En prenant le thé/Jeune poule

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Achille Faure (p. 15-26).



JEUNE POULE


À la campagne, un jour de pluie, les heures passent lentes et le temps semble long.

Le vent qui souffle violent dans les feuilles a un mugissement qui ressemble à des soupirs d’âmes ; tous les bruits de la nature s’absorbent dans ce seul bruit de la pluie tombante : pas de voitures, pas de chariots, pas de gens affairés comme dans les villes ; au village, la pluie est maîtresse, et c’est là surtout qu’elle désole et ruine.

Nous étions seuls, Marie et moi, regardant, à travers les vitres, l’ouragan se déchaîner dans le jardin : sur l’étang, les canards s’ébattaient et plongeaient, et près du poulailler…

Mais d’abord un mot d’explication.

Marie est… Comment vous dire cela ?… Elle n’est pas tout à fait ma parente, mais cependant nous… Bref, mon frère a épousé sa sœour. Notre intimité régulièrement expliquée, je continue.

Elle a seize ans, un teint un peu pâle, des cheveux noirs, des yeux vifs et une taille charmante : ce n’est plus une enfant, mais ce n’est pas encore tout à fait une femme.

Nous sommes ensemble dans d’excellents rapports : elle est à mon égard gentille et prévenante, et moi, je la traite en jeune fille : elle m’aime bien.

Assise en face de moi, les mains perdues dans un panier rempli de laines, Marie cherchait une nuance introuvable, la tête légèrement tournée vers la fenêtre et les sourcils froncés de dépit en voyant l’orage courber les arbres :

— Maudite pluie ! murmura-t-elle.

Nos pieds reposaient sur le même tabouret.

— Oh ! reprit-elle en relevant la tête et me faisant signe de regarder dans la cour, voyez donc ces poules !

Sous un petit hangar peint en vert et fait exprès pour elles, quelques poules, la tête encapuchonnée, les plumes hérissées, accroupies et cachant leurs pattes, se tenaient serrées au mur. Le coq, solitaire à quelques pas de là, semblait malheureux et engourdi ; il regardait tristement tomber dans une flaque d’eau les gouttes de pluie qui rejaillissaient en petits jets argentins.

— Comme elles ont l’air malheureux !…

Et laissant son ouvrage, et moi mon livre, puis nous accoudant à l’appui de la fenêtre, nous nous mîmes à contempler ces pauvres petites bêtes.

De quoi n’est-on pas capable à la campagne, quand il pleut ?… Nous restâmes là un temps infini, et pour moi, vers la fin, je prenais sérieusement intérêt à ces petits animaux-là… Surtout une mignonne petite poule, à la tournure leste, captiva bientôt toute mon attention : la tête un peu cachée sous l’aile, elle secouait de temps en temps les gouttes d’eau qui perlaient sur ses plumes : elle était gracieuse et coquette au possible.

Pendant que durait notre observation, la pluie avait cessé de tomber : les pavés blancs se séchaient dans la basse-cour, et les petites mares se rétrécissaient peu à peu.

Ma petite poule alors, secouant ses ailes et allongeant sa tête, sortit lentement de sa cachette ; et la famille empennée, rendue hardie par l’exemple, se dispersa en gloussant… En ce moment, ma petite amie me montra du doigt ma petite poule :

— C’est la mienne, vous savez, c’est ma petite poulette, — elle vient manger près de moi ; — quand il fera plus sec, je vous donnerai une répétition, ajouta-t-elle en souriant.

La petite poulette, doucement, se rapprochait du coq. Celui-ci, becquetant çà et là, pouvait à peine atteindre un grain ; la petite coquette suivait chacun de ses mouvements, lui prenait le grain sous le bec, et venait boire à la même goutte d’eau ; puis, passant de l’autre côté, penchait sa tête vers la sienne, et semblait lui faire des agaceries. Pour lui, impassible dans sa dignité de roi patriarche, il se laissait faire et poursuivait majestueusement sa promenade.

— C’est un jeune de cette année, reprit Marie. — Hé ! hé ! pensai-je à part moi, la poulette est devenue poule et craint qu’on ne s’en aperçoive pas !

Le soleil s’était montré un instant.

