Encore Heidi/05

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Traduction par Camille Vidart.
H. Georg (p. 78-92).


Chapitre V.

Toujours l’hiver.


Le jour suivant, Pierre descendit en traîneau et arriva juste à temps pour l’école ; il apportait son dîner dans son sac, car voici comment les choses se passaient à Dörfli : à midi, lorsque les enfants du village retournaient à la maison, les quelques écoliers qui demeuraient trop loin pour faire les doubles courses, s’asseyaient sur les pupitres, appuyaient leurs pieds contre les bancs et étalaient sur leurs genoux les provisions qu’ils avaient apportées. Ils pouvaient dîner et jouer tout à leur aise jusqu’à une heure, puis l’école recommençait. Après ces journées de classe, Pierre montait encore chez le Vieux et faisait une visite à Heidi.

Ce jour-là, lorsqu’il entra dans la grande salle, Heidi, qui l’attendait justement, se précipita au-devant de lui en s’écriant :

— Pierre, je sais quelque chose !

— Dis-le, répondit Pierre.

— Il faut à présent que tu apprennes à lire !

— J’ai déjà appris.

— Oui, oui, Pierre, mais ce n’est pas comme ça que j’entends, continua vivement Heidi ; j’entends de manière que tu saches lire ensuite.

— Peux pas, répliqua Pierre.

— C’est ce que personne ne croira plus jamais quand tu le diras, et moi non plus, ajouta-t-elle d’un ton très décidé. La grand’maman à Francfort savait bien que ce n’était pas vrai, et elle m’a dit de ne pas le croire.

Pierre fut très surpris de cette nouvelle.

— Je t’apprendrai à lire, je sais bien comment on fait, continua Heidi ; et quand tu sauras, tu liras tous les jours un cantique ou deux à la grand’mère.

— Peux pas ! grommela Pierre pour la seconde fois.

Pour le coup, Heidi fut indignée de cette opposition obstinée à une chose bonne et juste et qui lui tenait tant à cœur. Debout devant Pierre et le regardant avec des yeux pleins de colère, elle lui dit d’un ton menaçant :

— Alors je te dirai ce qui t’arrivera, si tu ne veux jamais rien apprendre. Ta mère a déjà dit deux fois que tu devrais aussi aller à Francfort pour apprendre toutes sortes de choses, et là je connais bien l’école où vont les garçons ; c’est une grande, grande maison que Clara m’a montrée en passant en voiture. Mais ce n’est pas seulement une école pour les garçons comme toi ; ils y vont encore quand ils sont déjà de grands messieurs ; je les ai vus moi-même. Et puis, il ne te faut pas croire qu’il n’y ait qu’un maître comme chez nous, ni que ceux de Francfort soient aussi bons que le nôtre. On en voit toujours entrer dans le bâtiment une quantité à la fois ; ils sont tout en noir comme s’ils allaient à l’église, et ils ont de grands chapeaux noirs aussi hauts que ça ! — et Heidi indiqua au-dessus du plancher la hauteur des chapeaux.

Un frisson parcourut le dos de Pierre du haut en bas.

— Il faudra que tu entres aussi avec tous ces messieurs, continua Heidi avec feu ; et quand ce sera ton tour, tu ne sauras pas lire et tu feras même des fautes en épelant. Tu verras alors comme les messieurs se moqueront de toi, encore pire que Tinette ; et tu devrais savoir ce que c’est quand celle-là se moque !

— Alors je veux bien, dit Pierre d’un ton moitié plaintif, moitié fâché.

À l’instant même Heidi fut adoucie.

— C’est bon, nous allons tout de suite commencer, dit-elle toute contente, et, ayant tiré Pierre vers la table, elle alla chercher ce qu’il fallait pour la leçon.

Dans le grand paquet envoyé par Clara, Heidi avait trouvé un petit livre qui lui plaisait beaucoup, et déjà la veille il lui était venu à la pensée qu’elle pourrait s’en servir avec Pierre, car c’était un alphabet dont les lettres étaient intercalées dans des sentences rimées.

