Encyclopédie anarchiste/Éducation sexuelle - Église

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Collectif
Texte établi par Sébastien Faure, sous la direction de, La Librairie internationale (tome 2p. 640-653).


ÉDUCATION SEXUELLE. L’ensemble des moyens ayant pour objet de déterminer, chez les humains des deux sexes, des habitudes d’hygiène rationnelle et de prévoyance sociale, pour ce qui concerne les organes de la génération, et les fonctions de la reproduction. Cette éducation est d’une importance extrême, dont sont encore loin de se douter, au vingtième siècle, nombre de gens pour lesquels les choses de la sexualité ne représentent d’autre intérêt que celui qui s’attache à des sujets grivois. Ce n’est pas seulement la préservation individuelle et le bonheur conjugal qui sont en jeu, mais l’avenir de l’espèce et de la société. Pourtant, jusqu’à présent, cette partie si importante de l’éducation a été la plus négligée, on peut dire : la plus méprisée de toutes, par suite d’absurdes préjugés d’origine religieuse.

En présentant l’acte d’amour hors mariage comme une faute abominable, la nudité jeune et saine comme impudique, les organes de la génération comme honteux, et la volupté telle un divertissement d’enfer, la pudibonderie chrétienne n’a opposé aux excès qu’un faible correctif. Elle a favorisé principalement le vice solitaire, les déviations morbides, et la fourberie. Le rigorisme tout d’apparence qu’elle a engendré dans les mœurs n’a guère contrarié dans leurs ébats privés les gens des classes dirigeantes, mais causé, parmi les faibles et les sincères, une somme incalculable de souffrances inutiles, de remords injustifiés, de suicides et de crimes, à la fois pitoyables et grotesques.

Les données principales sur lesquelles se fonde l’éducation sexuelle, scientifiquement comprise, peuvent être résumées dans les propositions suivantes :

Moralités générales. — Il n’est pas, dans l’être humain, de fonction condamnable ni d’organes honteux. Ceux qui assurent la perpétuation de l’espèce ne sont pas moins dignes d’estime que ceux qui assurent la conservation de l’individu. Le désir charnel n’a pas pour origine le vice, mais les exigences physiologiques des organes reproducteurs lesquels, parvenus à maturité, réclament, à l’âge nubile, l’accouplement indispensable à la vie de l’espèce, comme les poumons et l’estomac réclamaient, dès la naissance, les aliments et l’air indispensables à la vie de l’enfant. Le vice n’est pas dans la recherche de l’accouplement à cause de la volupté qui en résulte, mais dans les excès qui peuvent en être la conséquence. Et l’on n’est fondé à prétendre qu’il y a excès que là où sont constatés médicalement, et comme effets durables : un affaiblissement sensible de l’intelligence, une moindre résistance de l’organisme, ou bien une dégénérescence de l’espèce.

Même lorsqu’il n’a pas pour but l’enfantement, l’amour sexuel, lorsqu’il ne nuit à personne, trouve dans le bonheur qu’il procure sa poésie et sa justification. Aimer d’amour sexuel, même sans l’assentiment de la magistrature et du clergé, n’est pas une faute, encore moins un crime. Les suites graves qui peuvent en résulter, particulièrement pour la femme, ne sont pas imputables à l’amour, mais bien à l’hypocrisie féroce et à l’organisation déplorable de notre société.

Hygiène individuelle et familiale. — Le mystère fait aux enfants, quant aux fonctions de la génération, a pour conséquence d’exciter leur curiosité, et de les amener à acquérir clandestinement, d’une manière incomplète et dangereuse, auprès de condisciples dépravés, les explications qui auraient pu leur être données scientifiquement, pour leur plus grand bien, en insistant sur le danger de certaines pratiques. Il appartient aux éducateurs d’instruire, progressivement et avec tact, les enfants et les adolescents. D’abord sur l’utilité de la propreté intime ; ensuite sur l’accouchement ; enfin, sur l’acte procréateur, les suites qu’il entraîne, et les dangers de contagion auxquels il expose.

La méticuleuse propreté des organes génitaux, grâce à des lavages journaliers, est une condition de santé. Pour l’enfant, parce que la négligence à cet égard est cause de démangeaisons qui occasionnent, à leur tour, de mauvaises habitudes. Pour les adultes, parce que ce manque de soins est éminemment favorable à la propagation des maladies vénériennes et de la syphilis. Etre parfaitement net, des pieds à la tête, et pas seulement sur le visage et les mains, est — surtout dans les relations amoureuses — une clause élémentaire de respect de soi-même et des autres.

La propreté n’est pas toujours suffisante pour conférer l’immunité, en cas de rapports suspects ou d’accouplements de hasard. Pour obtenir le maximum de garanties, il faut lui adjoindre des moyens de préservation qui sont : l’usage d’un condom pendant l’acte, ou bien, après l’acte, et en cas de rupture du condom, le recours à des injections et lavages avec une solution antiseptique, auxquels on peut ajouter, par surcroît, mais d’une façon occasionnelle, sans excessive fréquence, l’usage de la pommade de Metchnikoff, ou quelqu’un des produits qui en sont dérivés.

Les maladies vénériennes et la syphilis ne sont pas des maladies honteuses. Ce n’est pas la débauche qui les engendre, mais l’infection. Celle-ci est favorisée par les contacts intimes au cours des ébats amoureux. Mais ces derniers ne sont pas indispensables à la transmission du virus, dont peuvent être victimes des personnes parfaitement chastes, et même des enfants nouveau-nés. Apprendre aux jeunes gens des deux sexes à se défendre contre ces maladies, dont les conséquences, lorsqu’elles ne sont pas soignées à temps, peuvent être fort graves pour l’homme, comme pour la femme, et leur progéniture, ce n’est pas pervertir la jeunesse, mais la prémunir contre un redoutable danger.

Procréation consciente. — Goûter le plaisir d’amour n’est pas une faute. Ce qui est condamnable, c’est de procréer bestialement, au hasard, sans souci de la santé ou de la sécurité de la mère, ni de ce que deviendront les enfants. La santé et la sécurité de la mère doivent être prises tout d’abord en considération : il est des cas où, par suite soit de maladie, soit de malformation, la maternité comporte, pour la femme, un péril de mort, tout au moins de graves complications. D’autre part, dans notre organisation sociale où la maternité pauvre est si mal secourue, la venue d’un enfant, pour une femme abandonnée, ou bien sans ressources suffisantes, représente trop souvent : pour le nourrisson, la maladie et la mort ; pour celle qui le berce, l’acheminement vers la prostitution, le suicide, ou l’extrême misère. La liberté de l’amour, et la recherche d’un plaisir très légitime en soi, ne doivent point servir de prétexte au rejet de tous scrupules.

Les enfants ressemblent physiquement et moralement à ceux qui les ont mis au monde. Ils héritent de leurs qualités, mais aussi de leurs tares. Ils portent même l’empreinte des dispositions plus ou moins heureuses dans lesquelles se trouvaient les géniteurs au moment de la conception. Il ne faut donc point se mettre dans le cas d’avoir des enfants tant que l’on est malade, affaibli, en état d’ivresse, ou sous l’influence d’une intoxication, si l’on se fait un cas de conscience de ne donner le jour qu’à des êtres sains, utiles et intelligents.

Les jeunes gens, particulièrement les jeunes filles, devraient apprendre de bonne heure quelles sont les conditions nécessaires à une bonne procréation, et de quels soins éclairés doivent être l’objet les tout petits, dont l’existence fragile est si souvent compromise par la persistance de coutumes malpropres et de dictons absurdes. Ils devraient être éveillés à la conscience de leurs futures responsabilités à l’égard de la génération qui leur succédera.

L’amour n’est profitable et pur que lorsqu’il ne sème ni douleurs ni déchéances. La paternité comme la maternité ne se justifient que par le désir de créer à la fois du bonheur et de la beauté. — Jean Marestan.


ÉDUCATION SYNDICALE. — L’éducation professionnelle est nécessaire à la formation intellectuelle et manuelle du bon ouvrier. De même l’Éducation syndicale est indispensable à la formation intellectuelle et morale de l’exploité.

Cette Éducation, il n’a besoin ni de maîtres, ni de patrons pour la lui donner : C’est la vie ouvrière elle-même qui se charge de lui faire une mentalité de revendicateur et parfois même de révolté ; de lui former une conscience de travailleur qui veut son indépendance et cherche la voie de son affranchissement. Il est indéniable que l’Éducation syndicale a su développer chez les syndicalistes l’esprit de révolte et hausser considérablement chez la plupart des ouvriers qualifiés la conscience de leur valeur et chez tous les salariés un besoin d’égalité en tout et pour tout avec leurs semblables, fussent-ils leur exploiteurs, leurs patrons, leurs maîtres. Il ne faut pas confondre cet état d’esprit, produit de l’Éducation syndicale, avec le simple esprit de démocratie bourgeoise. L’Éducation syndicale signifie bien enfin que l’ouvrier, le producteur, tend à vivre « sans Dieu ni maître », sans État, sans gouvernement et, par conséquent, sans tyrannie d’aucune sorte et sans tyrans d’aucune espèce.

