En voyage, tome II (Hugo, éd. 1910)/Alpes et Pyrénées/A/2

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Texte établi par G. SimonLibrairie Ollendorff (p. 191-203).
berne. — le rigi.


Berne, 17 septembre, minuit.

Partout où j’arrive, mon Adèle, mon premier soin est de t’écrire. À peine installé, je me fais apporter une table et un encrier, et je me remets à causer avec toi, avec vous tous, mes enfants bien-aimés. Prenez tous votre part de ma pensée comme vous avez votre part de mon cœur.

Je suis arrivé à Berne de nuit comme à Lucerne, comme à Zurich. Je ne hais pas cette façon d’arriver dans les villes. Il y a dans une ville qu’on aborde la nuit un mélange de ténèbres et de rayonnements, de lumières qui vous montrent les choses et d’ombres qui vous les cachent, d’où il résulte je ne sais quel aspect exagéré et chimérique qui a son charme. C’est une combinaison de connu et d’inconnu où l’esprit fait les rêves qu’il veut. Beaucoup d’objets qui ne sont que de la prose le jour prennent dans l’ombre une certaine poésie. La nuit, les profils des choses se dilatent ; le jour, ils s’aplatissent.

Il était huit heures du soir ; j’avais quitté Thun à cinq heures. Depuis deux heures le soleil était couché, et la lune, qui est dans son premier quartier, s’était levée derrière moi dans les hautes crêtes déchirées du Stockhorn. Mon cabriolet à quatre roues trottait sur une route excellente. — J’ai toujours mon cabriolet, qui a seulement changé de cocher, je ne sais par quel arrangement.

Mon cocher d’à présent est assez pittoresque ; c’est un grand piémontais à favoris noirs et à large chapeau verni, enfoui dans un immense carrick de cocher de fiacre, en cuir fauve doublé de peau de mouton noire et orné au dehors de morceaux de peau, rouge, bleue, verte, qui sont appliqués sur le fond jaune et qui y dessinent des fleurs fantastiques. Quand le carrick s’entr’ouvre, il laisse voir une veste de velours olive, une culotte et des guêtres de cuir, le tout rehaussé par une breloque faite d’une pièce de quarante sous à l’effigie de l’empereur, dans l’épaisseur de laquelle on a vissé une clef de montre.

Donc j’avais devant moi le ciel blanc du crépuscule et derrière moi le ciel gris du clair de lune. Le paysage, vu à ce double reflet, était ravissant. Par intervalles j’apercevais, à ma gauche, l’Aar faisant des coudes d’argent au fond d’un ravin noir. Les maisons, qui ont toutes forme de chalets, et qui sont de petits édifices de bois les plus ouvragés qui soient, montraient des deux côtés de la route leurs façades faiblement animées par le clair de lune, avec leur grand toit rabattu sur leurs fenêtres rougeâtres.

Note, en passant, que le toit des cabanes est immense dans ce pays d’averses et d’ondées. Le toit se développe sous la pluie : en Suisse, il envahit presque toute la maison ; en Italie, il s’efface ; en orient, il disparaît.


Je reprends. — Je regardais les contours des arbres, ce qui m’amuse toujours, et je venais d’admirer la touffe énorme d’un noyer dans une prairie à cent pas de la route, quand le cocher est descendu pour enrayer. C’est bon signe quand on enraie ; c’est le sifflet du machiniste. Le décor va changer.

En effet la route s’est abaissée comme une croupe, et à ma gauche, à travers la rangée d’arbres qui borde le chemin, aux rayons de la lune, au fond d’une vallée confusément entrevue, une ville, une apparition, un tableau éblouissant, a surgi tout à coup.

C’était Berne et sa vallée.

J’aurais plutôt cru voir une ville chinoise, la nuit de la fête des lanternes. Non que les toits eussent des faîtes très découpés et très fantasques ; mais il y avait tant de lumières allumées dans ce chaos vivant de maisons, tant de chandelles, tant de falots, tant de lampes, tant d’étoiles à toutes les croisées ; une sorte de grande rue blanchâtre traçait au milieu de ces constellations développées sur le sol une voie lactée si étrange ; deux tours, celle-ci carrée et trapue, celle-là svelte et pointue, marquaient si bizarrement les deux extrémités de la ville, l’une sur la croupe, l’autre dans le creux ; l’Aar, courbée en fer à cheval au pied des murs, détachait si singulièrement de la terre, comme une faucille qui entame un bloc, cet amas de vagues édifices piqués de trous lumineux ; le croissant posé au fond du ciel juste en face, comme le flambeau de ce spectacle, jetait sur tout cet ensemble une clarté si douce, si pâle, si harmonieuse, si ineffable, que ce n’était plus une ville que je voyais, c’était une ombre, le fantôme d’une cité, une île impossible de l’air à l’ancre dans une vallée de la terre et illuminée par des esprits.

