En pleine terre/01

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Les Éditions Paysana Ltée (p. 7-20).

CHAUFFE, LE POÊLE !


L’éclaircie qu’il a raclée à l’aide de ses gros ongles et élargie à la chaleur de son souffle, dans le frimas qui engivre la vitre, permet à Amable Beauchemin d’observer les choses du dehors. Assis près de la fenêtre il suit des yeux, sans les voir, les charrois de bois qui défilent lentement sur le chemin du roi. À l’encontre de son naturel, le jeune paysan ne songe pas à estimer les « billots » de liard et d’orme, pas plus qu’à gourmander le chien qui jappe sans raison : il est tout à sa peine. Le soir tombe en bleuissant la nappe de neige dressée sur la commune et l’échine des montagnes, tantôt arrondie au creux du paysage, se confond maintenant à la plaine. Noël approche. Encore quelques heures et toute la famille appareillera pour la messe de minuit. Sauf Amable, indifférent aux préparatifs d’usage.

Deux fois déjà Éphrem, le cadet, a rempli la boîte à bois de bon merisier sec. Et chauffe, le poêle, chauffe ! que les tartes soient dorées, les gâteaux épanouis et que le père, la mère, l’aïeule, les filles, les garçons et les petiots aient le cœur content de se régaler dans la cuisine familiale, par la nuit miraculeuse qui s’avance !

Afin que tout soit à point pour le réveillon, la mère Mathilde Beauchemin et sa fille Marie-Amanda voyagent depuis le matin du bas-côté à la grand’maison. Huit jours durant elles ont apprêté l’ordinaire des fêtes avec ce qu’il y a de meilleur sur la terre. Et voici l’heure venue d’apporter la jarre comble de beignes poudrés de sucre fin, le ragoût où les boulettes reposent dans une sauce épaisse, les tourtières qui fondent dans la bouche et les rillettes généreusement épicées par la main savante d’Amanda. La dinde qui commençait à « geleotter » au froid, s’affaisse dans le réchaud, insouciante désormais de son sort glorieux. Tout au haut du bahut, bien en sûreté loin de la vue des enfants, les sucreries, les oranges et les pommes languissent derrière une pile de draps. L’aïeule, mécontente d’être reléguée à de petites besognes, s’emploie à écaler les noix longues, trottine ici et là tout en déplorant qu’on ne fasse plus de pralines comme dans son jeune temps.

Marie-Amanda veille à l'ordre de toute la maison : elle veille à protéger les laizes de catalogne sur le plancher frais lavé et les ronds de tapis neufs — elle-même donne le bon exemple en marchant sur ses bas — elle veille aux armoires bien rangées, au poêle qui reluit, elle veille à tout. Pensivement elle s’abandonne à la fatigue. Depuis le commencement des avents en a-t-elle donné une bourrée à l’ouvrage ! Mais elle se redresse hâtivement : le pain de Savoie menace peut-être de brunir ou c’est le rôti qui gratine un peu fort au fond du vieux chaudron. Une vraie fille accomplie, Marie-Amanda. Agréable à l'œil. Fiable. Franche du regard, avec un cœur d’or ouvert au malheur d’autrui et fondant de joie à la seule évocation du retour de son amoureux, Ludger Aubuchon, navigateur de goélettes. Sa petite sœur Alix s’en doute fort qui ne cesse de fredonner :


Mademoiselle
mettez-vous belle

car votre amant
va venir demain.

S’il vous embrasse,
faites la grimace…


— Alix !

À peine a-t-il esquissé un geste de colère qu’Amable retourne à son chagrin. L’an dernier, à pareille date, il n’était pas à se manger les sangs ainsi puisque son amie, Alphonsine Ladouceur, l’institutrice du rang, avait consenti à l’accompagner à la messe de minuit. Avait-il assez recommandé à Amanda de soigner le réveillon et de mettre cuire à part un morceau d’échinée pour sa blonde qui n’aimait point l’ail ?

Phonsine ! Toujours Phonsine !

Comme il s’était inquiété de la voir refuser la grande chape d’étoffe du pays, même la crémone dont toute fille raisonnable s’atourne par les grands froids, et accepter seulement, en se faisant prier, la maigre protection d’un nuage de laine enroulé autour de son chapeau de la grosseur du poing ! Ah ! la Phonsine ! si belle, si vaillante !

Sur le dernier coup de onze heures, dans la carriole munie de paille et de briques chaudes, et bordés amplement de la robe de peau de mouton, ils avaient bravé l’air vif qui pinçait les joues comme des doigts secs pour se rendre à l’église de Sainte-Anne de Sorel adorer le Divin Enfant et implorer la bénédiction du Ciel.