— Sortons-nous ? me dit Marie en se levant.

Je ne sais pourquoi, pendant qu’elle se préparait, je regardai ma petite amie mieux qu’à l’ordinaire : elle est en vérité charmante et fort gracieuse. Elle se campa sur la tête un toquet orné d’une plume de faisan, blottit ses petits pieds dans de coquets sabots peints en noir, puis retenant sa robe d’une main :

— Je suis prête ; venez-vous ? — me dit-elle. — Allons au petit bois.

Et nous partîmes : elle, ravissante sous les reflets rosés de son ombrelle, et moi l’accompagnant, le cigare aux lèvres.

Qu’il fait bon, après un orage, courir par la campagne rafraichie ! Cette odeur âcre et pénétrante de la terre mouillée vous ranime ; les grosses gouttes qui tombent des arbres et font croire au retour de la pluie, le ruisseau qui reprend son cours et laisse couler dans son lit ensablé le dernier filet d’eau jaunâtre, pendant que les oiseaux recommencent à chanter, tout cela n’est-il pas charmant ? Le village renaît peu à peu : on rencontre, au tournant de la route, les grands beufs attelés qui vous regardent de leurs gros yeux tout ronds, et les paysans, la houe sur l’épaule, profitent de l’éclaircie, pour aller aux pommes de terre.


Au sortir de la grille, Marie me prit le bras, et nous nous mîmes à causer.

— Vous êtes courageuse, lui dis-je, d’avoir osé sortir après ce vilain temps : les chemins sont détrempés et le bois est humide… Vous n’avez pas peur ?…

— Je ne suis plus une enfant et je puis bien me mouiller à ma fantaisie, me répond-elle en se redressant.

— Sans doute !… sans doute !…

Après quelque temps :

— Comme on est sotte lorsqu’on est enfant ! vous souvenez-vous de nos jeux d’autrefois ?

— Mais certainement ; et avec beaucoup de plaisir ; c’était un heureux temps. Vous souvenez-vous aussi lorsque je vous appelais ma petite femme ?

— Est-ce loin, mon Dieu !

— Pourquoi tout ce laisser-aller de l’enfance doit-il être comprimé ? Ne regrettez-vous pas ces heures-là, Marie ? et ce gai temps d’insouciance n’est-il pas le meilleur de la vie ? Dites donc, ajoutai-je en riant, si les baisers qu’on se donne entre enfants devaient faire tache sur la joue d’une jeune fille, assurément, Marie, vous seriez bien marquée !…

À ce rappel de notre enfance, je vis rougir la jolie fille.

Est-ce fatuité ? — Mais je vous assure qu’à ce moment je crus sentir son bras peser plus fort sur le mien.

Elle est un peu plus petite que moi, c’est vrai, et de sa main qui s’appuyait à mon bras, elle relevait sa robe : tout bien considéré, ce n’est peut-être que cela.

Après un silence :

— Savez-vous bien que je suis en âge de me marier ? me dit-elle.

On a beau être quasi parents, de semblables questions ne laissent pas que de vous remuer un peu, et je ne savais trop que penser, lorsque la pauvre enfant, tout effrayée de ce qu’elle avait dit, me lâcha subitement le bras et se mit à marcher devant.

La laissant suivre son caprice, je venais derrière et, m’étant mis à rêver, je pensai à ma petite poule.

Pauvre petite bête ! Elle était si gentille avec ses petites mines, et ses hésitations, et ses agaceries ! Et ce méchant vilain gros coq qui ne voulait pas faire attention à elle… Pauvre petite !

— Il y a évidemment, me disais-je, dans la vie d’une jeune poule un jour où elle commence à se deviner elle-même, où elle cherche à s’assurer de son pouvoir, où elle éprouve le besoin de s’affirmer, de se sentir vivre. C’est la fleur qui crève son bouton, c’est l’angelus du matin, faible et lent, qui appelle les fidèles dans le temple ; la jeune fille à ce moment-là…

Mon raisonnement commençait à s’embrouiller et je ne voyais plus clair du tout dans ma pauvre tête ; je me rapprochai de ma compagne de route.

— Dites-moi, Marie, lui demandai-je, pourquoi ne me tutoyez-vous plus ?

