En voyage, tome II (Hugo, éd. 1910)/Alpes et Pyrénées/C/11

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Texte établi par G. SimonLibrairie Ollendorff (p. 372-397).
pampelune.


11 août.

Je suis à Pampelune, et je ne saurais dire ce que j’y éprouve. Je n’avais jamais vu cette ville, et il me semble que j’en reconnais chaque rue, chaque maison, chaque porte. Toute l’Espagne que j’ai vue dans mon enfance m’apparaît ici. Comme le jour où j’ai entendu passer la première charrette à bœufs, trente ans s’effacent dans ma vie ; je redeviens l’enfant, le petit français, el niño, el chiquito frances, comme on m’appelait. Tout un monde qui sommeillait en moi s’éveille, revit et fourmille dans ma mémoire. Je le croyais presque effacé ; le voilà plus resplendissant que jamais.

Ceci est bien la vraie Espagne. Je vois des places à arcades, des pavés à mosaïques de cailloux, des balcons à bannes, des maisons peintes à falbalas, qui me font battre le cœur. Il me semble que c’était hier. Oui, je suis entré hier sous cette grande porte cochère qui donne sur un petit escalier ; j’ai acheté l’autre dimanche, en allant à la promenade avec mes jeunes camarades du séminaire des nobles, je ne sais quelles gimblettes poivrées (rosquillas) dans cette boutique au fronton de laquelle pendent des peaux de bouc à porter le vin ; j’ai joué à la balle le long de ce haut mur, derrière une vieille église. Tout cela est pour moi certain, réel, distinct, palpable.

Il y a des bas de murailles coloriés en marbre extravagant qui me ravissent l’âme. J’ai passé deux heures délicieuses tête à tête avec un vieux volet vert à petits panneaux qui s’ouvre en deux morceaux de façon à faire une fenêtre si on l’ouvre à moitié et un balcon si on l’ouvre tout à fait. Ce volet était depuis trente ans, sans que je m’en doutasse, dans un coin de ma pensée. J’ai dit : Tiens ! voilà mon vieux volet !

Quel mystère que le passé ! Et comme il est vrai que nous nous déposons nous-mêmes dans les objets qui nous entourent ! Nous les croyons inanimés, ils vivent cependant ; ils vivent de la vie mystérieuse que nous leur avons donnée. À chaque phase de notre vie nous dépouillons notre être tout entier, et nous l’oublions dans un coin du monde. Tout cet ensemble de choses indicibles qui a été nous-mêmes reste là dans l’ombre ne faisant qu’un avec les objets sur lesquels nous nous sommes empreints à notre insu. Un jour enfin, par aventure, nous revoyons ces objets ; ils surgissent devant nous brusquement, et les voilà qui sur-le-champ, avec la toute-puissance de la réalité, nous restituent notre passé. C’est comme une lumière subite ; ils nous reconnaissent, ils se font reconnaître de nous, ils nous rapportent, entier et éblouissant, le dépôt de nos souvenirs, et nous rendent un charmant fantôme de nous-mêmes, l’enfant qui jouait, le jeune homme qui aimait.

J’ai donc quitté hier Saint-Sébastien.

Les montagnes produisent deux sortes de routes : celles qui serpentent à plat sur le sol comme les vipères, celles qui serpentent en ondulant par soubresauts comme les boas. Passez-moi ces deux comparaisons qui rendent ma pensée sensible. La route de Saint-Sébastien à Tolosa est de la dernière espèce ; celle de Tolosa à Pampelune est de la première. C’est-à-dire que la route de Saint-Sébastien à Tolosa monte et descend sur la croupe des collines et que la route de Tolosa à Pampelune suit les sinuosités des vallées. L’une est charmante, l’autre est sauvage.

En quittant Saint-Sébastien, j’ai donné un dernier coup d’œil à la presqu’île, à la mer qui blanchissait superbement sur le sable, au mont Urgoll, et aux trois couvents qui ont été brûlés aux portes de la ville, un par les cristinos, deux par les carlistes.

Ernani n’a pas de monuments, — une église quelconque dont le portail pompadour est pourtant assez riche, un ayuntamiento insignifiant ; — mais Ernani a un admirable paysage et une rue qui vaut une cathédrale. La grande rue d’Ernani, toute bordée de blasons en saillie, de balcons-bijoux, de portails seigneuriaux, fermée par une vieille poterne ruinée qui porte en ce moment, au lieu de créneaux, des touffes de capucines en fleur, est un livre magnifique où l’on peut lire page à page, maison à maison, l’architecture de quatre siècles.

J’ai regretté en traversant la ville que rien n’indiquât au passant la maison où est né Jean de Urbuta, ce capitaine espagnol auquel échut, dans la journée de Pavie, l’honneur de faire François Ier prisonnier. Urbuta fit la chose en gentilhomme et François Ier la subit en roi. L’Espagne doit à Urbuta une plaque de marbre dans la grande rue d’Ernani.

Au reste, ces montagnes sont pleines de noms illustres. Motrico est la patrie de Churruca qui mourut à Trafalgar. Sébastien de Elcano, qui fit le tour du monde en 1519 (notez la date), et Alonzo de Ercilla, qui fit un poëme épique, naquirent, l’un à Guetaria, l’autre à Bermeo. La vallée de Loyola a vu naître en 1491 Ignace qui de page se fit saint, et le port de Loredo a vu débarquer, venant d’Allemagne pour aller à Saint-Just, Charles-Quint qui d’empereur se fit moine.

Tolosa, qui est l’ancienne Iturissa, a plus de grâce que Ernani, et plus de vie et plus de richesse, mais moins de grandeur et de solennité.

Malgré la pluie fine qui tombait depuis le matin, j’ai vu toute la ville. Quelques vieilles maisons, dont une bâtie sous Alphonse le Sage, le roi astronome ; une assez belle église, dont on a fait un grenier à fourrage ; les deux jolies rivières, l’Oria et l’Araxa, voilà tout ce que j’ai eu pour ma peine.

Il y a sur la devanture d’un premier étage dans la grande rue une inscription sur marbre noir qui commence par Sic visum, superis et qui se termine par el emperador le armo caballero. J’avais commencé à la copier, mais cette action inouïe a produit en quelques minutes un tel attroupement autour de moi que j’ai renoncé à l’inscription. Dans ce moment où les ayuntamientos tremblent comme la feuille, j’ai craint de faire par mégarde une révolution à Tolosa.

Ernani, où j’avais passé étant enfant et dont le souvenir m’était resté, a bien plus que Tolosa la physionomie espagnole. Les quatorze diligences qui partent tous les jours de Tolosa emportent chaque matin quelque chose des vieilles mœurs, des vieilles idées, des vieilles coutumes, de ce qui fait la vieille Espagne enfin.

Et puis on travaille à Tolosa. Il y a la fabrique de chapeaux d’Urbieta, une manufacture de papier, force corroieries, force fabriques de clous, de fers à cheval, de marmites en fer battu, de grilles de balcon en fer poli, de sabres et de fusils ; toute la montagne est pleine de forges. Or, si quelque chose peut déformer l’Espagne, c’est le travail.

L’Espagne est essentiellement le peuple gentilhomme qui, pendant trois siècles, s’est fait nourrir à ne rien faire par les Indes et les Amériques. De là les rues blasonnées. En Espagne on attendait le galion comme en France on vote le budget. Tolosa avec son activité, son industrie, ses moulins, ses torrents, ses ombrages, ses enclumes et son bruit, ressemble à une jolie ville française. Il semble qu’elle doive importuner par son bourdonnement la Castille-Vieille, sa voisine, et que celle-ci a dû être plus d’une fois tentée de se retourner, à demi assoupie comme elle est, pour lui dire : Tais-toi donc !

Au moment où je descendais à Tolosa sous la porte de la fonda, une nuée de servantes en jupon court et jambes nues, empressées, cordiales et quelques-unes jolies, m’a entouré et s’est emparée de mon bagage. Toutes essayaient de me dire quelques mots en français.


Ce matin, à trois heures, bien avant le jour comme vous voyez, je me suis installé dans le coupé de la diligence de la Coronilla de Aragon, et je suis sorti de Tolosa.

Nous avons traversé la rue et le pont et abordé la grande route dans la nuit noire, au galop furieux de huit mules pressées, excitées, fouettées, éperonnées, aiguillonnées, exaspérées par trois hommes.

