En prenant le thé/Une nuit blanche

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Achille Faure (p. 125-135).

UNE NUIT BLANCHE.



Elle s’était, vers le soir, couchée toute souriante, et de ses petites lèvres roses, — les mains croisées, — elle avait, comme chaque jour, bégayé sa courte prière. — Ses yeux s’étaient vite clos et elle s’était endormie toute joyeuse, — sa poupée couchée près d’elle sur l’oreiller.

La veilleuse brûlait clair à l’angle de la cheminée, et dans la chambre à côté, la bonne, allant et venant, préparait la petite toilette du lendemain qui devait être un jour de fète : nous étions redescendus heureux.

Au salon, les amis de tous les jours, — les vrais, ceux-là, — et que nous aimions bien, — commentaient le dernier mot du bébé, souriaient de sa petite révérence et parodiaient son « bon soir ». — Nous entendions cela à travers la porte, et tout heureux, la mère et moi, nous nous serrions doucement la main ; elle se pencha vers moi, ma chère petite femme, et presque bas, comme de crainte qu’un mauvais génie n’entendît ce qu’elle me disait :

— C’est à nous deux — ce bonheur-là, me dit-elle.

J’ouvris la porte, et la conversation tomba.

La petite maman se mit au piano, et doucement, les portes bien closes, de peur de réveiller l’enfant, elle joua une de ces mélodies de Schubert, dont le rhythme fait rêver au bonheur quand il ne porte pas au désespoir.

De temps en temps, et après chaque morceau, elle s’arrêtait, les doigts immobiles sur le clavier et tournait la tête pour écouter.

— Ce n’est pas elle, répétions-nous en chœur, et ma petite femme, tranquillisée, reprenait une mélodie nouvelle.

Le thé vint et l’heure s’avançait ; nous reconduisîmes les amis à la porte, et contents de nous retrouver seuls, — dans notre solitude à trois —, nous regagnâmes doucement notre chambre.

— Bébé tousse un peu, madame, nous dit à demi-voix la bonne, au moment où nous passions le seuil.

Nos regards se croisèrent comme une muette interrogation.

— Ce ne sera rien, chérie, dis-je à ma femme en la voyant déjà toute troublée, — ne te tourmente pas. — Vous pouvez monter, ajoutai-je à la bonne ; si madame a besoin de vous, je sonnerai.

L’enfant dormait assez calme ; ses mains étaient peut-être un peu chaudes, mais…

— Elle est peut-être trop couverte, ajoutai-je en regardant ma femme ; — tu es fatiguée, chérie, va vite dormir, je resterai avec mon livre quelques minutes auprès du lit ; — dors bien tranquille.

— Tu m’éveilleras si elle n’est pas bien, bien sûr, n’est-ce pas ?

— Je te le promets.

La pauvre mignonne, les yeux battus de sommeil, avait à peine la force de me parler.

Je m’installai dans un fauteuil au chevet du petit lit, le roman nouveau sur mes genoux.

Je tournais les feuillets, suivant des yeux les caractères, mais sans rien comprendre à ce que je lisais ; j’écoutais la respiration du bébé, un peu pressée et bruyante, et j’épiais chacun de ses mouvements.

Elle était devenue tout d’un coup un peu rouge, et ses petites mains étaient moites et brûlantes.

La mère, pendant ce temps, s’était endormie, et son sommeil, calme et régulier, me laissait tranquille de ce côté.

Je me levai sans bruit, et résolu de veiller encore, je passai mes pantoufles et ma robe de chambre.

J’étais à peine réinstallé que la pauvre petite, faisant un brusque mouvement et ouvrant à demi les yeux, se leva sur son séant et se mit à tousser…

Une sueur froide perla sur mon front ; je voulus soulever sur mon bras le pauvre petit être qui suffoquait ; mes mains tremblaient, j’avais peur :

J’avais reconnu cette affreuse toux, comme un chant de coq, dont j’avais une frayeur si grande.

La quinte passée, j’allai prendre dans la chambre à côté la petite bouteille de sirop.

Elle était encore cachetée, et je bénis la précaution qui me l’avait fait acheter.

La pauvre chérie était retombée anéantie sur son lit, et lorsque je m’approchai d’elle, la cuiller à la main, elle avait peine à se tenir debout sur mon bras.

— Bébé, lui dis-je à demi voix, bébé, — du bonbon !

La pauvre chérie gourmande, instinctivement, ouvrit sa petite bouche, et passa plusieurs fois, en retombant sur l’oreiller, sa petite langue sur ses lèvres séchées par la fièvre.

Je la pris, roulée dans sa couverture et, l’asseyant sur mes genoux, je m’approchai du feu qui s’en allait mourant dans la cheminée.

Elle se blottit toute fiévreuse contre moi. Sa peau me brûlait à travers mes vêtements.

Sa respiration était rauque, oppressée, bruyante ; elle ouvrait sa petite bouche de plus en plus grande.

Elle se remit à tousser.

— Mon Dieu, murmurai-je en suivant des yeux les mouvements de douleur, les spasmes de suffocation de ma petite chérie, — mon Dieu — j’ai peur.

