Aller au contenu

En pleine terre/15

La bibliothèque libre.
Les Éditions Paysana Ltée (p. 119-133).

UN VRAI TAUPIN


Tel homme fut brave tel jour.
(proverbe espagnol)


Au grand soleil de mai, l’homme, affaissé sur une chaise, suivait d’un œil indifférent les ébats de trois étourneaux à la poursuite d’une corneille, voleuse d’œufs dans les nids. À tout moment il frissonnait malgré la douceur de l’air printanier. Dans son regard soudainement agrandi passa une lueur de détresse, à l’approche du malaise désormais familier. Tordu comme un arbre déjeté par la tempête, il se mit à tousser d’une toux tenace, impuissante à se calmer. Longtemps après il resta anéanti, les bras ballants et sans ressort.

Quand la crise fut passée, son compagnon lui demanda doucement :

— Tu prends pas de mieux, Jacquot ?

Le malade branla la tête. Il haletait.

— On dirait que le cœur veut me sortir de la poitrine. J’suis pourtant pas un plaignard. Mais j’achève de traîner ma carcasse.

— Parle pas de même, lui reprocha l’autre. Tu devrais plutôt essayer de te désennuyer. Sors avec les jeunes de notre âge. T’es là tout seul, à jongler…

— Sortir ? Pour où aller ?

— Viens aux noces de Jean-Marie.

— Faire rire de moi ? Ou chercher à me faire plaindre ? Jamais !

Gêné, le compagnon, avant de livrer son secret, oscilla sur ses jambes, comme un bateau qui tangue :

— Si tu veux le savoir, c’est Roseanne qui m’a chargé de la commission.

— Roseanne !

Une image éblouissante miroita aux yeux de Jacques Beaurivage. Depuis qu’un mal étrange l’avait terrassé, il s’interdisait même de penser à la belle fille qu’autrefois il convoitait pour femme. Et aujourd’hui elle l’appelait ? À l’idée de revoir Roseanne, son clair regard, sa bouche à la saveur d’un fruit mûr, son corsage bien fourni, ses hanches pleines, une ardeur subite repoussa si loin le sang vicié qu’il se sentit l’appétit d’un jeune loup. Et il n’hésita, plus.

***

Quand Jacquot arriva à la noce, plusieurs tournées de rasades avaient déjà donné de la façon aux amoureux et délié la langue des plus timides. À grand’peine il réussit à se faufiler auprès d’un groupe d’hommes âgés en paisible conversation à l’écart. De là sans être vu, il pouvait suivre des yeux les danseurs, leurs gambades et leurs jeux. Tout brûlant du désir de danser, il souffrait d’être parmi les vieux. Que venait-il chercher ici ? Sa place n’était pas à la noce, mais sur un lit de mort. Dans sa hâte de fuir, il bouscula une chaise. Mais l’hilarité générale le retint sur le seuil de la porte : le comique entrait en scène. Avant même que celui-ci eût fait mine d’ouvrir la bouche, tous s’esclaffèrent. Le moindre de ses gestes leur paraissait drôle, parce qu’il était consacré comique et qu’eux étaient là dans le but de s’égayer coûte que coûte. À la première bouffonnerie ils rirent à se tordre. Le farceur singeant un bateleur du théâtre forain, débitait un boniment, si vite qu’il ne suffisait pas à refouler sa salive :

— Venez, mesdames et messieurs. Venez voir danser Fioume le Beau Sacreur, le meilleur danseur du canton. Il passe, je vous mens pas, plus vite qu’un éclair graissé. Approchez, les dames. Ayez pas peur, les demoiselles.

Noirs de rire, les assistants s’en tenaient les côtes. Jacques savait qu’un étranger, profitant de sa maladie, faisait ouvertement la cour à Roseanne. Il le verrait de ses yeux, ce Louis Ladouceur à qui la vantardise de posséder une collection des pires sacres — mais que nul n’avait jamais entendus — avait valu le sobriquet de Beau Sacreur. Appuyé contre le chambranle de la porte, il le regardait mener avec Roseanne une gigue si endiablée que le ménétrier avait toutes les peines du monde à le suivre.