L’un de ces trois hommes était un enfant, mais il valait à lui seul les deux autres.

Il ne paraissait pas avoir plus de huit à neuf ans. Ce farouche marmot, qu’avant de partir j’avais entrevu sous la lanterne de l’écurie, avec son chapeau à la Henri II, sa blouse de paillasse et ses guêtres de cuir, avait un profil arabe, des yeux fendus en amande et la plus gracieuse allure du monde. Sitôt qu’il fut à cheval, il se transfigura ; il me sembla voir un gnome qui se serait fait postillon. Il était presque imperceptible sur son immense mulet, semblait vissé sur sa selle, brandissait à son petit bras un fouet monstrueux dont chaque coup faisait bondir l’attelage et précipitait tête baissée à corps perdu dans les ténèbres tout cet énorme équipage sonnant, cahoté, bondissant, roulant sur les ponts et les chaussées avec le bruit d’un tremblement de terre. C’était la mouche du coche, mais quelle formidable mouche !

Figurez-vous un démon traînant le tonnerre.

Le mayoral, assis à droite sur le siège, grave comme un évêque, secouait ainsi qu’un sceptre un fouet gigantesque dont la pointe atteignait la huitième mule à l’extrémité de l’attelage, et dont la piqûre semblait de feu. De temps en temps il criait : Anda, niño va, enfant ! Et le petit postillon se courbait furieux sur sa mule, et tout bondissait comme si la voiture allait s’envoler.

À gauche du mayoral se tenait un grand gueux d’une vingtaine d’années presque aussi fantastique que le postillon. C’était le sagal. Cet étrange gaillard, sanglé d’une corde, chaussé d’une loque, vêtu d’une guenille et coiffé d’un béret, risquait sa vie vingt fois par heure. À chaque minute il se ruait à terre, sautait d’un bond à la tête de l’équipage, insultait les mules, les appelait par leurs noms avec des cris effrayants : La capitana ! la capitana ! la générale ! Leona ! la carabinera ! la collegiana ! la carcana ! fouettait, piquait, pinçait, mordait, frappait du poing et du pied, poussait au triple galop la diligence, qu’il semblait ne pouvoir plus suivre et qui le dépassait avec la vitesse de l’éclair, et au moment où on le croyait à un quart de lieue en arrière, à l’instant le plus rapide de la course, un homme qui semblait lancé par une bombe tombait tout à coup sur le siège à côté du mayoral. C’était le sagal qui se rasseyait.

Et qui se rasseyait le plus tranquille du monde, sans être ému, ni haletant, sans une goutte de sueur sur le front. Un avare qui vient de donner un liard à un pauvre est, à coup sûr, plus essoufflé. Qui n’a pas vu courir un sagal navarrais sur la route de Tolosa à Pampelune ne sait pas tout ce que contient le fameux proverbe : courir comme un basque.

J’avais la tête alourdie par cette espèce de sommeil où la fatigue d’une mauvaise nuit, l’air frais du matin et le roulement de la voiture plongent le voyageur. Vous connaissez cette somnolence à la fois opaque et transparente où l’esprit flotte à demi noyé, où les réalités qu’on perçoit confusément tremblent, grandissent, chancellent, s’effarent, et deviennent des rêves tout en restant des réalités. Une diligence devient un tourbillon, et reste une diligence. Les bouches des gens qui parlent sonnent comme des trompes ; au relais la lanterne du postillon flamboie comme Sirius : l’ombre qu’elle projette sur le pavé semble une immense araignée qui saisit la voiture et la secoue entre ses antennes. C’est à travers cette rêverie grossissante que mes huit mules et mes trois postillons m’apparaissaient.

Mais n’y a-t-il pas quelquefois de la raison dans les hallucinations, de la vérité dans les rêves ? et les états étranges de l’âme ne sont-ils pas pleins de révélations ?

Eh bien, vous le dirai-je ? dans cette situation où tant de philosophes ont vainement essayé de s’étudier eux-mêmes, des doutes singuliers, des questions bizarres et neuves se présentaient à ma pensée. Je me demandais : Que peut-il se passer et que se passe-t-il en ces pauvres mules, qui, dans l’espèce de somnambulisme où elles vivent, vaguement éclairées des lueurs vacillantes de l’instinct, assourdies par cent grelots à leurs oreilles, presque aveuglées par le guarda-ojos, emprisonnées par le harnais, épouvantées par le bruit de chaînes, de roues et de pavés qui les suit sans cesse, sentent s’acharner sur elles dans cette ombre et dans ce tumulte trois satans qu’elles ne connaissent pas, mais qu’elles sentent, qu’elles ne voient pas, mais qu’elles entendent ? Que signifie pour elles ce songe, cette vision, cette réalité ? Est-ce un châtiment ? mais elles n’ont pas fait de crime. Que pensent-elles de l’homme ?

Mon ami, l’aube commençait à poindre ; un coin du firmament blanchissait de cette blancheur sinistre qu’a toujours la première lueur du matin ; tout ce qui vit de la vie distincte et précise dormait encore dans les nids perdus sous les feuilles et dans les cabanes enfouies dans les bois ; mais il me semblait que la nature ne dormait pas ; les arbres entrevus dans l’obscurité comme des fantômes se dégageaient peu à peu de la brume dans les gorges profondes de Tolosa et apparaissaient au-dessus de nous au bord du ciel comme s’ils avançaient la tête par-dessus le sommet des collines ; les herbes frissonnaient sur la berge du chemin ; sur les rochers, des broussailles noires et confuses se tordaient comme avec désespoir ; je n’entendais aucun bruit, aucune voix, aucune plainte ; mais, je vous le dis, il me semblait que la nature ne dormait pas ; il me semblait qu’elle se réveillait peu à peu autour de nous, et que, dans ces arbres, dans ces herbes, dans ces broussailles, c’était elle, la mère commune, qui se penchait avec une douleur ineffable et une inexprimable pitié, du bord du chemin et du haut des montagnes, pour voir passer et souffrir dans cette route pleine de ténèbres ces pauvres mules épouvantées, ces animaux abandonnés et misérables qui sont ses enfants comme nous, et qui vivent plus près d’elle que nous.

Ô mon ami, si la nature en effet nous regarde à de certaines heures, si elle voit les actions brutales que nous commettons sans nécessité et comme par plaisir, si elle souffre des choses méchantes que les hommes font, que son attitude est sombre et que son silence est terrible !

Nul n’a sondé ces questions. La philosophie humaine s’est peu occupée de l’homme en dehors de l’homme, et n’a examiné que superficiellement et presque avec un sourire de dédain les rapports de l’homme avec la chose et avec la bête qui à ses yeux n’est qu’une chose. Mais n’y a-t-il pas là des abîmes pour le penseur ?

Doit-on se croire insensé parce qu’on a dans le cœur le sentiment de la pitié universelle ? N’existe-t-il pas de certaines lois d’équité mystérieuse qui se dégagent de l’ensemble des choses, et que blessent les voies de fait inintelligentes et inutiles de l’homme sur les animaux ? Sans doute la souveraineté de l’homme sur les choses ne peut être niée ; mais la souveraineté de Dieu passe avant celle de l’homme. Or, pensez-vous, par exemple, que l’homme ait pu, sans violer quelque intention secrète et paternelle du créateur, faire du bœuf, de l’âne et du cheval les forçats de la création ? Qu’il les fasse servir, c’est bien ; mais qu’il ne les fasse pas souffrir ! Qu’il les fasse mourir même, s’il le faut, c’est son besoin et c’est son droit, mais qu’il ne les fasse pas souffrir. Du moins, et j’insiste sur ceci, qu’il ne leur fasse souffrir rien d’inutile.

Quant à moi, je pense que la pitié est une loi comme la justice, que la bonté est un devoir comme la probité. Ce qui est faible a droit à la bonté et à la pitié de ce qui est fort. L’animal est faible, puisqu’il est inintelligent. Soyons donc pour lui bons et pitoyables.

Il y a dans les rapports de l’homme avec les bêtes, avec les fleurs, avec les objets de la création, toute une grande morale à peine entrevue encore, mais qui finira par se faire jour et qui sera le corollaire et le complément de la morale humaine. J’admets les exceptions et les restrictions, qui sont innombrables, mais il est certain pour moi que, le jour où Jésus a dit : « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît », dans sa pensée autrui était immense ; autrui dépassait l’homme et embrassait l’univers.

