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En pleine terre/03

La bibliothèque libre.
Les Éditions Paysana Ltée (p. 29-33).

UN BON QUÊTEUX


Chaque famille du rang de Sainte-Anne possédait son quêteux, sans plus d’orgueil, telle une nécessité dans l’ordre de la paroisse. Mais le quêteux adopté par les Beauchemin n’était pas un quêteux comme les autres. Il n’appartenait pas à la race des quêteux benoîts qui mendient de tout leur corps moulé aux humiliations, la main creusée en sébile, le regard battu et le genou fléchi ; ni à la trempe des mendiants des villes, redoutés et sournois, quémandeurs dans l’ombre, qui, pour la plupart « coquent d’un œil » sous la casquette complice. Ce n’était pas lui qu’on aurait vu arriver à Sainte-Anne, à la brunante, en rasant le bois et les clôtures ; toujours il prenait le mitan de la route. Russe avait de la fierté : il n’allait pas au-devant de l’aumône ; il l’attendait, tête nue, le front haut, en digne quêteux qu’il était.

Il ne déguisait pas non plus son état sous la pratique de quelque petit métier, chaisier ou colporteur, et ne se lamentait pas à tout venant que les pauvres gens ont toujours vent devant. Quêteux, il l’était de profession ; pauvre, par vocation, pour perpétuer la parole du Christ : « Il y aura toujours des pauvres parmi vous… » De toute sa personne prophétique, il semblait dire : « Remerciez-moi de vous procurer la délivrance et le dépouillement de la charité, la bénédiction de vous sentir bons et surtout cette volupté du don de la main à la main qui fait jaillir des étincelles de vos cœurs tièdes. »

D’où venait-il ? Nul n’aurait su le dire au Chenal du Moine. Sûrement pas du rang des quêteux où les mendiants abondent et doivent s’entrequêter pour vivre. Quand on le lui demandait, d’un geste vague, Russe pointait vers le nord, au large de Saint-Barthélemy. Peut-être voulait-il indiquer les concessions au delà des vieilles paroisses laurentiennes ? Ou tout simplement la route.

À le voir, été, hiver, toujours vêtu d’étoffe du pays, les enfants l’avaient baptisé « le grand quêteux d’étoffe. »

***

— C’est curieux, remarqua un jour la mère Beauchemin, qu’on ne voie plus notre quêteux.

— Il sera allé donner un coup de poche dans le nord, répondit indifféremment Didace.

— Ça m’étonnerait, reprit Mathilde. Il n’a pas coutume de s’éloigner. J’ai peur qu’il soit malade, en quelque coin.

Et en faisant un effort de mémoire, elle compta bien cinq mois que Russe n’avait pas réclamé le pain, le beurre, tout ce qu’on lui remettait, à chaque visite.

— T’oublieras pas de t’en informer auprès du commerçant de Sainte-Anne, recommanda-t-elle à Marie-Amanda.

Mais le commerçant de Sainte-Anne ne savait rien du quêteux des Beauchemin.

***

Un matin d’avril, Didace Beauchemin fit signe aux enfants de regarder par la fenêtre : une bande de canards noirs s’ébrouait dans une mare, en plein champ, non loin de la maison. Mieux que la première grive, l’arrivée des canards sauvages donnait le signal du printemps. Le même jour, Russe parut au grand soleil, marchant du pas égal, au milieu de la route, baluchon sur le dos, le teint frais, l’œil clair, en santé. Malade, lui ? Il avait passé un bon hiver, un bel hiver, en hivernement chez un habitant du Pot au Beurre.

Pendant deux jours il discourut des choses et des gens qu’il avait observés dernièrement. Quand Mathilde Beauchemin le vit ramasser ses nippes, prêt à partir, elle prépara le gros pain rond, la motte de beurre salé et le paleron de jeune porc frais qu’elle avait fait cuire à son intention.

Russe surveillait ces préparatifs sans mot dire. Soudainement il demanda :

— C’est tout ?

— Mais oui, quoi ?

— Quoi ? Voilà cinq mois que je vous ai pas rendu visite : vous m’en devez cinq fois plus.

Didace Beauchemin trancha net :

— On te doit rien, Russe. Tu entends ?

Debout de tout son long, le quêteux, outragé, toisa tous les Beauchemin. Ce n’était pas pour la valeur des choses qu’il s’indignait, lui l’homme libre d’aller de maison en maison où l’on se ferait fête de lui donner davantage — mais pour l’offense qu’il ressentait jusque dans la moelle des os. Les Beauchemin, inquiets, suivaient le moindre de ses gestes. Allait-il se changer en jeteux de sort ? Dédaigneusement « le grand quêteux d’étoffe » prit l’offrande et la laissa tomber sur la table. Puis, fièrement, rechargeant le baluchon sur son dos, il les flagella de toute sa grandeur :

— Vous vous en chercherez un bon quêteux comme moi !

Et il passa la porte.