Il a horreur de la Dictature, de quelque nom dont on la puisse affubler, de quelque masque dont se cache le visage un autoritaire politicien pour tromper son monde.

L’Éducation syndicale a fait des hommes de caractère et de principes. Il est des militants syndicalistes purs auxquels ne vint jamais à l’idée de changer d’opinions, suivant les événements politiques ou sociaux. Dès l’instant que le régime de l’exploitation subsiste, ils restent des révoltés et des révolutionnaires et s’il est impossible ou inutile d’élever la voix, ils savent se taire plutôt que de s’offrir stupidement aux représailles féroces ou de lâchement hurler avec les loups. L’éducation crée le stoïcisme, le généralise.

L’Éducation syndicale fait adopter le principe fameux que ni la guerre, ni la victoire ou la défaite, n’ont pu démentir… au contraire, et qui se traduit simplement par ces mots : « L’ouvrier n’a pas de patrie ». Chaque fois qu’il prend les armes : pour d’autres intérêts que les siens, il est dupe et victime. Une seule guerre le réclame : « la guerre sociale… » un seul combat est le sien, une seule lutte lui convient s’ils se rapportent à la Révolution sociale. Et c’est alors, plus que jamais, que lui aura été nécessaire l’Éducation syndicale susceptible de faire de lui, producteur, l’organisateur d’une Société libre ! — G. Y.


EFFET n. m. (de effectus, de efficere : faire, causer). Une des définitions les plus brèves et les plus claires de ce mot, nous semble être celle que nous donne Lachâtre et que nous lui empruntons. « Ce qui est produit par une cause, par un agent quelconque. Ces deux mots, cause et effet, sont corrélatifs et présentent deux idées qui se déterminent l’une par l’autre. Toute cause n’est rien si elle ne peut être considérée comme productive d’effets, et l’on ne peut concevoir un effet sans cause. L’effet est ce qui est, a été, ou sera, parce qu’une cause s’exerce, s’est exercée ou s’exercera. L’esprit humain ne connaît les causes que par leurs effets. C’est par une appréciation vraie de ceux-ci qu’il s’élève à la notion supérieure des lois générales qui régissent les différents ordres de phénomènes ; c’est par leur étude approfondie, et à force d’inductions successives, qu’il acquiert la science, dont les résultats promettent à l’homme l’empire de la nature. Depuis que le savoir pour le vrai philosophe a signifié prévoir, il a été évident que l’observation des effets était la base, le fondement nécessaire de tout édifice scientifique, et que les causes hypothétiques ne peuvent être sérieusement admises que lorsqu’il y a des effets qui les confirment.

On ne peut, en effet, concevoir de cause sans effets. Mais on ne peut pas plus concevoir d’effets sans cause. Nous dirons alors qu’il n’y a pas de cause en soi, que si la cause détermine l’effet, elle fut elle-même déterminée par une autre cause et est conséquemment elle-même cause et effet. La cause est donc inhérente à l’effet comme l’effet est inhérent à la cause. Si l’on admettait qu’une cause puisse n’être qu’une cause, qu’elle ne fut jamais déterminée par une autre cause : ce serait admettre une cause première, ce qui à notre sens est ridicule, car cela nous entraînerait, ainsi que l’explique lumineusement S. Faure dans son « Imposture Religieuse », à imaginer des « Forces extra naturelles, des Puissances antérieures et supérieures à la nature, un pouvoir réglementant souverainement toute chose ». Ce serait reconnaître l’œuvre de création, le commencement de tout, ce serait sombrer dans l’idée d’un Dieu supérieur et maître absolu de toute chose. Admettre une cause en soi, c’est admettre Dieu.

Au mot « déterminisme » on trouvera le développement beaucoup plus étendu sur ce sujet et une démonstration beaucoup plus limpide des enchaînements de « cause à effet », et disons avec S. Faure : « Il est impossible de séparer l’effet de la cause dont il procède ; mais il est également impossible de séparer la cause de l’effet qui l’accompagne, qui la suit, qui en découle nécessairement et immédiatement. »


EFFORT n. m. Acte par lequel le corps ou une partie du corps ou de l’esprit dépense une activité plus intense qu’à l’ordinaire. Physiologiquement, l’effort est une contraction des muscles dont l’objet est d’opposer une résistance à une puissance extérieure et dont le but est de vaincre cette puissance. Lorsque nous voulons soulever un fardeau, gravir une montagne, parcourir un chemin déterminé, en un temps relativement court ; chaque fois que nous voulons accomplir un geste qui nécessite une fatigue ou une peine, nous produisons un effort.

Lorsque un effort est trop violent et qu’il dépasse la tension que peuvent supporter certains muscles, il se produit diverses modifications organiques, et c’est ainsi qu’apparaissent les hernies, les ruptures tendineuses, etc…, etc…

A côté de l’effort volontaire, il y a l’effort instinctif, qui se manifesté par des mouvements convulsifs qui sont parfois des signes d’affaiblissement ou de maladie. Dans cet ordre, nous pouvons classer la toux, les vomissements, etc…, qui ne sont que des efforts aussi fatigants pour celui qui les produit, que les efforts volontaires.

Nous avons, également, l’effort intellectuel, spirituel. Lorsque nous voulons nous souvenir d’un événement ancien, nous produisons un effort de mémoire ; si nous voulons résoudre un problème difficultueux, nous dépensons une activité intellectuelle qui est un effort ; lorsque nous essayons d’envisager l’avenir, de le déterminer, d’en tracer les grandes lignes d’après les exemples du passé, nous faisons un effort. Il y a donc peu d’actes dans la vie qui ne nécessitent des efforts.

Individuellement ou socialement, le progrès est la conséquence des efforts particuliers ou collectifs. Ce n’est qu’en faisant des efforts, qu’en employant toutes nos facultés pour atteindre le but que nous nous sommes tracés, que nous obtiendrons des résultats. Sans efforts il ne peut y avoir de progrès. L’homme qui reste passif, qui mène sa vie bestialement, ne faisant que les efforts musculaires indispensables à la conservation animale de son individu est un être incomplet. Pour être effectif, productif, l’effort physiologique de l’homme doit être associé à son effort intellectuel.

D’autre part, lorsque l’individu n’est pas assez puissant pour opposer sa résistance à une puissance extérieure, il joint son effort à celui d’autres individus. « L’union fait la force ». « L’homme fort, c’est l’homme seul » a prétendu certain philosophe. Quelle erreur. C’est de l’effort combiné de tous les individus qu’est fait le progrès et que la civilisation remporte ses victoires sur la barbarie. Les éléments d’asservissement et de domination sociale ont compris qu’ils devaient s’unir pour ne pas être écrasés par la plèbe. Quand les esclaves et les parias auront compris que leur libération ne peut être que le fruit de leurs efforts, qu’ils sauront s’associer pour lutter contre les puissances d’exploitation, ils verront leurs efforts couronnés de succès et pourront partir à la conquête de la société future.


EFFORT COMMUN. Syndicalement parlant, il consiste à savoir ne pas gaspiller sa force en démonstrations aussi individuelles qu’infécondes.

Quand, par exemple, un homme a de bonnes idées, ce n’est pas intelligent de sa part de n’en point faire profiter les autres. S’il a de l’enthousiasme, du courage et de la force, que fera-t-il de si belles qualités s’il s’obstine à ne les point joindre à celles d’autres hommes de sa classe, ayant à vivre et à souffrir comme lui de l’exploitation ?

Au contraire, n’eût-il que peu d’idées et pas beaucoup de force, s’il sait coordonner ce qu’il a de bon avec ses frères de misère, de leur effort commun peut surgir un effet spontané formidablement salutaire. — G. Y.


ÉGALITÉ n. f. Lorsque les chefs bourgeois de la grande révolution de 1789 ont mis ce mot dans la trilogie républicaine, ils connaissaient bien les aspirations des profondes masses populaires luttant pour leur affranchissement. De même, dans la récente révolution russe, lorsque les chefs bolchevicks ont pris comme mot d’ordre : « Tout le pouvoir aux Soviets », ils ne faisaient que traduire dans les mots ce que le peuple en révolte était en train d’accomplir dans les faits.

Que pouvaient, en effet, demander de plus, le serf courbé sous le joug des grands et petits seigneurs, l’ouvrier déjà exploité par la bourgeoisie naissante et tous les meurt-de-faim rivés à leur boulet de misère et à leur chaîne d’esclavage, sous l’arrogance et la domination des maîtres du jour ?

