En voyage, tome II (Hugo, éd. 1910)/Alpes et Pyrénées/A/3

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Texte établi par G. SimonLibrairie Ollendorff (p. 204-213).
les bateleurs.
[à louis boulanger.]


Berne.

La salle à mander était au rez-de-chaussée. Selon mon habitude, j’avais installé ma table près de la fenêtre, et, tout en faisant à un excellent déjeuner les honneurs d’un excellent appétit, je regardais dans la place. Vous savez, j’appelle cela lire en mangeant. Tout spectacle a un sens pour les rêveurs. Les yeux voient, l’esprit creuse, commente et traduit : une place publique est un livre. On épèle les édifices, et l’on y trouve l’histoire ; on déchiffre les passants, et l’on y trouve la vie.

Au bout de quelques instants, mon attention s’était fixée sur un petit groupe d’aspect étrange, bivouaqué, pour ainsi dire, à quelques pas de la croisée d’où je l’observais. (Pardon, ceci est encore une histoire de charlatan ; mais que voulez-vous que j’y fasse ? Je prends les choses comme elles viennent. Je n’arrange pas, je raconte.)

Ce groupe, répandu à terre d’une façon assez pittoresque à l’ombre d’une grande bannière fort peu solidement plantée dans le pavé, se composait de quatre personnages : un homme, deux femmes et un animal. L’une des femmes dormait, l’homme dormait, l’animal dormait.

Je ne pouvais rien distinguer de la femme endormie que cachait une large coiffe noire rabattue sur son visage.

Le visage de l’homme, tourné vers le pavé, m’était également caché ; je ne voyais que ses mains noires, ses ongles rongés, sa grosse chevelure sale et hérissée, la semelle trouée et feuilletée de ses bottes grises de poussière, et l’un des orteils de son pied gauche à travers cette semelle.

Il était bizarrement accoutré d’un pantalon de grosse cavalerie et d’un habit à la française. Le pantalon, composé de plus de cuir que de drap, paraissait assez neuf quoique souillé de cendre et de boue ; l’habit tombait en lambeaux. C’était une souquenille, jadis fort galante et fort coquette, en velours noir semé de paillettes d’or. Le velours avait pris en vieillissant une teinte de fumée rougeâtre ; les paillettes s’étaient presque toutes éteintes ; ce qui fait que cet habit avait l’air, comme dit Trivelin, d’une illumination à trois heures du matin.

Tout en dormant, l’homme étreignait de la main droite un très gros jonc à pomme d’argent ciselée, lequel s’était probablement promené au boulevard de Gand, comme l’habit à l’Œil-de-Bœuf. Deux époques de l’élégance française se mêlaient aux guenilles de ce misérable. La canne, restée riche et brillante à la poignée, était brûlée et noircie à son extrémité inférieure ; on sentait qu’elle avait plus d’une fois attisé et remué des feux nocturnes. Vers le milieu, elle était aplatie et écrasée ; on eût dit qu’elle avait servi à des pesées et qu’il lui était arrivé de soulever des portes.

Un vieux chapeau rond, passé à l’état polyédrique, était posé un peu sur le pavé, un peu sur la tête du dormeur. Une assiette d’étain, jetée devant ses pieds, semblait attendre les liards des passants.

Quant à l’animal, sans doute le gagne-pain visible de ces gens, il disparaissait, à demi enfoui dans du sable, sous les barreaux d’une espèce de cage où je l’apercevais à peine. Cependant, tout en dormant, il faisait çà et là quelques mouvements et j’en voyais assez pour reconnaître quelque chose d’horrible, une de ces bêtes qui ne sont pas faites pour être vues par l’homme et qui prouvent l’imagination de la nature, un de ces êtres qui sont des cauchemars, un chardon vivant, un lézard épineux, quelque chose d’effroyable et de pareil au Moloch horridus de la Nouvelle-Hollande.

Cinq ou six jolis enfants entouraient ce monstre et le regardaient avec enthousiasme. Parmi eux j’admirais deux charmants marmots français, lesquels appartenaient sans doute à quelque famille parisienne arrêtée dans l’auberge.

La cage était posée sur une caisse carrée dans le panneau antérieur de laquelle je ne sais quel hasard avait incrusté un assez beau bas-relief en bois de chêne représentant saint-François de Sales, la main posée sur une tête de mort. Les petits enfants français regardaient ce panneau. Au bout de quelques secondes d’examen, l’aîné dit au plus jeune : Ah ! c’est le bon Dieu avec sa pomme.

