Aller au contenu

En pleine terre/13

La bibliothèque libre.
Les Éditions Paysana Ltée (p. 105-108).

UNE NOUVELLE CONNAISSANCE


Didace, sur le bout du quai, humait le nordet. Une pluie fine tombait. Les canards noirs se « jetteraient » sûrement. Il héla sa femme :

— Vieille, appareille-moé donc un lunch : je vas à la passe.

Mathilde lui conseilla :

— Profites-en donc pour faire connaissance à la volée avec le nouveau gardien de la « light » à l’île-aux-raisins. Surtout tâche de te montrer aimable. Ça pourrait nous porter profit : on sait jamais…

Au Chenal du Moine, on considère une sinécure la charge de gardien de phare : être fourni d’essence, de bois, outre le traitement et le logement, la moitié de l’année. Mais cette fois, le « fanot » avait échu à un étranger, « un gros casque de Maska », disaient par dérision les gens du pays.

Didace plaça son stock de chasse en sûreté dans la pince du canot et il partit à l’aviron.

Justement le gardien du phare, un six-pieds, était à ravauder sur le bord de la grève. Le père Beauchemin colla son canot le long du quai et fit la connaissance de Tit-homme Duplantis. S’agissait-il de la branche des Duplantis les draveurs ou des Duplantis les poissonniers ? Ce point éclairci, il se mit à examiner l’homme. Un bel homme ! Planté comme un arbre ! Les épaules double largeur, les mains, de vrais battoirs ! Il ne se lassait pas de le « détailler ».

— Quand vous étiez une jeunesse, vous deviez être ben fort ? questionna Didace, plein d’admiration.

— J’étais assez fort, répondit le gardien simplement.

— Vous deviez fesser à tour de bras ?

— Vous deviez ben vous battre comme quatre hommes ?



— J’ai pas connaissance de m’être battu.

— Voyons ! rappelez vos souvenirs.

Et pour exciter la mémoire du géant, il lui raconta :

— Aux chantiers, j’ai connu un homme de vot’taille, le coffre de vot’épaisseur, un bûcheux dépareillé qui se reposait de bûcher en sciant une corde de bois. Un « boulé », un vrai, toujours paré à se batailler. Il était assez forcé de sang que quand la maladie de la bataille le prenait trop fort, il avait peur de lui ; il nous demandait en grâce de le retenir. Alors on se mettait six bons hommes d’une grosseur raisonnable pour l’empêcher de se battre. Plus je vous regarde, plus je vous trouve pareil à lui. Ah ! vous avez dû en faire des massacres, vous itou ?

Après une pause, l’autre avoua :

— Pas à ma connaissance.

Didace s’échauffait :

— Dites-moé pas qu’un taupin comme vous, vous avez pas seulement, dans vot’jeune temps, donné une bonne claque en pleine face à quelqu’un ?

— Je pense pas, reprit doucement Tit-homme.

Didace enrageait à la vue d’un homme voué à la force et qui n’avait pas même eu le cœur de s’en servir :

— Si tu veux savoir ma façon de penser, Tit-homme Duplantis, t’étais rien qu’une grand’vache.

Et sans un mot de plus, il « décosta ».