Egalité ! Mais cela voulait dire pour eux la fin de leur sujétion et de leur servitude, la fin de leur esclavage et de leur misère. Ils allaient être enfin les égaux de ceux qui, jusque-là, avaient vécu de leur sueur en les écrasant de leur mépris. Ils auraient enfin les mêmes droits, les mêmes possibilités de vie, la même liberté que ceux qui les avaient toujours asservis et pressurés. Ils pourraient enfin manger quand ils auraient faim, se reposer quand ils seraient fatigués. Ils ne seraient plus astreints à travailler au-dessus de leurs forces pour nourrir dans le luxe et l’opulence le seigneur et le curé. Ils allaient pouvoir eux aussi prendre part au banquet de la vie et du bonheur ! On comprend alors aisément que les sans-culottes aient pu s’enthousiasmer pour obtenir cette égalité. Et on comprend aussi facilement que ceux qui voulaient rester les chefs de la révolution, pour endiguer à temps le flot populaire, aient été contraints d’inscrire ce mot en tête de leur constitution afin de pouvoir plus facilement escamoter la chose.

Quant à ceux qui, avec Marat et Babeuf, ne se laissèrent pas tromper par les mots et voulurent pousser la révolution jusqu’à ce qu’elle ait réalisé cette égalité non seulement dans les mots mais dans les faits, jusqu’à ce qu’elle ait implanté ce sentiment d’égalité dans la vie économique et sociale, dans les moyens de vivre et de jouir de l’existence, leur voix fut vite étouffée par la réaction et la répression que permit le relâchement de l’activité révolutionnaire des masses profondes du peuple, fatiguées déjà de l’effort fourni, et confiantes dans les promesses que faisaient miroiter les grands mots de la devise Républicaine. Hélas, ces trois mots qu’on lit encore sur les murs des mairies, des casernes, des hôpitaux et des prisons ne devaient servir que de paravent à un régime se contentant de remplacer la domination d’une classe par celle d’une autre classe — ou plutôt de réaliser à peu près la fusion de ces deux classes : noblesse et bourgeoisie (car la bourgeoisie prise fort les titres de noblesse et la noblesse ne dédaigne pas du tout les dividendes que procure le régime bourgeois) — sur l’exploitation des sans-propriétés qui allaient devenir ce qu’on appelle aujourd’hui le prolétariat.

Il n’en pouvait être autrement, car aucun gouvernement d’aucun État ne peut et ne pourra jamais réaliser l’égalité réelle, l’égalité sociale, l’égalité complète entre les êtres humains. Le principe d’égalité est essentiellement contraire au principe gouvernemental et étatiste. Qui dit : État, gouvernement, dit : hiérarchie ; et là où il y a hiérarchie il ne peut y avoir égalité. On peut même dire que ce principe d’égalité est essentiellement anarchiste. Il signifie que, considérés au point de vue social, tous les être humains ont le même droit à la vie et au bonheur et par conséquent à tout ce qui procure la vie et le bonheur, un égal droit de manger à sa faim des aliments sains et réconfortants, de se loger confortablement, de se vêtir, de circuler, d’aller et venir librement, un égal droit de puiser aux sources de la production ce qui leur est nécessaire ou utile pour vivre. Le rôle de l’organisation sociale doit être précisément de permettre à chacun de lui assurer la même possibilité de satisfaire tous ses besoins et de jouir de l’existence sous toutes ses formes.

Dans la société actuelle qui s’impose à l’individu, qui l’embrigade à sa naissance — sans lui demander avis d’ailleurs — et ne le laisse en paix qu’après sa mort, comment peut-on admettre, sans être soulevé par la révolte, qu’il soit dit à l’un : « Tu jouiras de toutes les richesses produites ou à produire sans jamais avoir à travailler, tu n’auras qu’à commander ce que tu voudras pour le voir de suite exécuter » et à l’autre : « Tu travailleras du matin au soir et d’un bout de l’année à l’autre, du commencement à la fin de ta vie ; tu obéiras aux ordres qui te seront donnés sans avoir à les discuter ni même à les comprendre, et tu n’auras droit, pour vivre, qu’à ce que le riche, ton employeur, voudra bien te donner » ? Celui qui se trouve ainsi repoussé du banquet de la vie par une société marâtre qui l’incorpore et le conserve de force dans ses rangs n’a-t-il pas le droit, je dirai mieux : le devoir, de se rebeller et de répondre ainsi à cette société « Je ne te dois rien, tu m’as pris dans tes griffes pour me torturer tant qu’il te plaise de me tuer, mais je ne veux rien te donner et dès aujourd’hui je te déclare une guerre acharnée. Ce sera entre nous une lutte à mort, car je ne veux pas être ton esclave. L’un de nous succombera. Je tomberai peut-être, d’autres tomberont après moi, mais il viendra bien un jour où sous les coups répétés des compagnons, ta vieille carcasse laissera s’échapper l’attirail de torture qu’elle renferme dans ses institutions scélérates, et où nous pourrons enfin instaurer sur tes ruines un milieu social où tous les individus connaîtront l’égalité ! » Car logiquement aucune société ne peut exister, sans appeler la révolte de l’individu conscient de lui-même, si elle n’est pas basée sur l’égalité réelle, si elle ne réalise pas l’égalité économique et sociale de ses composants. Si l’égalité est violée au détriment d’un de ses membres, celui-ci ne peut que demeurer en état de révolte jusqu’à ce qu’elle soit rétablie.

Cependant, dans la société capitaliste actuelle où, suivant l’énergique expression de Sébastien Faure, les uns crèvent de faim pendant que les autres crèvent d’indigestion, on ose encore nous parler d’égalité sur les bancs de l’école ; les professions de foi des candidats à la députation sont assaisonnées de ce grand mot, ainsi que de tant d’autres d’ailleurs, qui servent, comme lui, à dorer la pilule et à faire prendre des vessies pour des lanternes ; nos gouvernants ne manquent pas, dans leurs discours, de s’en réclamer ; mais chaque fois qu’un malheureux, las de souffrir des iniquités sociales qui s’acharnent sur lui pour l’empêcher de vivre, essaie de rétablir un peu cette égalité à son profit en prenant sur la part des riches, on a vite fait de l’arrêter et de le mettre en prison en lui rappelant, ironiquement sans doute, que la loi est la même pour tous et que tous les hommes sont égaux devant elle.

Ah ! L’égalité devant la loi ! Cela sonne bien dans les discours de ces messieurs. Mais il nous faudrait savoir où elle commence, cette égalité devant la loi. Est-ce à la naissance des individus en donnant à chacun les mêmes possibilités de vivre et de se développer ? Que non pas ! Ce serait trop beau. Cela pourrait peut-être permettre l’élaboration d’une société où l’exploitation de l’homme par l’homme, d’abord réduite, arriverait à disparaître. La loi devant laquelle tous les hommes sont égaux commence par mettre d’un côté de la balance, celui du riche, tous les avantages, tout le bien-être, toute la fortune, toute l’instruction, toutes les bonnes places, toutes les faveurs. Puis, de l’autre côté, celui du pauvre, pour faire équilibre sans doute, elle met toutes les misères, toutes les douleurs, toutes les privations, tout l’abrutissement, tous les fardeaux, toute la servitude. Ayant ainsi délimité la part de chacun, elle dit alors à l’un comme à l’autre : « Allez dans la vie, vous êtes égaux, vous avez les mêmes droits. Pourvu que vous ne preniez pas la propriété d’autrui que j’ai chargé de faire respecter et que vous obéissiez à mes ordres, vous avez le droit de vous comporter entre vous comme vous l’entendrez. Trompez vos semblables pour les rouler ou soyez francs avec eux si le mensonge vous répugne, profitez de leur détresse pour les dépouiller davantage ou venez-leur en aide lorsqu’il sont dans la misère, servez-vous de votre supériorité économique pour les exploiter et les dominer ou laissez s’échapper l’occasion d’arrondir votre fortune sous prétexte d’humanité, utilisez votre ruse, votre platitude et les faiblesses des autres pour vous enrichir à leur détriment ou bien mettez votre franchise et votre dignité au-dessus de l’amour de l’argent, tout cela est à vos risques ou profits. Soyez seulement assurés que si vous conservez ou acquérez la fortune, je vous prêterai mes gendarmes pour la défendre et mes soldats pour l’arrondir. Si vous restez sans fortune ou perdez celle que vous avez, mes gendarmes vous empêcheront impitoyablement de toucher à celle des autres, même s’il ne vous reste rien pour vivre. » Voilà le point précis où commence l’égalité devant la loi !

Et la loi, devant laquelle tous les hommes sont égaux est ainsi faite que s’il plaisait au capitaliste possédant la terre, l’usine ou le logement de dire : « La terre ne sera pas cultivée, l’usine restera fermée, le logement restera vide », la terre resterait inculte, l’usine ne produirait rien, le logement serait inhabité, le travailleur ne pourrait plus travailler, il ne pourrait plus manger, ni se vêtir, et il coucherait à la belle étoile — que dis-je ? Non seulement cela serait, mais cela est ; cela se voit chaque jour — sans que la loi ait à intervenir. Ou plutôt si, elle intervient, mais c’est pour arrêter le travailleur, chassé de partout, comme vagabond ou comme voleur. Et voilà le point précis où aboutit l’égalité devant la loi ! Il n’en peut être autrement, car la loi n’est faite que pour consacrer et perpétuer les inégalités et les iniquités sociales (Voir Loi). Parler de l’égalité devant la loi, c’est un non sens et une hypocrisie comme de parler d’humanité pendant la guerre.