L’autre femme, celle qui ne dormait pas, était assise sur un vieux morceau de tapis à côté de l’homme. Je voudrais bien pouvoir vous dire qu’elle était laide, car rien n’est plus banal et plus littérairement usé que la beauté des mendiantes et des comédiennes en plein vent ; mais je suis à regret forcé d’avouer que celle-ci, quoique hâlée par le soleil et tachée de son, comme disent les excellentes métaphores populaires, était vraiment une charmante et délicate créature.

Son front était intelligent ; sa bouche, ornée de dents admirables, était gracieuse et bonne ; ses yeux, pas très grands, étaient profonds et purs ; de riches veines blondes chatoyaient dans ses épais cheveux châtains, très coquettement et surtout très proprement accommodés. Il y avait de la race dans la souplesse de sa taille, dans la saillie de ses hanches, dans la correspondance parfaite de son front, de son nez et de son menton, dans la petitesse de ses pieds et de ses mains, dans la transparence de ses ongles, dans la finesse de ses chevilles, dans l’élévation de son cou-de-pied. Toute sa personne, toute sa toilette était propre et coquette comme sa coiffure. On sentait qu’elle profitait probablement de tous les ruisseaux qu’elle rencontrait pour s’y laver d’abord, pour s’y mirer ensuite.

Son costume, rehaussé de bijoux de toutes sortes, racontait ses voyages. Elle portait des bas bleus à coins ornés d’arabesques blanches comme en portent les filles de Souabe, un ample jupon de drap brun à mille plis comme les montagnardes de la Forêt-Noire, et un étroit gilet de soie comme les paysannes de la Bresse. Ce gilet, d’une coupe naïve et quelque peu disgracieuse, était presque caché et pour ainsi dire corrigé par une large collerette de Flandre, sur laquelle étaient brodées plusieurs rosaces de cathédrale emmaillées et tricotées les unes dans les autres. Ses bijoux, tous italiens et probablement achetés chacun dans le lieu spécial qui le produit, achevaient et complétaient l’histoire de ses pèlerinages. À ses pendants d’oreilles en filigrane, on devinait qu’elle avait été à Gênes ; à son bracelet d’or émaillé et orné de miniatures, qu’elle avait passé à Venise ; à son bracelet de mosaïques, qu’elle était allée à Florence ; à son bracelet de camées, qu’elle avait traversé Rome ; à son collier de corail et de coquillages, qu’elle avait vu Naples.

En somme, c’était une ravissante et superbe fille. Des joyaux d’idole et un air de déesse.

Il était évident que la parure de cette femme couverte de bijoux était la grande affaire de cet homme couvert de haillons.

Du reste, elle n’était pas ingrate. Elle paraissait l’adorer ; oui, vraiment, l’adorer, et cela me surprenait fort. Je savais bien que les femmes ont souvent du plaisir à sentir qu’elles font partie d’une antithèse ; je n’ignorais pas que les plus belles, les plus jeunes et les plus charmantes se prêtent volontiers, par je ne sais quel sentiment inexplicable, à jouer leur rôle dans cette figure de rhétorique vivante, idolâtrant leur vieux mari à cause de sa vieillesse et leur amant bossu à cause de sa bosse ; mais que la propreté, sous la forme d’une femme, ait du goût pour la saleté, sous la forme d’un homme, c’est ce que je n’aurais jamais cru. Entre l’espèce humaine qui se lave et l’espèce humaine qui ne se lave pas, il y a un abîme ; et je ne pensais pas qu’on pût jeter un pont sur cet abîme-là. Aujourd’hui, rien en ce genre ne saurait plus me surprendre. J’ai vu, sur cette place publique, une fille de seize ans, nette et jolie comme un caillou mouillé, baiser de minute en minute, avec une sorte d’admiration passionnée, les cheveux gras et les mains noires d’un affreux homme endormi qui ne sentait même pas ces douces caresses ; je l’ai vue épousseter avec ses doigts roses l’habit de saltimbanque dont ses gracieuses chiquenaudes faisaient sortir de petites nuées de poussière ; je l’ai vue chasser les mouches qui importunaient cet immonde dormeur, se pencher sur lui, écouter le bruit de son haleine et contempler tendrement ses bottes éculées ; et maintenant je suis tout prêt à applaudir l’écrivain quelconque qui voudra faire un roman intime intitulé : Histoire mélancolique des amours d’une colombe et d’un pourceau.