L’objet principal pour lequel a été créé l’homme, son grand but, sa grande fonction, c’est d’aimer. Comprendre ne vient qu’après. Dieu veut que l’homme aime. L’homme qui n’aime pas est au-dessous de l’homme qui ne pense pas. En d’autres termes, l’égoïste est inférieur à l’imbécile, le méchant est plus bas dans l’échelle humaine que l’idiot.

Chaque chose dans la nature donne à l’homme le fruit qu’elle porte, le bienfait qu’elle produit. Tous les objets servent l’homme, selon les lois qui leur sont propres ; le soleil donne sa lumière, le feu sa chaleur, l’animal son instinct, la fleur son parfum. C’est leur façon d’aimer l’homme. Ils suivent leur loi, et ne s’y refusent pas et ne s’y dérobent jamais ; l’homme doit obéir à la sienne. Il faut qu’il donne à l’humanité et qu’il rende à la nature ce qui est sa lumière à lui, sa chaleur, son instinct et son parfum, l’amour.

Sans doute, c’était le premier devoir — et c’est par là qu’on a dû commencer, et les divers législateurs de l’esprit humain ont eu raison de négliger tout autre soin pour celui-là — il fallait civiliser l’homme du côté de l’homme. La tâche est avancée déjà et fait des progrès chaque jour. Mais il faut aussi civiliser l’homme du côté de la nature. Là, tout est à faire.

Voilà ma rêverie. Prenez-la pour ce qu’elle est ; mais quoi que vous en disiez, je vous déclare qu’elle vient d’un sentiment profond que j’ai en moi. Maintenant, pensons-y, mais n’en parlons plus. Il faut jeter la graine, et laisser le sillon faire.

Muletier aragonais.
Gorges de Tolosa. 11 août.

12 août.

Que vous dirai-je ? je suis charmé. C’est un admirable pays, et très beau, et très curieux, et très amusant. Pendant que vous avez la pluie à Paris, j’ai le soleil ici, et le ciel bleu, et tout juste ce qu’il faut de nuages pour faire de magnifiques fumées sur les montagnes.

Tout ici est capricieux, contradictoire et singulier ; c’est un mélange de mœurs primitives et de mœurs dégénérées ; naïveté et corruption ; noblesse et bâtardise ; la vie pastorale et la guerre civile ; des gueux qui ont des airs de héros, des héros qui ont des mines de gueux ; une ancienne civilisation qui achève de pourrir au milieu d’une jeune nature et d’une nation nouvelle ; c’est vieux et cela naît, c’est rance et c’est frais ; c’est inexprimable. Surtout, c’est amusant.

Pays unique où l’incompatible se marie à tout moment, à tout bout de champ, à tout coin de rue. Les servantes de tables d’hôte se cambrent comme des duchesses pour recevoir deux sous. Regardez cette fille de village qui passe ; elle est jolie à miracle, coiffée à ravir, coquette et parée comme une madone ; baissez les yeux, c’est une horrible jupe déguenillée d’où sortent d’affreux grands pieds nus et sales. La madone se termine en muletier. Le vin est exécrable, il sent la peau de bouc ; l’huile est abominable, elle sent je ne sais quoi ; l’enseigne de toutes les boutiques vous offre du vin et de l’huile : Vino y aceyte. Les grandes routes ont des trottoirs, les mendiantes ont des bijoux, les cabanes ont des armoiries, les habitants n’ont pas de souliers. Tous les soldats jouent de la guitare dans tous les corps de garde. Les prêtres grimpent sur l’impériale, fument des cigares, regardent les jambes des femmes, mangent comme des tigres et sont maigres comme des clous. Les chemins sont semés de gredins pittoresques.

Ô Espagne décrépite ! ô peuple tout neuf ! Grande histoire ! grand passé ! grand avenir ! présent hideux et chétif ! Ô misères ! ô merveilles ! On est repoussé, on est attiré. Je vous le dis, c’est inexprimable.

Le soir, on les revoit, ces mêmes gredins, debout sur le sommet des collines, une carabine au dos, faisant des silhouettes sur le ciel.


Somme toute, admirable pays.

La gorge qui mène de Tolosa à Pampelune serait célèbre si on la voyait. Mais c’est une de ces routes que personne ne prend. Un voyage en zigzag en Espagne serait un voyage de découvertes. Il y a sept ou huit grandes routes ; tout le monde les suit. Personne ne connaît les lieux intermédiaires.

Au reste, l’Europe est menacée de quelque chose de pareil. Le délaissement des régions intermédiaires, c’est là un des résultats probables et redoutables des chemins de fer. La civilisation trouvera certainement le remède, mais il faut qu’elle le cherche.

Gorges des Pyrénées espagnoles. 12 août. Brume et pluie
Gorges des Pyrénées espagnoles. 12 août. Brume et pluie

Il y a une classe de gens, d’esprits, si vous voulez, que l’enthousiasme fatigue ou dépasse, et qui se tirent d’affaire, devant toutes les beautés de l’art ou de la création, avec cette phrase toute faite : C’est toujours la même chose. Pour ces contempteurs profonds, qu’est-ce que la mer ? Une falaise ou une dune et une grande ligne bleue ou verte fort monotone. Qu’est-ce que le Rhin ? De l’eau, un rocher et une ruine ; puis de l’eau, un rocher et une ruine ; et ainsi de suite, de Mayence à Cologne. Qu’est-ce qu’une cathédrale ? Une flèche, des ogives, des vitraux et des arcs-boutants. Qu’est-ce qu’une forêt ? Des arbres, et puis des arbres. Qu’est-ce qu’une gorge ? Un torrent entre deux montagnes. « C’est toujours la même chose ! »

Braves imbéciles qui ne se doutent pas du rôle immense que jouent en ce monde le détail et la nuance ! Dans la nature, c’est la vie ; dans l’art, c’est le style. Superbes niais dédaigneux, qui ne savent pas que l’air, le soleil, le ciel gris ou serein, le coup de vent, l’accident de lumière, le reflet, la saison, la fantaisie de Dieu, la fantaisie du poëte, la fantaisie du paysage, sont des mondes ! Le même motif donne la baie de Constantinople, la baie de Naples et la baie de Rio-Janeiro. Le même squelette donne Vénus et la Vierge. Toute la création, en effet, ce spectacle multiple, varié, éblouissant et mélancolique, que tous les penseurs étudient depuis Platon, que tous les poëtes contemplent depuis Homère, peut se réduire à deux choses : du vert et du bleu. Oui, mais Dieu est le peintre. Avec ce vert il fait la terre ; avec ce bleu il fait le ciel.

La gorge de Tolosa est donc une gorge comme toutes les gorges, « toujours la même chose », un torrent entre deux montagnes ; mais ce torrent pousse un cri si horrible, mais ces montagnes ont des attitudes si hautaines qu’en y pénétrant l’homme se sent faible et petit. Une forêt se mêle aux rochers, et il y a de larges nappes de roc vif qui descendent des plus hauts sommets toutes semées de grands chênes presque inexplicables. On voit l’arbre, on voit le rocher, on se demande où est la racine et de quoi elle vit.

Comme dans tout le terrible que fait la nature, il y a des coins charmants, des gazons, des ruisseaux détachés du torrent qui murmurent à côté avec ce doux gazouillement que doivent avoir les aiglons dans le nid de l’aigle, des herbes pleines de fleurs et de parfums, mille reposoirs gracieux pour l’œil et pour la pensée. L’homme seul reste morne. Les paysans qui passent ont l’air rêveur ; point de villages ; çà et là de hautes maisons de pierre percées de trois ou quatre petites fenêtres qu’on a encore trouvées trop grandes, car on en a muré la moitié.

Dans ce pays, je suis forcé de le répéter, la fenêtre n’est plus une fenêtre ; c’est une meurtrière. La maison n’est plus une maison ; c’est une forteresse. À chaque pas, une ruine. C’est que toutes les guerres civiles de la Navarre, depuis quatre siècles, ont roulé dans ce ravin pêle-mêle avec ce torrent. C’est que cette eau blanche d’écume a été bien des fois rouge de sang. Voilà peut-être pourquoi le torrent hurle si tristement. Voilà à coup sûr pourquoi l’homme rêve.