Le sentiment d’égalité sociale existe à l’état latent dans le cœur des êtres humains et les siècles d’esclavage et de servage qui ont pesé sur lui de toute leur oppression n’ont pas réussi à le tuer. C’est donc dire qu’il ne saurait disparaître. Pour s’en rendre compte il n’y a qu’à voir comment vibre la foule des opprimés lorsqu’on l’invoque devant elle, et comment se défilent ceux qui le combattent lorsqu’on leur demande de s’expliquer en public. On peut le voir encore plus sûrement si l’on éveille, sur ce sujet, le raisonnement de jeunes bambins de 8 à 10 ans sur lesquels la religion ou l’éducation familiale n’ont pas encore réussi à déformer le cœur et le cerveau. Si vous en trouvez, demandez-leur donc à qui la terre que personne n’a créée, à qui l’usine, construite et mise en œuvre par des ouvriers devraient appartenir. Demandez-leur aussi si le droit de manger à sa faim doit être concédé à tous ou à quelques-uns seulement. Raisonnez avec eux, mais sans influencer leur jugement, et vous serez stupéfaits de leurs déductions simplistes, mais qui peuvent résumer toute la question sociale. Il m’est arrivé, en discutant là-dessus avec un patron, de voir son fils âgé de 8 ans, qui n’avait certainement jamais entendu parler de la question sociale, me donner raison contre son père qui le morigéna naturellement et dut lui enlever, par la suite, l’envie de se mêler aux conversations. Il est bien évident que, plus tard, lorsque la religion, le maître d’école, la famille, ont abruti ce jeune cerveau avec les devoirs d’obéissance envers Dieu, envers les lois, envers les riches, il ne reste pas grand chose de ce sentiment et que toutes ses manifestations sont étouffées. C’est ainsi que le régime d’oppression peut durer sans que ceux qui en souffrent en silence n’aient la force de se révolter. De braves gens miséreux s’en consolent philosophiquement en disant que ceux qui les ont dépossédés et les forcent à se priver du nécessaire, n’emporteront pas leurs biens dans l’autre monde, que toutes leurs richesses ne les empêcheront pas de mourir, tout comme les autres et, ajoutent-ils : « C’est bien là que nous l’aurons l’égalité qu’on nous refuse maintenant ». De la même façon que les croyants pauvres espèrent trouver au paradis une place égale à celle des riches.

Mais si cette notion d’égalité devant la mort peut satisfaire de malheureux résignés — de même que le suicide, pour ceux qui ne peuvent plus vivre en respectant la propriété d’autrui, peut être une façon de se libérer de la misère — elle ne saurait empêcher de sentir la criante iniquité qui écrase les êtres humains assoiffés de vie et qui réclament leur place au soleil. La nature, d’ailleurs, qui nous met tous égaux devant la mort, ne nous met-elle pas tous égaux devant la vie, quoi qu’en disent les défenseurs des aberrations sociales ? N’avons-nous pas tous également besoin d’air, de nourriture, de vêtements, de logement, etc. ? Ce n’est pas la nature qui limite ou grandit nos besoins suivant notre position sociale. Elle ne dit pas à l’un : « Tu vivras sans manger », ni à l’autre : « Tu mangeras la part de dix ». Mais au pauvre comme au riche elle ordonne de manger à leur faim sous peine de dépérir et de mourir, de se vêtir sous peine de grelotter de froid et de geler, de se reposer lorsqu’ils sont fatigués sous peine de surmenage, d’abrutissement et de mort prématurée, etc., etc. Et s’il en est qui sont arrivés, par suite des conditions sociales, à se créer une quantité de besoins factices, anormaux, antihygiéniques, des besoins de lucre et d’orgueil que d’autres n’ont pas (voir Besoins), ce n’est pas la nature qui les leur a donnés, mais la société. Ce n’est pas la nature qui a donné à l’ivrogne le besoin de s’enivrer, ni à l’ambitieux le besoin de dominer. Donc, comme le but de toute société rationnelle n’est, ne doit être que de faciliter à chacun de ses membres la satisfaction de ses besoins rationnels, elle doit reconnaître pour tous le même droit à la satisfaction de ces besoins, le même droit à la vie et au bonheur. Nous ne pouvons nous contenter de cette lugubre consolation de résignés et d’esclaves qui attendent l’égalité devant la mort, mais nous proclamons bien haut l’égalité devant la vie. Nous ne voulons admettre comme règles que les limites naturelles des besoins de chacun.

Parmi ceux qui acceptent sans mot dire les inégalités sociales actuelles, il n’yen a plus guère qui le font par admiration, par une reconnaissance de véritable supériorité pour ceux qui commandent, exploitent et dirigent ici-bas. Beaucoup reconnaissent qu’une grande partie de ceux qui s’enrichissent en écrasant les autres sont de véritables crétins ou de sinistres bandits. Mais ils les saluent cependant bien bas soit pour s’attirer leurs faveurs ou pour éviter leur ressentiment et leur vindicte, pour conserver une maigre place, pour ne pas se créer d’ennuis ou encore pour… faire comme tout le monde. Et il y a aussi, il faut bien le dire, ceux qui tout en comprenant les mauvais effets des inégalités sociales, les acceptent et même les défendent avec l’espoir d’arriver à en être les profiteurs et, pire encore, avec la satisfaction de penser que d’autres en souffrent plus qu’eux. Ils trouvent une compensation à faire peser sur d’autres le fardeau des iniquités qu’ils subissent eux-mêmes. Et c’est parce que, dans le régime actuel, il y a une infinité de degrés et d’échelons dans les conditions de vie créés par les inégalités sociales que ce régime est si difficile à jeter bas et à remplacer par une organisation qui permettrait à chacun de jouir complètement de la vie. Les classes possédantes et dirigeantes s’entendent à merveille pour créer et entretenir chez les classes spoliées et exploitées des différences d’exploitation, des inégalités de condition de façon à maintenir la division parmi celles-ci. Dans la classe ouvrière, par exemple, il existe autant de catégories de salaires que de catégories d’ouvriers. Les salaires varient avec chaque corporation, et dans chaque corporation, ils varient encore avec chaque spécialité (ou avec chaque classe, chez les fonctionnaires). Cela est peut-être la plus grande cause d’asservissement de la classe ouvrière, mais celle-ci ne le comprend pas encore suffisamment, et dans ses revendications elle ne fait pas assez entrer ce principe en ligne de compte. Elle ne réclame pas des salaires uniformes pour l’ouvrier qualifié et pour le manœuvre, pour l’intellectuel et le manuel, etc., etc. La lutte engagée dans ce sens indiquerait une mentalité nouvelle, elle la ferait naître au besoin, cette mentalité, elle indiquerait une solidarité plus grande chez les exploités et permettrait d’envisager à brève échéance la fin des iniquités que nous subissons. Comment, en effet, réclamer pour les travailleurs et les spoliés, les mêmes conditions de vie, les mêmes possibilités, les mêmes avantages sociaux que pour les profiteurs si, entre eux, ces travailleurs ne se reconnaissent pas déjà ces mêmes droits, s’ils reconnaissent à un ouvrier qualifié le droit à une vie plus large qu’au manœuvre qui n’a souvent commis d’autre crime que d’avoir eu une jeunesse plus malheureuse, s’ils reconnaissent à l’ouvrier de telle profession une possibilité de vie deux fois, trois fois plus grande qu’à celui d’une autre profession moins favorisée, mais autant, quelquefois plus utile ?

Certes, des revendications posées dans ce sens seraient dures à obtenir et les patrons ne céderaient pas de sitôt, mais le fait de les poser serait déjà un grand pas en avant et resserrerait considérablement les liens de la solidarité ouvrière.

Il reste encore beaucoup à faire pour que le peuple arrive à comprendre le véritable sens que doit avoir le mot égalité. Il porte ce sentiment dans ses instincts, il vibre quand on lui en parle, mais il ne sait pas encore se représenter sa portée sociale. S’il connaît ce mot, il ne comprend pas tout ce qu’il doit permettre de réaliser. Les siècles d’asservissement qu’il a subis lui ont tellement inculqué l’idée de soumission, de résignation, de dégradation, de renoncement à sa personnalité, qu’il doute de lui lorsqu’il se compare à ses maîtres, qu’il doute qu’il puisse être vraiment autant que l’un quelconque d’entre eux. Ceux-ci lui en imposent trop par leur richesse, leur morgue, leur orgueil, leur train de vie, leurs beaux habits, leur luxe, leurs châteaux. Il aime l’égalité, mais ne peut arriver à la concevoir entière, complète, totale. Comme une lumière trop vive pour lui, il ne peut en supporter l’éclat. Il ne peut encore en voyant un riche, un chef, un maître, un gouvernant, se pénétrer à fond de cette idée : « Je suis autant que cet homme, il n’est pas plus que moi ! » Cela dépasse ses capacités actuelles, malgré qu’il lui vienne parfois cette réflexion : « Et pourtant cet homme est fait de chair et d’os comme moi, il est soumis aux mêmes lois naturelles, etc. » Mais il lui manque la force nécessaire pour se dresser face à face et lui dire : « Tu n’es pas plus que moi ! J’ai autant que toi droit à la vie ! »

Développons chez tous les asservis, les opprimés, le sentiment d’égalité devant la vie, d’égalité devant le buffet, faisons-leur prendre conscience de leur personnalité, élevons leur dignité, incitons-les à ne plus se courber, à ne plus s’humilier devant l’arrogance des grands ; il viendra un jour où ils se redresseront, ils s’apercevront alors immédiatement que, comme l’a si bien dit La Boétie, les riches et les maîtres ne sont grands que lorsque les pauvres et les opprimés se mettent à genoux devant eux. Le sentiment d’égalité fera alors un tel progrès dans leur cerveau qu’il deviendra une force agissante irrésistible et permettra de faire table rase de la société actuelle et de toutes ses misères, pour instaurer enfin le régime égalitaire où tous les êtres humains pourront jouir pleinement de l’existence. — E. Cotte.