Ô mon ami, la nature contient toutes les combinaisons et la femme contient tous les caprices. Tout est possible à la femme comme à Dieu.

Tout en couvant du regard son compagnon gisant près d’elle, elle remettait à neuf et lustrait avec un chiffon de serge une espèce d’épinette de forme antique incrustée de petites roues d’ivoire comme la vielle d’amour du grand Girgiganto.

La bannière qui ombrageait ce couple était bien la plus inintelligible pancarte de charlatan que j’aie jamais rencontrée ; ce qui d’ailleurs ne nuit pas au succès.

Figurez-vous une large toile peinte en bleu et, au milieu de cette toile écaillée par le soleil et sillonnée par les pluies, rien autre chose que cet hiéroglyphe peint en noir :

Si le peu que je crois savoir des récentes explications de feu Champollion ne me trompe pas, cette phrase, parfaitement égyptienne, signifie : Aujourd’hui comme toujours pendant l’éternité. Mais quel sens ce saltimbanque y attachait-il ? C’est ce que je m’explique moins facilement, à moins pourtant que ce ne soit une déclaration passionnée faite par le porc à la colombe, dans la langue mystérieuse d’Horus, d’Épiphane et d’Amon-Ra.

Contempler une femme qui contemple un homme, même quand la femme est fort jolie et quand l’homme est fort vilain, c’est après tout un plaisir médiocre, et, une fois ces diverses observations faites, je m’étais remis à déjeuner, quand tout à coup un mot français articulé sous ma fenêtre de la façon la plus nette et de la voix la plus aigre rappela mon attention vers la place. Vous me dispenserez de vous le redire. C’est un de ces mots qui sont une injure, un de ces mots malaisés à prononcer à cause du peu de décence des syllabes et dans l’intérieur desquels il y a fort mauvaise compagnie.

Je levai les yeux.

La femme qui dormait s’était réveillée. Elle était sur son séant, sa coiffe rejetée en arrière laissant voir une figure de vieille d’une laideur d’ogresse.

C’était elle qui venait de jeter à la jeune fille le mot que j’avais entendu, et son regard plein de rage semblait le lui adresser encore.

La fille ne répondit pas, sa jolie bouche prit une ineffable expression de dédain, et elle se courba sur l’homme qu’elle baisa. La vieille, exaspérée à cette caresse, répéta l’injure.

Je n’oublierai jamais avec quel coup d’œil rayonnant et superbe, sans dire un mot, la belle fille lui répliqua.

De cette petite scène je tirai deux conclusions : la première, c’est que la vieille s’était probablement réveillée pendant que la jeune faisait quelque tendresse au bateleur endormi ; la seconde, c’est que cet homme, ce pourceau, était aimé de ces deux femmes.

Histoire, du reste, qui est un peu celle de tout le monde. Hélas ! qui ne s’est trouvé dans la vie pris entre la jeune et la vieille, entre le présent et le passé, entre aujourd’hui et hier, entre cette colombe et cette orfraie !

La tranquillité hautaine de la belle exaspéra l’autre. Et alors, sans faire un geste, sans crier, de peur d’ameuter la foule, parlant à demi-voix, mais d’une façon déterminée et terrible, elle lui dit pendant plus d’un quart d’heure, toujours en français, tout ce que la maîtresse dédaignée, cette triste esclave, peut dire à la sultane favorite, cette reine joyeuse.

Elle lui raconta, avec cette abondance de la fureur qui redit vingt fois les mêmes choses avec un accent différent, leur histoire à toutes deux, et l’histoire de l’homme, et l’histoire de tous les hommes et de toutes les femmes, assaisonnant le tout, je dois le dire, des injures les plus dégradantes, les plus hideuses et les plus obscènes.

Cela arrive d’ailleurs à d’autres qu’à des baladines de carrefour. Il y a, même parmi les classes qui se croient élevées et polies, des gens qui plongent leur colère dans le langage des halles, comme un charretier qui trempe son fouet dans le ruisseau pour rendre le coup plus acéré.

Sous ce débordement de haine la jeune fille souffrait visiblement. Elle était pâle, ses lèvres tremblaient ; mais elle ne répondait pas.

Seulement, elle avait posé sa main droite sur l’épaule de l’homme profondément endormi, et elle le poussait avec un mouvement régulier, lent, discret et doux pendant que la vieille parlait. Rien n’était étrange comme cette espèce de tocsin silencieux, à la fois plein de respect, d’alarme, d’angoisse et d’amour.