Une haute montagne, une grande montée, en style de voyageur, une mauvaise côte, en langage de postillon, coupe en deux cette gorge. La route, fort belle d’ailleurs, se tord et se replie au flanc du précipice avec des tournants effrayants. On avait ajouté deux bœufs à nos huit mules, et la diligence, remorquée par cet immense attelage, montait au pas. Au milieu de l’ascension, une grande borne de pierre vous avertit que vous êtes à six lieues de Pampelune, seis leguas a Pamplona. Les montagnes font autour du précipice d’admirables entassements. Des moissonneurs gros comme des fourmis fauchaient leur blé dans l’abîme.

J’étais descendu de voiture, et, tout en cheminant au bruit des chaînes des bœufs et des mules, j’ai cueilli un bouquet de fleurs sauvages. Au haut de la montagne, j’ai rencontré un mendiant, je lui ai donné un réal. Puis j’ai rencontré une petite cascade, j’y ai jeté mon bouquet. Il faut faire aussi, l’aumône aux naïades.

Là, je suis remonté sur l’impériale, et l’on a dételé les bœufs. En ce moment les six mules de devant, se sentant libres, sont parties au galop. Le mayoral, le postillon et le sagal ont couru après les mules, jurant et laissant là la voiture. La diligence était encore sur un plan très incliné. Les deux mules timonières restées seules pour la retenir n’en ont pas eu la force ; elles ont lâché pied, et la voiture s’est mise à reculer lentement vers le précipice. Les voyageurs fort effarés appelaient les conducteurs qui ne les entendaient pas. La roue de derrière n’était plus qu’à quelques pouces du versant, lorsque le mendiant, pauvre vieux tout courbé et presque paralytique, s’est approché et a poussé une pierre du pied. Cela a suffi. La pierre a fait obstacle à la roue et la voiture s’est arrêtée.

Il y avait un prêtre à côté de moi sur la banquette. Il a fait un signe de croix, et m’a dit : — Dieu vient de sauver vingt personnes. J’ai répondu : Avec un caillou et un vieillard.

Les conducteurs ont ramené les mules qui étaient déjà loin.

Une heure après, nous débouchions entre deux promontoires énormes, qui sont les dernières tours qu’ait la montagne de ce côté, sur la plaine de Pampelune.

Environs de Pampelune.
Environs de Pampelune.
Environs de Pampelune.



Pampelune est une ville qui tient plus qu’elle ne promet. De loin on hoche la tête, aucun profil monumental n’apparaît ; lorsqu’on est dans la ville l’impression change. Dans les rues, on est intéressé à chaque pas ; sur les remparts, on est charmé.

La situation est admirable. La nature a fait une plaine ronde comme un cirque et l’a entourée de montagnes ; au centre de cette plaine, l’homme a fait une ville. C’est Pampelune.

Ville vasconne selon les uns avec le nom antique de Pompelon, ville romaine selon les autres avec Pompée pour fondateur, Pampelune est aujourd’hui la cité navarraise dont la maison d’Évreux a fait une ville gothique, dont la maison d’Autriche a fait une ville castillane, et dont le soleil fait presque une ville d’orient.

Tout à l’entour, les montagnes sont chauves, la plaine est desséchée. Une jolie rivière, l’Arga, y nourrit quelques peupliers. Les molles ondulations qui vont de la plaine aux montagnes sont couvertes de fabriques du Poussin. Ce n’est pas seulement une grande plaine, c’est un grand paysage.

Vue de près, la ville a le même caractère. Les rues à maisons noires égayées de peintures, de balcons, de rideaux flottants, sont tout ensemble riantes et sévères.

Une magnifique tour carrée en briques sèches, de la ligne la plus simple et la plus fière, domine la promenade plantée d’arbres. C’est le treizième siècle modifié par le goût arabe, comme il l’est en Allemagne et en Lombardie par le goût byzantin. Un portail dans le style de Philippe IV meuble richement la partie inférieure de cette tour qui sans lui serait peut-être un peu nue. Ce portail, qui n’a rien de criard ni d’excessif, est ajouté là avec bonheur. Cela est presque rococo, et c’est encore de la renaissance.

Au reste, le rococo espagnol est un rococo arriéré comme tout ce que produit l’Espagne ; il emprunte au seizième siècle et conserve dans le dix-septième et jusque dans le dix-huitième la petitesse des colonnes et la brisure compliquée des frontons, cette grande grâce du style de Henri II. Ces formes de la renaissance, mêlées aux chicorées et aux rocailles, donnent au rococo castillan je ne sais quelle originalité qui se compose de noblesse et de caprice.


Cette magnifique tour est un clocher. La vieille église à laquelle elle adhérait a disparu. Qui l’a détruite ? N’a-t-elle pas été incendiée dans quelqu’un des nombreux sièges qu’a soutenus Pampelune ?

Je me disais cela, et un angle du clocher, où une brèche profonde semble avoir été creusée par les bombes, confirmait dans mon esprit cette conjecture. Cependant j’ai poussé une porte au pied de la tour, et je suis entré dans une affreuse église de bon goût, du style le plus chétif et le plus pauvre, dans le genre de la Madeleine et du corps de garde du boulevard du Temple. Ceci m’a rendu perplexe. Ne serait-ce pas pour bâtir cette platitude décorée de triglyphes et d’archivoltes qu’on aurait démoli la vieille église demi-romane et demi-moresque du treizième siècle ?

La « bonne école », hélas ! a pénétré jusqu’en Espagne, et cette prouesse serait digne d’elle. Elle a plus défiguré les vieilles cités que tous les sièges et tous les incendies. Je souhaiterais plutôt une grêle de bombes à un monument qu’un architecte de la bonne école. Par pitié, bombardez les anciens édifices, ne les restaurez pas ! La bombe n’est que brutale ; les maçons classiques sont bêtes. Nos vénérables cathédrales bravent fièrement les obus, les grenades, les boulets ramés et les fusées à la congrève ; elles tremblent jusqu’à leurs fondements devant M. Fontaine. Du moins les fusées, les boulets, les grenades et les obus ne sculptent pas de chapiteaux corinthiens, ne creusent pas de cannelures, et ne font pas éclore autour d’un plein cintre roman des oves taillés à neuf accompagnés de leur chapelet de patenôtres. Saint-Denis vient d’être restauré et n’est plus Saint-Denis ; le Parthénon a été bombardé et est encore le Parthénon.

Les maisons presque toutes bâties en briques jaunes, les toits obtus en tuiles creuses, la poussière qui est dans l’air, les plaines rousses et les montagnes brûlées qui sont à l’horizon, donnent à Pampelune je ne sais quel aspect terreux qui attriste l’œil au premier abord ; mais, comme je vous le disais, dans la ville tout le réjouit. Ce goût fantasque de l’ornement, propre aux peuples méridionaux, prend sa revanche sur la devanture de toutes les maisons. Le bariolage des tentures, la gaîté des fresques, les groupes de jolies femmes à demi penchées sur la rue et causant par signes d’un balcon à l’autre, l’étalage varié et bizarre des boutiques, la rumeur joyeuse et le coudoiement perpétuel des carrefours ont quelque chose de vivant et de rayonnant.

À chaque instant se révèle ce goût à la fois sauvage et élégant propre aux nations à demi civilisées. C’est un puits banal dont la margelle en pierre à peine taillée supporte six petites colonnes de marbre blanc surmontées d’une coupole qui sert de piédestal à la statue d’un saint ; c’est une madone poupée, entourée de peintures, chargée de colifichets, de clinquants et de paillettes, installée sous un dais de damas rouge à l’angle d’un promenoir à arcades blanchies à la chaux.

Ce goût, empreint dans la décoration et l’ameublement des églises, y jette de la grâce et de la lumière. À Pampelune, l’architecture extérieure des monuments étant très austère, l’architecture intérieure évite surtout d’être ennuyeuse. Quant à moi, je lui en sais gré ; et à mon sens le plus grand mérite de l’art rocaille et chicorée, ce qui doit lui faire pardonner tous ses vices, c’est l’effort continuel qu’il fait pour plaire et pour amuser.