ÉGALITÉ ECONOMIQUE. Religion, Mariage, Famille, Patrie, État sont les institutions millénaires et sacrosaintes nées de l’ignorance et de la peur qui scindent la nature humaine en deux facteurs hostiles, le corps et l’esprit, établissent une morale d’hypocrisie et de contrainte, perpétuent le passé en maintenant la femme sous le joug de l’homme et les enfants, inégaux en droits selon qu’ils naissent naturels ou légitimes, sous l’autorité des parents, parquent l’humanité en nations et en races ennemies et cimentent artificiellement notre monstrueuse société, par l’organisation méthodique de la répression, de la coercition et d’une tyrannie astucieuse et implacablement féroce.

Toutes les cruautés et toutes les férocités, la soumission et l’esclavage, la misère et la faim, sont déterminées par la hiérarchie sociale et l’inégalité entre les hommes qui a sa source dans l’antagonisme des intérêts, dans le régime de la propriété privée, créateur de gouvernants et de gouvernés, d’exploiteurs et d’exploités, de riches et de pauvres.

La Révolution de 1789, très belle mais trop superficielle, n’a proclamé que l’égalité des droits, l’égalité morale. Elle est restée lettre morte. Elle n’a rien donné et il en sera toujours ainsi jusqu’à ce que l’égalité des droits soit consacrée par l’égalité de fait, l’égalité économique.

Un des précurseurs des moins utopistes et qui fut le plus profondément humain du xviiie siècle, l’ami du peuple, Jean-Baptiste Marat, a résumé dans son Plan de Constitution, l’intuition sublime de toute la vérité et de toute la sagesse en écrivant :

« Le but n’est pas de changer le vrai pour du nouveau, mais de le constater par une application toujours plus radicale ».

Et plus loin cette pensée qui, réalisée, assurerait pour toujours la paix, le bonheur et la prospérité pour tous :

« La nature a donné à chacun de ses enfants des aptitudes différentes quant à l’espèce, mais non inégales en valeur sociale ».

La mise en pratique de cette vérité fondamentale sera la fin de tous nos préjugés et de toutes les injustices, parce qu’elle soudera dans une solidarité étroite et universellement consentie, la volonté, l’action et la réalisation humaine par la prise de possession et la mise en commun de la planète, de son sous-sol, son sol, son sur-sol et de tous les instruments de production, œuvre collective de l’humanité présente et de toutes les générations qui nous ont précédées sur la rondeur de notre monde sublunaire ; par l’équivalence de tous les travaux, manuels et intellectuels qui s’étayent et se complètent mutuellement ; et par l’assurance pour chacun et chacune de recevoir sa quote-part égalitaire sur le rendement social.

Ceci, qui réalisé nous paraîtra aussi simple et facile qu’à Christophe Colomb de faire tenir debout son œuf légendaire, après lui avoir brisé sa coquille, s’accomplira tout naturellement par la solidarisation de la production et de la consommation. Ce sera la fin de tous nos penchants esclavagistes pour une morale imposée, de l’obligation du travail renouvelée de la foi chrétienne de l’apôtre saint Paul et de la pratique du bagne ainsi que du fameux stimulant homicide, qui n’est qu’une forme de l’exploitation humaine, la concurrence.

L’égalité économique, clé de voûte d’une humanité régénérée, porte en elle sa propre loi, assure la continuité du travail volontaire dans l’intérêt de chacun, désormais solidaire de l’effort de tous et élève, également dans l’intérêt de tous et de chacun, le rendement social au maximum.

L’égalité économique, qui est l’Egalité intégrale, ouvrira à l’humanité renouvelée des perspectives insoupçonnées et illimitées de liberté, de prospérité et de bonheur. — Frédéric Stackelberg.


ÉGLISE n. f. (du latin ecclesia ; du grec ekklêsia, signifie étymologiquement : réunion ou assemblée). Par extension : l’ensemble des fidèles d’un même culte, des personnes qui se rallient exactement à un même système idéologique. C’est dans ce sens que l’on a pu parler d’église socialiste, ou d’église anarchiste, pour indiquer que certains protagonistes de ces systèmes exagéraient dans la voie du sectarisme.

D’après les théologiens, l’Église englobe, non seulement le clergé, mais tous les adeptes, tous les croyants, même les plus humbles. Son chef — invisible — est Jésus-Christ. Il y a d’ailleurs une Église invisible, qui combat, dans l’ombre, à côté de l’Église visible et qui est formée de tous les saints trépassés, des anges, etc. Mais ceci est une autre histoire.

Au point de vue politique et social, la puissance de l’Église a toujours été concentrée dans le clergé, c’est-à-dire en la personne des hommes qui font profession de servir la religion. C’est pourquoi, il est d’usage de donner au mot Église une signification beaucoup moins étendue que celle que je viens d’indiquer. l’Église, pour quiconque ne s’embarrasse pas de théologie, c’est, avant tout, le groupement des prêtres d’un culte donné, avec sa hiérarchie et ses chefs. Combattre l’Église, ce n’est pas, à proprement parler, combattre tous ceux qui se réclament des idées de cette Église, c’est surtout combattre ses dirigeants et ses profiteurs, c’est combattre les castes sacerdotales.

Je me placerai donc à ce point de vue spécial et j’étudierai surtout la vie de l’Église en tant que corporation.

Les corporations de prêtres sont bien antérieures, cela va sans dire, aux religions modernes.

En Égypte (et cette admirable civilisation a vécu 5.000 ans), les villes et les provinces avaient leurs dieux particuliers — et leurs prêtres. Dès l’origine, ce fut le régime théocratique, c’est-à-dire le gouvernement des prêtres. Les institutions évoluèrent, ce fut une sorte de féodalité qui s’imposa. Enfin, l’ère des guerres étant venue (elles amènent toujours un renforcement de l’autorité), ce fut le régime de la royauté despotique. Mais : sous tous ces régimes, les prêtres gardèrent leur puissance. Ces monarques absolus avaient besoin d’eux. Les rois n’étaient-ils pas considérés comme des héros, comme des demi-dieux ? On leur dressait des autels et on les adorait. Le culte des morts avait pris un développement incroyable et le peuple obéissait à une foule de superstitions. Aussi chaque ville importante avait son grand prêtre, chef absolu du clergé, lequel, je le répète, était nombreux et indépendant, même sous le despotisme royal, lorsque le gouvernement théocratique proprement dit eut pris fin.

L’exemple de l’Égypte (la plus vieille civilisation humaine), nous permet de constater que le cléricalisme (domination du clergé), est un phénomène social ancien. Sans doute est-il aussi ancien que la religion elle-même. Les croyances, nées de la peur et de l’ignorance, eurent à peine été formulées qu’il se trouva des hommes, plus subtils et plus adroits que les autres, pour les exploiter et en tirer profit. C’est le sorcier, le faiseur de pluie, celui qui sait conjurer les sorts et qui connaît le secret des destins : mots magiques, amulettes précieuses, incantations et prières,

Que les prêtres, dès l’origine, aient éprouvé le besoin de s’entendre entre eux, on ne peut en douter. Assurément ils étaient rivaux et se disputaient la clientèle mais une concurrence trop vive, en dévoilant aux profanes le secret de leur imposture, eût été très néfaste. Ils avaient le plus grand intérêt à se prêter la main, et ils constituèrent ainsi des associations qui allèrent en se développant, qui fixèrent le dogme, précisèrent les rites et formulèrent les règles selon lesquelles le troupeau des fidèles devait être conduit… et étrillé.

Ouvrons la Bible, au Lévitique. Nous y trouvons exposés les principes les plus rigoureux de la théocratie juive. Le peuple de Moïse était gouverné, et solidement, par ses prêtres (ou lévites). Tout est prévu dans cette charte d’Israël : la nature des offrandes à faire aux prêtres ; les péchés et les crimes réprouvés par Jahvé et les châtiments dont les coupables doivent être frappés. Et tout cela est dicté par Dieu lui-même, afin d’empêcher toute protestation.