Enfin la belle réussit, l’homme se réveilla, il se retourna en bâillant et dit en espagnol : Que demonio de ruido haceis, mugeres !

Puis, se dressant et regardant la vieille : Calla te, vieja. L’ancienne se tut. Le saltimbanque alors se leva debout, appuyé sur sa canne et écoutant d’un air de supériorité distraite la jeune fille qui, sans répondre à sa question, lui adressait je ne sais plus quelles paroles affectueuses et décousues.

Pendant ce temps-là, je le considérais à mon aise. Il pouvait avoir quarante-cinq ans. Son visage était bruni comme celui d’un matelot. À ses sourcils froncés presque douloureusement, on voyait qu’il avait souvent marché en plein midi, au grand soleil. C’était une de ces rudes et énergiques faces de gueux, dont les traits prononcés et profonds obligeaient Callot à employer pour ses eaux-fortes le vernis dur des luthiers.

Cependant, tout examen fait, il n’y avait pas dans la figure de cet homme autant de dégradation que dans son costume. Quelque chose de puissant et de généreux y respirait encore. Il appartenait évidemment, ainsi que les deux femmes, à cette société souterraine qui mine la société visible et légale et qui vit dans les sapes. Cependant, à tout prendre, je préférerais encore la physionomie sauvage de ce titan révolté, de ce gladiateur échappé, de ce voleur à profil de lion, vêtu d’un habit de marquis et d’un pantalon de soldat, à la mine polie et traître de tel pamphlétaire-espion, déclamateur populaire ou calomniateur public, qui se chauffe dans l’ombre au feu doux d’une pension secrète.

Rien ne saurait rendre l’accent de tendresse dont la fille parlait au bateleur. Elle parlait en français, il répondait en espagnol. Ce dialogue mi-parti, auquel les passants ne comprenaient rien, ne semblait les gêner ni l’un ni l’autre.

Du reste, il y avait dans les paroles de la belle baladine quelque chose de bizarrement mélangé qui me rendait son origine indéchiffrable. Sa voix, gracieuse et caressante, était sourde et éraillée par moments (vous ne sauriez croire avec quelle peine j’écris ce détail qui révèle, j’en ai peur, le rhum et l’eau-de-vie ; mais que voulez-vous ? la vérité est inexorable, et je ne veux qu’être vrai).

Son langage, tantôt grossier, tantôt maniéré, était composé de mots ramassés dans la rue et de mots cueillis dans les salons. Figurez-vous une précieuse glissant parfois jusqu’à la poissarde, l’hôtel de Rambouillet modifié par l’échoppe, le corps de garde et la taverne.

Cela faisait le plus étrange style du monde, c’était à la fois l’argot et le jargon. Elle disait un esbrouf comme les bohémiennes de la foire Saint-Germain, et un farimara comme les duchesses du petit Marly.

À l’égard de sa rivale, elle était parfaitement grande dame. Elle ne lui faisait pas l’honneur de s’occuper d’elle, et dans ce qu’elle disait à l’homme il n’y avait rien pour la vieille, pas une plainte, pas un reproche.

Pourtant le personnage qui ne perd jamais rien, le diable, avait son compte là comme ailleurs. Il était clair que la douce favorite avait la rage dans l’âme. De temps en temps elle jetait à l’autre un regard de côté, et ce regard qui venait d’un œil si charmant était presque féroce.

Voici, mon ami, une observation que j’ai faite et que je vous permets d’appliquer à tous les lions et à toutes les tourterelles du genre humain : Rien n’a l’air bon comme un lion en repos, rien n’a l’air méchant comme une tourterelle en colère.

Je vous supplie de ne pas donner ici au mot lion le sens ridicule qu’on lui a fait prendre à Paris depuis quelques années, mode déplorable et sotte, comme la plupart des modes anglaises, qui déforme un des plus beaux mots de la langue et qui dégrade un des plus nobles êtres de la création.

Cependant, sous le tais-toi ! vieille, de l’homme, l’autre était restée anéantie et stupide, immobile, son œil fixe attaché au pavé, ne paraissant pas écouter, ne paraissant pas même entendre.

Toutefois, à un certain moment, comme un garçon de l’auberge passait devant la porte à quelques pas d’elle, elle lui fit signe d’approcher. Détail auquel le couple amoureux et heureux ne fit pas la moindre attention.

