En prenant le thé/Un jour d’ouverture de chasse
UN JOUR
D’OUVERTURE DE CHASSE.
JOURNAL D’UNE JEUNE MARIÉE.
Depuis huit jours, mignonne aimée, je n’entendais parler que de plume et de poil.
Assise autour de la table dans le pavillon que tu connais, au fond du jardin, chaque soir je travaillais à confectionner des cartouches. Je fus assez maladroite tout d’abord, comme bien tu penses, à ce genre de travail, mais peu à peu mes doigts s’habituèrent à manier les bourres et les plombs, et vers la fin j’en étais venue à une dextérité étonnante. Du reste, Henri était un si bon maître, et dans son enthousiasme il me disait de si jolies choses que j’aurais eu, franchement, mauvaise grâce à ne pas faire de mon mieux.
Ce fut pour moi tout un voyage de découvertes ; car, vois-tu bien, chérie, on a beau être mariée de six mois, comme je le suis, on n’a jamais une connaissance parfaite de son petit mari ; ainsi il y a mille petits riens qui m’avaient échappé et qui me faisaient alors plaisir à découvrir.
Il fallait l’entendre me raconter ses prouesses passées, — il y mettait un cœur, une âme : — en me disant la mort d’un pauvre petit faisan, et ses battements d’ailes, et ses convulsions d’agonie, le pauvre ami souffrait bien, va ! et moi je souffrais aussi pour lui.
C’était vraiment navrant.
Et comme je lui objectais qu’il aurait dû ne pas le tuer.
— Que veux-tu ! me répondit-il, j’avais promis un faisan à Mlle de D.
— Oh ! je savais bien qu’il n’était pas cruel — il avait promis ce faisan ! — Il n’y a rien à dire ! — ce n’est pas sa faute !… il fallait bien tenir parole. — Et puis il est malheureusement si adroit mon pauvre Henri.
Pendant que nous travaillions aux cartouches — Nemrod, couché en rond sous la table, dormait, la tête reposant sur le bas de ma robe : — il flairait l’odeur de la poudre, le noble animal, et rêvait, j’en suis sûre, de chasses féeriques.
— Il faut le voir, chérie, me disait mon petit homme, lorsqu’il arrête, la tête baissée, le corps allongé, la queue roide, une patte en avant — il flaire, il écoute, et son silence m’appelle…
En l’écoutant, je m’étais arrêtée dans mon travail, et j’avais, moi aussi, tendu le cou, je regardais — j’écoutais…
Henri se pencha vers moi et, sans que j’y prisse attention, me donna un bon baiser sonore.
Je repris, en rougissant un peu, ma position première, pendant qu’il me disait à l’oreille :
— N’est-ce pas ce gibier-là que tu guettais, chérie ?
La séance ce soir-là finit plus tôt — et devant se lever au jour — Henri gagna son lit.
À quatre heures du matin, Jacques, le vieux jardinier, commença à jeter sur les carreaux de notre fenêtre de petites pierres pour réveiller le chasseur.
Je fus éveillée la première, et me soulevant sur le coude, je lui mis dans le cou une série de bons petits baisers, jusqu’à ce qu’il eût ouvert les yeux.
— Et la chasse ! lui dis-je en riant.
Il fut vite en bas du lit.
J’entendais, les yeux à demi fermés, son va-et-vient dans la chambre à côté — je le voyais s’agiter dans une demi-lumière, ajuster ses guêtres et ses gros souliers jaunes, et après chaque détail il s’arrêtait tout content pour se frotter les mains.
Quand il fut prêt, il vint près de mon lit et m’em brassant :
— Tu auras tes perdreaux, chérie, — dors bien.
Je lui tendis la main.
— Sois bien prudent, lui dis-je tout bas, encore endormie.
Quelques minutes après, j’entendis aboyer le chien, puis ce fut tout, j’étais reprise par le sommeil.
Il était environ neuf heures lorsque je m’éveillai de nouveau — le soleil, depuis longtemps levé, entrait par rayons indiscrets dans ma chambre et caressait la muraille ; je me penchai du côté d’Henri pour mon bonjour habituel — et fus assez triste, en vérité, de trouver la place vide.
— Ah ! c’est vrai, me dis-je au bout d’un instant, que je suis sotte !
Il n’en est pas moins vrai que j’eus le cœur gros.
Je me levai lentement, puis prenant mon courage à deux mains, je passai un peignoir et descendis au jardin.
Le déjeuner m’attendait, et je me mis à goûter mon chocolat ; à chaque instant, je me prenais à relever la tête comme pour faire part à Henri d’une observation ; c’était la première fois que je déjeunais seule, chérie, et franchement ce n’est pas gai.
La Manette entra pour me servir, et tout en faisant cent tours près de la table :
— C’est tout drôle ; À déjeuner sans monsieur ! On est tout chose, pas vrai, madame !
