En prenant le thé/Un premier cigare

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Achille Faure (p. 85-101).

UN PREMIER CIGARE.


J’aime beaucoup mon oncle Joseph, — ainsi n’allez pas croire que j’aie le moins du monde l’intention de le rendre ridicule en vous contant cette histoire ; — le pauvre cher homme en rit encore, du reste, et ne reculant pas lui-même, à l’occasion, devant une bonne petite indiscrétion, il n’oserait me reprocher de vous avoir parlé de lui.

Assez gros, le teint animé, les yeux vifs et brillants, monsieur le doyen, — c’est ainsi qu’à dix lieues à la ronde l’on nomme mon oncle Joseph, — monsieur le doyen a près de soixante ans.

Son presbytère est bien campé à deux pas de l’église et ombragé d’arbres séculaires ; par le potager, il touche à un petit bois, où je vais de temps en temps tirer un lapin.

Pendant que je cours les champs, le fusil au dos, je sais que tout le monde est heureux : mes chiens ne dévastent pas les parterres de l’oncle, et la vieille Catherine compte sur son lapin : c’est toujours avec plaisir qu’on me voit arriver avec mon fusil.

Ce n’est pas que je sois un chasseur de première force ; ainsi, Dieu m’est témoin que bien souvent je n’ai fait que tuer le temps.

L’autre soir, par exemple, j’étais rentré bredouille ; il est juste d’ajouter, en manière de justification, que je m’étais occupé à poursuivre un tout autre gibier que le lapin : — Mais, en rentrant au presbytère, le je ne sais quoi inhérent aux maisons claustrales fit vite envoler toutes mes pensées mondaines, et j’eus un quasi-remords d’avoir déçu la vieille Catherine de son espérance de lapin. Il me serait assez difficile, en vérité, de vous dire pourquoi j’ai pris l’habitude de donner à mon amie Catherine le surnom de vieille.

Je ne connais pas son âge ; mais à en juger par sa santé robuste, ses fraîches couleurs et son enjouement continuel, elle est moins éloignée de la maturité que de la vieillesse.

C’est une bonne fille au demeurant, et comme elle me le disait l’autre jour :

— Hé ! hé ! mon fieu ! vous êtes quasiment mon enfant, comme monsieur le doyen est quasiment mon mari ! hé ! hé !…

Et sa bonne grosse figure de rire, et, ses yeux gris, rendus petits par sa santé florissante, de se fermer en devenant humides.

Ce que j’aime surtout dans Catherine, c’est son rire.

Son rire à ma vieille amie, c’est son chef-d’œuvre.

Il commence doucement par quelques contractions de sa bonne et franche figure, puis de là s’étendant, agite les épaules ; elle met alors ses deux mains larges ouvertes, les doigts en avant, sur ses hanches, se cambre sur ses deux pieds massifs, et son gros ventre, recouvert du tablier de toile écrue, de bondir, de bondir… comme les béliers de l’Évangile…, et salierunt arietes

Elle a le rire communicatif, et je suis bien sûr que dans le tête-à-tête, mon oncle Joseph…

Après tout, c’est un plaisir innocent, et un bon rire fait tant de bien.

Ce soir-là, donc, après avoir attaché mon chien à sa niche, je franchis, le fusil sur l’épaule, le seuil de la cuisine où dame Catherine officiait.

Mon oncle était là déjà, installé dans son grand fauteuil à oreilles, recouvert de maroquin vert.

Il avait, par devant, relevé sur ses genoux la jupe de sa soutane, et montrait au brillant feu de bois, qui petillait dans l’âtre, ses jambes fines et son pied aristocratique, chaussé du soulier à boucle d’argent.

Sur son giron, le chat blanc pelotonné faisait ronron, et Catherine, au-dessus des fourneaux, les manches retroussées, la figure écarlate, préparait une perdrix aux choux.

Après avoir accroché, au-dessus de la grande cheminée, mon fusil et ma cartouchière, — tout en tourmentant la vieille servante, j’allai découvrir les casseroles. — Le fumet était bon ; et mon oncle et moi, humant le parfum du gibier, nous souriions dans notre barbe.

— Viens te chauffer, camarade, me dit mon oncle, prends ce fauteuil, et allume un cigare.

— En ai-je le temps ? demandai-je en prenant mon étui. — À quelle heure le dîner, Catherine ?

— Tout de même, me répondit-elle,… c’est pour six heures et demie ; pas une minute de plus, pas une de moins. — Et elle soufflait en disant cela sur la sauce de la fricassée, qu’elle avait prise, pour la goûter, dans une cuiller de bois.