— Câline ! y va plus vite que le violon, disait une femme en grande admiration devant lui.

À la vue de son rival en pleine santé, fort comme un chêne, Jacquot se sentit faiblir. Blessé à mort, assailli par une meute de regrets, plus perdu au milieu de ce monde joyeux que dans un désert, il s’inclina en signe d’abdication. Mais en relevant la tête il rencontra le regard de Fioume, insolent, glorieux. Toute la lie qui, petit à petit, avait déposé au fond de son cœur, depuis des mois, remonta d’un seul jet : « Ah ! je suis un condamné à mort, hein ? Rien que bon à jeter dans la fosse, hein ? Le peu de temps qui me reste à vivre, ils vont me le payer le prix ! » Sans sourciller il avala six verres de petit blanc et se mit en quête d’autres. Sur son chemin il agaçait les filles ; ses doigts décharnés faisaient des marques dans les nuques grassettes, mais il avait surtout l’idée à boire. Comme Roseanne cherchait à l’en empêcher, il cracha, la bouche amère, pour que tout le monde entende :

— As-tu peur que je prenne mon coup de mort ?

Et la repoussant durement, il lui dit :

— Va retrouver ton sacreur. Ton beau sacreur. Moi j’suis rien qu’un beau buveur.

***

Le plus ancien de la famille du marié achevait la complainte des vieillards quand, au milieu du couplet, un cri de détresse paralysa la noce. Affolée, une femme pointait son enfant au sommet de la tour de transmission électrique, sur la terre voisine. Pris de panique le petit n’osait pas redescendre et, par ses signaux, appelait du secours. À tout instant il pouvait périr soit en tombant ou en touchant un fil à haut voltage.

Tous les gens de la noce s’affairaient à droite et à gauche mais nul ne voulait monter dans la tour.

— L’important, disait l’un, est d’avertir le gardien : qu’il enlève le courant !

Mais le gardien était aussi de la noce. À moitié ivre il n’entendait rien et on ne put obtenir de lui un seul mot de bon sens.

Un autre parlait de courir au village. Un troisième se disait dans la nécessité subite de retourner chez lui. Chacun lambinait et se défilait.

— Sauvez mon enfant, implorait la mère.

Sans avertissement, deux bras secs comme des sarments fendirent l’assemblée ; c’était Jacquot qui se frayait un chemin. En passant il darda son coude aiguisé par la maigreur dans la chair épaisse de Fioume.

— Tas de graisse rance ! lui décocha-t-il, sang de mouton ! T’es meilleur pour sacrer et faire sauter les filles que pour sauver ton semblable, hein ?

Fioume, le sang au visage, se redressa sous l’insulte, mais Roseanne se pendit à son bras pour le retenir :

— Sacre pas, ti-Louis, je t’en prie.

— S’il faut qu’il lâche sa bordée de sacres, disaient les femmes en pleurs on est morts.

Dédaigneux de tous, Jacques s’élança dans la tour.

— Je monte au ciel. Le beau buveur monte au ciel, ricanait-il, perdu dans les brumes de l’ivresse.

Il ne savait pas au juste ce qu’il faisait, il sentait seulement qu’il montait, montait toujours. En bas les regards escaladaient la tour à la suite de Jacquot. Mais malheur ! arrivé au sommet, au lieu de secourir l’enfant, il se mit à exécuter des pirouettes et des cabrioles, d’une tige de fer à l’autre, comme si ce fut là jeu tout simple. Au moment où il tirait le petit de sa position périlleuse, chacun poussa un soupir de délivrance. Mais il lui restait à redescendre, à la grâce de Dieu !

Le gardien de la tour s’avançait titubant sur ses jambes. La tête ébouriffée, les yeux petits, hébété, il bégaya :

— Qui ça, le taupin, en haut de la tour ?

Une fusée de rire partit de vingt gosiers à la fois :

— Le taupin ? C’est Jacquot, le consomptif à Beaurivage !

