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En pleine terre/14

La bibliothèque libre.
Les Éditions Paysana Ltée (p. 109-116).

UN PETIT NOËL


La veille de Noël, au matin, Ludger Aubuchon, immobile, dressé comme une colonne sur le coteau, au milieu de l’île, regardait d’un regard dur le paysage de tristesse offert à sa vue. Il regardait les arbres nus tourmentés par des bourrasques, la terre grise que la gelée avait crevassée de toutes parts, et les maisons transies, malgré le rempart de paillis au solage, sous les assauts du vent jour et nuit à l’affût de quelque ouverture. Il regardait surtout les bordages qui dentelaient à peine l’île et le Saint-Laurent charriant des glaçons à pleine rivière. Que n’aurait-il donné pour voir le fleuve se figer à l’instant en un pont de glace qui lui permettrait de courir à Sorel acheter quelque gâterie à Marie-Amanda et le jouet convoité par sa petite Mathilde ?

— C’est de malheur, dit Ludger en entrant à la maison, d’entreprendre de tristes fêtes semblables. Pas de messe de minuit. Pas moyen d’aller dans nos familles. Ça va être un petit Noël.

— Quel temps fait-il ? questionne Marie-Amanda.

— Ah ! on gèle. Le diable est sur la butte et les arbres pètent partout.

— On dirait qu’il y a apparence de neige.

— On dirait ça. Mais pourtant…

— Ça serait ben une vraie bénédiction s’il neigeait.

— Oui. La glace se souderait vite et le pont prendrait dans l’espace d’un rien de temps.

— Ludger, ça toque à la porte, dit la jeune femme.

Avelin Salvail, un voisin, tout en s’essuyant les pieds sur le rond de tapis, présente sa requête en peu de mots :

— Ça te ferait-il de quoi, Ludger, de venir reconduire ma vieille mère au quai de Sainte-Anne ?

— Hein ? Quoi c’est qu’elle a, ta vieille mère ?

— Elle a qu’elle est morte hier, à la veillée.

Ah ! fait Ludger simplement, en témoignage de sympathie. Le couple se signe.

Tous deux, recueillis, pensent pieusement à la sainte femme qui vient de mourir, mais ils ne trouvent rien à dire. Avelin, les yeux fixes, assis près de la table, se berce adossé à une peau de mouton usée à plusieurs places.

Marie-Amanda, la première, se décide à rompre le lourd silence :

— Est-ce qu’elle a pâti avant de mourir ?

Avelin raconte :

— Non. Elle s’est éteinte comme une lampe qui manque d’huile. Elle a passé, sans une plainte, comme un petit poulet.

— Tout de même mourir à la veille de Noël, remarque Ludger, c’est mal s’adonner.

— Surtout un vendredi, avec deux jours de fête qui se suivent. Sans compter que votre femme me ressemble : elle attend la maladie avant longtemps.

— Je sais tout ça, admet naïvement Avelin. Si t’es consentant, Ludger, on ira mener la mère à Sainte-Anne à matin dans ta grande chaloupe tôlée. Y a pas sur l’île un autre bâtiment capable de traverser. La glace coupe en scie ronde, mais la navigation, toé, c’est « ta hache ».

Ludger consent de grand cœur, sans chercher à esquiver la rude corvée :

— C’est pas de refus. Avec l’aviron, deux paires de rames et de la précaution, on devrait se rendre sans périr.

Marie-Amanda n’ignore pas le risque que son mari encourra, mais elle ne songe même pas à l’en détourner. Mieux, elle l’encourage :

Va, mon Ludger, puisqu’il le faut !

***

Le train fait à la hâte, ils ont couché la morte, parée de ses vêtements du dimanche et enroulée dans une couverture grise, sur un lit de paille à la tête de la chaloupe. À trois ils glissent l’embarcation, à l’aide d’un traîneau, sur la glace vive des bordages jusqu’à l’eau noire du fleuve. Sur la rive, des amis, par petits groupes, les accompagnent du regard. En route pour le voyage de peine et de misère !

— L’eau est forte, remarque Avelin, en s’éloignant de l’île.