À genoux devant la crèche, d’un cœur pieux, Amable contemplait ce Dieu fait enfant pour nous racheter, ses petits bras ouverts en signe de promesse, apportant mer et monde aux hommes de la terre ; sa sainte Mère, la douce Vierge Marie, tout de bleu vêtue, en adoration devant Lui ; les bergers extasiés et le petit chevrier, à l’écart, qui, pour tout avoir, n’a que son chalumeau. L’ancien mystère, les airs de Noël, la poésie évangélique et l’odeur de la résine agitaient au cœur d’Amable le plus pur émoi. Tout, tout l’encourageait à poser, cette nuit-là, la question qui le tourmentait depuis des mois. « Bon petit Jésus », avait-il supplié, « permettez qu’Alphonsine soit ma femme ». Et comme avec lui les marchés se font rondement, donnant donnant, il avait offert : « Je vous promets en échange de ne pas toucher une goutte de boisson forte pendant des années à venir ». À ses côtés, Alphonsine, les yeux baissés, se hâtait de réciter mille ave pour obtenir trois grâces.

***

Une nuit féérique les attendait à la sortie de la messe. Une nuit à reflets bleus qui argentait le hameau. Des maisons basses qu’on eut dites agenouillées dans la neige autour du clocher, montait une fumée blanche, en colonnes droites et hautes à la façon des cierges pour une Chandeleur. Au loin la campagne pailletée brillait de mille feux jusqu’à la ligne noire du bois. Sur le perron de l’église des visages familiers accueillaient Amable et Alphonsine d’un sourire d’amitié ou d’une œillade de malice. Amable les nommait tous avec autant d’agrément que s’il les eut retrouvés après des années de séparation : les Provençal, les Fleury, les Mandeville, les Paulhus et d’autres venus du Chenal du Moine et d’un peu partout dans les environs.

Au retour, les guides passées autour du cou, profitant d’un bout de chemin uni avant de s’engager dans la montée où la route en lacets abonde en cahots, il avait avoué à Alphonsine qu’il l’aimait et la demandait en mariage. À sa prière ardente seul avait répondu le bruit des grelots et des mottes de glace qui frappaient le traîneau.

— Alphonsine !

Alphonsine se taisait toujours. Le silence, un grand silence étranger et hostile, élevait entr’eux un mur que chaque seconde alourdissait d’une pierre. Les mots d’amour préparés par Amable, avec la même ferveur qu’on élève un reposoir, s’étaient terrés, honteux, au plus obscur recoin de son cœur.

Ah ! la belle avait bien tenté de lui expliquer ses sentiments tout d’amitié pour lui, puis sa volonté de rester libre un an de temps et de s’engager à Montréal ; mais il était trop tard. Absolu, avec l’impatience de la pleine jeunesse, Amable avait exigé une réponse sans tarder. Attendre un an jusqu’à la Noël prochaine ? Un an ! Elle n’était guère pressée de dire oui ! Et reprenant les guides bien en main, il avait fouetté le cheval qui, d’étonnement, se jeta à l’écart dans la neige jusqu’au poitrail.

— Arrié, Gaillarde !

À toutes les veillées des fêtes, aux jours gras, à la mi-carême, Amable avait escorté Alphonsine comme si de rien n’était. Mais aucune parole douce n’avait plus franchi le bord de ses lèvres : la source en semblait tarie à jamais. Quand, par un dimanche de la fin de juin, Alphonsine avait quitté le rang, Amable enragea : son Alphonsine, une fille « engagère » ! Il prit à travers les champs, seul, à grandes enjambées jusqu’au bois et nul ne le revit de clarté, ce jour-là.

***

Une bouffée d’air gelé refroidit la cuisine. Le père Didace Beauchemin paraît sur le seuil de la porte. Il rentre de Sorel et se jette dans la maison comme si quelque main brutale l’y eut poussé. De sa figure forte et colorée, on ne distingue d’abord que l’œil vif, les épais sourcils enfrimassés et la moustache frangée de glaçons. D’un commun accord, chacun s’affaire autour de lui et l’aïeule se hâte vers le poêle où elle met la théière à chauffer.

D’un caractère entier, lent à parler mais prompt à la colère, le grand Didace Beauchemin, selon les voisins, voit venir les autres de loin. Prosterné au-dessus de la table, sans un mot, il transvide le thé brûlant de la tasse à la soucoupe et il boit le liquide à petites gorgées, indifférent en apparence à tout ce qui l’entoure. Mathilde et Amanda ont cessé leur corvée et elles assistent patiemment au rite familier, dans l’attente du récit toujours nouveau d’un voyage à Sorel. À la nouvelle que le maître rapporte, elles s’extasient : le pont de glace est formé entre Sorel et les îles. Quelle nouvelle pourrait davantage combler leur cœur ? Avant longtemps les Beauchemin verront sourdre leurs connaissances du Nord ; à leur tour ils iront les visiter et ils sauront tout de ces amis lointains en ne leur cachant rien d’eux-mêmes. Déjà Didace Beauchemin s’enquiert si les femmes ont fait abondante la part des survenants.