— C’est un vrai taupin pareil, que je dis !

***

Une heure plus tard, Jacquot agonisait. Son acte d’audace accompli, il s’était écroulé, inconscient, au pied de la tour. Le docteur arriva bientôt au chevet du mourant, installé sur un canapé. Encore essoufflé par la course il contempla longuement le malade qu’il jugea désespéré.

— Qu’on lui donne de l’air, commanda-t-il !

Et il alla lui-même respirer à la fenêtre.

Le maire de la paroisse, fort excité, l’entraîna dans un coin désert.

— On devrait lui offrir une médaille, chuchota-t-il. Si ça lui fait pas de tort, ça lui fera toujours pas de bien. Je veux dire : Si ça lui fait pas de bien…

Le docteur réfléchissait tout en frisant sa moustache :

— Oui… oui… ça nous fera toujours pas de tort. Le père Beaurivage est pesant dans le parti.

Le maire de la paroisse et le docteur s’entendaient à merveille : l’un était préfet du comté, l’autre, député.

— Mais la médaille, où la prendre ?

— J’en ai justement une sur moi, docteur ; je devais la donner en hommage à un grand collège, mais je me sacrifierai. Et ce n’est pas de la guenille, docteur, de l’or à dix-huit carats. D’ailleurs les notables devraient se faire un devoir sinon un plaisir de se cotiser pour offrir un petit quelque chose à l’un des leurs. Je la céderais au prix coûtant, bien entendu.

— Voilà une idée de génie, approuva le médecin en retournant à son malade.

Le secret vola de bouche à oreille, chacun y agréant sans trop se faire prier. Au docteur appartenait bien l’honneur de décorer le jeune brave, toujours privé de connaissance sur sa couche. Ayant parlé de son émotion en termes délicats, il commença à décrire la fierté que la paroisse, le comté même éprouvait à l’égard d’un si noble cœur. Fierté que, dans son enthousiasme, il eut volontiers fait partager par toute la province, le pays entier, si un léger mouvement de retraite de la part du préfet ne l’eut averti à temps.

— Pauvre Jacquot ! disait une femme, la larme à l’œil, un si bon cœur d’homme ! Il aura attrapé un effort…

— Vos concitoyens, reprit le docteur, m’ont donc chargé d’épingler sur votre poitrine la médaille des braves.

Comme il était myope et que l’épingle ne voulait pas accrocher, il se contenta de déposer la médaille sur l’oreiller. Puis il prit le pouls du malade. De l’autre main, il tira sa montre qu’il examina attentivement. Après un long moment il fit signe aux assistants que le malade baissait à vue d’œil.

Rien à faire qu’à attendre la mort et à recueillir les dernières paroles du brave, s’il reprenait conscience. Aurait-il un mot doux pour Roseanne qui pleurait à chaudes larmes ? Ou prononcerait-il une de ces phrases mémorables qui font l’orgueil d’une famille et que chacun allonge ou farde aux couleurs de son imagination ? Soudain le mourant se mit sur son séant. Dans un arrachement il commença :

— Je veux… je veux…

Toute l’assistance était suspendue à ses lèvres.

— Veux-tu parler à Roseanne, mon Jacques ?

Le malade fit signe que non. Et tout défaillant il recommença :

— Je veux… je veux…

— Laissez-le, murmura une voisine pleine de zèle. Je sais ce qu’il veut : il veut mourir en brave. Hein, Jacquot ?

Mais Jacquot la repoussa :

— Non, je veux… le bassin.

***

La nature, guérisseuse sans diplôme, avait battu l’homme de science. Une fois l’abcès pulmonaire miraculeusement vidé sous le coup d’aussi fortes émotions, Jacquot qu’on ne nommait plus que Taupin, soigné largement par le soleil et l’air pur, s’acharna à guérir. Rien à la ferme n’était trop bon pour un tel brave. Taupin n’avait pas même exprimé le désir de manger une aile de poulet que le père Beaurivage tordait sans marchander le cou au chapon le plus enviandé. La mère, elle, allait de gaieté de cœur lever du nid les œufs encore chauds en un temps où les meilleures pondeuses pondaient comme à regret. Tout à la joie de se laisser revivre, Jacquot ne faisait rien d’autre à la longue journée que de regarder danser l’eau au soleil ou la lumière couler entre ses doigts merveilleusement charnus.