En descendant, les belles silhouettes de la ville se sont décomposées et recomposées plusieurs fois, et la vision s’est dissipée à demi.

Puis ma carriole a passé un pont et s’est arrêtée sous une porte ogive ; un vieux bonhomme, accosté de deux soldats en uniforme vert, est venu me demander mon passeport ; à la lueur du réverbère, j’ai aperçu une affiche de danseurs de corde ornée d’une gravure et collée sur la muraille, et je suis retombé du haut de mon rêve chinois dans Berne, capitale du plus grand des vingt-deux cantons, chef-lieu de trois cent quatrevingt dix-neuf mille habitants, résidence des ambassadeurs, ville située par les 46° 57′ 14″ de latitude septentrionale et par les 25° 7′ 6″ de longitude, à dix-sept cent huit pieds au-dessus du niveau de la mer.

Un peu remis de cette chute, j’ai continué ma route, et me voici maintenant dans l’hôtel des Gentilshommes. — Ce qui est une autre chute, car l’hôtel des Gentilshommes me fait l’effet d’une auberge délabrée ; les chambres sentent le moisi, les rideaux blancs sont dorés par les années, les cuivres des commodes sont vert-de-grisés, l’encre est une bourbe noire ; bref, l’hôtel des Gentilshommes a son originalité ; rien de plus inattendu que cette oasis de saleté bretonne au milieu de la propreté suisse.


Il faut maintenant que je te conte ma promenade au Rigi.

Ce n’était pas le Rigi que je voulais en restant à Lucerne, c’était le Pilate. Le Pilate est un mont abrupt, sauvage, empreint de merveilleux, d’une approche difficile, abandonné par les touristes ; il me tentait fort. Le Rigi est moins haut que le Pilate de quatorze cents pieds, se laisse gravir à cheval, n’a des escarpements que ce qu’il en faut aux bourgeois, et se couvre tous les jours d’une peuplade de visiteurs. Le Rigi est la prouesse de tout le monde. Aussi ne m’inspirait-il qu’un médiocre appétit. Cependant le temps défavorable à l’ascension du Pilate s’est obstiné ; Odry, un guide au nez camard, ainsi surnommé par des voyageurs français, s’est refusé à me conduire ; il a fallu que je me contentasse du Rigi. En somme, je ne me plains pas du Rigi, mais j’aurais voulu le Pilate.

Après ma barbe faite chez cet horrible écorcheur appelé Frau Nezer, j’ai quitté Lucerne pour le Rigi le 12 à huit heures du matin ; à neuf heures, le bateau à vapeur la Ville-de-Lucerne me débarquait à Weggis, joli petit village au bord du lac, où j’ai passablement déjeuné ; à dix heures, je quittais le gasthof de Weggis et je commençais à gravir la montagne ; j’avais un guide pour la forme et ma canne pour tout bagage.

En route, j’ai rencontré deux ou trois caravanes avec chevaux, mulets, ânes, sacs de provisions, bâtons ferrés, guides pour mener les bêtes, guides pour expliquer les sites, etc. Il y a des voyageurs qui traitent le Rigi comme le Mont-Blanc ; des espèces de don Quichottes des montagnes qui sont détermines à faire une ascension, et qui escaladent cette butte avec tout l’attirail de Cachat-le-Géant. — Or le Rigi est très beau, mais on peut y monter et en descendre sa canne à la main. Tu te souviens, mon Adèle, de notre excursion au Montanvert ; le Rigi n’a qu’une hauteur double ; le Montanvert a environ deux mille cinq cents pieds, le Rigi environ cinq mille.

L’ascension du Rigi par Weggis dure trois heures et peut se diviser en quatre zones.

