas l’aimer pour soi, mais contre soi. Il faut toujours se contredire — explication qui serait suffisante des innombrables contradictions de Nietzsche ; il se contredit par loyauté ; il n’efface pas l’objection qu’il se fait. — Il faut toujours accueillir le contraire de sa pensée et examiner ce que ce contraire peut valoir. « Ne jamais rien retenir ou taire devant toi-même de ce qu’on pourrait opposer à tes pensées ! Fais-en le vœu ! Cela fait partie de la première probité du penseur. Il faut que chaque jour tu fasses aussi ta campagne contre toi-même. Une victoire ou la prise d’une redoute ne sont plus ton affaire à toi ; mais l’affaire de la vérité — et ta défaite à toi, elle aussi, n’est plus ton affaire. »

Mais cette loyauté dans la recherche de la connaissance est extrêmement rare chez les hommes. En général ils veulent se tromper et être trompés. À quoi cela leur sert-il ? À ne pas se donner de peine personnellement, il est vrai ; mais très probablement à s’assurer une peine générale qui est éternelle. Car il est probable que l’homme est né pour comprendre au moins tout ce dont il a besoin pour vivre. Les animaux savent et comprennent tout ce qu’il faut qu’ils comprennent et sachent pour les nécessités et même pour les agréments de leur vie. Il est donc vraisemblable que l’homme doit chercher tout le vrai susceptible de le rendre heureux. Or il est malheureux, dit-il. Qu’il cherche donc et avec loyauté et avec courage, sans aimer l’erreur, sans avoir confiance en l’erreur, sans la croire utile, sans cette appréhension du vrai qui est une singulière timidité. Cet obstacle à la vie en force est le premier à briser, le premier dont il faut montrer l’inanité, la puérilité, la bassesse et à proprement parler l’ineptie. Il faut avoir au moins le courage d’ouvrir les yeux.

Nietzsche, en tout cas, donne l’exemple. Nul penseur n’est plus loyal et ne va plus que lui, sinon au fond des choses ; du moins à ce qu’il croit le fond des choses, sans s’inquiéter de la peur qu’au fond des choses il y ait du désagréable, du pénible, de l’odieux ou même rien.


Autre obstacle qui s’oppose à ce qu’on arrive d’une part à la vérité, à la connaissance, d’autre part à la vie en force, en liberté et en beauté. Cet obstacle c’est l’habitude, qui, en ces matières, s’appelle la tradition. L’humanité vit sur son passé, auquel elle tient par habitude ; et ce passé n’est qu’erreur et ne peut être qu’erreur. L’homme a été élevé par ses erreurs ; et ses erreurs sont devenues comme un fond de sa nature, dont il ne peut pas bien facilement se détacher ; et ces erreurs, d’une part, se continuent et se prolongent, d’autre part, rencontrant des vérités, se combinent avec celles-ci et produisent des erreurs nouvelles plus graves peut-être, comme toute erreur qui est mêlée de vérité et reçoit par là un nouveau crédit : « L’homme a été élevé par ses erreurs. — En premier lieu il ne se vit toujours qu’incomplètement », sur quoi il a conçu une règle de vie qui ne s’appliquait pas ou s’appliquait mal et contribuait à lui donner de lui une idée incomplète ; — « en second lieu il s’attribua des qualités imaginaires », comme par exemple la faculté de savoir l’avenir, ou la faculté du libre arbitre, ou la faculté de comprendre le surnaturel ; et ces erreurs furent productrices de règles de vie qui subsistent encore et qui le trompent. — « En troisième lieu il se sentit dans un rapport faux vis-à-vis des animaux et de la nature » ; il se sentit différent d’elle et d’eux, ce qui l’amena à croire à un antagonisme entre lui et le reste de la nature, erreur ou vue incomplète qui lui donna une direction fausse[3]. — « En quatrième lieu il inventa des tables du bien toujours nouvelles, les considérant, chacune pendant un certain temps, comme éternelles et absolues, en sorte que tantôt tel instinct humain, tantôt tel autre occupait la première place, ennobli par suite de cette appréciation » ; de sorte que la série même de ces morales successives était une erreur générale ou une confusion générale, qui restait dans le cerveau humain pour l’obscurcir ou pour empêcher au moins qu’il ne s’éclairât. À ces quatre erreurs initiales ou quasi initiales on pourrait en ajouter plusieurs autres. Qui s’étonnerait dès lors que l’homme vive dans l’erreur ou revienne toujours à l’erreur qui fut son berceau et qui devait l’être, qui ne pouvait pas ne pas l’être ? L’habitude est là, sans vouloir parler de l’hérédité ; l’habitude est là, qui conserve dans l’homme cultivé ce qui était naturel et nécessaire à l’homme primitif.

Et non pas seulement l’habitude. Songez au langage. Le langage est la prison de l’esprit. Il emprisonne la pensée des hommes d’aujourd’hui dans la pensée des hommes d’autrefois, puisqu’il ne permet aux hommes d’aujourd’hui d’exprimer leurs pensées que dans les mots des hommes d’autrefois ; puisqu’il ne donne à ma pensée, pour sortir, que la fenêtre par où passait la pensée de mes aïeux ; puisque, ce faisant, en dernière analyse il me force à prendre la pensée de Descartes pour dire la mienne. Le langage est donc conservateur des erreurs anciennes ou peut-être des vérités anciennes ; mais à coup sûr il est conservateur et antilibérateur. C’est un grand « danger pour la liberté intellectuelle. Toute parole est un préjugé ».

Et quand on songe que même sans parler on parle encore, que la pensée intérieure ne devient précise que par une parole intérieure et dans une parole intérieure, qu’elle ne s’est bien trouvée elle-même que quand elle a trouvé son mot, que dès que je pense, c’est que je parle, et qu’auparavant plutôt j’aspirais à penser que je ne pensais en effet : on comprend à quel point les premières erreurs, naturelles et nécessaires, subsistant et par elles-mêmes, puisqu’elles ressortissent à des faiblesses peut-être éternelles de notre nature, et par l’habitude et par la tradition et par la nécessité de les exprimer encore un peu même quand on veut exprimer autre chose et même le contraire, ont un très grand empire et très difficile à ébranler et presque imprescriptible sur l’esprit des hommes.

Donc Nietzsche fera la guerre et suppliera qu’on fasse la guerre à la timidité philosophique ; à l’insuffisante probité philosophique ; à l’obscurité qui souvent n’est qu’un artifice subtil dont la timidité s’accommode et dont l’improbité philosophique nous leurre ; à l’habitude et à la tradition qui sont bien souvent des formes encore ou de la timidité, ou de la nonchalance et de la paresse ; aux suggestions verbales enfin, qui nous trompent, nous font dire le contraire de ce que nous voulons dire ou la moitié seulement de ce que nous voulons qui soit dit par nous et compris par les autres.

Ce sont les premiers obstacles qu’il trouve à la vérité qu’il apporte.

  1. Souligné par Nietzsche.
  2. Id.
  3. Je suis moins sûr, ici, de l’interprétation.