Sur la fin de l’hiver Taupin redevenait en santé. Les épaules ouvertes comme des ailes, il buvait l’air à grandes gorgées. Altéré de vie il tendait son visage à la neige, aux hauts vents et quand il était seul, ce regain lui arrachait des cris de joie. Il était le printemps même dans toute sa verdeur. L’arbre déjeté par la tempête se redressait sous une poussée de sève.

Un bon jour, avant longtemps, Roseanne serait sienne. Une fière femme elle lui ferait la Roseanne, une femme étoffée, agréable à l’œil et dure à l’ouvrage. Et elle lui donnerait des enfants à la douzaine, des fils solides, des filles fortes. À la pensée de cette grappée de Beaurivage s’épandant sur le domaine familial, il rayonnait.

***

Son bonheur eut été incomparable sans l’insistance des voisins qui, sous le prétexte le plus futile, surgissaient à la maison et exigeaient le récit de sa résurrection. Si Taupin, les yeux bas, affectait de s’esquiver avec toute la modestie qui sied à un héros, ils prenaient un haut ton :

— Fais pas le fiérot, Taupin. Oublie pas une chose : on a souscrit à la médaille.

Force lui était de recommencer pour la centième fois l’histoire du sauvetage dont il n’avait qu’une vague réminiscence.

À l’été ce fut pis. Au moindre danger on courait le chercher :

— Le paratonnerre sur le chapeau de ma grange est dérangé. T’es brave, Taupin, tu devrais ben grimper le replacer.

Ou c’était un arbre difficile à abattre, une coupe dangereuse, une chaloupe chavirée en eau profonde.

— Ho ! donc ! plonge au large, mon Taupin. Montre-nous ta bravoure.

Il s’en tirait comme il pouvait mais en secret il s’exerçait à tousser :

— Je suis pas Samson, leur disait-il d’une voix qu’il tâchait d’affaiblir. N’allez pas croire que je suis guéri en plein. Il s’en faut.

Avait-il donc reconquis la vie pour l’unique plaisir de s’exposer à la perdre ?

Une nuit, marié depuis peu, il fut réveillé en sursaut. On frappait à grands coups dans la porte. Il tremblait de tous ses membres ; ses dents claquaient. Si c’était un malfaiteur qui agitait la clenche ? S’il allait se trouver en face d’un gaillard armé ? N’eut été la honte de se montrer sous son vrai jour, poltron, faible, il aurait volontiers arraché au sommeil sa Roseanne qui n’avait peur de rien. Sans faire de lumière, il se leva à pas feutrés en évitant la troisième planche du parquet qui craquait et, à l’affût, il écouta :

— La grange à mon père flambe, disait la voix angoissée d’un jeune voisin, et les animaux veulent pas bouger de l’étable. Il n’y a que toi, Taupin, avec ton don qui est capable de les faire sortir. Arrive, Taupin ! Viens nous donner un coup de main !

Il fit le mort et attendit que l’intrus fût parti. Puis il retourna s’allonger auprès de Roseanne dans le lit moelleux et, la tête enfouie dans l’oreiller, il éclata de rire.

***

Le dimanche suivant, à la criée, il réclama la parole.

— Mes amis, dit-il, vous êtes pas raisonnables. Tout à chacun vient, le jour, la nuit, me demander de montrer ma bravoure. De la bravoure, de la bravoure, vous imaginez-vous que j’ai ça à la brasse ? J’suis brave, c’est reconnu. La preuve, c’est que j’ai la médaille. Quoi c’est que vous voulez de plus ?

Après des réflexions aussi pleines de bon sens, on le laissa tranquille.