Si nous nous transportions chez les Perses (sectateurs de Zoroastre), ou dans l’Inde de Brahma et de Çakya Mouni, nous pourrions faire d’identiques observations. Les Brahmes ont fait peser sur le malheureux peuple indou une tyrannie aussi lourde et aussi cruelle que celle des prêtres de Quet-Zalcóatl de l’Ancien Mexique — ou du Pérou, ou de vingt autres peuples que nous pourrions énumérer.

Pour rendre nos critiques plus vivantes, bornons-nous à étudier les Églises de nos pays d’Europe. Nous sommes plus familiers avec leur histoire et ma tâche sera facilitée (en raison du peu de place dont je dispose). Mais, je le répète, en tous les temps et dans tous les lieux, les prêtres ont formé des « églises » avides de pouvoir et d’argent, étroitement solidaires des puissances sociales, comme nous le verrons.

La plus importante — et de beaucoup — des églises qui ont régenté l’Europe (et dont l’activité s’est du reste exercée dans le monde entier) est sans contredit l’Église Chrétienne, également nommée Église catholique, apostolique et romaine.

Le christianisme, comme toutes les religions, a dû se défendre contre des déchirements intestins, des divisions, des schismes, des hérésies, que je ne pourrai indiquer que brièvement. Certains rameaux se sont détachés du tronc central. Indiquons rapidement, celles de ces « Églises séparées » qui subsistent encore aujourd’hui (car nombreuses sont les sectes schismatiques qui ont complètement disparu, broyées impitoyablement et supprimées par le massacre et les pires violences).

Les Églises orientales non catholiques comprennent quatre églises mineures, ainsi nommées parce quelles sont peu importantes. Ce sont : l’Église arménienne ; l’Église syrienne (ou jacobite) ; l’Église chaldéenne (ou nestorienne), et l’Église copte (dont le chef est le patriarche d’Alexandrie). Chacune de ces Églises est indépendante et se dirige selon ses traditions propres.

A côté d’elles, et beaucoup plus importantes, il faut placer les différentes Églises orthodoxes (ou byzantines, car elles prétendent continuer l’antique Église de Byzance). On les divise en trois branches : les helléniques, de langue grecque ; les melkites, de langue arabe ; les slaves, de langue russe. Elles englobent environ 150 millions de fidèles. Contrairement à l’Église romaine, l’Église d’Orient déclare ne faire aucune politique et se défend d’exercer la moindre pression sur les États. On peut douter de la sincérité de ces principes, quand on sait quelle place importante l’Église orthodoxe occupait en Russie sous le tsarisme. Les prêtres touchaient 50 millions de roubles par an (soit 150 millions de francs). Le Synode avait en banque 70 millions de roubles en dépôt. Églises et couvents possédaient d’immenses domaines : 2.300.000 déciatines de terre (soit environ 4 millions et demi d’hectares !) Il y avait en Russie 30.000 écoles paroissiales, avec 20.000 prêtres payés par l’instruction publique. Juifs, Musulmans et Catholiques payaient des impôts pour appointer les prêtres orthodoxes, au nombre de 65.000, sans parler des moines, nonnes et novices, qui étaient plus de 80.000. On voit que l’orthodoxie est une plante aussi envahissante et aussi parasitaire que la catholicité.

La guerre mondiale et la révolution russe ont porté un coup terrible à l’Église orthodoxe (dont le tsar était le chef). Le patriarche de Constantinople a été ruiné, lui aussi, et sa situation est restée ébranlée ; il préside toujours l’Église grecque, mais celle-ci est divisée en une infinité de petites Églises nationales ayant leur propre chef. La Papauté s’est appliquée de son mieux à tirer profit de cette situation et à exploiter la déconfiture de ses rivales grecques et orthodoxes.

A côté du schisme grec, qui déchire les chrétiens depuis plus de 1.200 ans, il faut placer le schisme protestant, plus récent mais tout aussi redoutable pour Rome. La réforme est née en réaction contre les crimes et, les turpitudes des prêtres catholiques, elle voulut assainir et purifier la vieille bâtisse et constitua pour l’Église une sérieuse menace, que les Papes n’hésitèrent pas à combattre par le fer et par le feu. Elle gagna rapidement l’Allemagne, l’Angleterre, la Suisse ; une partie de la France, les Pays scandinaves, etc. Aujourd’hui, les Églises protestantes semblent perdre du terrain partout devant l’Église romaine, plus habilement organisée.

Les sectes protestantes actuelles (les principales, car il y en a des centaines !) sont les suivantes : d’abord, les méthodistes (secte fondée à Oxford en 1729, par les frères Wesley), qui groupent 20 millions d’adeptes en Angleterre et aux États-Unis ; les Anglicans (Église anglicane), parmi lesquels se dessinent des courants très différents, les uns sont farouchement attachés aux traditions austères et bornées, les autres ont des velléités libérales et avancées. Cette Église renferme 25 millions d’adhérents, la plupart en Angleterre. Viennent ensuite les Luthériens, ou Église réformée d’Allemagne. La chute du Kaiser a porté un coup sensible à leur puissance.

Les Églises réformées de Russie, de France, de Hollande, etc., se réclament plutôt de Calvin que de Luther. Elles sont aussi divisées ; les éléments démocratiques et pacifistes sont mal tolérés par les partisans des traditions réactionnaires. Le protestantisme libéral fait cependant de continuels progrès mais, en réalité, il travaille involontairement pour la Libre Pensée, car il y a incompatibilité entre l’esprit religieux et l’amour de la liberté et du libre examen.

Je n’indique que pour mémoire l’Armée du Salut, les Mormons, les Scientistes (adeptes de la guérison par la suggestion, ou Christian Science). Ce sont les plus connues parmi les innombrables sectes protestantes qui pullulent en Angleterre et aux États-Unis.

Un rapide coup d’œil sur l’histoire de l’Église catholique nous fera voir comment elle est parvenue à conserver son unité et à briser les tentatives de scission. Les autres Églises ont pu être aussi intolérantes et parfois aussi brutales que celle de Rome, mais, d’une façon générale, il faut reconnaître que celle-ci mérite la palme de la tyrannie. Son histoire sanglante est entièrement dominée par le souci de s’enrichir, de subjuguer les peuples et leurs dirigeants pour gouverner le monde à son seul profit.

Le développement du christianisme depuis ses origines est un phénomène extrêmement curieux qu’il est intéressant d’étudier avec soin. Nous voyons alors se former lentement et patiemment la plus lourde institution despotique que l’humanité ait jamais supportée.

Au début, les chrétiens se différenciaient à peine des Juifs ; ils demeuraient membres de l’Église israélite (comme Jésus lui-même, du reste. Celui-ci priait dans le Temple ; il a critiqué son organisation et il a demandé — d’après les évangiles, il va sans dire, car rien ne démontre qu’il ait véritablement existé — son amélioration, mais il n’a prêché à aucun moment la fondation d’une nouvelle église). Le christianisme serait aussi une petite secte juive, si l’épileptique Paul de Tarse (saint Paul) n’était venu lui donner une impulsion toute particulière.

Les religions romaines s’adressaient surtout aux riches et ne s’intéressaient guère à la plèbe. Celle-ci devait être facilement touchée par les arguments d’une secte qui prêchait l’égalité et le mépris des richesses. Car le christianisme fut, à son début, faute de mieux, un mouvement égalitaire, qui recruta ses adeptes dans les classes les plus humbles.

Paul était ouvrier tapissier et gagnait sa vie par son propre travail. Il disait : « Celui qui ne travaille pas ne doit pas manger. » Il n’y avait pas de prêtres ni d’évêques appointés, chez les premiers chrétiens.

Paul voyageait sans cesse, fondant un peu partout des groupes de fidèles, qui restaient en correspondance entre eux. Les adeptes se réunissaient pour prendre leurs repas en commun ; chacun apportait ses vivres. Des chrétiens dévoués (diacres et diaconesses) servaient leurs frères et leurs sœurs à table : ils le faisaient gratuitement, par pur dévouement. Les premiers représentants de l’Église catholique ont donc montré un désintéressement… que nous ne retrouverons plus dans la suite des siècles. Chaque groupe avait une caisse commune, dans laquelle chacun versait librement son superflu ou son obole.

Les Juifs orthodoxes voyaient d’un mauvais œil le développement de la nouvelle secte. Paul faisait appel, ô abomination, à des non-circoncis ; il infligeait plus d’une entorse à la vieille loi hébraïque. On voulut se défaire de lui, et il s’en fallut de peu que le christianisme fût étouffé dans l’œuf. Entre juifs et chrétiens, ces frères ennemis, la querelle allait en grossissant ; on en venait même aux mains. Paul faillit être assommé. Il fut mis en prison, mais sa qualité de citoyen romain le sauva.

Après saint Paul, l’Église continua à se développer lentement. Jérusalem avait été détruite et les Hébreux dispersés. À défaut des polémiques entre Juifs et Chrétiens, les Chrétiens vont à présent polémiquer entre eux, avec une âpreté sans précédent jusqu’alors.