En mettant à part la cathédrale, dont je vous parlerai tout à l’heure, les églises de Pampelune, quoique vieilles nefs presque toutes, ont conservé peu de traces de leur origine gothique. J’ai pourtant remarqué dans l’une d’elles, au milieu d’une haute muraille, au-dessus d’une porte, un bas-relief du quatorzième siècle qui représente un chevalier partant pour la croisade. L’homme et le cheval disparaissent sous leur caparaçon de guerre. Le chevalier, fièrement motionné, la croix sur l’écu, presse son cheval qui se hâte et qui va en avant. Derrière le baron, sur une colline, on aperçoit son château à tours crénelées, dont la herse est encore levée, dont la porte est encore ouverte, dont il vient de sortir et où peut-être il ne doit jamais rentrer. Au-dessus du donjon est une grosse nuée qui s’entr’ouvre et laisse passer une main, main toute-puissante et fatale, dont le doigt étendu indique au chevalier la route et le but. Le châtelain tourne le dos à cette main, et ne la voit pas, mais on devine qu’il la sent. Elle le pousse, elle le tient. Cela est plein de mystère et de grandeur. J’ai cru voir revivre, rudement et superbement taillée dans le granit, la belle romance castillane qui commence ainsi : — « Bernard, la lance au poing, suit en courant les rives de l’Arlanza. Il est parti, l’espagnol gaillard, vaillant et déterminé ! »

Toutes les églises ont un autel à saint-Saturnin qui a été le premier apôtre de Pampelune, et un autre autel à saint-Firmin qui en a été le premier évêque. Pampelune est la plus ancienne ville chrétienne de l’Espagne, et en fait vanité, si ce peut jamais être là une vanité. Ces deux noms, Firmin et Saturnin, ne sont pas seulement dans toutes les églises, ils sont aussi sur toutes les boutiques. À chaque coin de rue on lit : Saturnino, ropero. — Fermin, sastre.

Il y a dans je ne sais plus quelle rue un portail d’hôtel qui m’a frappé. Figurez-vous une large archivolte autour de laquelle rampent, grimpent et se tordent comme une végétation de pierre toutes les tulipes bizarres et tous les lotus extravagants que le rococo mêle aux coquilles et aux volutes ; maintenant faites sortir de ces lotus et de ces tulipes, au lieu de sirènes écaillées et de nymphes toutes nues, des timbaliers coiffés de tricornes et des hallebardiers moustachus, vêtus comme les fantassins du chevalier de Folard ; ajoutez à cela des rocailles et des guirlandes au milieu desquelles des canonniers chargent leurs pièces, et des arabesques qui portent délicatement à l’extrémité de leurs vrilles des tambours, des bayonnettes et des grenades qui éclatent ; mettez sur cet ensemble le style un peu rond et lourd, mais assez souple, du temps de Charles II, et vous aurez quelque idée du petit poëme militaire et pastoral ciselé sur cette porte. C’est une églogue ornée de boulets de canon.


Le premier objet qu’on cherche du regard quand on voit pour la première fois une ville à l’horizon, c’est la cathédrale. En arrivant à Pampelune, j’avais aperçu de loin, vers l’extrémité orientale de la ville, deux abominables clochers du temps de Charles III, époque qui correspond à notre plus mauvais Louis XV. Ces deux clochers, qui ont l’intention d’être des flèches, sont pareils. Si vous tenez à vous figurer une de ces flèches, imaginez quatre gros tire-bouchons supportant on ne sait quelle vascule pansue et turgescente, laquelle est couronnée d’un de ces pots classiques, vulgairement nommés urnes, qui ont l’air d’être nés du mariage d’une amphore et d’une cruche. Tout cela en pierre. J’étais parfaitement en colère.

— Comment ! disais-je, voilà ce qu’ils ont fait de cette cathédrale presque romane de Pamplona qui a vu bâtir la citadelle de Philippe II, qui a vu une arquebuse française blesser Ignace de Loyola, et que Charles d’Évreux, roi de Navarre, avait trouvée si belle qu’il voulut y mettre son tombeau !

J’étais tenté de n’y point aller. Cependant, arrivé à Pampelune et apercevant au bout d’une rue la mine piteuse des deux clochers, un scrupule m’a pris, et je me suis dirigé vers le portail.

Vu de près, il est pire encore. Les deux excroissances taillées en trognons de choux et décorées du nom de flèches que je viens de vous esquisser sont portées par une colonnade à laquelle je ne puis rien comparer si ce n’est la colonnade de Saint-Denis du Saint-Sacrement, dans notre rue Saint-Louis à Paris. Et ces turpitudes se donnent dans les écoles pour de l’art grec et romain ! Ô mon ami, que le laid est laid quand il a la prétention d’être beau !

J’ai reculé devant cette architecture, et j’allais laisser là l’église lorsqu’en tournant à gauche, j’ai aperçu derrière la façade les hautes murailles noires, les ogives à fenestrages flamboyants, les clochetons délicats, les contreforts robustes de la vénérable cathédrale de Pampelune. J’ai reconnu l’église que j’avais rêvée.

Elle se tient là, comme si elle subissait je ne sais quelle punition, cachée, sombre, triste, humiliée, derrière l’odieux portail dont le « bon goût » l’a affublée. Quel masque que cette façade ! Quel bonnet d’âne que ces deux clochers !

Réconcilié et satisfait, je suis entré dans l’édifice par un portail latéral qui est du quinzième siècle, simple, peu orné, mais élégant. Les portes sont semées de clous et de fleurs de lys, et le marteau de fer, composé de dragons qui se mordent, est d’une belle forme byzantine.

L’intérieur de l’église m’a ravi. Il est gothique avec de magnifiques vitraux.

Je vous parlais tout à l’heure d’une entrée d’hôtel qui est un joli petit poëme. La cathédrale de Pampelune est un poëme aussi, mais un poëme grand et beau, et, puisque j’ai été amené à cette assimilation qui naît si naturellement entre les choses de l’architecture et les choses de la poésie, permettez-moi d’ajouter que ce poëme est en quatre chants, que j’intitulerais : le maître-autel, le chœur, le cloître, la sacristie.

Au moment où j’entrais dans la cathédrale, il était un peu plus de cinq heures du matin. On venait de l’ouvrir ; elle était encore déserte et obscure. Les premiers rayons du soleil levant traversaient horizontalement les vitraux de la haute nef et jetaient d’une ogive à l’autre de grandes poutres d’or qui se découpaient nettement sur le fond sombre et resplendissaient dans la ténébreuse église. Un vieux prêtre tout courbé disait la première messe devant le maître-autel.

Le maître-autel, à peine éclairé par quelques cierges allumés, à demi entouré d’une muraille flottante de tapisseries et de tentures qui se rattachaient aux piliers de l’abside et interceptaient le jour, semblait, dans cette brume qui l’enveloppait, un monceau de pierreries. À l’entour se dressaient toutes sortes de meubles étincelants qu’on ne voit que dans les églises espagnoles, crédences, cabinets, bahuts, buffets en gaine à petits tiroirs. Au fond, derrière des touffes de lys, au-dessus du maître-autel, au milieu d’une espèce de gloire qui n’était peut-être que du bois doré, mais à laquelle l’heure et le lieu donnaient une majesté étrange, entre les parois éclatantes d’une armoire d’or ouverte à deux battants, rayonnait une madone en robe d’argent, la couronne impériale en tête et l’enfant Jésus dans les bras. J’entrevoyais cela à travers une merveilleuse grille de fer du temps de Jeanne la Folle, ouvragée par les ciseleurs magiciens du quinzième siècle, toute chargée de fleurs, d’arabesques et de figurines. Cette grille, haute de plus de vingt pieds et à laquelle on monte par un degré de quelques marches, ferme le sanctuaire du seul côté où le regard puisse y pénétrer.

Rien de plus saisissant, à cette heure sacrée et sublime du matin, que cet homme en cheveux blancs, seul au milieu de cette grande église, vêtu d’habits splendides, parlant à voix basse, feuilletant un livre et faisant une chose mystérieuse dans ce lieu magnifique, obscur, silencieux et voilé. Cette messe se disait pour Dieu, pour l’immensité, et pour une vieille femme qui l’écoutait, blottie derrière un pilier à quelques pas de moi.