D’abord un chemin sous des bois, dont les branches basses accrochent les dentelles des voyageuses anglaises, et où de jolies petites filles, pieds nus, vous offrent des poires et des pêches. Ces bois sont mêlés de vergers ; de temps en temps, le bleu du lac perce le vert des arbres, et, entre deux prunes, on voit une barque. Puis un sentier, fort âpre par endroits, qui gravit cet escarpement qu’ont presque toutes les montagnes entre leur base et leur sommet ; puis une pente de gazon où le chemin s’élargit à l’aise et qui sépare la maison dite les bains froids de la maison dite le péage : puis, du péage jusqu’au sommet (kulum), un sentier, assez rude çà et là, d’où l’on revoit Lucerne et que borde un précipice au fond duquel est Küssnacht.

Le trajet de chacune des deux premières zones dure à peu près une heure ; le trajet de chacune des dernières dure une demi-heure.

La première zone n’est qu’une promenade agréable, la seconde est assez pénible. Il faisait très beau, le soleil chauffait à plomb les parois blanches de la montagne le long desquelles grimpait le sentier, soutenu de place en place par des échafaudages et des maçonneries. La vieille muraille diluvienne est égrenée par les pluies et les torrents, les cailloux roulés couvrent le chemin, et j’avançais assez lentement sur les têtes de clous de la brèche. De temps en temps je rencontrais une méchante peinture accrochée au mur de roche et représentant une des stations de la voie douloureuse.

À mi-côte, il y a une chapelle ornée d’un mendiant, et, deux cents pas plus haut, un grand rocher détaché de la montagne qu’ils appellent la pierre-tour et sous lequel passe la route. Beaucoup d’ombre froide et un peu d’eau fraîche tombe de cette voûte sur le passant trempé de sueur ; on a mis là un banc traître sur lequel les pleurésies sont assises.

La pierre-tour est du reste curieuse à voir. Elle est couronnée d’une plate-forme inaccessible sur laquelle de hauts sapins ont poussé paisiblement. À quelques pas de là tombe dans le précipice une belle cascade qui rugit en avril et que l’été réduit à quelques cheveux d’argent.

Arrivé au sommet de l’escarpement, j’étais essoufflé ; je me suis assis quelques instants sur l’herbe ; de gros nuages sombres avaient caché le soleil, toute habitation humaine avait disparu, l’ombre qui tombait du ciel donnait à cet immense paysage désert je ne sais quoi de sinistre ; le lac était sous mes pieds avec ses montagnes et ses caps, dont je distinguais nettement les hanches, les côtes et les longs cous, et je croyais voir un troupeau énorme de monstres poilus, groupé autour de cet abreuvoir bleu, boire à plat ventre, les museaux allongés dans le lac.

Un peu repose, je me suis remis à monter…


18, 6 heures du matin.

J’interromps cette lettre ici, mon Adèle, pour te l’envoyer tout de suite. Le temps devient affreux, il pleut à verse, il faut que je change mon itinéraire. Impossible de rebrousser chemin vers le nord, je vais descendre au midi afin d’aller retrouver le ciel bleu et le soleil. Je me hâte de t’en prévenir. Écris-moi à Marseille (poste restante toujours sans prénom). Comme j’ai soif de vos nouvelles à tous, écris-moi sitôt cette lettre reçue, mon Adèle, et toi aussi, ma Didine. Dites-moi tout ce que vous faites et si vous vous amusez bien, comme je l’espère.

Mon Charlot, mon Toto, ma Dédé, écrivez-moi aussi. — Je vais m’occuper de faite revenir les lettres qui sont à Cologne[1]. — Je ferme cette lettre pour qu’elle parte tout de suite ; je t’embrasse, mon Adèle toujours aimée, et vous tous. — Au prochain courrier la suite du Rigi.

Ton Victor.
Je pars pour Lausanne.
[suite de la promenade au rigi.]

J’ai donc continué ma route. J’avais franchi les deux premières zones ; j’entrais dans la troisième et j’apercevais à une certaine hauteur, à mi-côte, sur un plan incliné recouvert de gazon, la maison de bois qu’on appelle les bains froids. En cinq minutes j’y étais parvenu.

La maison n’a rien de remarquable ; elle est revêtue de petites planchettes taillées en écailles qui imitent l’écorce des sapins. Note en passant que la nature donne des écailles à tout ce qui doit lutter contre l’eau, aux sapins dans la pluie comme aux poissons dans la vague. Quelques anglaises en toilette étaient assises devant la maison.