— Oui, répond Ludger, on a encore l’eau d’automne contre nous autres.

Mais ils n’ont guère le temps de converser. Deux hommes aux rames, l’un à l’aviron, ils courent d’abord les éclaircies de plus en plus rares parmi les glaces qui cernent le bateau pêcheur. Ils dérivent parfois à un arpent de leur course et patiemment s’engagent de nouveau vers leur but. La chaloupe affolée monte sur une banquise qu’ils calent avec soin ; ou elle enfonce presque « à fleurement d’eau ». Pour la troisième fois Ludger remonte dans la pince la morte qui a glissé à ses pieds. À chaque manœuvre les rames s’épaississent de glace. Deux heures durant, des masses au bout des bras, ils bataillent contre le vent, le froid, les glaces, sans un mot de reproche. Eh ! ho ! donc ! rame, Ludger ! pousse, Avelin ! tire, Joachim !

***

Requiescat in pace !

Maintenant que la vieille paysanne a échoué au dernier port, les hommes s’appareillent sans retard au retour périlleux. Dans une course au magasin voisin, Ludger a obtenu quelques douceurs pour les siens. Tous les trois se hâtent vers la chaloupe : un brouillard se lève au nord et la noirceur vient vite. Allégés du poids du cadavre, les bras moulus ils rament à coups de cœur, en silence, accompagnés seulement par le tumulte de l’eau qui geint à l’assaut des glaces. Que l’îlet est loin !

Enfin, l’île ! Havre tant espéré ! Ils arrivent, crevés de fatigue, mais qu’importe ! La morte repose dans son pays et un grand contentement venu du devoir accompli les habite.

Ils se quittent tout bonnement comme si de rien n’était, sous la neige qui prend.

— En te remerciant, Ludger.

— Y a pas de quoi, Avelin.

Il neige. « Il neigeotte une neige follette de rien », pense Ludger. Mais c’est un commencement de réconfort.

***

Après un repas frugal qu’il a dévoré de bel appétit, Ludger s’installe dans la grand’chaise berçante, à la douce chaleur, près du poêle qui ronfle. Aussitôt la petite Mathilde court se blottir dans le creux de ses bras. Après les cantiques de Noël, il lui chante :

Mon petit Jésus, bonjour !
mes délices, mes délices,
Mon petit Jésus, bonjour !
mes délices, mes amours.

J’ai rêvé, cette nuit,
que j’étais en paradis.
Mais ce n’est qu’un songe…

Soudain il se tait : l’enfant s’est déjà endormie. D’avoir cette fleur vivante, la chair de leur chair, accrochée à son cou, de regarder sa fière épouse accomplir pour leur joie à eux trois la besogne nécessaire, il tressaille de bonheur, d’un débordement de bonheur. Il voudrait en parler le surplus à Marie-Amanda, d’un parler franc, dans le droit fil de la vérité, mais il ne le peut pas. Toutes les choses qui rendent son sentiment fort et d’un grain serré sont liées à lui ; elles adhèrent à lui comme l’écorce à l’arbre, il ne saurait les détacher pour en faire des mots. Tandis qu’il s’assoupit à son tour, des images éparses voyagent dans les lointains de son rêve.

— Il neige à plein temps, remarque joyeusement Marie-Amanda.

Mais Ludger n’entend rien. Marie-Amanda les regarde dormir, l’homme et l’enfant, leurs deux têtes réunies. Son cœur reçoit avidement le don de leur présence, comme la terre altérée boit une tombée de pluie à petite eau, l’été.

— Mon Dieu ! murmure-t-elle, comblée, Vous m’avez tout donné !

N’a-t-elle pas tout ce qu’il lui faut : un mari tendre et fort, une belle enfant, une bonne maison, de la santé, de quoi manger ? N’attend-elle pas bientôt un fils, si le Divin Maître le veut, puis deux plus tard, puis quatre, et quelques filles tant qu’elle n’aura pas son nombre ?

— Tu dors, dit-elle en réveillant doucement Ludger. Viens coucher la petite. On va prier le Bon Dieu et tu iras dormir en paix. Demain, Noël !

— Demain… Noël… répète rêveusement Ludger.