En prenant le thé/En fanant

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Achille Faure (p. 51-60).

EN FANANT


D’honneur, je suis assez embarrassé de vous conter la chose.

Ce n’est pas que la morale… Non, certes… mais… bah… j’en ai si envie !… Tenez, en deux mots, voici ce que c’est.

C’est mon habitude, et tous les ans, à l’époque où l’on fait les foins, je vais passer quelque temps aux P…

Le mois dernier, donc, sur l’invitation de mon vieux camarade, je m’installai avec armes et bagages dans cette bonne petite chambre, tendue du papier à images que je connais depuis tantôt quinze ans.

Elle n’a guère changé, cette vieille ferme des P… depuis le temps où j’y venais bambin.

C’est toujours, à gauche dans la cour, la grande mare où barbotent les canards, ici le même tas de fumier, puis là le même chariot et les enfants qui se balancent à ses chaînes. Rien n’a changé : par la lu carne de l’écurie, les chevaux me suivent toujours de leurs grands yeux inquiets, et toujours les moutons bèlent en élevant la tête à la demi-porte de l’étable.

… J’entends la Manette qui m’appelle par mon nom, et la jeune chàtelaine s’en vient à ma rencontre, embarrassée de me donner la main par son roman et son ombrelle.

Elle éclate de rire de sa gaucherie, et la connaissance est bientôt faite.

C’est pourtant vrai, le seul changement qui se soit fait aux P… c’est le mariage de Jean.

— Vous arrivez un peu tard ; les foins sont près d’être finis. Mon mari et moi, nous vous attendions plus tôt.

La charmante créature prononça les mots : mon mari, avec cet accent, cette intonation, cette intention qui est d’un charme si naïf chez les jeunes femmes.

Elle ramena du reste plusieurs fois dans la conversation cette phrase, qu’elle faisait si gracieuse :

« Mon mari » : c’était son bien, sa chose, son petit homme à elle.

Elle fixait sur moi, en prononçant ce mot, son regard limpide, calme, et ses paupières un peu clignotantes me semblaient dire avec une teinte d’impertinence mondaine :

« Mon petit mari, cher monsieur, ce n’est pas vous »

En y réfléchissant bien, peut-être en serais-je venu à le regretter ! —— Mais je m’égare !

Jean, l’heureux époux, s’en revint à la fin, et nous partîmes tous trois, cherchant notre roule à travers les prés, causant et jouant comme des fous.

Je ne laissais pas cependant que d’être assez embarrassé de la contenance de mes deux compagnons.

La jeune femme, pour un rien, sautait au cou de mon ami, et l’embrassait.

Et comme je les regardais, la jeune folle, se tournant vers moi :

— Vous êtes jaloux, dites ? Tenez ! — Et avant que j’eusse pu me reconnaître, un gros baiser appliqué sur ma joue retentissait sonore et me faisait rougir jusqu’aux oreilles.

Puis la jeune femme s’en alla prendre le bras de son compagnon ; ils se mirent à causer bas.

Comme le sentier était étroit, encaissé de talus et bordé d’aubépines et de chèvrefeuilles, je marchai derrière. De temps en temps, ils se retournaient, sans se lâcher le bras, et…

— Venez donc ! me criait-elle, vous ne nous gênez pas ; et avec son aplomb tout neuf, son assurance de jeune mariée, elle fixait sur moi ses grands yeux bleus.

Je faisais assez sotte figure.

Nous arrivâmes enfin à la prairie fauchée.

Çà et là, de hautes meules de foin étaient formées, et sous leur ombre se reposaient les faneurs et les faneuses. Plus loin, le foin encore étalé, et, au milieu, les longs râteaux doubles, fichés en terre, le manche en bas.

Pendant que les travailleurs finissaient le goûter, nous nous mîmes au travail.

Armés d’une fourche, nous remuâmes vigoureusement le fourrage, mais quand les ouvriers revinrent, tout notre ouvrage était à refaire.

— Oh ! tant pis ! j’en ai assez, je suis fatiguée ! s’écria tout à coup la jeune femme. Allons nous asseoir.

Et, entraînant son mari par le bras, ils allèrent se reposer à l’ombre d’un grand tas.

Je continuai un instant à faner, et me mis à causer avec les ouvriers.

Enfin, vaincu aussi par la chaleur, je me laissai tomber à côté d’une meule de foin.

Au loin, le lourd chariot, attelé de bæufs, commençait à recueillir le fourrage, et certain d’être réveillé lorsqu’ils en seraient à moi, je fermai les yeux et cherchai à m’endormir.

Il y avait peu de temps que j’étais là, lorsqu’un léger bruit parvint à mon oreille.

Je regardai autour de moi : les travailleurs étaient loin dans la prairie : j’étais seul ; je refermai les yeux et me mis à écouter : — Non ! non ! non ! disait une voix rieuse, — et il me sembla qu’on causait plus bas : un bruit indécis, comme de deux personnes se parlant à l’oreille, arriva jusqu’à moi pour y mourir.

