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En pleine terre/02

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Les Éditions Paysana Ltée (p. 21-28).

LA GLACE MARCHE


Dès qu’elle avait donné son cœur au bon Dieu, chaque matin, Marie-Amanda, la tête enroulée dans un tablier à carreaux, courait au perron prendre « l’air de vent ». Même quand l’hiver était à son mieux, par les froids durs et secs, elle ne manquait pas d’aller au dehors saluer le jour nouveau. Invariablement, la grand’mère, que cette coutume désespérait et qui marchait tant bien que mal, se traînait à la fenêtre pour faire signe à la jeune fille d’entrer.

Mais par ce matin de mars, malgré les exhortations de l’aïeule, Amanda s’attardait à plaisir. Tout l’accueillait de si belle façon : à un ciel pâle, tendre aux regards, s’accrochaient des pans de nuages laiteux ; un vent doux caressait les choses et l’air embaumait, affiné par la nuit. L’eau qui, la veille au soir, s’était retirée sous le gel, s’écoulait librement en de nombreux rigolets chuchotant au soleil. Un volier d’outardes passaient sûrement au-dessus de la maison ; quoi qu’on ne pût les voir, leur cri était distinct.

Marie-Amanda, cependant, n’écoutait qu’un bruit : un grondement lointain vers lequel elle tendait tout son être : oui, c’était la glace qui grugeait. À ces signes multiples, elle reconnut les premiers gestes d’un printemps hâtif.

Ainsi le miracle de la délivrance allait s’accomplir de nouveau. La jeune paysanne songeait, avec un émoi indicible, au réveil de toute la nature : à l’eau courante parmi les joncs, à la sève abondante dans les arbres, aux bourgeons crevés en émeraudes, au bleu des mignonnettes, aux fraises rougissantes auprès du sable blond, elle songeait à la verte campagne, à l’odeur du terreau sous la pluie, aux cantiques des premières communiantes, aux oiseaux dans les nids, et la joie débordait de son cœur tandis qu’elle proclamait à toute voix :

— La glace marche ! Le printemps arrive !

***

Au cri d’Amanda, dans la maison postée en sentinelle au haut d’un raidillon, ils accoururent à la fenêtre. Des taches en effet surgissaient sur la glace. Seule l’aïeule s’obstinait à ne pas les voir. Entêtée, elle voulait faire triompher sa conviction que le fleuve et les chenaux, comme dans son petit temps, ne se délivrent que huit jours après la débâcle du Richelieu. Le fait que des barrages eussent changé le mouvement des glaces n’atténuait en rien sa croyance. Bientôt, tous durent convenir que la glace marchait.

C’était donc vrai ? Fidèle à la promesse des mois, après le long hiver endormant qui assoupit les esprits et alourdit les membres, une fois de plus le printemps, si prompt à faire germer la vie et lever les espoirs, ressuscitait, chargé de messages, du cœur même de la terre ?

En hiver, sauf une veillée ici et là et la messe d’obligation, les sorties n’abondaient pas chez les paysans. Les femmes surtout demeuraient casanières. Les hommes, eux, outre les journées passées au bois, avaient fait l’équipée d’aller en bande manger la gibelotte chez un parent, dans les parages de Maska. Tout guillerets, par un vent à écorner les bœufs, ils s’étaient mis en route, pas un sou vaillant en portefeuille, mais bien munis de tabac et d’une ample provision d’allumettes. Qu’ont-ils tant besoin d’argent ceux-là dont les joies simples ne s’achètent pas à prix d’or ? Le printemps approchait qu’ils prolongeaient leur plaisir en en parlant encore comme d’un divertissement à nul autre comparable.

***

Le même jour, Amanda, grimpée sur une butte de neige durcie qui avait résisté aux avances du soleil, regarda longtemps sans se lasser la glace qui marchait. Des glaçons passaient à la file, sur l’eau noire, comme des gens en procession. N’était-ce pas une dame en promenade, cette grosse motte effritée en chandelle ? Le frasil lui avait même façonné un jabot de dentelle.