Je me suis écarté de la route, et au milieu de quelques grosses roches éboulées j’ai trouvé la petite source claire et joyeuse qui a fait éclore là, à deux mille pieds au-dessus du sol, d’abord une chapelle, puis une maison de santé. C’est la marche ordinaire des choses dans ce pays que ses grandes montagnes rendent religieux ; d’abord l’âme, ensuite le corps. La source tombe d’une fente de rochers en longs filandres de cristal, j’ai détaché de son clou rouillé la vieille écuelle de fer des pèlerins, et j’ai bu de cette eau excellente, puis je suis entré dans la chapelle qui touche la source.

Un autel encombré d’un luxe catholique assez délabré, une madone, force fleurs fanées, force vases dédorés, une collection d’ex-voto où il y a de tout, des jambes de cire, des mains de fer-blanc, des tableaux-enseignes figurant des naufrages sur le lac, des effigies d’enfants accordés ou sauvés, des carcans de galériens avec leurs chaînes, et jusqu’à des bandages herniaires ; voilà l’intérieur de la chapelle.

Rien ne me pressait ; j’ai fait une promenade aux environs de la source, pendant que mon guide se reposait et buvait quelque kirsch dans la maison.

Le soleil avait reparu. Un bruit vague de grelots m’attirait. Je suis arrivé ainsi au bord d’un ravin très encaissé. Quelques chèvres y broutaient sur l’escarpement, pendues aux broussailles. J’y suis descendu, un peu à quatre pattes comme elles.

Là, tout était petit et charmant ; le gazon était fin et doux ; de belles fleurs bleues à long corsage se mettaient aux fenêtres à travers les ronces, et semblaient admirer une jolie araignée jaune et noire qui exécutait des voltiges, comme un saltimbanque, sur un fil imperceptible tendu d’une broussaille à l’autre.

Le ravin paraissait fermé comme une chambre. Après avoir regardé l’araignée, comme faisaient les fleurs (ce qui a paru la flatter, soit dit en passant, car elle a été admirable d’audace et d’agilité tant qu’elle m’a vu là), j’ai avisé un couloir étroit à l’extrémité du ravin, et, ce couloir franchi, la scène a brusquement changé.

J’étais sur une étroite esplanade de roche et de gazon accrochée comme un balcon au mur démesuré du Rigi. J’avais devant moi dans tout leur développement le Bürgen, le Buochserhorn et le Pilate ; sous moi, à une profondeur immense, le lac de Lucerne, morcelé par les nases et les golfes, où se miraient ces faces de géants comme dans un miroir cassé. Au-dessus du Pilate, au fond de l’horizon, resplendissaient vingt cimes de neige ; l’ombre et la verdure recouvraient les muscles puissants des collines, le soleil faisait saillir l’ostéologie colossale des Alpes ; les granits ridés se plissaient dans les lointains comme des fronts soucieux ; les rayons pleuvant des nuées donnaient un aspect ravissant à ces belles vallées que remplissent à de certaines heures les bruits effrayants de la montagne ; deux ou trois barques microscopiques couraient sur le lac, traînant après elles un grand sillage ouvert comme une queue d’argent ; je voyais les toits des villages avec leurs fumées qui montent et les rochers avec leurs cascades pareilles à des fumées qui tombent.

C’était un ensemble prodigieux de choses harmonieuses et magnifiques pleines de la grandeur de Dieu. Je me suis retourné, me demandant à quel être supérieur et choisi la nature servait ce merveilleux festin de montagnes, de nuages et de soleil, et cherchant un témoin sublime à ce sublime paysage.

Il y avait un témoin en effet, un seul, car du reste l’esplanade était sauvage, abrupte et déserte. Je n’oublierai cela de ma vie. Dans une anfractuosité du rocher, assis les jambes pendantes sur une grosse pierre, un idiot, un goîtreux, à corps grêle et à face énorme, riait d’un rire stupide, le visage en plein soleil, et regardait au hasard devant lui. Ô abîme ! les Alpes étaient le spectacle, le spectateur était un crétin.

Je me suis perdu dans cette effrayante antithèse ; l’homme opposé à la nature ; la nature dans son attitude la plus superbe, l’homme dans sa posture la plus misérable. Quel peut être le sens de ce mystérieux contraste ? À quoi bon cette ironie dans une solitude ? Dois-je croire que le paysage était destiné à lui crétin, et l’ironie à moi passant ?

Du reste, le goîtreux n’a fait aucune attention à moi. Il tenait à la main un gros morceau de pain noir dans lequel il mordait de temps en temps. C’est un crétin qu’on nourrit à l’hospice des capucins situé de l’autre côté du Rigi. Le pauvre idiot était venu là chercher le soleil de midi.