Pendant un instant, je n’entendis rien, puis enfin :

— Cependant, disait la voix, il faudra bien qu’un jour je sache cela aussi bien que toi. D’abord, je suis très curieuse, et si je veux savoir…

— D’abord tu es trop curieuse…

— Mais enfin… je ne suis plus une enfant…

— C’est vrai, mais il y a si peu de temps !

— Alors tu veux que je reste une niaise ?

— Le plus longtemps possible, oui, chérie !

— Tu es un monstre, et si tu ne veux pas me le dire… je le demanderai à Henri, — et elle faisait sa grosse voix en disant cela.

Henri, c’était moi ! je dressai l’oreille, comme bien vous pensez…

Il se fit un silence, et la jeune femme, revenant doucement à la charge :

— Non, sérieusement, mon petit homme chéri, dis-moi pourquoi les hommes…

Un maudit oiseau s’étant mis à chanter, je perdis la fin de la phrase.

— Tu crois me prendre par tes câlineries, eh bien non… ma chérie… Tiens, je suis sûr qu’on vient de ce côté.

— Non, je t’assure, il ne vient personne.

Un petit chuchotement parvint encore jusqu’à moi, mais faible, indécis, insaisissable, puis :

— En vérité, tu n’es pas raisonnable…

— Je t’en prie…

— Eh bien, tiens…

— À la bonne heure. — Amour de petit mari, va…

— Non !… pourtant…

— Si, si, si.

— Non chérie, tiens, ce soir, dans notre chambre, tu sais… quand les foins seront rentrés.

— Quand les foins seront rentrés, bien sûr ?

— Oui, chérie.

— Allons vite travailler ! Et elle se leva.

Faisant sournoisement le tour du tas de foin, et m’essuyant le front comme un travailleur acharné, je trouvai la jeune femme, déjà debout, un peu rouge et les yeux brillants, essayant de ses deux mains, placées dans celles de mon ami, à le relever toute seule.

— Aide-toi donc ! lui criait-elle en riant. — Eh bien, ajouta-t-elle en m’apercevant, le foin avance t-il ?

— On charge les chariots, répondis-je, mais il y en a encore pour jusqu’au soir.

— Allons travailler. — Et elle nous entraîna chacun par une main.

À la nuit tombante, le travail fut fini.

Et le lourd chariot, du pas paisible de ses quatre bœufs, s’ébranla dans le chemin à ornières qui menait à la ferme.

C’était un spectacle magnifique que cette masse noire, se détachant sur la rougeur éclatante du soleil couchant, et s’avançant majestueusement aux cris traînants du conducteur.

Sur le haut du chariot une paysanne, les pieds nus pendants, et ses sabots posés à côté d’elle, psalmodiait un air du pays, et les travailleurs, leurs outils sur l’épaule, suivaient lentement et semblaient un cortége.

Nous venions après.

La jeune femme, appuyée au bras de son mari, l’intriguait en souriant, et semblait lui rappeler une promesse ; lui, calme et flegmatique, faisait des signes de tête sans donner d’autre réponse.

Le chariot s’ébranla sous la voûte et passa dans la cour de la ferme, pour entrer dans la grange, où · il se mit à l’abri des pluies.

Je restai un instant pour surveiller les travaux.

Lorsque, la besogne terminée, je rentrai au salon, je trouvai, sur le point de sortir de la chambre, la jeune femme, son bougeoir à la main.

Le brave Jean était déjà monté.

— Bonsoir ! me dit-elle en me tendant la main.

Puis, au moment de franchir le seuil…

— Ah ! je voulais vous demander… quoi donc ?…

Et elle essayait de se souvenir.

Je ne sais quel diable me poussa, mais je repris :

— Si les foins sont rentrés ?

La pauvre enfant rougit bien fort, et regarda autour d’elle pour voir qui l’avait trahie…

Puis elle ferma la porte doucement, et je l’entendis qui montait l’escalier en courant.

Pour moi, je gagnai ma chambre solitaire et me mis à fumer à la fenêtre.

Peu à peu la nuit se fit tout entière.

Heureuse journée ! pensais-je en moi-même. Heureuse journée, et que la vie de la campagne est chose charmante !

On se lève au matin par un soleil radieux, et l’on passe tout le jour dans des prairies embaumées, parmi les fleurs et les parfums des champs, et l’on travaille aux cris des cigales.

Vers le soir, le soleil se couche dans la pourpre de l’horizon ; les étoiles se lèvent scintillantes. On rentre au logis, où vous attend la soupe patriarcale. Les bruits du soir s’apaisent peu à peu, la dernière lumière s’éteint dans la ferme, le dernier bêlement des brebis s’est fait entendre : l’on gagne, toutcon tent et joyeux, sa chambrette, et l’on est heureux de tous les bonheurs :

— Les foins sont rentrés.