Tout cela était grand. Cette vieille église, ce vieux prêtre et cette vieille femme semblaient être une sorte de trinité et ne faire qu’un. Les deux sexes et l’édifice, c’était un symbole auquel rien ne manquait. Le prêtre avait été fort, et était brisé, la femme avait été belle, et était flétrie, l’édifice avait été complet, et était mutilé. L’homme vieilli dans sa chair et dans son œuvre adorant Dieu en présence de ce soleil éblouissant que rien n’attiédit, que rien n’éteint, que rien ne ride, que rien n’altère, dites, ne trouvez-vous pas que cela était grand ?

J’étais ému jusqu’au fond du cœur. Aucune pensée discordante ne sortait de ce mélancolique contraste ; je sentais au contraire qu’une inexprimable unité s’en dégageait. Certes, il n’y a qu’un mystère bien insondable et bien profond qui puisse unir ainsi dans une intime et religieuse harmonie la décrépitude incurable de la créature et l’éternelle jeunesse de la création.

La messe finie, je me suis retourné et j’ai vu le chœur, qui dans les églises du nord de l’Espagne fait face à l’autel.

Le chœur de la cathédrale de Pampelune, haute et sombre menuiserie du seizième siècle, se compose de deux rangs de stalles qui occupent les trois côtés d’un carré long, dont une grille en fer, magnifique serrurerie du même temps, remplit et ferme le quatrième côté. Derrière chaque stalle est sculpté en plein dans le chêne un des saints de la liturgie. Tout ce bois est coupé du ciseau souple et spirituel de la renaissance. Au milieu du petit côté du carré qui fait face à la grille et par conséquent à l’autel, se dresse le trône de l’évêque surmonté d’un charmant clocheton à jour. L’évêque actuel de Pampelune, qui vivait peu d’accord avec Espartero, est en ce moment en France, à Pau, je crois, où il s’est réfugié depuis deux ans.

J’étais fatigué d’avoir marché toute la matinée, je me suis assis sur ce trône vacant. Un trône ! ne trouvez-vous pas ce lieu de repos singulièrement choisi ? Je l’ai fait pourtant. Le livre de chœur de l’évêque était devant moi sur son pupitre. Je l’ai ouvert. Il était déchiré presque à chaque page.

La grille du chœur, dans laquelle des anges voltigent et des guivres se tordent comme dans un feuillage magique, fait face à la grille du maître-autel. L’art du quinzième siècle et l’art du seizième sont en présence, tous deux avec leurs caractères les plus tranchés et les plus contraires ; l’un est plus délicat, l’autre est plus copieux ; on ne sait quel est le plus charmant.

Au centre du chœur, une autre grille de fer, qui ressemble à une grande cage, recouvre et protège, tout en le laissant voir, le cénotaphe de Charles III d’Évreux, roi de Navarre.

C’est un admirable tombeau du quinzième siècle, qui serait digne d’être à Bruges avec les tombes de Marie de Flandre et de Charles le Téméraire, à Dijon avec les tombes des ducs de Bourgogne, ou à Brou avec les tombes des ducs de Savoie. Le motif ne varie pas, mais il est si simple et si beau ! Le roi avec son lion, la reine avec son lévrier, sont couchés côte à côte, couronne en tête, sur un lit de marbre, touchant tombeau conjugal, autour duquel tourne, sous de petites architectures du travail le plus exquis, une procession de figurines éplorées. Cette partie du tombeau est odieusement mutilée. Presque toutes les statuettes sont en deux morceaux.

Sept ou huit missels énormes, de ce format infortiat qui a fourni à Boileau une si belle rime et un si charmant vers, reliés en parchemin et armés de coins de cuivre, sont rangés autour du cénotaphe et posés à terre comme des boucliers de soldats au repos. Ils sont dressés contre la grille du sépulcre. Il semble que le hasard ait eu une pensée en appuyant les livres de l’église au tombeau.

Un large buffet d’orgue, dans le goût du dernier siècle, fort riche et très doré, domine tout le chœur et ne le gâte pas. Au-dessous on lit ce verset qui est d’ailleurs inscrit sur presque toutes les orgues en Espagne : Laudate Deum in chordis et organo. Plus bas est la date : año 1742.

Les chapelles qui entourent le maître-autel et le chœur sont ornées, on pourrait presque dire encombrées, de ces immenses dessus d’autels sculptés et dorés qu’a toujours aimés ce vieux pays catholique. La mode en est ancienne. J’ai vu dans une chapelle un de ces dessus d’autels qui était du quinzième siècle, et dans un bas côté un autre du treizième. Au milieu de ce retable pendait à trois clous un grand Christ byzantin tout noir, à barbe frisée et à côtes saillantes, affublé d’un vaste jupon de dentelle blanche. Où diable la dentelle va-t-elle se nicher ?

Des bannières appliquées au mur, des madones dans des niches de damas rouge, et des tombeaux sculptés dans la muraille à diverses hauteurs complètent l’ameublement de l’église.

En sortant du chœur, je ne sais plus quel effet de clair-obscur m’a attiré à droite vers la porte latérale qui fait face à celle par laquelle j’étais entré, et je me suis trouvé tout à coup dans un des plus beaux cloîtres que j’aie vus de ma vie.

C’est un vaste quadrilatère, entouré de grandes ogives dont les meneaux dessinent de riches et robustes fenestrages du quatorzième siècle. Quelques-unes de ces ogives portent les traces d’une restauration récente, et intelligente, je m’empresse de le dire. Au-dessus de la galerie ogivale, une deuxième galerie plus basse, à solives sculptées, soutient le toit à tuiles creuses que dépassent çà et là des clochetons de pierre noire d’une forme exquise. La cour du cloître est un jardin, fort bien entretenu, où des buis taillés tracent toutes ces charmantes arabesques des jardins du dix-septième siècle.

Tout est beau dans ce cloître, la dimension et la proportion, la forme et la couleur, l’ensemble et le détail, l’ombre et la lumière. Tantôt c’est une vieille fresque qui anime et fait vivre la muraille, tantôt un sépulcre de marbre rongé par les années, tantôt une porte de chêne raccommodée et rapiécée de façon à mêler curieusement les menuiseries de toutes les époques.

Pendant que je passais, le vent faisait vaciller sur les clôtures de fer du jardin de vieilles fleurs de lys navarraises à demi arrachées, à côté desquelles s’épanouissaient dans tout leur parfum et dans toute leur splendeur les éternelles fleurs de lys du bon Dieu.

Le pavé sur lequel on marche est formé de longues dalles noires. Chaque dalle porte un chiffre et couvre un mort. Il y a quelque chose d’aride et de glacé dans cette façon d’étiqueter les trépassés. Je consens à devenir une poussière, une cendre, une ombre ; il me répugne de devenir un chiffre. C’est le néant sans sa poésie ; c’est trop le néant.

À l’un des angles du cloître, quelques ogives lancettes, en partie murées, se développent autour d’une sorte de chambre mystérieuse. C’est une chapelle. Mais pourquoi l’avoir séparée de l’église ?

Je n’y voyais qu’un ameublement assez délabré, un crucifix, un autel de bois, une lampe de fer-blanc estampé. Cependant j’admirais la grille de fer qui ferme les deux côtés de la chapelle ouverts sur le cloître et qui est un précieux échantillon de la serrurerie drue et compliquée du quatorzième siècle. Cette grille est la curiosité de la chapelle, et par le travail, et par la matière. Ce n’est que du fer pourtant, mais c’est du fer illustre.

À la bataille de Tolosa, le miramolin fit entourer son camp d’une chaîne de fer, que le roi de Navarre brisa d’un coup de hache. Comme la chevelure de Bérénice qui prit rang parmi les étoiles, cette chaîne est devenue une des constellations du blason. Elle a composé les armoiries du royaume de Navarre, et naguère encore elle avait la moitié de l’écu de France. Or c’est avec le fer de cette chaîne qu’on a fait cette grille. Voilà du moins ce que révèle au passant et ce qu’affirme, dans un écriteau placé au-dessus de la grille, ce quatrain d’un latin un peu barbare et énigmatique :

cinger quæ cernis crucifixum ferrea vincla
barraricæ gentis funere rupta manent.
santius exuvias discerpias vindice ferro
huc, illuc sparsit stemata frusia pius.
año 1212

Je n’ai rien à répliquer à ce quatrain, sinon que le travail de la grille dénonce le quatorzième siècle et point du tout le treizième.