Ils formaient alors des associations quasi-clandestines et purement laïques. À côté des diacres et des diaconesses dont j’ai parlé, ils avaient bien des évêques (episcopos), mais ces personnages remplissaient tout simplement un rôle de surveillants dans les assemblées. On les appelait aussi les Anciens. Les Chrétiens se reconnaissaient à l’aide de signes mystérieux et s’entouraient volontiers d’obscurité, bien qu’ils ne fussent pas encore persécutés. On peut même penser que la haine du peuple fut, en partie, éveillée par le caractère secret du christianisme, qui suscita des méfiances et une forte animosité. De là à leur attribuer la responsabilité des événements fâcheux (pestes, incendies, etc.), qui pouvaient se produire, il n’y avait qu’un pas à franchir.

Les premiers chrétiens croyaient la fin du monde imminente. Jésus l’avait annoncée. Ils attendaient son retour d’un moment à l’autre, Cette croyance (dogme de la Parousie) explique leur mépris des choses matérielles, du mariage et de l’amour ; elle explique aussi leur communisme et leur souci de travailler uniquement à leur salut spirituel, afin d’être prêts à comparaître bientôt devant le grand juge.

Les premiers actes d’intolérance furent commis par les chrétiens eux-mêmes, qui allaient la nuit détruire et renverser les statues des « faux dieux », ce qui exaspérait la superstition populaire. Autrement, on était très libéral à Rome, en matière de religion et les cultes les plus différents y voisinaient fraternellement sans se contrecarrer. Tout cela changea avec le christianisme qui ne tarda pas à attirer sur lui de terribles représailles.

L’ère des persécutions est souvent évoquée par les chrétiens modernes. Ils préfèrent nous parler des « martyrs chrétiens » que nous causer… des crimes de l’Inquisition, par exemple. Il faut bien dire que les premiers chrétiens n’ont jamais été persécutés d’une façon aussi odieuse, aussi systématique que le furent les hérétiques par l’Église. J’en donnerai une preuve : les chrétiens, en dépit de cette persécution, ont pu résister et développer leur Église, tandis que les Vaudois, les Albigeois et beaucoup d’autres ont totalement disparu devant la répression savamment organisée par les catholiques. Plus tard, le protestantisme fut étouffé complètement en Espagne et en Italie, par des moyens aussi barbares.

Une persécution absolue peut tuer une idée et la noyer dans le sang. Une demi-persécution la favorise au contraire, l’exalte et la stimule. Ce fut le cas pour le christianisme. Les Empereurs, menacés par les Barbares du dehors, n’avaient guère le loisir de le combattre assidûment.

Les chrétiens cherchèrent d’ailleurs à échapper à cette répression. Ils utilisèrent certaines lois, très libérales, sur les associations funéraires (Delaisi) et ils purent ainsi posséder légalement, recevoir des dons, etc. L’évêque ne fut plus simplement le surveillant, il devint l’administrateur et le trésorier, et comme il donnait tout son temps à ses fonctions absorbantes, il fallut le payer sur la caisse commune. Telle fut la véritable origine de la caste sacerdotale chrétienne. Les fonctionnaires appointés feront tous leurs efforts pour garder leur situation, augmenter leurs ressources et conquérir des prérogatives toujours plus grandes. C’est l’éternel phénomène que l’histoire de toutes les religions sans exception (et l’on pourrait même dire de tous les partis politiques et de tous les groupements sociaux) permet de constater.

À partir de ce moment, le rôle du clergé devint de plus en plus prépondérant. Mais chaque Église (ou chaque groupe) était autonome, obéissait aux prêtres qu’elle avait librement élus et se dirigeait à son gré. Les divers groupes n’étaient pas toujours d’accord, même en ce qui concernait les dogmes ; il en résultait de continuelles disputes entre toutes ces communautés, qui s’injuriaient de leur mieux.

Pendant les périodes de persécutions, le nombre des abjurations était d’ailleurs considérable. Bien peu de chrétiens avaient l’énergie de tenir tête à leurs persécuteurs. Ils faisaient semblant de se soumettre et attendaient tranquillement que la persécution ait cessé. La plupart des évêques donnèrent l’exemple de cet opportunisme.

Lesdits évêques étaient toujours élus, mais on exigea bien vite qu’ils fussent de « bonne naissance ». Progressivement, l’Église perdait son caractère démocratique.

Elle le perdit tout à fait le jour où les persécutions prirent fin. Les Empereurs avaient d’abord essayé de détruire la secte nouvelle, n’y parvenant pas, l’un d’entre eux, Constantin, songea à s’en servir comme d’un moyen de gouvernement.

Ce Constantin, que l’Église a longtemps honoré comme un saint, est le type du gouvernant machiavélique et du criminel sans scrupules.

Au ive siècle, le christianisme existait à peine, en tant qu’Église. Il n’y avait entre ses membres aucune unité de dogmes. En particulier, l’arianisme soulevait de perpétuels et violents conflits. Constantin sut exploiter cette situation.

On rougit presque de dire sur quelles insanités reposait la grande querelle arienne, qui retentit durant plusieurs siècles et engendra tant de luttes, souvent sanglantes… Arius se séparait de son collègue, l’évêque de Rome (il ne prenait pas encore le titre de pape : par contre, plusieurs évêques orientaux se faisaient appeler papes, sans y attacher une idée de suprématie sur les autres évêques, prétention devant laquelle personne ne se serait incliné) sur la question de la consubstantialité de Dieu le Père avec Dieu le Fils (Arius ne l’admettait pas de la même façon…) Ces chicanes faisaient la joie des païens, ainsi que les polémiques que les chrétiens se livraient sur la nature et l’origine du saint Esprit, sur l’époque où il fallait célébrer la Pâque ; sur le Baptême (est-il valable lorsqu’il est administré par un hérétique ?), sur la personnalité de Marie qui n’était pas encore promue au rang de mère d’un dieu, etc., etc. Telles étaient les ridicules disputes qui passionnaient la chrétienté. On n’arrivait pas à se mettre d’accord, ni sur les dogmes, ni sur les rites. Un concile (Elvire, 305), ne condamnait-il pas la coutume païenne d’allumer des cierges ? Les chrétiens ont changé d’avis, depuis lors, puisqu’on vend 100.000 kilos de cierges par an, rien qu’à Lourdes.

Bref, Constantin — qui n’était pas chrétien — s’interposa pour remettre un peu d’ordre dans l’Église. Il blâma Arius « pour avoir imprudemment initié le peuple à des mystères qui n’étaient point faits pour lui » ( ?  !), il fit appel à la modération des uns et des autres et il convoqua (325), le premier concile œcuménique (c’est-à-dire universel). Il ordonna que les prêtres seraient transportés gratuitement à Nicée, où devait se tenir le Concile. 2048 évêques accoururent, de toutes les provinces, « gens à tel point simples, ignorants et grossiers », mais pleins d’orgueil de se voir protégés par l’Empereur — alors que les persécutions dioclétiennes étaient encore présentes à toutes les mémoires.

Constantin assista au Concile et participa aux discussions — je répète qu’il n’était toujours pas chrétien, c’était en qualité d’Empereur qu’il agissait ainsi, cherchant uniquement à mettre la religion au service de ses intérêts, ainsi que l’ont fait par la suite les monarques de tous les temps et de tous les lieux.

Arius fut exilé et Constantin se rallia aux consubstantialistes. Mais l’arianisme continua de se répandre et le madré Constantin ne tarda pas à rappeler l’hérésiarque, à donner son appui aux idées ariennes et à envoyer promener les orthodoxes.

Nous saisissons là, sur le vif, l’attitude gouvernementale à l’égard des cultes. Elle n’est pas dictée par la croyance ou la foi, mais par les calculs politiques. Ajoutons que c’est seulement à son lit de mort que Constantin se décida à recevoir le baptême. C’est néanmoins grâce à lui et à ses combinaisons intéressées que l’Église chrétienne avait été tirée du néant, qu’elle avait acquis quelque puissance et qu’elle commençait à en imposer aux populations crédules.

Il m’est impossible de relater par le détail tous les avatars de l’Église, ses luttes avec les pouvoirs établis, ses efforts pour réaliser son unité et développer sa puissance. De plus en plus, l’évêque de Rome chercha à imposer sa tutelle à l’ensemble de l’Église ; il ne se contenta plus de détenir une primauté théorique sur les autres évêques, mais il voulut gouverner tyranniquement le clergé et le soumettre entièrement à ses caprices et à ses intérêts.

Bien entendu, c’est le peuple, la masse des producteurs et des opprimés, qui fit toujours les frais de ces compétitions entre évêques, papes, rois et empereurs. Les bergers se disputaient la laine, mais le troupeau était toujours tondu.

Pour arriver à ses fins, l’Église se montra toujours intolérante. Les rebelles, les insoumis furent toujours impitoyablement réprimés. Il en fut ainsi dès les origines, puisque Constantin, pour complaire aux catholiques, édicta la peine de mort contre tous ceux qui posséderaient des écrits de l’hérésiarque Arius (en attendant de se réconcilier avec celui-ci, par calcul). Le christianisme donnait donc, dès le ive siècle, l’exemple d’une férocité doctrinaire à laquelle le monde barbare n’avait pas été habitué.