Brave fille, va, je l’aurais embrassée !
Après mon déjeuner, je remontai dans la chambre.
Je trouvai là cent choses de lui, ses vêtements de chaque jour…
Sur la cheminée, son porte-cigare ; sur une table, sa montre qu’il avait oubliée, tous objets vides de lui, que je m’occupai à ranger.
Dieu ! que le temps me semblait long !
Et pourtant il était à peine onze heures.
Je me mis à disposer des fleurs dans les vases du salon ; je fis et refis dix fois les bouquets, puis, quand vint l’heure, je renvoyai Manette et me chargeai de mettre le couvert.
Il faut en être à une première absence, mignonne aimée, pour comprendre tout le plaisir que j’eus à plier moi-même sa serviette sur son assiette et à songer à tout ce qu’il aimait ; je passai un temps infini à graver dans le sel de la salière ses initiales… pour le poivre, je n’y pus parvenir ; — j’allai moi-même à la cave chercher le vin qu’il aimait et fus toute furieuse d’être confinée dans cette ferme, en plein pays perdu, où l’on n’a pas de glace.
Quand tout fut fini, quand la table fut reluisante de cristaux et d’argenterie, je m’assis dans une chauffeuse auprès de la fenêtre, et j’écoutai l’horizon.
Sous la fenêtre passait de temps en temps Manette, affairée, portant quelque chose sous son tablier. Elle me regardait d’un air moqueur.
Décidément ces paysannes sont idiotes ; il leur manque le sens de la délicatesse ! Sotte fille, va, avec ses mains rougeaudes et gercées !
Le jour baissa vite, et à mesure que l’horizon s’éteignait, je me sentais devenir plus triste.
J’aurais donné tous les perdreaux du monde pour entendre crier son pas sur le sable de l’allée.
Mais rien ! rien ! rien ! et il faisait presque noir.
Dans la salle à manger, Manette avait apporté la lampe, et par la porte entr’ouverte, le grand feu clair de la cuisine illuminait la cour.
— C’est bien la dernière fois qu’il va à la chasse ! pensai-je. Je n’aurais jamais cru qu’il était égoïste à ce point, et gourmand… Était-il assez gourmand ! — en me disant la manière de cuire les perdreaux, de les bien habiller d’une feuille de vigne, de… ; Je n’en mangerai pas, de ces maudits perdreaux.
…J’entendis enfin dans l’avenue le sable crier sous les pattes de Nemrod qui accourait à moi, et deux minutes après j’entrais dans la salle à manger pendue au bras du chasseur victorieux.
— Tu n’es pas blessé, hein, chéri ?
— Non, mignonne. — Tu t’es ennuyée, dis, tu as les yeux tout rouges.
— Oh ! oui — mais te voilà…
Il se débarrassa vite de son fusil et posant sur le dressoir sa carnassière, il en tira une à une toutes les pièces, en m’en racontant l’histoire.
Il s’était tant amusé — et était tout fier de son adresse ; — il avait fait un doublé.
Quand il eut, une à une, posé dans le tablier de Manette toutes les pièces qu’il avait tuées :
— Et maintenant, chérie, dit-il, — un bon baiser… et… à table… Je meurs de faim.
Je me mis tout près de lui — il était si heureux de me raconter sa journée — et moi j’étais si heureuse de l’avoir là — près de moi. — À un instant donné, Manette entra doucement et posa silencieusement — devant moi — deux perdreaux, — deux perdreaux bien dodus, roulés dans des feuilles de vigne.
— Les premiers tués du jeune ménage, chérie, que j’ai envoyés à midi par un exprès, — Manette a un secret et ils seront excellents. — Pstt… Et du bourgogne ? — dit-il à la vieille bonne.
Après les avoir découpés avec soin : — Goûte-moi cela, c’est un coup superbe et prends garde aux plombs.
— Pauvres petites bêtes, lui dis-je ; — c’est vraiment dommage ; ils sont à peine nés…
— Bah ! reprit-il — ils n’ont pas encore aimé, ils n’ont pas de regrets.
— Ah ! ah ! ne dis donc pas de sottises, tu vas me faire étouffer.
Je crois, en vérité, que le bourgogne est un vin capiteux…
Le fait est que nous montâmes de bonne heure dans notre chambre.
Du reste, Henri était un peu fatigué…
— Avoue au moins, chérie, — que c’est bon la chasse d’un petit mari — et que tu voudrais bien m’y voir aller souvent, me dit-il au moment de s’endormir.
— Oh ! je ne sais pas… C’est si long tout un jour à passer seule, et c’est si triste…
— Oui… mais les perdreaux… et puis on s’aime bien mieux après… Tu ne m’as pas mieux aimé ce soir, dis ?…
— Peut-être ! — Tais-toi, dormons — il est tard.