Un quart d’heure après j’avais repris le sentier ; et les bains froids et la chapelle et le ravin et le goîtreux avaient disparu derrière moi dans une des ampoules que fait la pente méridionale du Rigi.

Après avoir passé le péage, où l’on demande aux voyageurs six batz (dix-huit sous) par cheval, je me suis assis au bord du précipice, et, de même que le crétin, j’ai laissé pendre mes pieds sur le donjon ruiné de Gessler, enfoui dans les ronces à sept cents toises au-dessous de moi.

À quelques pas derrière moi riaient et jasaient, en se roulant sur l’herbe, trois marmots anglais fort jolis et fort empanachés, jouant avec leur bonne en tablier blanc, comme au Luxembourg, et me disant bonjour en français.

Le Rigi est fort sauvage en cet endroit, le voisinage du sommet se fait sentir ; quelques chalets groupés en village s’enfoncent dans un haut ravin qui balafre le faîte du mont, et, du côté de Küssnacht, dans l’abîme, je voyais grimper en foule vers moi ces hauts sapins qui seront un jour des mâts de navires et qui n’auront eu que deux destinées, la montagne et l’océan.

Du point où j’étais, on aperçoit le sommet, il semble tout près, on croit y atteindre en trois enjambées, il est à une demi-lieue.

À deux heures, après une marche de quatre heures, fort coupée de stations et de caprices dans le sens étymologique du mot, j’étais sur le Rigi-Kulm.

Au sommet du Rigi, il n’y a que trois choses : une auberge, un observatoire fait de quelques planches clouées sur quelques solives, et une croix. C’est tout ce qu’il faut ; l’estomac, l’œil et l’âme ont un triple besoin. Il est satisfait.

L’auberge s’appelle l’hôtel du Rigi-Kulm et m’a paru suffisante. La croix est suffisante aussi ; elle est de bois, avec cette date : 1838.

Le sommet du Rigi est une large croupe de gazon. Quand j’y suis arrivé, j’étais seul sur la montagne. J’ai cueilli, au bord d’un précipice de quatre mille pieds, en pensant à toi, chère amie, et à toi, ma Didine, cette jolie petite fleur. Je vous l’envoie.

Le Rigi a neuf fois la hauteur du clocher de Strasbourg ; le Mont-Blanc n’a que trois fois la hauteur du Rigi.

Sur des sommets comme le Rigi-Kulm, il faut regarder, mais il ne faut plus peindre. Est-ce beau ou est-ce horrible ? Je ne sais vraiment. C’est horrible et c’est beau tout à la fois. Ce ne sont plus des paysages, ce sont des aspects monstrueux. L’horizon est invraisemblable, la perspective est impossible ; c’est un chaos d’exagérations absurdes et d’amoindrissements effrayants.

Des montagnes de huit cents pieds sont des verrues misérables ; des forêts de sapins sont des touffes de bruyères ; le lac de Zug est une cuvette pleine d’eau ; la vallée de Goldau, cette dévastation de six lieues carrées, est une pelletée de boue ; le Bergfall, cette muraille de sept cents pieds le long de laquelle a glissé l’énorme écroulement qui a englouti Goldau, est la rainure d’une montagne russe ; les routes, où peuvent se croiser trois diligences, sont des fils d’araignée ; les villes de Küssnacht et d’Art avec leurs clochers enluminés sont des villages-joujoux à mettre dans une boîte et à donner en étrennes aux petits enfants ; l’homme, le bœuf, le cheval, ne sont même plus des pucerons ; ils se sont évanouis.

À cette hauteur la convexité du globe se mêle jusqu’à un certain point à toutes les lignes et les dérange. Les montagnes prennent des postures extraordinaires. La pointe du Rothhorn flotte sur le lac de Sarnen ; le lac de Constance monte sur le sommet du Rossberg ; le paysage est fou.

En présence de ce spectacle inexprimable, on comprend les crétins dont pullulent la Suisse et la Savoie. Les Alpes font beaucoup d’idiots. Il n’est pas donné à toutes les intelligences de faire ménage avec de telles merveilles et de promener du matin au soir sans éblouissement et sans stupeur un rayon visuel terrestre de cinquante lieues sur une circonférence de trois cents.

