En prenant le thé/Grand’maman en bonne fortune

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Achille Faure (p. 73-83).

GRAND’MAMAN

EN BONNE FORTUNE.


L’autre matin, — il pouvait être environ dix heures, — le comte me fit demander si j’étais disposée à le recevoir.

Je n’étais, à vrai dire, qu’à demi sous les armes, n’ayant pas conservé, à soixante ans, toute l’agilité de dix-huit printemps.

Je terminai en un tour de main ma toilette, et après avoir mis un œil de poudre sur mes boucles et rangé quelques chiffons épars, je m’avançai à la rencontre du comte.

— Vous avez passé une bonne nuit ? me demanda-t-il en se courbant galamment pour me baiser le bout des doigts.

Toute sa personne respirait, me sembla-t-il, un parfum de fraîcheur inaccoutumé : sa cravate noire à larges bouts étalait sur son gilet blanc un nœud plein de jeunesse, son ample robe de chambre à ramages flottait en plis joyeux derrière lui, et il n’était pas jusqu’à sa belle chevelure blanche qui dans ses boucles soyeuses ne me parût contenir tout un monde de riants projets et d’intentions de renouveau.

Assis tous deux dans ces bons fauteuils bas que nous aimons tant, chers et vieux meubles démodés, qui nous ont vus vieillir et qui ont si souvent bercé notre méridienne, nous devisions du temps passé et présumions de l’avenir.

— Comtesse, interrompit-il en me prenant des mains la tapisserie que je tenais, au lieu de ces affreuses fleurs gothiques qui vous fatiguent la vue de leurs couleurs criardes, ne voulez-vous pas venir dans la campagne revoir un peu la vraie nature ?

Et, comme je relevais la tête :

— Il fait beau, continua-t-il, c’est le mois de mai ; partout la nature sourit et se ranime, les buissons se couvrent de fleurs embaumées, et c’est presque un crime que de travailler encore, au printemps, à tous ces ouvrages d’hiver qui ne font bien qu’aux soirs de neige et sous l’abat-jour de la lampe.

Je me suis levé ce matin avec des intentions de courir les champs, et je suis curieux de voir si mes vieilles jambes me refuseront leur service.

Tout à l’heure, par la fenêtre ouverte, quand ces bouffées d’air chaud et embaumé me venaient caresser le visage, l’idée de refaire une de nos promenades d’autrefois m’est venue et… — En êtes-vous, comtesse ?…

— Mes pauvres jambes…

— Ta ta ta… vous avez ce matin votre teint de vingt ans. C’est convenu, n’est-ce pas ? — nous allons courir les bois comme autrefois….

— Comme autrefois ! repris-je en branlant la tête avec un air de doute. Enfin…

Nos apprêts ne furent pas longs, et comme nous descendions pour monter dans le fiacre qui nous attendait :

— Pour quelle heure madame la comtesse veut-elle le dîner ? me demanda Jean.

— Nous dînons dehors, lui répondit le comte en baissant la voix, mais pas assez pour m’empêcher d’entendre.

C’était à Saint-Germain qu’il avait projeté notre promenade, et, pour dire le vrai, je dois avouer que jamais trajet ne me parut plus court.

Aussitôt débarqués, nous nous fîmes conduire en forêt, et là, comme deux amoureux, nous parcourûmes les sentiers ; — nous n’allions pas vite et à chaque jeune couple qui nous dépassait, c’étaient des souvenirs qui nous arrivaient en foule.

Que de fois, nous aussi, dans cette vieille forêt, n’étions-nous pas venus, alors que nos jambes savaient encore courir ! Ici, c’était le carrefour où nous nous étions égarés, — là, un arbre à l’ombre duquel, il y a bien longtemps, je m’étais endormie de fatigue, la tête sur son épaule et la main dans sa main.

L’arbre avait grossi, le carrefour avait bien un peu changé d’aspect, mais nous les reconnaissions, et ces souvenirs nous faisaient sourire.

Vers quatre heures, nous rentrâmes au Pavillon Henri IV.

Nous étions seuls.

— Vous n’aurez pas beaucoup de monde, garçon, sans doute, dit le comte ; nous retenons ce salon.

Je ne pus guère m’empêcher de rougir, mais j’éprouvais un vrai plaisir à ce trouble.

— Vous oubliez que nous n’avons plus nos estomacs de vingt ans, mon ami, lui dis-je en l’entendant commander un vrai festin.

— Bah ! — Au mois de mai, tout a vingt ans, comtesse, et que diable ! nous ne sommes pas centenaires.

Je dois avouer que les commencements de ce dîner furent assez froids ; j’étais bien un peu dépaysée dans ce restaurant, mais il mettait tant d’aisance dans tout ce qu’il faisait que je finis par reprendre mon aplomb.

— Comme autrefois, comtesse, me dit-il en me montrant un coin de la nappe où se trouvait brodé un petit berceau, nous aurions souri de ceci, que nous aurions pris pour un heureux présage.

Vers le dessert, le comte fit apporter du champagne, et nous nous mîmes à causer souvenirs.

— Vous souvient-il, me dit-il en versant dans ma coupe un doigt de vin mousseux ; vous souvient-il de notre premier souper fin, comtesse, alors que, toute timide et curieuse, vous rougissiez encore en vous trouvant seule avec moi ?

C’était à cette même saison, et je vous revois encore, vos cheveux blonds en boucles neigeuses autour des tempes ; vous aviez encore un peu peur de moi dans ce temps-là, n’est-il pas vrai, comtesse ?