Je me mis à fumer.

J’ai la passion des bons cigares, et le havane que je brûlais répandait sans doute un parfum agréable, car au bout de quelques instants : — Monsieur le doyen, interrompit la vieille servante, c’est tout de même bon, cette odeur-là, il faut essayer de fumer…

— Il faut une certaine habitude pour fumer, lui dis-je, — et je ne crois pas que du jour au lendemain…

Ça doit être bien bon de fumer ces machins-là,… encore meilleur qu’à sentir, et puis, ça parfume ma cuisine,… j’aime bien ça : faudra essayer, monsieur le doyen…

— Allons ! je veux bien, dit mon oncle, rempli de bonne volonté. Passe-m’en un, camarade… ce que femme veut…

— Je crois qu’après le dîner, avec un bon verre de bourgogne, ce sera beaucoup meilleur… et puis, il faut tout prévoir… à mon avis, la prudence veut que vous dîniez avant, car peut-être…

— Hé bien ! tu as peut-être raison…

Et je voyais mon oncle qui me regardait fumer, semblant étudier comment je m’y prenais…

— Ah ! c’est bien simple, il suffit de ne pas avaler la fumée…

Pendant ce temps, Catherine tirait d’un coin de la chambre la table d’acajou bien luisante, et dressait sur une nappe blanche nos deux couverts.

— Hé ! nous dînons chez vous, mame Catherine ? demanda mon oncle en souriant.

— Oui-da, reprit-elle, je veux être de la partie de fumerie, moi…

À l’heure dite, nous nous mîmes à table.

Après la soupe, l’oncle Joseph s’essuya la bouche de sa serviette et, la posant sur la table, se leva lentement en faisant grincer sa chaise sur le parquet.

— Donnez-moi la lanterne, mame Catherine, — et se tournant vers moi, en prenant au clou dans la cheminée un trousseau de clefs :

— Bourgogne ou bordeaux, camarade ?

— Bourgogne, mon bon oncle, s’il vous plaît.

— De derrière les fagots ? hein, mauvais chasseur ! ajouta-t-il en riant.

— Hem ! si ça peut vous faire plaisir, ajoutai-je en baissant modestement les yeux sur mon assiette.

Et mon oncle partit en riant, sa lanterne et sa soutane relevée d’une main, portant de l’autre les clefs de la cave. Mame Catherine suivait avec deux paniers.

J’étais resté seul. J’entendais par la porte restée entre-bâillée les pas descendre sur l’escalier de pierre, et la clef grincer dans la serrure rouillée du caveau, — puis le choc des bouteilles et ma vieille amie Catherine qui disait :

— Allons, monsieur le doyen, — une demi-bouteille de vin d’Espagne, — je suis sûre que ça lui fera plaisir…

Puis, j’entendis refermer la porte, et leurs pas lents, attentifs, remonter l’escalier. Mame Catherine venait la première portant dans chacune de ses mains un berceau d’osier où reposait une bouteille poudreuse.

— Posez-les là, dit mon oncle, et ne les secouez pas…

Il alla, lui, mettre dans un coin une petite bouteille à cachet rouge tellement vieux, qu’on en voyait à peine la couleur. Je détournai les yeux pour laisser au cher homme toutes les jouissances des surprises qu’il me préparait.

Le dîner commença sérieusement : mon oncle ne cédait à personne le soin de découper le gibier ; pendant qu’il s’occupait de cela, Catherine, toujours en retard d’un plat, s’était assise sur l’angle de la pierre du foyer, sa grosse assiette de faïence à extérieur brun sur les genoux, et mangeait lentement, suivant du coin de l’œil l’occupation de mon oncle, pour voir si la perdrix était tendre à son goût.

Habitué à ce petit manége : — Tendre comme de la rosée, mame Catherine, dit mon oncle, — et à moi : — Ton assiette, camarade, et goûte-moi cela.

La vieille servante me suivait des yeux. — Oh ! oh ! lui fis-je en hochant la tête en signe de contentement, vous avez un secret bien sûr, avouez-le…

— Nenni-da, seulement — j’étouffe ; c’est toute la malice. Eh ben, j’suis contente, , vraiment, que vous trouvez ça bon…

Au bout d’un instant : — Nous sommes si bien ici, nous trois, et mon pauvre Black qui se morfond et meurt de faim ; est-ce qu’il ne peut pas venir se chauffer un peu ?

Sans me rien dire, la brave fille alla détacher le chien qui s’élança comme un furieux dans ses jambes au risque de la jeter à terre.