Après une heure passée sur le Rigi-Kulm, on devient statue, on prend racine à un point quelconque du sommet. L’émotion est immense. C’est que la mémoire n’est pas moins occupée que le regard, c’est que la pensée n’est pas moins occupée que la mémoire. Ce n’est pas seulement un segment du globe qu’on a sous les yeux, c’est aussi un segment de l’histoire. Le touriste y vient chercher un point de vue ; le penseur y trouve un livre immense où chaque rocher est une lettre, où chaque lac est une phrase, où chaque village est un accent, et d’où sortent pêle-mêle comme une fumée deux mille ans de souvenirs. Le géologue y peut scruter la formation d’une chaîne de montagnes, le philosophe y peut étudier la formation d’une de ces chaînes d’hommes, de races et d’idées qu’on appelle des nations. Étude plus profonde encore peut-être que l’autre.

Du point où j’étais, je voyais onze lacs (les habiles en voient quatorze), et ces onze lacs, c’était toute l’histoire de la Suisse. C’était Sarnen, qui a vu tomber Landerberg, comme le lac de Lucerne a vu tomber Gessler ; Lungern, où la beauté suisse habite parmi les peuplades du Hasli ; Sempach, où Winckelried a embrassé les piques, où l’avoyer Gundoldingen s’est fait tuer sur la bannière de sa ville ; Heideck, qui reflète un tronçon du château de Waldeck arraché de sa roche en 1386 par les gens de Lucerne ; Hallwyll, qu’ont désolé les guerres civiles de Berne et des cantons catholiques et les deux déplorables batailles de Wilmorge ; Egeri, rayonnant du souvenir de Morgarten et dominé par les gigantesques figures de ses cinquante paysans écrasant une armée à coups de pierres ; Constance, avec son concile, avec les deux sièges où s’asseyaient le pape et l’empereur, avec son cap qu’on appelle encore la Corne des romains, Cornu romanorum, avec son défilé du Brégenz ensanglanté par la revanche des chevaliers de la Souabe sur les paysans de l’Appenzell ; Zurich, qui a vu combattre Nicolas de Flac à la bataille de Wintherthur et Ulrich Zwingle à la bataille de Cappel.

Sous mes pieds, dans l’abîme, c’était Lowerz, où s’est écroulé Goldau ; Zug, qui a l’ombre de Pierre Colin et les souvenirs de la bataille de Bellinzone, et sur les bords duquel j’avais vu en passant, la veille, apparaître brusquement entre deux arbres une pierre tumulaire déjà cachée par les ronces, avec cette inscription : Karl-Maria Weber ; enfin, c’était cet admirable lac dont les rives sont faites par les quatre cantons qui sont comme le cœur même de la Suisse : par Schwyz, le canton patriarcal ; par Unterwald, le canton pastoral ; par Lucerne, le canton féodal ; par Uri, le canton héroïque.

Au nord, à perte de vue, j’avais la Souabe à droite, à gauche la Forêt-Noire, à l’ouest le Jura jusqu’au Chasserai, et, avec une lunette, j’aurais peut-être distingué Bienne, la Petenissa d’Antonin, sa forêt de hêtres et de chênes, son lac, sa source profonde qui tressaillit et se troubla le jour du tremblement de terre de Lisbonne, son île charmante d’où Jean-Jacques fut expulsé par Berne en 1765.

Plus près, j’avais une ceinture immense de cantons : Appenzell, où sont les Alpes calcaires et que deux religions divisent en deux peuples : le catholicisme fait des bergers, le calvinisme fait des marchands ; — Saint-Gall, qui a remplacé son abbé par un landamman, et qui a servi de théâtre à la bataille de Ragatz ; — Thurgovie, qui a vu la bataille de Diessenhofen, et d’où partit Conradin, le dernier des Hohenstaufen, pour aller mourir à Naples, comme est mort de nos jours le duc d’Enghien à Vincennes ; — les Grisons, qui sont l’ancienne Rhétie, qui ont soixante vallées, cent quatrevingts châteaux, les trois sources du Rhin, le mont Julien, avec les colonnes Juliennes, et cette belle vallée d’Engiadina où la terre tremble et où l’eau résiste : les lacs étaient encore gelés le 4 mai 1799, jour où l’artillerie française les traversa ; — Scharffhouse, qui a la chute du Rhin, comme Bellegarde a la porte du Rhône, avec les sombres souvenirs de Heinz, de Stern et de la défaite de Paradies en 992 ; — Argovie, qui a vu tomber en 1415 la forteresse autrichienne d’Aarburg et où les paysans votent encore comme les vieux romains dans leurs comices, en plein air, avec les bras levés et par bandes séparées ; — Soleure, que les italiens appellent Soletta, qui a des peintures de Dominique Corvi, et dont le régiment ne déparait pas cette infanterie espagnole du dix-septième siècle de laquelle a parlé Bossuet.