Ils s’assirent donc tous deux devant la table, penchèrent leurs têtes sur le petit livre, et la leçon commença. Heidi fit d’abord épeler à Pierre la première sentence, puis il dut la répéter une seconde et une troisième fois, parce qu’elle voulait que ce fût sans faute et bien couramment.

— Tu ne la sais pas encore, s’écria-t-elle enfin ; mais je vais te les lire toutes les unes après les autres ; et quand tu sauras ce qu’il y a dedans, tu pourras mieux épeler. Et Heidi lut :

— Si l’A, B, C, ne va pas aujourd’hui,
Au tribunal demain on te conduit !

— Je n’irai pas, grogna Pierre.

— Où ? demanda Heidi.

— Au tribunal !

— Eh bien, apprends les trois lettres, et quand tu les sauras, tu n’auras pas à y aller, dit-elle pour le persuader.

Pierre se remit à l’œuvre et répéta les trois lettres avec persévérance jusqu’à ce que Heidi déclarât qu’il les savait bien. Mais ayant remarqué l’effet que la menace avait produit sur Pierre, elle voulut en profiter et préparer le terrain pour les leçons suivantes.

— Attends, je vais te lire les autres lettres, continua-t-elle ; et tu verras tout ce qui peut encore arriver. Et elle lut d’une voix claire et distincte :

D, E, F, G, sortiront couramment,
Ou des malheurs suivront certainement.
Si tu voulais sauter H, I, J, K,
Un des malheurs serait bien vite là.
Qui pour L, M, peut encore hésiter,
Paye une amende et s’en va se cacher.
Si tu savais ce qu’aujourd’hui j’ai vu,
Tu retiendrais bien vite N, O, P, Q.
À R, S, T, si tu vas t’arrêter,
Tu pourrais bien avoir de quoi pleurer.

Ici Heidi fit une pause ; Pierre ne soufflait plus mot, et elle voulait voir ce qu’il faisait. Toutes ces menaces mystérieuses et effrayantes l’avaient tellement terrorisé, qu’il en était demeuré immobile, fixant sur Heidi un regard pétrifié.

Son cœur compatissant s’en émut aussitôt, et elle s’empressa de lui dire pour le rassurer :

— Il ne faut pas avoir peur, Pierre ; viens seulement tous les soirs vers moi, et si tu apprends comme aujourd’hui, tu finiras par savoir toutes les lettres, et alors ces choses n’arriveront pas. Mais il faut venir tous les soirs et ne pas faire comme pour l’école ; même s’il neige, ça ne t’empêchera pas.

Pierre promit de faire ainsi — car la frayeur qu’il avait ressentie l’avait tout de suite apprivoisé et rempli de bon vouloir. Puis il reprit le chemin de la cabane.

Pierre ne manqua pas en effet d’obéir aux injonctions de Heidi, et chaque soir il venait étudier avec ardeur les lettres de l’alphabet en se pénétrant du contenu des sentences. Souvent aussi le grand-père était présent à la leçon et écoutait d’un air satisfait, en fumant sa pipe, tandis que les coins de sa bouche remuaient parfois comme s’il était pris d’une gaieté subite. Puis, quand Pierre s’était bien évertué à épeler, il l’engageait le plus souvent à rester et à prendre part au souper, ce qui le dédommageait amplement des frayeurs causées par les menaces du livre.

Ainsi s’écoulaient les jours d’hiver. Pierre venait régulièrement et faisait de véritables progrès avec ses lettres. Mais les sentences lui donnaient chaque fois bien du mal. Il était enfin arrivé à l’U. Lorsque Heidi lut ces deux vers :

Distingue l’U du V, sinon là-bas,
Tu t’en iras où tu n’aimerais pas.

Pierre marmotta :

— Oui, comme j’irai ! — Il n’était pourtant pas trop rassuré et étudia l’U et le V de son mieux, comme s’il avait une certaine impression que quelqu’un pourrait venir le saisir au collet et l’emmener où il aimerait mieux ne pas aller.

Le soir suivant, Heidi continua :

Si W te restait inconnu,
Gare au fouet qui là-bas est pendu !