Le garçon vint et se courba près de la bohémienne, qui lui dit quelques mots à l’oreille.

Le garçon répondit par un signe d’intelligence et rentra dans l’auberge, après quoi elle se remit, d’un air de profonde indifférence, à faire et à défaire du bout du doigt des plis à sa jupe, laquelle, pour le dire en passant, était pareille à celle de la favorite. Seulement la jeune fille avait une jupe neuve, et la vieille femme avait une vieille jupe.

On entendait un cliquetis de vaisselle et d’argenterie dans l’auberge.

L’homme fit signe à la jeune fille de se lever.

Vamos. Ahora es menester entrar en la posada.

— Oui, répondit-elle, c’est le moment. C’est l’heure de la table d’hôte.

Et elle se dressa légère comme un oiseau.

Que cantaras ?

— Cette chanson de la vallée de Luiz, tu sais ?

Muy bien.

Elle ramassa l’assiette d’étain. Il prit l’épinette dont il passa la bandoulière à son cou, puis il se tourna à demi vers l’autre :

Bas a quedar aqui, vieja !

Et ils entrèrent tous deux dans l’hôtellerie.

Le regard de la vieille était retombé sur le pavé et le mien sur mon assiette ; j’achevais paisiblement mon déjeuner lorsqu’un chant s’éleva dans la salle voisine, longue halle éclairée d’une douzaine de fenêtres où dînait bruyamment la table d’hôte.

Ce chant doux, grave, légèrement enroué, soutenu par une épinette plus enrouée encore, c’était probablement la voix de la jeune fille.

Quoique la porte fût entr’ouverte, je n’entendais pas les paroles, grâce au pantagruélique accompagnement de cuillers et de fourchettes qui les couvrait.

Pour le dire en passant, je n’ai jamais vu sans une sorte d’angoisse les pauvres chanteurs ambulants, ces parias des tavernes et des cabarets, se glisser tremblants et humiliés dans ces pandémonium d’êtres voraces et formidables occupés à banqueter, et livrer leur chétif baryton ou leur maigre contralto à la merci de l’effrayant orchestre de verres, de couteaux, d’assiettes et de bouteilles qui a pour maëstro ce gros diable ventru, aux yeux ouverts, aux oreilles bouchées et aux dents effroyables qu’on appelle l’appétit.

J’étais donc en proie à des réflexions assez mélancoliques, quand tout à coup le bruit joyeux de la table d’hôte se transforma en un tumulte extraordinaire.

Le chant se tut, le choc des verres et des plats cessa brusquement, et je ne sais quel affreux vacarme lui succéda.

Figurez-vous mille cris, une rumeur de voix, de pas, de coups donnés et reçus, des chaises renversées, des tables secouées, des vaisselles brisées, une foule qui se rue, des valets qui font rage, une maison sens dessus dessous, une tempête ; enfin ce que les milanais appellent si bien, dans leur dialecte pittoresque, barataclar per ca.

Ce cri : Ein Dieb ! ein Dieb ! dominait le tumulte.

Surpris, je me levai et je me dirigeai vers la salle d’où venait le vacarme.

En ce moment-là, mes yeux, qui erraient machinalement dans la place, s’arrêtèrent sur la vieille.

J’avoue que je n’allai pas plus loin.

Cette femme était transfigurée. Elle s’était levée, elle était debout, elle écoutait avidement la rumeur, et elle fixait sur l’auberge un œil éclatant, terrible, presque beau, plein de colère, plein de haine et plein de joie.

Puis cette flamme qu’elle avait dans le regard s’éteignit tout à coup. L’expression de son visage, peu transparent comme celui de tous les vieillards, redevint morne et glaciale.

Un groupe sortant de la maison venait d’apparaître à la porte de l’auberge.

Je me penchai pour voir.

C’était un tas de gens de toute sorte, valets, servantes, voyageurs leur serviette à la main, jeunes garçons, vieilles femmes, entourant, avec un tourbillon de gestes et de cris. Un homme et une femme qui se débattaient.

L’homme, c’était le saltimbanque ; la femme, c’était la belle fille.

L’homme, tenu au collet par sept ou huit poings vigoureux, repoussait cette foule, mais avec la mine la plus calme, la plus hardie et la plus indifférente. Il marchait, mais en résistant.

Quant à la pauvre fille, pâle, décoiffée, brutalement maniée et fouillée par cinq ou six palefreniers, ses bijoux arrachés, sa guipure déchirée, elle pleurait, elle parlait d’une voix suppliante, et je dois dire qu’elle se défendait avec tout le trouble de l’innocence.