Le mont Pilate me cachait Neuchâtel et les champs de bataille de Granson et de Morat ; mais les deux ombres de Nicolas de Scharnachtal et de Charles le Téméraire se levaient dans mon esprit plus haut que le mont Pilate et complétaient cet horizon de grandes montagnes et de grands évémement.

J’avais encore sous les yeux Frutigen d’où fut chassé le bailli de Tellenburg ; — l’Entlebuch, où l’on cueille le rosage des Alpes, où les paysans ont les jeux de la Grèce et chantent tous les ans leur chronique scandaleuse et secrète du Hirsmontag ; — à l’est, Berne, qui a vu la première bataille des suisses opprimés, Donnerbühl, en 1291 ; — au nord, Bâle, qui a vu la dernière victoire des suisses libres, Dornach, en 1499.

De l’est au nord, je voyais courir toutes les Alpes calcaires depuis le Sentis jusqu’à la Yungfrau ; au midi surgissaient pêle-mêle, d’une façon terrible, les grandes Alpes granitiques.

J’étais seul, je rêvais, — qui n’eût rêvé ? — et les quatre géants de l’histoire européenne venaient comme d’eux-mêmes devant l’œil de ma pensée se poser debout aux quatre points cardinaux de ce colossal paysage : Annibal dans les Alpes allobroges, Charlemagne dans les Alpes lombardes. César dans l’Engadine, Napoléon dans le Saint-Bernard.

Au-dessous de moi, dans la vallée, au fond du précipice, j’avais Küssnacht et Guillaume Tell.

Il me semblait voir Rome, Carthage, l’Allemagne et la France, représentées par leurs quatre plus hautes figures, contempler la Suisse personnifiée dans son grand homme ; eux capitaines et despotes, lui pâtre et libérateur.

C’est une heure grave et pleine de méditations que celle où l’on a sous les yeux la Suisse, ce nœud puissant d’hommes forts et de hautes montagnes, inextricablement noué au milieu de l’Europe, qui a ébréché la cognée de l’Autriche et rompu la formidable épée de Charles le Téméraire. La providence a fait les montagnes, Guillaume Tell a fait les hommes.

Comment ai-je passé toute cette journée sur le sommet du Rigi ? je ne sais. J’ai erré, j’ai regardé, j’ai songé. Je me suis couché à plat ventre au bord du précipice et j’ai avancé la tête pour fouiller du regard dans l’abîme ; j’ai fait à vol d’oiseau la visite de Goldau ; j’ai jeté quelques pierres dans le trou qu’ils appellent Kessisbodenloch, mais je dois dire que je ne les ai pas vues ressortir par le bas de la montagne ; j’ai acheté un couteau de bois sculpté à un montagnard ; je suis monté sur l’observatoire et de là j’ai dessiné le Mythen, prodigieux cône de granit au sommet duquel il y a une pièce rougeâtre qui fait que le Mythen semble avoir été raccommodé avec du ciment romain comme le pyramidion de Luxor. Vu du Rigi, le Mythen a la forme exacte des pyramides d’Égypte. Seulement Chéops disparaîtrait dans son ombre, comme la tente du bédouin disparaît dans l’ombre de Chéops, comme Rhamsès disparaît dans l’ombre de Jéhovah.

Pendant que je dessinais, le Rigi-Kulm s’est peuplé. Les premiers visiteurs ont gravi la montagne par le chemin d’Art, qui est plus escarpé, mais qui a plus d’ombre que le chemin de Weggis, où j’avais eu à lutter contre le soleil et le sirocco.

C’étaient de jeunes étudiants allemands, le sac sur le dos, le bâton à la main, la pipe de faïence peinte à la bouche, qui sont venus s’asseoir à côté de moi avec leur air à la fois penseur et naïf. Puis une jolie anglaise blonde est montée sur l’observatoire. Elle arrivait de Lombardie et était parvenue à Lucerne par le Saint-Gothard. Les étudiants, qui étaient descendus en Suisse par Zurich et par Schwyz, parlaient de Rapperschwyl, de Herrliberg et d’Affholtern ; l’anglaise s’extasiait avec une petite voix mélodieuse sur Giamaglio, Bucioletto, Rima et Rimella.