Le soleil avait glissé derrière les arbres tassés en forêt quand Marie-Amanda se décida à rentrer. La tombée du soir teintait de violet la commune et fraîchissait l’air tiède de tantôt. Le tourment, oublié un instant, de songer que son amoureux retournerait naviguer la reprit avec un regain d’énergie. Il la poursuivait jusque dans la maison. Non pas que Ludger lui eût fait part de son dessein, mais ce n’était pas uniquement par plaisir qu’il l’entretenait avec tant de soin de tout ce qui touche la navigation, Marie-Amanda n’aimait pas les navigateurs. Pour elle qui appréciait la sécurité de la demeure bien close, à la veillée, quand toute la famille est à l’abri et qu’on se couche en paix, la nuit venue, ils étaient gens peu fiables qui voyagent d’un bord et de l’autre et que les belles filles guettent à chaque port.

Un navigateur, son Ludger ? Pourquoi aller chercher sa vie au loin, se déposséder de son bien quand la terre, maternelle, offre mille bontés ? Le problème tournait en rond et ne présentait aucune issue. Pourtant, une fois ou deux, elle avait cru apercevoir dans les yeux de Ludger, la lueur que l’amour reflète au regard des garçons amoureux. Elle s’était donc trompée puisqu’il la quitterait de son plein gré, sans lui avoir rien avoué de son sentiment.

***

Au bruit de pieds secoués vigoureusement sur le perron, Didace Beauchemin arrête le mouvement de sa chaise berçante :

— Qui est là ?

Bien sûr, c’est Ludger Aubuchon. À le voir misérable et gêné, adossé au chambranle de la porte, Amanda a deviné le but de sa visite. Moitié pour lui venir en aide, moitié pour alléger son cœur au plus tôt, elle s’arrache de la bouche la question qui la tracasse tant :

— Comme ça t’es décidé à partir ?

— Je vas te dire, Amanda, ils sont venus d’en bas pour « rapailler » du monde. Et les bonnes gages se refusent pas par les temps qui courent.

Après un long moment d’hésitation, Amanda reprend :

— Et quand c’est que t’as l’idée de t’en aller ?

— Pour parler franchement, Amanda, ça peut pas retarder. Le radoub des bateaux est achevé depuis longtemps et la pose des bouées commence demain matin. Mon paqueton est là sur le perron.

En tiraillant les mots, elle parvient encore à demander :

— Par où que tu vas naviguer ?

Ludger hésite et finit par avouer :

— À l’eau salée.

— À l’eau salée !

L’ange noir du désespoir a soufflé au cœur d’Amanda la divine clarté que le printemps y avait allumée. Si au moins Ludger naviguait sur le fleuve à bord des goélettes, plaisantes à voir voguer au loin, dans le sillage des trois-mâts, ou même à bord d’une barge ou des dragues qui vont de temps à autre se ravitailler à Sorel, mais à l’eau salée, autant dire à l’autre bout du monde.

Gauchement, Ludger prend congé :

— Je m’en vas, Amanda, mais je serai pas tout parti, parce que je te laisse mon cœur.

***

Il s’était enfui et Marie-Amanda n’avait pas bougé, pas même pour lui donner le baiser des promises. Comment aurait-elle trouvé le tour de parler quand elle avait à peine la force de respirer ? Assise, les mains jointes dans son giron, elle laisse couler les larmes qui tracent sur son visage leur chemin d’amertume.

Mais la terre est une souveraine qui ne tolère pas l’oubli de son règne :

— Quoi ! tu pleures sur toi-même, Marie-Amanda, et la huche est presque vide ? Et les hommes manqueront de pain ? Abandonne ta peine, pauvre fille, elle te rejoindra bien. Vite, retrousse tes manches. Prépare la levure. Il faudra cuire demain.

Au dehors une grosse neige voltigeait mollement. Il restait à subir l’hiver des corneilles et quelques légers revers avant le véritable printemps.

Vaillante comme pas une, Marie-Amanda voulut, le temps de reprendre courage, appuyer son front fiévreux contre la vitre froide de la fenêtre. Du regard elle cherchait Ludger dans tous les alentours.

Mais il n’y avait plus personne.

Rien que la glace qui marche… marche… marche…