À ce brouhaha étaient déjà mêlés des espèces de sergents de ville en uniforme venus je ne sais d’où ; car c’est le propre des gens de police de surgir brusquement de dessous les pavés. Un voleur maladroit frappe la terre du talon, un gendarme en sort.

Je remarquai que le garçon qui tenait le bras de la jeune fille était le même auquel la vieille avait parlé bas.

Quant à la vieille, elle ne bougeait pas. Elle regardait silencieusement emmener ses deux compagnons. Elle était devenue statue.

En passant devant elle, l’homme lui cria : Vete, muger !

Un moment après, tout ce groupe orageux, les deux prisonniers, les valets d’auberge, les gens de police et les passants, avait disparu derrière l’angle de la maison.

— Où vont-ils ? demandai-je à un garçon qui s’était approché de moi.

Il me répondit :

— En prison.

Voici l’explication que me donna ce même garçon.

Pendant que la belle fille chantait debout à l’extrémité de la table d’hôte, les yeux levés au ciel, un domestique de l’hôtel — le même, me dit le garçon, qui lui tenait le bras en sortant — avait remarqué derrière elle, dans l’ombre d’un buffet où les sommeliers posaient la desserte, une certaine quantité de poivre et de sel répandue à terre. De temps en temps, l’homme qui accompagnait le chant sur l’épinette s’adossait comme fatigué à ce buffet. Le domestique parla à l’hôte de ce poivre et de ce sel. On visita l’argenterie.

Une grosse salière d’argent avait disparu.

Là-dessus, le domestique s’était précipité sur la belle chanteuse, en criant : — Fouillez cette femme !

Malgré sa résistance et celle de l’homme, on l’avait fouillée, et, dans une poche cachée sous les larges plis de sa jupe, on avait trouvé la salière.

De là ce tumulte, ces cris : ein Dieb ! cette apparition de la police, et cette prison pour dénouement.

Rirez-vous de moi, mon ami ? Cette aventure m’a serré le cœur.

J’en savais seul le secret.

Pour tout le monde, pour les deux prisonniers eux-mêmes, ce n’était qu’un vol puni ; pour moi, c’était un drame. C’était pour l’amour que cette fille avait volé, c’était par la jalousie qu’elle était punie. Il était évident pour moi que la vieille avait d’avance dénoncé sa rivale à ce même valet d’auberge qui, quelques instants plus tard, avait remarqué le sel jeté, avait fouillé la chanteuse et l’avait menée en prison.

Sombre histoire, triviale en apparence, poétique au fond ; burlesque, si vous voulez, par la bassesse des personnages, tragique, à mon sens, par la grandeur des passions.

Quoi qu’il en soit, malgré l’avis charitable de l’homme, sa victime sans le savoir : vete, muger ! la vieille était demeurée là.

Elle ne triomphait plus ; son œil vitreux était devenu horrible et triste ; l’arrière-goût de la vengeance est mauvais.

Elle était encore à la même place, quand un petit peloton de soldats, conduit par un homme de police et grossi d’une nuée de gamins, parut et l’entoura subitement. Les soldats saisirent la cage, déracinèrent la bannière et intimèrent à la vieille l’ordre de marcher dans leurs rangs.

Sa tête tomba sur sa poitrine et elle obéit sans proférer une syllabe.

Cependant les gamins, joyeux et déchaînés autour d’elle, l’assourdissaient de clameurs et de huées, et l’un d’eux, le plus grand, lequel savait quelques injures en français, la poursuivait avec cet inexplicable acharnement de l’enfance, qui est si douce quand elle est douce, et si cruelle quand elle est cruelle.

L’égyptienne supporta d’abord cette avanie avec un air de dédain ; mais tout à coup, sortant au milieu des soldats stupéfaits et faisant trois pas à travers les enfants, elle dit au plus grand avec sa voix d’orfraie, en étendant le bras : — Voilà ta potence !

Elle resta dans cette attitude quelques instants.

Je n’avais pas encore remarqué la haute taille de cette femme. Ainsi vêtue de noir, maigre, pâle, droite parmi ces enfants et le bras étendu, c’était la figure même d’un gibet vivant.

Les soldats la reprirent, les enfants redoublèrent leurs rires et leurs cris, et, un moment après, elle avait disparu, comme les deux autres, à l’angle de la maison.