En voyage, tome II (Hugo, éd. 1910)/France et Belgique/B/15

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Texte établi par G. SimonLibrairie Ollendorff (p. 146-147).
Le Havre, 9 septembre, 7 heures 1/2 du soir.

Je mets 14 sur cette lettre, mon Adèle, car j’en avais commencé une autre, bien longue, que je finirai demain. Le temps me manque ce soir. Je t’écris seulement que j’arriverai probablement à Paris le 13. Entends-tu, mon Adèle, le 13. entends-tu, ma Didine ? Je vous reverrai, je vous embrasserai tous. Je suis suspendu en ce moment aux heures de départ des paquebots et des diligences. Je serre la main à ton bon père que j’aurai tant de joie à revoir. Je t’embrasse mille fois, ma pauvre bien-aimée et ma Didine, et mon Charlot, et mes deux petits anges, Toto et Déde. À bientôt donc, ma Didine. Mille baisers, mon Adèle. Je t’aime. Je suis heureux de te revoir bientôt.


Elbeuf, 10 septembre, 9 heures du soir.

Je me hâte, chère amie, de finir cette lettre. De Dieppe je suis allé au Havre, et du Havre je suis descendu jusqu’à Elbeuf par le bateau à vapeur. C’est un beau couronnement à mon voyage que ces admirables bords de la Seine.

Ce matin à quatre heures le bateau sortait du Havre. La mer était houleuse, il faisait encore nuit ; au point du jour nous atteignions Honfleur et au soleil levant Quillebœuf. À midi nous étions à Rouen.

Je n’avais encore vu le cours de la Seine que par la route de terre. Le papier me manque pour te dire combien c’est beau, je te le dirai de vive voix à Paris. Par moments il y a des petites falaises qui imitent les grandes et des petites vagues qui copient les grosses. Ils ont aussi, vers Tancarville, des petites tempêtes et de grands naufrages. Pendant des lieues les collines, hautes et escarpées, ont des ondulations gigantesques. On croirait côtoyer des fosses de Titans.

Je t’ai déjà dit, dans mes autres voyages, combien Rouen est admirable, je ne t’en reparlerai donc pas. J’ai revu Villequier, Caudebec, la Meilleraye. Il y avait un singe dans le bateau, ce qui fait que personne n’a regardé Jumièges.

La sortie de Rouen est magnifique. On longe une série de quinze à vingt énormes collines qui s’enchaînent comme des vertèbres. Tout ce chemin par eau jusqu’à Elbeuf est merveilleux. Il y a ici deux églises, Saint-Jean et Saint-Étienne, fort dégradées. Saint Jean plus encore que Saint-Étienne. Dans toutes deux de beaux vitraux. Dans Saint-Étienne j’en ai remarqué un qui est superbe et qui porte cette inscription : « En l’an mil cinq cent vingt et trois, Pierres Grisel et Marion sa femme on donné cette verrière. Priés Dieu pour leurz âmes. » Au-dessus sont peints les donateurs, Pierre Grisel dans son digne costume d’échevin, accompagné de son fils, tout jeune enfant, et, dans l’autre panneau, sa femme avec ses trois filles. Marion est charmante. — La verrière représente la généalogie de la Vierge, sujet qui est pour les vitraux ce que la descente de croix est pour les tableaux, une chose souvent traitée et presque toujours réussie. — Je ne sais quel architecte stupide a mis aux vieux piliers de Saint-Étienne des couronnes de marquis en guise de chapiteaux.

Il y a encore quelques vieilles maisons dans Elbeuf, entre autres une boucherie à côté de ma fenêtre. Mais les manufactures prospèrent trop pour que les anciennes maisons ne fassent pas place à des maisons blanches dignes d’un siècle de lumière où le plâtre est en honneur.

Je pars demain pour Louviers. Je finis ma lettre en t’embrassant bien tendrement, mon Adèle. Dis bien à ma chère petite Didine que dans quatre jours je serai près de vous. Dis-le bien à tous.