En prenant le thé/Une main gantée

La bibliothèque libre.
Achille Faure (p. 37-49).

UNE MAIN GANTÉE.


I

Je crois bien que c’était un mardi, mais franchement je n’en jurerais pas…

Nous étions là, Léon et moi, étendus comme deux Sybarites dans les causeuses au coin de la cheminée : la lampe brûlait rouge et le feu pétillait ; c’est affreusement égoïste ce que je vais dire, j’en conviens, mais je suis fort frileux, et c’est pour moi une jouissance céleste que de fumer au coin du feu, en hiver, alors qu’il fait glacial et humide au dehors ; du reste l’homme n’est pas parfait, et je confesse que ce n’est qu’à mes heures que je m’attendris sur le sort des gens qui grelottent.

En un mot, c’était après dîner, vers neuf heures, le thé fumait dans nos deux tasses et les cigares se consumaient lentement.

— Eh bien, lui dis-je en prenant les pincettes pour tisonner, conte-moi cela.

Léon se leva, versa dans sa tasse du Japon une nouvelle ration de rhum, remonta la lampe et commença :

— Ma tante a sainte Catherine en horreur ; elle a pris à tâche de marier toutes les jeunes filles qui franchissent le seuil de son salon : c’est un concurrent redoutable pour la maison de Foy.

À mon retour d’Afrique, — après deux ans de brunissage solaire et de privation de tout plaisir mondain, je tombai comme un loup affamé au milieu de ce salon-bergerie, dont ma tante s’était faite le Guillot.

C’était vraiment, du reste, un coup d’œil ravissant que cet étalage de jolies surnuméraires ès hyménée, et je n’eus que l’embarras du choix.

J’en fus assez effrayé tout d’abord : Ma bonne tante heureusement veillait sur moi.

Un matin, — tiens, j’étais ici, — à cette table, et je prenais mon chocolat, — mon domestique entra de cet air que tu lui connais :

— On vient d’apporter cette lettre pour monsieur, — c’est pressé.

Je décachetai :

J’attends Léon à déjeuner à onze heures et demie.

Il y va de son avenir.

Baronne de R…

C’était de ma tante.

Il était dix heures et demie, — je laissai mon chocolat sans le prendre, je m’habillai et je partis.

Tu connais la baronne ; mon exactitude lui fit plaisir ; elle m’attendait comme on attend un amant.

Au fait, elle a à peine trente-cinq ans, ma tante ; elle est veuve, un peu grasse et toujours charmante : elle a des yeux… et des lèvres… et une oreille… Je vis tout cela pendant le déjeuner.

Nous étions en tête à tête. J’avais des envies folles…, mais je m’écarte du sujet.

C’était un déjeuner froid : elle avait renvoyé les domestiques.

Pendant que je découpais un perdreau (c’est un de mes talents, soit dit entre parenthèses), ma tante aborda franchement le sujet.

Je te passe l’énumération obligée des qualités, vertus et charmes de la jeune personne, — c’est un cliché, — qu’il te suffise de savoir qu’elle avait tout, — et grande fortune en sus.

Je ne refusai pas, — je voulais voir, et rendez-vous fut pris.

J’embrassai ma tante sur le front, selon mon habitude, et je partis.

II

À son vendredi suivant, je ne manquai pas de me rendre.

Dix heures sonnant, je me fis annoncer : on avait, à mon intention organisé une sauterie. Les mamans habituées, sachant la signification de cet extra, m’examinèrent minutieusement : l’on se passait mon nom sous l’éventail, et j’eus bientôt à subir aussi le feu roulant des prunelles de ces demoiselles. C’est un peu gênant, mais on s’y fait.

Ma tante cependant me prit le bras et, parcourant les salons, me présenta à une vingtaine de personnes ; à la dernière, elle me pinça : j’étais averti, je regardai.

Mlle Blanche de K. était brune, un peu pâle, avec de magnifiques cheveux, et de grands yeux foncés à paupières légèrement battues et frangées de longs cils. La tête était petite, toute mignonne, les lèvres rouges et un peu pincées, — des grenades à peine fleuries. Elle était vêtue d’une robe maïs, pas assez décolletée. — En la saluant, je vis ses bras qui étaient un peu rouges vers le haut et auxquels un léger frisson donnait un aspect de chair de poule.

Un quart d’heure après, nous dansions ensemble.