Ce qui est aussi le quatorzième siècle tout entier, c’est le portail intérieur par lequel j’étais entré de l’église au cloître. Là, tympans, voussures, chapiteaux, colonnettes, médaillons, statuettes, tout est du plus beau style de cette belle époque. Ajoutez à cela que, protégé par le cloître contre l’action de l’air et par le hasard contre les badigeonneurs, ce portail a conservé dans tout leur lustre et presque dans toute leur fraîcheur la dorure et la peinture du temps. J’étais émerveillé. — Pardieu, pensais-je, c’est à se mettre à genoux devant !

Je me retourne et je vois quelqu’un en effet qui était « à genoux devant », et à genoux sur la dalle, et qui ? une femme d’une quarantaine d’années, belle encore, d’un visage noble, et enveloppée d’une riche mantille de dentelle noire. Comme je la regardais avec surprise, une autre femme, celle-là vieille et déguenillée, entre dans le cloître et vient s’agenouiller près de la première. Puis une troisième. Notez que nous étions hors de l’église. — Voilà, disais-je, qui est adorer bien dévotement l’architecture ! — Un peu d’attention m’a tout expliqué. Il y avait sur le meneau du portail une madone-poupée, et à côté sur la muraille cette inscription :

ed eminenmo sr carde
nal pereira concedio
80 dias de yndulgena
y el sr orispo murillo
40 al que rezare una
salve de brodillas de
lane esta sma ymagen
de nra srs de el amparo[1]

Il est probable que cette inscription est le hasard dont je parlais tout à l’heure et qui a empêché le badigeonnage. La poupée a sauvé le portail. Comme j’achevais de copier l’inscription, la belle dévote agenouillée s’est levée, et en passant près de moi, presque sans se détourner, m’a dit par-dessus l’épaule : Cavalier français qui regardez tout, allez donc voir la sacristie. Puis elle s’est éloignée rapidement.

Je suis rentré dans l’église, j’ai fureté partout, et enfin, à force de pousser toutes les portes, je suis arrivé à la sacristie.

Oh ! que c’était bien là en effet une sacristie selon le cœur d’une belle dévote espagnole ! Figurez-vous un immense boudoir rocaille, doré, contourné, fleuri, coquet, ambré, charmant. Le papier-tenture imite le damas qu’il a remplacé ; le pavé en briques et en pierre imite la mosaïque. Partout de beaux Christs d’ivoire, des Madeleines pâmées, des miroirs penchés, des sofas à gros coussins, des toilettes à pieds de bouc, des encoignures à tablettes de brèche d’Alep ; un jour éclatant, des recoins mystérieux ; des meubles inconnus et variés ; les prêtres qui vont et viennent ; les chasubles étincelantes dans les tiroirs entr’ouverts ; je ne sais quel parfum de marquis, je ne sais quelle odeur d’abbé, voilà la sacristie de Pampelune.

C’est un digne évêque, le cardinal Antonio Zapata, qui a fait cette galanterie à la cathédrale. La transition est brusque ; c’est presque un choc. Dante est dans le cloître, madame de Pompadour est dans la sacristie.

Après tout, là encore, une chose complète l’autre, et l’harmonie est au fond. La sacristie invite au péché, et le cloître à la pénitence.

Déjà les messes se disaient dans toutes les chapelles, et l’église se remplissait de fidèles, de femmes surtout. J’en ai fait le tour une dernière fois.

Du côté du grand portail, le chœur est garanti par une grosse muraille à laquelle est adossé un tombeau de marbre blanc. L’épitaphe, en lettres d’or presque effacées, indique que là est la dépouille de ce brave Jean Bonaventure Dumont, comte de Gages, qui battit en maintes rencontres les impériaux et M. de Savoie en personne.

L’une de ces rencontres fait une très belle bataille qu’on voit sculptée en bas-relief au-dessus de l’épitaphe. Il y a là des canons braqués, des chevaux qui se cabrent, des officiers qui commandent, d’épais bataillons qui croisent leurs piques et ressemblent à des broussailles que mêlerait un vent furieux. Rien d’étrange comme cette mêlée pétrifiée et muette, immobile à jamais dans cette sombre église où l’on entend de temps en temps la crécelle faible et intermittente de l’enfant de chœur.

Ce grand tumulte que fait la bataille et ce grand silence que fait le tombeau laissent dans le cœur un grave enseignement. Voilà donc ce que c’est que la gloire des hommes de guerre dans la mort ! Elle se tait. La gloire des poëtes et des penseurs chante et parle éternellement.

Tandis que je rêvais je ne sais quelle rêverie devant cette sépulture, un bruit d’orgue et un chant violent, lugubre et sauvage, éclatant tout à coup à ma gauche dans une chapelle voisine, m’ont fait tourner la tête.

Une bière, que sans doute on venait d’apporter, était posée à terre sur la dalle. On en voyait le bois, à peine caché par un drap noir râpé et troué. Quatre cierges brûlaient à l’entour; trois pains ronds étaient rangés sur une planche à terre, à côté de la tête du cercueil. À quelques pas vers la droite flamboyaient quatre grosses torches de résine dont la réverbération me montrait confusément, dans une chapelle obscure, le prêtre en chasuble noire à croix blanche disant la messe des morts. Les chants et l’orgue venaient d’en haut comme un bruit surnaturel. On ne pouvait distinguer d’où ils partaient. Autour de moi, une foule de femmes de tout âge, disposées en une sorte de demi-cercle à quelque distance de la bière, toutes gracieusement coiffées et enveloppées de la mantille de soie noire, accroupies sur le pavé de l’église, selon la mode espagnole, dans la molle et charmante attitude des femmes du sérail, l’œil plus souvent levé que baissé jouaient de l’éventail, écoutaient la messe et regardaient les passants.

Je regardais tour à tour le sépulcre du comte de Gages et ce pauvre enterrement d’un inconnu, deux néants, l’un honoré, l’autre dédaigné. Ô mon ami, si les choses que nous appelons inanimées pouvaient tout à coup prendre la parole, quel dialogue entre cette tombe de marbre et cette bière de sapin !


Le soir, je me suis promené sur les remparts, seul et pensif.

Il y a des journées dans la vie qui remuent en nous tout le passé. J’étais plein d’idées inexprimables. L’herbe des contrescarpes agitée par le vent sifflait faiblement à mes pieds. Les canons passaient leur cou entre les créneaux comme pour regarder dans la campagne. Les montagnes de l’horizon estompées par le crépuscule avaient pris des formes magnifiques ; la plaine était sombre ; l’Arga, ridée de mille reflets lumineux, se glissait sous les arbres comme une couleuvre d’argent.

En passant devant l’entrée de la ville, j’ai entendu le grincement des chaînes du pont-levis et l’ébranlement sourd de la herse qui tombait. On venait de fermer la porte. En ce moment la lune se levait. Alors, pardonnez-moi le ridicule de me citer moi-même, ces vers que j’écrivais il y a quinze ans me sont revenus à l’esprit :

Toujours prête au combat, la sombre Pampelune,
Avant de s’endormir aux rayons de la lune,
Ferme sa ceinture de tours.
Août.

Dans les villes d’Espagne, il y a beaucoup de ventas, c’est-à-dire beaucoup de cabarets, quelques posadas, c’est-à-dire quelques auberges, et fort peu de fondas, c’est-à-dire fort peu d’hôtels. À Saint-Sébastien, il n’y a que la fonda Ysabel, ainsi nommée pour la distinguer de l’hôtellerie à la française, tenue par un honnête et brave homme nommé Laffitte. À Tolosa et à Pampelune, la fonda n’a ni nom ni enseigne. Elle s’appelle simplement la fonda ; ce qui dit clairement qu’elle est unique.

La chambre que j’occupe dans la fonda de Pampelune, al segundo piso (au second étage), a deux larges fenêtres qui donnent sur la grande place. Cette place n’a rien de remarquable. On y bâtit en ce moment, à l’une des extrémités, à l’est, je ne sais quoi de hideux qui ressemble à un théâtre et qui sera en pierre de taille. Je recommande cette chose au premier homme d’esprit qui bombardera Pampelune.