— Tout beau ! tout beau ! criait-elle ; quel démon ! Allons !

Je fus obligé de m’en mêler pour faire coucher la bonne bête près du foyer.

Après avoir mis sur la table le bon plat sucré, le plat de douceur, comme disait mon oncle, la vieille servante alla reprendre, son assiette sur les genoux, sa place au coin de la cheminée.

Elle déchirait avec son pain chaque morceau, et le poussait ensuite sur sa fourchette qu’elle tenait renversée comme une cuiller.

D’instants en instants, elle retirait de sa bouche avec ses doigts un petit os qu’elle jetait à mon chien.

Assis sur son derrière, sa queue battant les dalles, l’animal attentif suivait des yeux et de toute la tête chaque mouvement de la vieille bonne portant sa fourchette à la bouche, — et à chaque morceau qu’elle lui jetait, il ouvrait sa gueule toute large et la refermait avec un claquement sourd en grognant de plaisir.

Black, vers la fin du dîner, se familiarisa et finit par mettre sa tête presque dans l’assiette de la vieille servante.

— Faites donc finir vot’bête, m’sieu Henri, me dit-elle la bouche pleine en repoussant avec sa main l’animal… Couchez, Black… Et quand elle eut fini son repas, elle lui laissa son assiette, qui fut nette en un instant.

— Tu ne m’as pas dit comment tu trouves mon pomard, camarade… c’est mon meilleur…, me demanda le doyen. Allons, encore un verre, et bois-le sérieusement en songeant à ce que tu fais.

Ma réponse enthousiaste, moitié paroles, moitié pantomime, plut à mon oncle… Et posant ses deux mains sur le bord de la table et éloignant sa chaise, il poussa un léger soupir de satisfaction :

— Au café, maintenant, dit-il.

— Et au cigare, répondis-je.

— Et au cigare !

La table un peu éloignée vers le centre de la chambre, — nous primes place dans deux fauteuils aux côtés de la cheminée.

Au milieu, entre nous, sur un petit guéridon, le café sur un plateau d’étain tout luisant, et à côté, deux verres, — deux fluets verres mousseline. Black, bien repu et couché en rond entre les jambes du guéridon, avait posé sa tête sur ses pattes allongées, et sommeillait doucement, aux reflets d’un feu bien clair.

Mon oncle se leva doucement et alla chercher dans le coin, avec mille précautions, la petite demi-bouteille qu’il déboucha lui-même ; puis contemplant avec plaisir la poussière avec les toiles d’araignée qui la couvraient :

— Monsieur mon neveu, pas de distraction, et goûte-moi ça !…

Je regardai, à la flamme du feu, la couleur magique du nectar, et y trempai légèrement mes lèvres en faisant claquer ma langue.

— Peste ! mon oncle !… m’écriai-je.

— Ce n’est pas du vin de curé, ça, hein, camarade ? me dit-il après avoir goûté aussi à son verre.

— À moi, maintenant, de vous offrir quelque chose. Et je tirai de mon étui quelques cigares.

J’en pris un, – bien roulé, — sans côtes, — pas dur, et d’un blond magnifique.

J’en coupai délicatement le bout avec mon canif, et le présentant à mon oncle : — À mon tour de vous dire : Goûtez-moi cela, lui dis-je.

Il le mit à sa bouche, et je lui présentai la bougie pour l’allumer ; Catherine, les poings sur les hanches, le regardait en-dessous en souriant.

Il était assez maladroit, mon cher oncle Joseph, surlout pour chasser la fumée dehors ; le cou tendu, la vieille servante, à chaque mouvement qu’il faisait pour fumer, imitait de ses lèvres les succions inexpérimentées du doyen ; comme lui, elle creusait ses joues en aspirant, et avançait en avant ses grosses lèvres, comme un enfant qui essaye de siffler.

— Vous trouvez ça bon, mame Catherine ? interrompit mon oncle. Mọi pas : — cette fumée m’arrive dans les yeux, et puis j’en avale la moitié.

La brave fille se mit à rire.

— Buvez un verre de vin d’Espagne, monsieur le doyen ; il ne vous manque que l’habitude, — voyez plutôt monsieur…

— Je ne pouvais me défendre d’un certain sentiment de supériorité en voyant les efforts inouïs et infructueux de mon pauvre oncle pour arriver à m’imiter.

Il était adorable de gaucherie.

— Dis donc, me demanda-t-il à la fin, c’est ça qu’on appelle un bon cigare ?…

— Un pur havane, mon cher oncle, une véritable occasion, un chef-d’œuvre du genre.