Elle valsait à ravir, souple, un peu penchée sur mon bras ; mais c’est une fatigue qu’on aime et qu’on souhaite quelquefois : elle parlait peu, mais point sottement, et ne me fit pas l’effet d’une niaise : somme toute, elle me plut assez.

Naturellement, je fus le dernier à quitter le salon. En me reconduisant : Bravo, Léon, me dit ma tante, bravo, je suis contente de vous. Vous vous êtes donné la peine d’être aimable : vous plaisez ; on m’a déjà demandé pas mal de renseignements sur votre compte… Et vous, qu’en pensez-vous ?

Mlle Blanche est fort jolie, répondis-je, et je ne dis pas non.

Ma tante me prit la main, — elle a une main délicieuse, ma pauvre tante, — et comme j’étais, au demeurant, fort satisfait de ma soirée, dans mon enthousiasme, en lui disant bonsoir, je l’embrassai de côté, — là — tu sais, — dans le cou, — au bon endroit.

Dans le feu de son espérance de réussite, la baronne ne se fâcha pas. Du reste… en famille… Pour moi, j’allai me mettre au lit, mais je tardai beaucoup à m’endormir ; — vers le jour, cependant, le sommeil me prit et je rêvai de… ma tante.

Elle est vraiment adorable ma petite tante ; elle qui a la manie des mariages devrait bien songer un peu à elle et… Mais passons.


Nous nous rencontrâmes, Blanche de K… et moi, deux ou trois fois encore chez la baronne ; cette jeune fille me plaisait toujours, mais une chose me chiffonnait : au thé, au buffet, aux cartes, Mlle de K… ne quittait jamais ses gants.

Coquetterie de femme, pensais-je, c’est pour conserver ses mains blanches… Enfin… je m’occupai peu de ce détail.

III

Vers la fin de février, je fus prié à une soirée intime chez les de K… J’étais déjà presque officiellement adopté, bien que moi, je ne me fusse pas encore officiellement présenté. J’hésitais encore ; pourquoi ? Je ne l’aurais su dire, mais j’hésitais ; Blanche était cependant charmante, jolie comme un démon, et… mais ces diables de gants me couraient dans la tête.

Au jour dit, je fis une toilette de prince.

J’ai toujours excessivement tenu au soin de ma personne, — c’est fatuité si tu veux, mais c’est ainsi — et ce jour-là je m’étais appliqué — tu peux penser…

Nous étions six, sans plus : M. et Mme de K., leur fille, Gaston, frère de ma future, ma tante et moi.

‫‬

À mon entrée, il y eut du froid ; et tout d’abord, je fus assez vexé de la façon d’être de mes futurs beaux parents.

— Nous vous recevons sans façon, monsieur Léon, comme vous voyez, — en famille, — dans l’intimité, — me dit le père, gros ventru assez commun.

Puis se tournant vers son épouse : — Bonne amie, dit-il, fais donc servir le thé !

Bonne amie ne bougea non plus qu’une souche, occupée qu’elle était à se faire énumérer par ma tante mon présent et mes espérances.

Je pris place entre Mlle de K. et son frère, et nous causâmes de choses indifférentes.

Ma future, en vérité, était ravissante : elle avait ce jour-là une robe de gaze blanche montante, agrémentée de nœuds de ruban mauve.

Son corsage de dessous décolleté me permettait de voir ses épaules rosées et à fossette ; — à ce propos, elle avait une fossette sur l’épaule droite et pas sur l’épaule gauche ; pourquoi ?…

En causant, comme bien tu penses, je l’examinais attentivement, et j’avais fini par me réjouir presque d’avoir encore fait ce pas qui pouvait m’ouvrir l’intimité de la famille : j’étais heureux d’avoir accepté cette invitation. — Décidément aussi, ma future avait de l’esprit.

Soudain, je fis un mouvement en arrière et je redressai la tête.

— Oh ! c’est trop fort, me dis-je à part moi, c’est ridicule — c’est se jouer de moi. — Juge de ma stupéfaction : elleavaitsesgants. — C’en était trop, — là, — chez elle, — dans son salon, sans autre étranger que moi. — Avoue avec moi que c’était au moins fort singulier.