Et je me levai avec l’enfant dans mes bras pour atteindre à la sonnette.

Soit le mouvement que je fis alors, soit que la cuillerée de sirop eut eu un effet salutaire, Bébé fit alors un effort plus violent et…

Je retombai assis, les yeux tout mouillés de larmes de joie.

— Tant pis pour le tapis, murmurai-je.

La pauvre petite malade, soulagée, me regardait de ses yeux à demi éteints.

— papa ! — me disait-elle presque bas — papa ! — Bébé bien bobo.

C’est égal, j’avais déjà moins peur !

Je me tournai alors vers ma petite femme ; elle dormait encore, de son même sommeil calme et confiant.

Que j’étais heureux alors de ne pas l’avoir éveillée ! Que de tourments et d’angoisses de moins pour cette bonne et sensible petite maman ! Et comme j’étais fier de cette bonne confiance qu’elle m’avait montrée, en s’endormant, tout inquiète qu’elle était, tranquillisée par ma parole donnée !

C’est dans ces moments-là surtout qu’il est bon de vivre ! Entre ces deux êtres aimés dont je veillais le sommeil, je comprenais, je sentais ma vie dans tout ce qu’elle devait avoir de sérieux et de réfléchi. J’étais heureux de la lourde charge qui pesait sur moi.

Bébé, cependant, reposait encore dans mes bras, son petit corps moulé sur mes genoux. — Sa respiration devenait un peu plus calme, ses mains moins brûlantes et moins humides ; je n’avais plus si peur.

C’est alors qu’au souvenir de l’heure écoulée, et les yeux sur cette mignonne petite figure, aux traits encore contractés, c’est alors que les appréhensions d’un malheur plus grand vinrent m’assaillir !

— Et si j’avais dormi, mon Dieu !

Pauvre cher petit être ! elle était si joyeuse, la veille au soir, et paraissait si heureuse de vivre.

Dans le coin de son petit lit, sa poupée, de ses yeux bleus grands ouverts, regardait toujours le plafond, comme lorsque la mignonne la berçait en s’endormant. Là sur la commode, pliés et rangés en piles, les petits vêtements qu’elle avait quittés, le soir ; ici, près de moi, sous mon pied, le petit tabouret où elle s’asseyait pour jouer à la maman ! Et ces pauvres amis qui me félicitaient de la gentillesse et de la bonne mine de mon bébé ! Et tout cela, si j’avais dormi, peut-être que…

Pauvre chère petite, va !

Et je la pressai, tout en pleurant, sur ma poitrine.

Elle eut une petite toux encore, mais, Dieu merci ! le danger était passé.

Elle resta à me regarder, de ses yeux à demi ouverts, et semblant me demander où elle était :

— Papa, Papa, disait-elle, et de ses deux mains passées dans ma chemise, elle me caressait la poitrine,

L’aube grise déjà perçait à travers les rideaux.

J’entendais au loin, dans la rue déserte, passer les maraîchers, et une escouade de balayeurs travailler sous ma fenêtre.

Peu à peu, la ville s’éveilla et les bruits se succédèrent plus rapprochés.

Comme chaque matin, les cris des marchands vibrèrent dans la rue.

Il y avait pour moi quelque chose de profondément navrant dans cette succession machinale et brutale de tous les actes de la vie humaine.

Plus les bruits augmentaient, plus le jour se faisait, plus tout autour de moi s’éveillait et vivait, — plus je me sentais seul et triste.

Et si j’avais dormi ! pensai-je, si… ! — tous ces chants, tous ces bruits seraient venus comme maintenant insulter à mon malheur ! et ce maudit orgue de Barbarie, qui maintenant fait sourire ma pauvre petite malade, serait venu narguer ma douleur !

— Bébé n’a plus bobo, papa, — me dit alors ma petite chérie d’une voix plus assurée.

À ce moment, ma petite femme s’éveilla, et ne me trouvant pas auprès d’elle, — se dressa tout effrayée sur son séant.

— Qu’est-ce ? — Qu’y a-t-il ? cria-t-elle — en se penchant vers le petit lit.

Quand son regard tomba sur nous, bébé la regardait en souriant et lui tendant ses petites menottes pâles.

— Bébé — plus bobo — maman, — lui dit-elle.

Je lui portai dans le lit la petite chérie, qui s’enfonça entre nos deux oreillers.

— Tu ne t’es pas couché, dis ! me demanda-t-elle, en ouvrant de grands yeux effrayés ; elle a donc été bien malade ?

— Non, chérie, — mais j’ai eu un peu peur.

J’entendais déjà du bruit dans la maison, et je sonnai pour faire mander le docteur.

— Viens dodo, petit papa, me dit ma petite convalescente en se faisant son nid près de sa mère.

Je roulai le canapé près du lit, et, m’arrangeant là, je pris la main de ma femme qui pendait sur le drap.

— Repose-toi, mon ami, je vais veiller — me dit-elle, les yeux humides.

— … C’est égal, j’ai eu bien peur ! lui dis-je après un instant en baisant sa petite main fine ; — et j’éclatai en sanglots.

— Pauvre ami !

Je dormis jusqu’à la visite du docteur.