— Ce n’est pas tant le manque de nourriture que je crains, assure Mathilde Beauchemin, comme le manque de survenants, par une bourrasque de vent semblable. À part des fils à Defroi, quel survenant se risquera par ici, à l’heure du réveillon ? Pas les gens du Pot-au-Beurre, hé, Amable ?

Pour toute réponse Amable qui s’en va mettre de l’ordre dans les bâtiments se contente de hausser les épaules.

Aussitôt la porte refermée, le père se fâche :

— Va-t-il continuer longtemps à être « jonglard » de même, celui-là ?

Il n’a pas fini sa phrase que la mère tente de le radoucir :

— Tu sais, mon vieux, quand un cœur a plus que sa charge, il faut qu’il déborde.

— Qu’il se console donc ! Il n’y a pas qu’une fille dans le monde !

— Non, reprend la mère, mais il n’y a qu’une Alphonsine Ladouceur.

Marie-Amanda l’approuve d’un beau sourire plein d’amitié.

***

Le chien a averti la maisonnée de l’approche d’un étranger.

— Salut, tout le monde !

La visite du commerçant de Sainte-Anne n’est pas une nouveauté ; aussi chacun vaque à ses occupations, soit qu’il débite son discours sur la température, l’état des routes et les petites nouvelles recueillies dans sa tournée, qu’il aille boire un coup d’eau à la pompe, ou qu’il tende ses mains velues à la chaleur du poêle tout en humant ce qui y est à mijoter.

— À propos, commence-t-il soudainement, j’ai ben mieux que ça dans ma voiture.

Comme si le Saint-Esprit eut par ces paroles rendu toutes choses claires et faciles, Amable a compris qu’Alphonsine est revenue et son cœur, de plomb qu’il était, se met à voler, plus léger qu’alouette du printemps. Et vole ! vole !

C’est à qui serait à la fenêtre, la lampe à la main ; c’est à qui s’acharnerait à dégivrer les vitres. Éphrem coiffé à la hâte d’une toque de fourrure est déjà au-dehors. Tous s’exclament :

— Phonsine !

***

Phonsine, qu’as-tu fait des roses fraîches de tes joues et de la lumière de ton regard brillant ?

Personne ne lui demande compte de son retour mais elle sent bien qu’elle en doit l’explication à ses amis.

— La ville, commence-t-elle après s’être réconfortée, c’est plus beau de loin que de proche. J’ai pâti par là, pas de manger, mais pâti de compagnie, d’amitié.

— Tes maîtres étaient fiers ? questionne Amanda.

— Je peux pas dire qu’ils étaient fiers. Non, je peux pas dire ça.

Et deux fois encore elle proteste avant de continuer :

— C’est du bon monde à leur manière, mais ils ne mènent pas la même vie que nous autres. Je vais vous en donner un exemple : ils se réunissent l’après-midi tout bonnement pour boire une sorte de boisson qu’ils appellent un cocktail, mais qui est ni plus ni moins que le petit caribou de par chez nous.

— Ah ! cré bateau, ça vit en grand ! observe le père Beauchemin vivement intéressé, lui qui ne dédaigne pas un coup de fort.

— Vous dire toute la toilette qu’ils portent, poursuit Alphonsine, c’est pas disable. J’ai vu un manteau de vrai vison ; je l’ai même tenu dans mes mains. Apparence qu’avec le prix de ce vêtement-là, une famille de par ici peut s’acheter une terre.

— Une terre ! C’est presquement pas chrétien de dépenser tant que ça, réfléchit la mère Beauchemin, scandalisée.

Et tout bas, Alphonsine ajoute doucement :

— Quand j’ai vu venir le temps des fêtes, il m’a pris un ennui…

Marie-Amanda, impuissante à traduire sa joie, se contente de dire :

— Avoir su que tu reviendrais pour le réveillon, j’aurais pas mis tant d’ail dans le rôti.

L’aïeule reprend :

— Didace attendait des survenants, mais Amable comptait jamais sur une survenante.

Amable n’a pas prononcé une parole mais il n’a qu’une question au cœur. Et voici qu’Alphonsine d’elle-même apporte la réponse ardemment attendue :

— Je reviens pour toujours si tu n’as pas changé d’idée.

— « Bondance » ! non !

Tout le monde rit tandis qu’Amable accourt au poêle. Il tisonne et tisonne pour que personne ne voit ses larmes qui tombent sur la braise vive.

Et chauffe, le poêle, chauffe !