Je remarquai à ce moment une légère pâleur sur les traits de mon oncle Joseph ; il déposa sur le guéridon son cigare commencé et but une gorgée de café.

— Catherine, du cognac, — demanda-t-il, — et il en versa dans sa tasse un bon doigt.

Je le voyais regarder, les yeux fixés sur les tisons, les flammes qui petillaient ; d’instant en instant, il passait sa main sur son front et relevait ses cheveux : — autour de ses lèvres perlaient quelques gouttes de sueur.

— Diable de cigare ! diable de cigare ! disait-il à mi-voix.

La vieille servante s’approcha tout doucement de moi, et :

— Ça ne sera rien, n’est-ce pas ?

— Non ! non ! lui répondis-je tout bas.

— Allons, monsieur le doyen, reprit-elle en s’adressant à mon oncle, il faut continuer.

— Diable de cigare ! répondait l’oncle, je suis tout drôle… tu peux le finir, Catherine, si le cœur t’en dit.

— Hé ! hé ! ça ne serait peut-être pas de refus.

En disant cela, la vieille servante prenait le cigare encore allumé.

— C’est-y, vrai, si mauvais que tout ça ?

— Goûtez-y, lui répondis-je.

— Ça sent si bon, reprit-elle avec une véritable grimace de gourmet en humant la fumée, ça sent si bon….

Elle le mit dans sa bouche, juste au milieu, ses deux grosses lèvres avancées en avant et arrondies. On eût dit qu’elle suçait un immense sucre de pommes.

— Ça fait un drôle d’effet, comme ça, dans la bouche, pas vrai, monsieur le doyen ?

— Oui, oui. Diable de cigare, murmura mon oncle d’une voix éteinte, — et du doigt il montrait la porte.

Je portai à l’entrée de la cour un fauteuil et j’y conduisis mon pauvre oncle.

— Ouf, — fit-il en entrant au grand air, je crois qu’il était trop fort pour moi, ton cigare, camarade. Passe-moi ma calotte, il fait frais.

Je revins dans la cuisine, où mame Catherine, tout en ravivant le feu, tirait quelques bouffées de tabac.

— Combien que ça peut bien coûter, m’sieu Henri, un cigare comme ça ?

— Assez cher, ma bonne Catherine ; assez cher : entre six et huit sous.

— Bonne Vierge ! exclama la brave fille.

Et elle jeta dans les cendres le reste du cigare ; Moi qui m’amusais à le brûler…, murmura-t-elle.

Au dehors, dans la cour, au clair de lune, mon pauvre oncle gémissait profondément.

— Catherine !… appela-t-il un instant.

Ce n’est pas manque de charité chrétienne, mais je laissai mon oncle soupirer, se plaindre… tout à son aise… Je ne sais, — mais il me semble que la vue du vénérable doyen, dans une circonstance aussi… critique, aurait pu peut-être me faire perdre une partie du respect que je lui avais toujours porté.

Au bout de dix bonnes minutes cependant, je le vis apparaître dans l’encadrement de la porte… pâle et les yeux battus.

— Ça va mieux, — mon oncle ? — lui demandai-je.

— Oh ! c’est fini, camarade, me répondit-il en riant ; c’est singulier, n’est-ce pas ? cet effet-là… c’est égal… mon pauvre vieux pomard…

En disant cela, il regardait sur le bahut la vieille bouteille poudreuse que nous avions vidée tantot — et reportait son regard chagrin sur moi. — Ah çà ! — continua-t-il — est-ce que tu trouves du plaisir à fumer ce poison-là, — toi ?

— Mais… certainement — mon oncle, — moitié plaisir, moitié habitude, je crois qu’il me serait fort malaisé de m’en passer.

La vieille Catherine, à ce moment, revint dans la cuisine.

Elle riait un peu sous cape, en regardant en dessous mon pauvre oncle.

— C’est l’habitude qui vous manque, monsieur le doyen… il faudra recommencer.

Et s’approchant de moi et à demi-voix :

— Vous m’en laisserez quelques-uns pour lui —. n’est-ce pas ?

Je fis signe que oui.

Mon oncle cependant avait pris son bougeoir et montait déjà l’escalier de sa chambre.

— Il ne faudra pas lui en donner les jours de pomard…

Et mon oncle, comme pour donner du poids à ma recommandation — murmurait en hochant la tête, tout en gravissant les degrés :

— Diable de cigare ! — Mon pauvre vieux pomard, va.

Ce soir-là, j’allai, moi aussi, me coucher de bonne heure.