Je m’entêtai : — Cependant, — me disais-je, — je serai plus tenace qu’elle, et avant d’épouser unejeune fille, je veux la connaître… autant au moins que faire se peut, — et…

J’avisai dans un coin un piano, et quand la conversation fut un peu tombée :

— Madame, dis —je à Mme de K., joignez, je vous prie, vos prières aux miennes, pour obtenir de Mlle Blanche un de ces morceaux qu’elle exécute si bien…

Ma fille joue fort peu, monsieur, et son talent n’a rien de remarquable.

La jeune fille devint rouge et fit signe à sa mère de ne pas insister.

Pour moi, je n’en voulais pas démordre : je me levai, allumai les bougies du piano, l’ouvris et le débarrassai des partitions qui l’encombraient. Puis, furetant dans le casier, j’installai sur le chevalet une valse de Chopin que je trouvai.

— Nous verrons bien, me disais-je.

Cela fait, m’armant de mon plus irrésistible sourire et m’avançant vers Mlle de K. : — Je vous en prie, lui murmurai-je à l’oreille d’un ton suppliant — pour moi, — et j’appuyai sur ces derniers mots.

Elle se leva ; — un léger tremblement nerveux agitait son bras qui reposait sur le mien. Elle s’assit sur le tabouret, et arrangea longuement les plis de sa jupe. J’étais, moi, à côté du piano, tout prêt à tourner les pages et en apparence fort indifférent à ce qu’elle faisait.

Elle défit les boutons de ses gants. — Si j’ai jamais joué la comédie, c’est bien certainement dans ce moment-là, — je lisais des yeux, et de l’air le plus convaincu du monde, la musique, et tu sais si j’ai jamais rien compris à ce grimoire…

Blanche leva vers moi ses beaux yeux un peu humides, en rougissant. Mais mon regard inflexible lui répéta encore : Je vous en prie.

Elle retourna d’un mouvement brusque sa tête vers la musique, et d’un geste saccadé, ôta ses gants, qu’elle jeta sur le piano.

Je n’osai regarder… Elle plaqua d’eux accords : — C’est ce morceau que vous voulez ? me dit-elle d’un ton assez bref et sans tourner la tête.

Je fus piqué et je regardai….

Bon Dieu !… J’en suis encore tout pâle — ce n’étaient pas des mains, mon très-bon, mais de vrais boudins, enflés, rouges et fendillés :

La belle Blanche avait… des engelures.

Je reculai pétrifié, les yeux fixés sur ces mains-là.

La pauvre fille s’aperçut vite de ce que je ressentais et devint fort pâle. Elle me jeta un regard que je n’oublierai de ma vie, mais c’était plus fort que moi, j’étais dégoûté.

Eh quoi ! tous les hivers, toucher ces mains-là, des doigts qui ressemblent à de la baudruche soufflée, et puis y mettre des cataplasmes, des onguents !… Oh ! rien que d’y penser j’en ai froid dans le dos !

Songe donc ! pour un raffiné comme moi, la perspective de ne pouvoir, de toute une saison, baiser les mains de ma femme ! Être obligé de faire, pendant l’été, provision de baisers pris sur ces mains-là, pour tous les mois d’hiver !

Ma foi non. — Je n’ai jamais eu le souci du lendemain, et j’ai toujours aimé à vivre au jour le jour.

Mlle de K. tapota tant bien que mal la fin de la valse commencée et revint s’asseoir autour de la table.

Je tâchai de faire oublier à la pauvre fille le chagrin que je lui avais causé en laissant voir mon… dépit : elle demeura triste toute la soirée.

On apporta le thé et ce fut elle qui me versa ma tasse et me la présenta. – Oh ! ces engelures… et cette gerçure juste là, en haut…

J’ai bu mon thé avec beaucoup de rhum.

En présentant le sucrier à ma tante, je lui dis tout bas en lui montrant sa main à elle, une main de fée : — C’est une trahison.

— 400, 000 francs, me répondit-elle.

Je fis un signe de tête et retournai à la table.

Nous partîmes, ma tante et moi, de bonne heure.

Dans le coupé qui nous reconduisait, je la grondai fort, et lui prenant sa petite main blanche et par fumée :

— Quand on a vu celle-ci, lui dis-je, on n’en voudrait plus d’autres !

Et je baisai ses mignons doigts rosés.

— Vous êtes un enfant, mon cher, me répondit-elle. Je vous donne huit jours pour réfléchir. Mais songez que je me fâcherai si…

J’ai réfléchi… et voilà pourquoi je suis brouillé avec ma jolie tante.

C’est dommage… Elle a, là — dans le cou, — un certain pli… Brrr…