Tout cela c’est la Suisse. Les voyelles et les consonnes se partagent la Suisse de même que les fleurs et les rochers. Au nord, où est l’ombre, où est la bise, où est la glace, les consonnes se cristallisent et se hérissent pêle-mêle dans tous les noms des villes et des montagnes. Le rayon du soleil fait éclore les voyelles ; partout où il frappe, elles germent et s’épanouissent en foule ; c’est ainsi qu’elles couvrent tout le versant méridional des Alpes. Elles s’éparpillent gaiement sur toutes ces belles pentes dorées. Le même sommet, le même rocher, ont dans leur côté sombre des consonnes, dans leur côté éclairé des voyelles. La formation des langues apparaît à nu dans les Alpes, grâce à la position centrale de la chaîne. Il n’y a qu’une montagne, le Saint-Gothard, entre Teütelsbrücke et Airolo.

Vers cinq heures et demie, les visiteurs ont surgi presque à la fois de toutes parts, à pied, à cheval, à âne, à mulet, en chaise à porteurs ; des anglais enfouis sous des carricks, des parisiennes en châles de velours, des malades qui passent l’été à la maison des bains froids ; un sénateur de Zurich chassé par la petite révolution d’il y a huit jours ; un commis voyageur français disant qu’il avait visité Chillon et la prison où est mort Bolivar, etc. À deux heures j’étais arrivé seul ; à six heures nous étions soixante.

Cette grosse foule, comparée à cette chétive auberge, émut un des jeunes allemands, qui me déclara solennellement que nous allions tous mourir de faim.

En ce moment l’abîme devenait magnifique. Le soleil se couchait derrière la crête dentelée du Pilate. Il n’éclairait plus que les sommets extrêmes de toutes les montagnes, et ses rayons horizontaux se posaient sur ces monstrueuses pyramides comme des architraves d’or. Toutes les grandes vallées des Alpes se remplissaient de brumes. C’était l’heure où les aigles et les gypaètes reviennent à leurs nids.

Je m’étais avancé jusqu’au bord du précipice que domine la croix et qui regarde Goldau. La foule était restée sur l’observatoire, j’étais seul là, le dos tourné au couchant. Je ne sais ce que voyaient les autres, mais mon spectacle à moi était sublime.

L’immense cône de ténèbres que projette le Rigi, nettement coupé par ses bords et sans pénombre visible à cause de la distance, gravissait lentement, sapin à sapin, rocher à rocher, le flanc rougeâtre du Rossberg. La montagne de l’ombre dévorait la montagne du soleil. Ce vaste triangle sombre, dont la base se perdait sous le Rigi, et dont la pointe s’approchait de plus en plus à chaque instant de la cime du Rossberg, couvrait déjà Art, Goldau, dix vallées, dix villages, la moitié du lac de Zug et tout le lac de Lowerz. Des nuages de cuivre rouge y entraient et s’y changeaient en étain. Au fond du gouffre, Art flottait dans une lueur crépusculaire qu’étoilaient çà et là des fenêtres allumées. Il y avait déjà de pauvres femmes filant à côté de leur lampe.

Art vit dans la nuit ; le soleil s’y couche à deux heures.

Un moment après, le soleil avait disparu, le vent était froid, les montagnes étaient grises, les visiteurs étaient rentrés dans l’auberge. Pas un nuage dans le ciel. Le Rigi était redevenu solitaire, avec un vaste ciel blanc au-dessus de lui.

Je t’écrivais, chère amie, dans une de mes premières lettres : « Ces vagues de granit qu’on appelle les Alpes. » Je ne croyais pas dire si vrai. L’image qui m’était venue à l’esprit m’est apparue dans toute sa réalité sur le sommet du Rigi, après le soleil couché. Ces montagnes sont des vagues en effet, mais des vagues géantes. Elles ont toutes les formes de la mer ; il y a les houles vertes et sombres qui sont les croupes couvertes de sapins, les lames blondes et terreuses qui sont les pentes de granit dorées par les lichens, et, sur les plus hautes ondulations, la neige se déchire et tombe déchiquetée dans des ravins noirs, comme fait l’écume. On croirait voir un océan monstrueux figé au milieu d’une tempête par le souffle de Jéhovah.

Un rêve épouvantable, c’est la pensée de ce que deviendraient l’horizon et l’esprit de l’homme si ces énormes ondes se remettaient tout à coup en mouvement.

  1. Lettres adressées par Mme Victor Hugo à son mari pendant le voyage de 1839. (Le Rhin.)