Pardonnez-moi, mon ami, cette lugubre plaisanterie. Je ne l’efface pas, parce qu’elle sort de la nature même des choses. La destinée de toutes les villes d’Espagne n’est-elle pas d’être périodiquement bombardées ? L’an dernier Espartero bombardait Barcelone. Cette année Van-Halen bombarde Séville. Qui bombardera l’année prochaine et que bombardera-t-on ? je l’ignore. Mais tenez pour certain qu’il y aura un bombardement. Cela étant, je prie pour les habitants, pour les maisons et pour les cathédrales ; et, comme il faut faire la part des bombes, je leur abandonne avec joie toutes les copies que je rencontre de notre laide et sotte Bourse de Paris.

Cela dit, revenons à Pampelune, et remontons dans ma chambre.

C’est une façon de halle blanchie à la chaux, avec deux lits, dont un large, que les servantes appellent el matrimonio. Sur le mur quelques cadres enluminés représentant des amants qui sourient et des époux qui boudent. Une petite table, deux chaises de paille, et une énorme porte, à panneaux contre-butés d’une charpente de chêne, à verrous de prison, à serrure de citadelle.

Il semble qu’en Espagne le cas d’une prise d’assaut soit prévu à chaque étage de chaque maison. Armer sa croisée et son balcon de persiennes à mailles serrées pour défendre sa femme des galants, et sa porte de ferrures robustes pour défendre sa maison du pillage, voilà le double souci des bourgeois en Espagne ; la jalousie fait la fenêtre, et la crainte fait la porte.

La moitié de la grande place de Pampelune est occupée en ce moment, c’est-à-dire envahie, par un colossal échafaudage dressé pour des courses de taureaux qui doivent avoir lieu dans une dizaine de jours, et qui mettent la ville en rumeur. Cette corrida durera quatre jours, du 18 au 22 août. Le premier jour il y aura une course de novillos, et le dernier jour une espada fameuse dans le pays, Muchares, tuera le taureau.

L’amphithéâtre est carré ; il masque les rez-de chaussée de deux côtés de la place, dont les balcons et les fenêtres feront, le jour de la corrida, autant de premières et de secondes loges ; les greniers seront le paradis. Ce théâtre, car c’en est bien un, est tout simplement bâti en menuiserie et en charpente, avec d’innombrables gradins, les plus rudes qui soient, et de ma fenêtre je puis distinguer le numérotage des planches.

Ajoutez à cet ensemble deux ou trois diligences dételées et un corps de garde dont le soldat se promène devant la fonda, et vous aurez le « paysage » de ma fenêtre.


L’hôtel de ville de Pampelune est un élégant petit édifice du temps de Philippe III. La façade offre un curieux échantillon d’un genre d’ornementation propre au dix-septième siècle en Espagne. Ce sont des arabesques et des volutes plates qu’on dirait découpées sur la pierre à l’emporte-pièce. J’avais déjà vu une maison de cette mode dans l’étrange et lugubre village de Leso en Guipuzcoa. Le fronton de cet hôtel de ville est surmonté de lions, de cloches et de statues qui font un tumulte amusant à l’œil.

Ce qui ne m’a pas moins amusé, c’est la foire qui se tient en ce moment sur une petite place précisément en face de l’hôtel de ville. Les boutiques en plein vent pleines de doreloteries et de passequilles, les marchandes pleines de paroles joyeuses, les passants coudoyés, les acheteurs affairés, tout ce tourbillon de cris, de rires, d’injures et de chansons qu’on appelle une foire, a sous le soleil d’Espagne plus de rumeur et de gaieté.

Au milieu de cette foule se tenait debout, adossé à un pilier de l’hôtel de ville, un formidable gaillard de haute stature. Ses larges pieds nus sortaient de ses jambières de tricot rouge ; une muleta de laine blanchâtre à raies garance lui couvrait la tête, l’enveloppait tout entier de ses plis sculpturaux, et ne laissait voir que son visage basané aux pommettes saillantes, au nez carré, aux mâchoires anguleuses, au menton avancé, à la barbe noire et hérissée ; figure de bronze florentin, avec des yeux de chat sauvage. Au centre de ce bruit et de ce mouvement, cet homme restait immobile, grave et muet. Ce n’était plus un espagnol, c’était déjà un arabe.

À deux pas de cette statue, un italien grimacier, de grosses lunettes sur le nez, montrait des marionnettes et tapait sur un tambour, en chantant sur son tréteau cette antique cadence de Polichinelle, Fantoccini, burattini, puppi, dont nous avons fait en France la villanelle :

Le pantalon

De Toinon

N’a pas d’fond.

Le Pantalon et le Sauvage se regardaient sans se comprendre, comme deux habitants de deux lunes différentes.

On ne traverse pas une foire, celle-là surtout, sans acheter. Je me suis laissé faire, j’ai ouvert ma bourse, et j’ai envoyé à la fonda tout ce qu’on m’a vendu.

À mon retour, j’ai trouvé sur ma table une pacotille complète de colporteur : des amulettes de Saragosse en or, en vermeil, en filigrane, des jarretières à devises de Ségovie, des bénitiers en verre de Bilbao, des veilleuses en fer-blanc de Cauterets, une boîte d’allumettes chimiques de Ernani, une botte de bâtons résineux qui tiennent lieu de chandelles à Elizondo, du papier de Tolosa, une ceinture de montagnard du col de Pantacose, un bâton de bois ferré, des souliers de corde, et deux muletas de Pampelune qui sont d’une laine magnifique, d’un travail grossier et d’un goût exquis.


À part cette foire et quelques carrefours, Pampelune reste morne et silencieuse tout le jour ; mais, dès que le soir vient, dès que le soleil est couché, dès que les vitres et les lanternes s’allument, la ville s’éveille, la vie tressaille partout, la joie étincelle ; c’est une ruche en rumeur. Une fanfare à trompettes et à cymbales éclate sur la grande place ; ce sont les musiciens de la garnison qui donnent une sérénade à la ville. La ville répond. À tous les étages, à toutes les fenêtres, à tous les balcons, on entend des chants, des voix, des bruits de guitares et de castagnettes. Chaque maison sonne comme un énorme grelot. Ajoutez à cela les angélus de tous les clochers de la ville.

Vous croyez peut-être que cet ensemble est discordant, et que de tous ces concerts mêlés il ne sort qu’un immense charivari parfaitement réussi. Vous vous tromperiez. Quand une ville se fait orchestre, il en sort toujours une symphonie. Le vent adoucit les tons criards, l’espace éteint les sons faux, tout s’estompe dans l’ensemble, et le résultat est harmonieux. En petit, ce serait un vacarme ; en grand, c’est une musique.

Cette musique égaie la population. Les enfants jouent devant les boutiques ; les habitants sortent des maisons ; la grande place se couvre de promeneurs ; les prêtres et les officiers abordent les femmes en mantilles ; les causeries se cachent derrière les éventails ; sous les arcades les muletiers taquinent les maritornes ; une douce lueur qui vient de cent fenêtres grandes ouvertes et vivement illuminées éclaire vaguement la place. Cette foule va et vient et se croise dans cette ombre, et rien n’est charmant comme cette discrète mêlée de jolis visages entrevus et de joyeux rires étouffés.

La liberté des prêtres sous ce beau climat n’a rien qui doive scandaliser. C’est une familiarité que les mœurs admettent. Pourtant, de ma croisée d’où j’observais tout, j’entendais trois prêtres, coiffés de leurs prodigieux sombreros et enveloppés de leurs vastes capes noires, causer devant la fonda, et je dois avouer que l’un d’eux prononçait le mot muchachas d’une façon qui eût fait sourire Voltaire.

Vers dix heures du soir, la place se vide et Pampelune s’endort. Mais la rumeur ne s’éteint pas tout de suite ; elle se prolonge, elle ne finit pas avec le sommeil qui commence. On dirait, pendant les premières heures, que ce sommeil vibre encore de toutes les joies de la soirée.

À minuit pourtant le silence se fait, et l’on n’entend plus que la voix des serenos criant l’heure qui, au moment où vous vous endormez, éclate brusquement sur la tour voisine, puis se répète éloignée et amoindrie sur une autre tour au bout de la place, puis va s’affaiblissant de clocher en clocher, et s’évanouit dans les ténèbres.

  1. Le très éminent seigneur cardinal Pereira a concédé 80 jours d’indulgences et le seigneur évêque Murillo 40 à celui qui récitera un salut à genoux devant cette très sainte image de Notre-Dame de l’Amparo.