— Je crois que ce ne serait plus convenable, me répondit-elle lentement.

— Quels préjugés avez-vous donc, ma chère enfant !

— Oh ! ce n’est pas moi qui l’ai voulu, et si je m’écoutais…

Elle rougit encore, craignant d’en avoir trop dit.

— Voyons, lui dis-je, prenez mon bras, et causons sérieusement, — comme frère et sæur.

… Un peu plus loin, je voulus pénétrer dans le bois.

— Non, me dit-elle presque effrayée, non.

Et comme je la regardais, étonné, elle rougit encore. Elle était agitée, inquiète, et par moments avait des larmes dans les yeux ; tout d’un coup elle me prenait le bras gracieuse et enfant comme autrefois ; puis, d’autres fois, sans raison, me le lâchait et marchait plus vite. Elle avait des mots charmants et des brusqueries méchantes…

Je voulus lui offrir un bouquet d’aubépine que je venais de cueillir.

— Pourquoi me donnez-vous cela ? me dit-elle ; puis voyant que je la regardais surpris, elle se mit à pleurer.

Je jetai le bouquet au loin. En voyant cela, elle me prit la main :

— Pardonnez-moi, Henri, c’est l’orage sans doute, mais je suis souffrante, et ne sais si je dois rire ou pleurer.

Au détour d’un chemin, Marron, qui s’arrêta le nez au vent, nous avertit de l’arrivée de mon frère, que nous vîmes bientôt paraître au bout de l’allée ; il revenait de visiter une ferme.

— Nous allions à ta rencontre ! lui cria Marie, et, s’approchant, elle lui jeta ses bras autour du cou et l’embrassa.

Puis, lui posant les deux mains sur les épaules, et éloignant son visage pour le mieux voir : — Mais… embrasse-moi donc, toi, lui dit-elle.

Il la baisa distraitement au front en me serrant la main.

La jeune fille, se retournant alors, releva lentement ses yeux vers moi et me regarda un instant fixement ; puis elle se remit en marche la première en caressant le chien.

Un peu enhardie par la présence de mon frère, elle fut charmante d’esprit et de grâces séductrices.

En rentrant au jardin : — Je vais donner à manger à Poulette ; venez-vous voir ? me dit-elle.

Devant le petit hangar, Poulette seule manquait à l’appel, et sur l’échelle du poulailler le coq perché s’efforçait de voler.

— Ce sera pour une autre fois, me dit ma petite amie. Et comme elle avait les pieds mouillés, elle monta dans sa chambre.

J’entrai seul au salon, et me mettant à l’aise, je m’assis dans un grand fauteuil.

On est si bien dans ces vieux meubles, que je ne tardai pas à fermer les yeux et je me mis à rêver.

J’étais dans le petit bois, c’était le printemps : autour de moi une jeune poule blanche trottinait en faisant la roue ; elle était bien jolie et je prenais plaisir à la voir.

Pendant que je la contemplais, je ne sais comment il se fit que ses grands yeux prirent l’aspect de ceux de Marie ; c’était bien la plus jolie poule du monde avec les traits de ma petite parente. On n’a jamais vu d’absurdité semblable : elle tournait autour de moi en gloussant et je comprenais ses cuic cuic, et j’entendais son petit bec me dire en passant près de moi, mais bien bas, — bien bas : Un baiser, — un baiser, s’il vous plaît.

Je me regardai dans une flaque d’eau.

J’avais moi aussi des plumes, et je faisais, ma foi, un superbe coq.

Sur mes épaules, un plumage doré et changeant miroitait au soleil, et mon panache noir à reflet bleuâtre s’arrondissait majestueux derrière moi…

Une petite conversation par cuic s’établit entre la petite poule et moi, et… Va te promener… mon rêve s’était envolé : le coq, le vrai coq cette fois, sortait du poulailler en chantant…

Quelques secondes après, Marie revint au salon et lorsqu’elle me tendit la main, je l’effleurai du bout des lèvres.

— Celui-là marquera, me dit-elle en souriant… mais… vous m’aimez donc un peu, dites ?

Et toute nerveuse et contente, elle se mit au piano.