Pierre regarda tout le tour de la chambre.

— Il n’y en a point ! fit-il en ricanant.

— Oui, c’est bon, mais sais-tu ce que le grand-père a dans l’armoire ? Un bâton presque aussi gros que mon bras, et si on le sort on pourra bien dire : « Gare au bâton qui là-bas est pendu ! »

Pierre connaissait bien la grosse baguette de noisetier ! Immédiatement il se pencha sur le W pour tâcher de l’apprendre.

Le jour suivant venaient ces deux vers :

Regarde l’X, ne va pas l’oublier,
Ou tu n’auras rien du tout à manger.

Pierre jeta un regard du côté du buffet où étaient enfermés le pain et le fromage, et fit observer tout fâché :

— Je n’ai pas dit que je voulais oublier l’X !

— Tant mieux si tu ne l’oublies pas, dit Heidi, nous pourrons tout de suite apprendre une autre lettre, et demain il ne t’en restera plus qu’une.

Pierre n’était pas de cet avis, mais Heidi avait déjà commencé à lire :

Et de l’Y aussi rappelle-toi,
Ou bien les gens te montreront au doigt.

À ces mots, Pierre eut une vision de tous les messieurs de Francfort avec leurs grands chapeaux noirs et des visages moqueurs. Il se jeta sur l’Y et ne le lâcha pas avant de le savoir, si bien qu’il put se rappeler comment il était fait, même avec les yeux fermés.

Le jour suivant, comme il ne restait plus qu’une lettre, Pierre commença déjà à le prendre d’un peu haut avec Heidi ; et lorsqu’elle lui lut ces derniers vers :

Ceux que le Z arrête sont des sots
Qu’on enverra trouver les Hottentots !

— il prit un ton railleur pour dire :

— Ah ! bien oui ! comme si on savait où ils sont !

— Certainement, Pierre, le grand-père le sait bien, répliqua vivement Heidi ; attends seulement, je vais vite lui demander où c’est ; il est ici tout près chez Monsieur le pasteur, — et en trois sauts elle fut à la porte.

— Attends ! lui cria Pierre saisi d’angoisse, voyant déjà en imagination le Vieux de l’alpe et Monsieur le pasteur arriver vers lui, l’empoigner et l’envoyer chez les Hottentots, puisqu’en effet il ne s’était pas souvenu du Z. Son cri de détresse arrêta Heidi.

— Qu’as-tu donc ? lui demanda-t-elle tout étonnée.

— Rien ! reviens ! j’apprendrai, répondit Pierre d’une voix saccadée.

Mais Heidi désirait savoir elle-même où étaient les Hottentots, et voulait absolument aller le demander au grand-père. Elle céda enfin aux instances désespérées de Pierre et revint auprès de lui. Cependant comme il lui devait bien quelque chose en compensation, elle lui fit répéter le Z jusqu’à ce qu’il fût entré une fois pour toutes dans sa tête, et passa tout de suite aux syllabes ; aussi ce soir-là Pierre fit un grand pas en avant dans la lecture. Il en fut de même jour après jour. La neige avait dégelé, et il en tombait presque chaque nuit de la fraîche, si bien que pendant trois semaines au moins Heidi ne put pas monter voir la grand’mère. Elle n’en était que plus zélée à enseigner la lecture à Pierre, afin qu’il pût bientôt la remplacer pour les cantiques.

Un soir donc que Pierre revenait de chez Heidi, il entra dans la petite chambre en disant :

— Je peux !

— Qu’est-ce que tu peux, Pierrot ? demanda sa mère fort intriguée.

— Lire !

— Mais est-ce bien possible ! As-tu entendu, grand’mère ? s’écria Brigitte au comble de la stupéfaction.

La grand’mère avait entendu et se demandait aussi avec surprise comment cela s’était fait.

— À présent il faut que je lise un cantique, c’est Heidi qui l’a dit, continua Pierre.