Et à notre premier voyage, quand la chaise de poste qui nous emportait nous enlevait trop vite, à votre gré, d’auprès de votre mère : vous étiez dans un coin, craintive et pelotonnée, les yeux un peu rougis et regardant tristement les grands arbres fuir aux côtés de la route.

Puis, lorsque je vous eus rendu courage, et que me tendant votre petite main fine : Pardonnez-moi de pleurer, mon ami, me disiez-vous, mais c’est plus fort que moi !

En disant cela, je ne sais comment il prit ma main dans la sienne, et rêveuse je l’y laissai.

Et puis, lorsque le lendemain, après nous être remis en route, vous veniez plus confiante près de moi et me disiez tout bas, la bouche près de mon oreille : Tu ne me fais plus peur, sais-tu…

Nous avons été heureux, comtesse.

Et puis encore, lorsque, quelque temps plus tard, les bras crispés autour de mon cou, vous en appeliez à tout mon amour pour vous donner du courage, et lorsque le premier cri de la petite chérie se fit entendre, quels bons baisers et quel bon sourire triste !

Puis quand la petite mignonne, assise entre nous deux, le matin, dans le lit, nous faisait sa distribution de baisers et de questions naïves, quels bons coups d’œil vous me lanciez ! et, dites, n’est-il pas vrai que nous étions heureux ?

Il avait rapproché sa chaise de la mienne, et me tenait la main :

Buvons au renouveau d’amour, grand’maman, me dit-il, et il remplit de nouveau ma coupe.

… C’était dans ce petit bois, au fond du parc, grand’mère, que pour la première fois tu m’as dit : Je t’aime ; tu rougissais et tu baissais les yeux, et moi j’étais si heureux que j’aurais voulu le conter à tout le monde, mais tu m’as bien grondé pour cela. Pauvre petit bois ! les arbres ont grandi depuis lors, et c’est maintenant presque une forêt.

Comme nous aimions alors, dans ce petit bois, nous isoler dans notre amour ! comme nous étions égoïstes à nous deux !… nous avons encore vingt ans, comtesse, et nous nous isolons encore comme autrefois.

Voyez ! nous sommes seuls et nous nous cachons encore.

En disant cela, il me baisait la main.

— Je m’en remets à vous, mon ami, lui dis-je en souriant, du soin de me ramener à l’hôtel. Ce champagne est, je crois, un peu fort pour ma vieille tête ; c’est la seconde fois, vous savez, que je vous confie que je suis un peu… étourdie.

C’était un bon souvenir que celui que je rappelais, mais je n’avais pas eu un long trajet à faire dans ce temps-là : car alors c’était dans le boudoir que nous avions soupé.

Je suis vraiment tentée de croire qu’avant de nous remettre en route, le comte m’embrassa comme autrefois.

Nous regagnâmes Paris en voiture, — c’était une attention du comte, et comme, un peu fatiguée, j’appesantissais ma tête sur son épaule :

— C’est comme en chaise de poste, amie…, le second jour.

Je lui pressai doucement la main.

– Merci, lui répondis-je, de tout le bonheur que vous m’avez donné.

Le soir, lorsque je fus retirée dans ma chambre, le comte vint, comme tous les soirs, me donner au front ce baiser que j’attends toujours pour m’endormir et je crois bien qu’il fut plus long que de coutume. C’était un jour de renouveau d’amour…

À madame la baronne de T ***.

Tu m’as consultée, ma fille chérie, et m’as écrit tout ton chagrin de voir ta fille sur le point de te quitter. Voici ma réponse : lis et relis ce que je viens de t’écrire. Reporte-toi toi-même un peu dans ta vie passée, et riche de toute une existence de bonheur, tu te contenteras comme moi de vivre de tes souvenirs ; songe un peu, chérie égoïste, qu’un jour, quand nous ne serons plus là, quand à peine on se souviendra de nous, ta fille à toi, grand’mère alors, peut avoir dans sa vie une journée comme celle que je viens de te raconter, et dis-moi si tu persistes à t’opposer à une séparation nécessaire, et à prendre sur toi de l’empêcher d’avoir aussi semblable bonne fortune ? — C’est autant pour l’avenir que pour le présent que tu dois aimer ta fille.

Tu as de l’amour aussi, autour de toi, grande enfant gâtée, — jouis-en, — il n’est jamais trop tard, et tu vois qu’à soixante ans, quand les cheveux sont blancs, on est encore riche de l’amour passé, dans ses souvenirs, et de l’amour futur, dans ses petits-enfants.

Ma mère a pleuré, à moi aussi, lorsque je l’ai quittée, mais crois-tu donc qu’elle n’avait pas aimé et que notre séparation, si pénible, se fût accomplie, si elle n’avait pas eu aussi, sous une autre forme peut-être, son renouveau d’amour.

Mille baisers à la future mariée.

Ta mère affectionnée,
Comtesse de D…

J’ai peut-être eu tort de vous laisser lire cette lettre de grand’maman, mais c’est à elle que je dois mon bonheur, et je suis si heureuse !… Au demeurant, elle m’aime tant, bonne maman, et je suis si bien son enfant gâtée qu’elle m’a déjà pardonné, j’en suis certaine, mon indiscrétion. « Quand ta petite Madeleine aura dix-huit ans, me disait-elle hier, relis cette lettre, ma chérie, et va, comme moi, aussi en bonne fortune. » Mon petit bébé heureusement n’a que deux ans, et j’ai encore, comme vous voyez, bien du temps à l’aimer toute seule.

Lucie.