La mère descendit en toute hâte le livre du rayon, et la grand’mère fut toute réjouie : il y avait si longtemps qu’elle n’avait entendu une de ces bonnes paroles ! Pierre s’assit devant la table et commença à lire ; sa mère l’écoutait, debout à côté de lui.

— Qui l’aurait jamais cru ! répétait-elle avec admiration à la fin de chaque strophe.

La grand’mère aussi écoutait avec la plus grande attention un verset après l’autre, mais elle ne disait rien.

Le jour qui suivit ce grand événement, il se trouva que la classe de Pierre avait une leçon de lecture. Lorsque vint son tour, le maître dit :

— Pierre, faut-il une fois de plus te passer, comme d’habitude, ou bien veux-tu essayer encore, — je ne dis pas de lire, mais de bégayer une ligne ?

Pierre commença et lut trois lignes de suite sans s’arrêter. Le maître posa son livre. Muet d’étonnement, il regardait Pierre comme s’il n’avait jamais rien vu de pareil.

— Pierre, il s’est passé un miracle ! dit-il enfin. Tant que je me suis évertué après toi avec une patience inimaginable, tu n’étais pas même en état d’épeler sans faute. Et maintenant que j’ai dû, non sans regret, renoncer à obtenir quelque résultat, voilà que tu m’arrives en sachant non seulement épeler, mais encore lire couramment ! Dis-moi d’où peut venir un pareil miracle de nos jours, Pierre ?

— De Heidi ! répondit celui-ci.

Le maître au comble de l’étonnement jeta un regard du côté de Heidi qui était assise à sa place de l’air le plus innocent du monde, mais il ne put rien lui découvrir d’extraordinaire. Il continua :

— Il y a, du reste, un certain temps que je remarque un changement en toi, Pierre ; tandis qu’autrefois tu manquais souvent l’école une semaine entière ou même plusieurs semaines de suite, tu n’as pas été absent un seul jour ces derniers temps. D’où a donc pu venir cette heureuse transformation.

— Du Vieux, répondit Pierre.

Toujours plus étonné, le maître regardait alternativement Heidi et Pierre.

— Nous allons essayer encore une fois, dit-il alors, voulant prudemment soumettre les connaissances de Pierre à une nouvelle épreuve. Il lut trois nouvelles lignes sans faute ; c’était donc vrai, il avait appris à lire !

Dès que l’école fut finie, le régent se rendit en toute hâte chez le pasteur pour lui faire part de ce qui s’était passé et de l’influence réjouissante que le Vieux de l’alpe et sa petite-fille exerçaient dans la paroisse.

Dès lors, Pierre lut chaque soir un cantique ; sa soumission à Heidi allait jusque-là, mais pas plus loin ; il n’en essayait jamais un second, et la grand’mère, du reste, ne l’en priait pas. Quant à la mère Brigitte, elle recommençait chaque fois à s’étonner de ce que Pierre fût arrivé à ce résultat, et souvent, lorsque la lecture était finie et le lecteur dans son lit, elle répétait encore à la grand’mère :

— On ne saurait pourtant assez se réjouir de ce que Pierrot a si bien appris à lire ; qui sait maintenant ce qu’il pourra encore devenir !

À quoi la grand’mère répondait :

— Oui, c’est bon pour lui d’avoir appris quelque chose ; mais je serai tout de même bien contente lorsque le bon Dieu nous renverra le printemps et que Heidi pourra de nouveau monter ; c’est comme si les cantiques qu’elle lit étaient tout autres. Quand c’est Pierre, il manque parfois quelque chose, alors je cherche à le retrouver, et après je ne peux plus bien suivre les idées, et cela ne me fait plus la même impression dans le cœur que lorsque c’est Heidi qui lit.

Cela venait tout simplement de ce qu’en lisant, Pierre s’arrangeait pour se rendre la chose plus commode. Quand il arrivait à un mot un peu long ou qui avait l’air difficile, il le sautait tout à fait, pensant que c’était bien égal à la grand’mère qu’il y eût trois ou quatre mots de moins dans une ligne : il en restait encore assez comme ça ! De cette façon, il n’y avait presque point de substantifs dans les cantiques que Pierre lisait.