Les successeurs de Constantin, en particulier Théodose, donnèrent à l’Église de Rome un appui très large et l’arianisme fut rapidement étouffé. Quant au paganisme, il subsista plus longtemps et il parvint même à pénétrer et à imprégner profondément les rites de la nouvelle religion.

A l’exemple de leurs empereurs, les riches romains se rallièrent au christianisme — les uns et les autres obéissaient au souci de conserver leurs privilèges. La religion du Christ avait été, au début, favorablement accueillie par les esclaves et les humbles, auxquels elle faisait entendre un langage vaguement égalitaire — se gardant bien, d’ailleurs, de leur conseiller la révolte. Au contraire, Saint-Paul avait dit : « Esclaves, obéissez à vos maîtres, dans la simplicité de votre cœur, avec crainte et tremblement, comme à Jésus-Christ lui-même. » (Ephésiens, VI, 5). La plupart des premiers Pères de l’Église, Saint-Ignace, Saint-Cyprien, etc., tinrent le même langage et conseillèrent aux esclaves, à l’instar de Saint-Paul, « de servir encore mieux ».

Les nobles romains comprirent qu’ils n’avaient rien à craindre des chrétiens et que leurs privilèges seraient au contraire consolidés par cette religion toute de résignation. Effectivement, sous Théodose, empereur très chrétien, il y a toujours des esclaves et des maîtres, rien n’est changé au sort des opprimés. Plus tard, l’esclavage fera place au servage, mais ce phénomène sera la conséquence de l’évolution économique. Le serf restera attaché à la terre et sera aussi cruellement exploité que l’esclave antique — sous le regard complice de la Sainte Église.

Saint-Hilaire de Poitiers, Saint-Basile, Saint-Isidore, ont pris la défense de l’esclavage. Saint-Augustin y voit une juste punition du péché. Le doux Chrysostome lui-même, qui compatit aux souffrances des esclaves, n’en déclare pas l’illégitimité. Saint-Bernard proclame que les possesseurs de serfs ont le droit de les corriger. Saint-Thomas d’Aquin, le grand docteur catholique, dira plus tard que la nature a désigné certains hommes pour être esclaves et Bossuet légitimera l’esclavage par un prétendu droit de conquête guerrière. Touchante unanimité à travers les siècles ! Du reste, l’Église possédait aussi des esclaves et des serfs et ce n’étaient pas les mieux traités — on sait que cet état de choses s’est prolongé en France jusqu’à la Révolution de 1789 et que les derniers serfs étaient… dans un monastère.

Tout ceci n’empêche pas certains casuistes d’affirmer que l’Église a supprimé l’esclavage !

Non seulement elle n’a rien supprimé, mais elle a permis l’esclavage des noirs, qui n’existait pas avant le christianisme et qui se développa durant plusieurs siècles, sous son aile charitable !  ! L’Afrique fut décimée, le Nouveau Monde fut mis au pillage, des millions d’hommes, de femmes, d’enfants, furent violentés, asservis, torturés par des rois très chrétiens, des soudards et des marchands de chair humaine — tous munis des bénédictions et des encouragements de l’Église.

Lorsque l’Empire romain s’écroula définitivement, l’Église de Rome, qui s’était appuyée sur lui et sur son aristocratie, demeura un moment désorientée dans le chaos et la confusion qui régnèrent alors en Occident. Elle ne tarda pas cependant à perdre toute inquiétude. L’Église était une des rares forces organisées qui n’ait pas été emportée par la tourmente. Elle bénéficia au contraire de cet immense bouleversement. Il n’y avait plus d’empereur à Rome, mais il y avait toujours un pape et il héritait, en partie, du prestige des anciens Césars, aux yeux des peuples habitués depuis si longtemps à obéir aux directives romaines. L’unité romaine impériale était abattue et morcelée, mais l’unité catholique demeurait. C’est au Moyen-âge, et particulièrement au ve siècle, qu’elle connaîtra l’apogée de sa puissance et qu’elle fera trembler les peuples barbares et leurs chefs grossiers et ignorants, proie plus docile encore, pour le prêtre, que les aristocrates affinés du régime impérial.

C’est également le prestige conservé par Rome, l’ancienne ville des Césars, qui permit à la Papauté de s’imposer à l’Église. Les autres évêques durent subir la loi de celui de Rome ; il leur fallait un chef unique, une direction centralisée. Où choisir ce chef, où placer cette direction, sinon dans la ville la plus célèbre du monde ? On ne fit intervenir que par la suite les arguments théologiques ; on fabriqua même de toutes pièces des documents. Par exemple, les fausses décrétales, 94 lettres papales, qui revendiquaient le pouvoir spirituel absolu pour la papauté ; la fausse donation de Constantin, qui fut invoquée pendant tout le Moyen-âge, pour justifier la puissance temporelle des papes (d’après Guignebert ce document aurait été fabriqué dans la seconde moitié du xviiie siècle). Pour le faux, le mensonge, la duplicité, l’autorité, le charlatanisme, l’Église grandissait en puissance et en richesse.

Dès ce moment (750 à 800), les États de l’Église sont constitués et possèdent à peu près la superficie qu’ils occupaient en 1870, lorsque le pouvoir temporel fut aboli.

En Gaule, l’Église n’avait pas tardé à s’appuyer sur les chefs barbares. La conversion de Clovis fut conduite avec habileté. Le roi des Francs fut manœuvré par sa femme Clotilde, dirigée elle-même par Rémi, évêque de Reims. Combien de fois l’Église a-t-elle utilisé la femme naïve et dévote ! Combien de crimes ont été commis par les rois et les princes, pour plaire aux confesseurs de leurs femmes !

Ce Clovis, qui fut l’élu des prêtres, était l’être le plus sanguinaire et le plus cruel que l’on puisse imaginer ; il fit assassiner perfidement tous les autres rois francs pour s’emparer de leurs terres. « Tout lui réussissait, dit Grégoire de Tours (qui fut béatifié par l’Église !) parce qu’il marchait le cœur devant Dieu ». Les évêques sont les meilleurs courtisans de l’assassin royal — et cela se comprend : à chacun de ses crimes, pour obtenir une facile absolution, Clovis faisait des largesses au clergé. C’est à ce moment qu’il faut placer l’origine de la fortune mobilière du clergé en France. L’Église reçut de Clovis des domaines immenses et sa fortune devint scandaleuse.

Elle en fut, moralement, la première victime, car le haut clergé fut profondément gangrené par l’amour du luxe. Il se vautra dans les pires débauches et commit tant d’excès que des efforts seront tentés, à maintes reprises, pour réformer l’Église, mais ces efforts seront toujours étouffés par l’oligarchie sacerdotale.

C’est au ve siècle que se développe en Occident le monachisme. Les couvents, fondés parfois par des âmes sincères et justes, parfois par des fanatiques avides de dominer la société. Des milliers d’hommes et de femmes allèrent vivre dans les couvents et les monastères. Ces institutions étaient d’abord isolées et se gouvernaient elles-mêmes, sous la tutelle de l’Église, mais par la suite elles furent reliées et formèrent ces redoutables congrégations répandues dans le monde entier et obéissant à une direction centrale. Les congrégations et le monachisme ont contribué pour une large part à la puissance de l’Église. Inutile d’ajouter que la société n’y gagna rien. Le peuple eut à nourrir des centaines de milliers de fainéants et de mendiants qui passaient leur temps dans l’oisiveté ou dans la prière improductive. Trop souvent les couvents étaient le théâtre des pires turpitudes, de folles orgies et de débordements luxurieux.

L’Église s’adapta à la barbarie germanique, comme elle s’était adaptée naguère à l’impérialisme décadent de Rome, comme elle s’adaptera tour à tour, par la suite, à la féodalité, à la monarchie absolue, à la république parlementaire même, toujours soucieuse de faire valoir des « droits » et ne s’estimant jamais satisfaite des concessions obtenues.

A partir du ve siècle, l’audace des Papes ne connaît plus de bornes. Ils veulent gouverner la terre entière et la soumettre à leur loi.

On connaît la théorie des deux glaives, proclamée par saint Bernard. Le glaive spirituel appartient à l’Église ; le glaive temporel appartient aux princes, mais sous le contrôle de l’Église. Celle-ci revendiquait donc, en somme, la direction absolue des âmes et des corps.

Les rois et les princes se sont toujours appuyés sur l’Église et la religion, pour maintenir les peuples dans la sujétion, mais ils ont toujours résisté aux empiétements du monde clérical — qui ne visait à rien moins, en dernier ressort, qu’à les déposséder.

Lorsque Charlemagne fait l’apologie de l’Église ( « Nous ne pouvons comprendre comment ceux qui seraient infidèles à Dieu et à ses ministres, nous seraient fidèles à nous-mêmes », Laurent I, 195), il raisonne absolument comme Louis XIV dictant ses volontés dernières à son fils : « Vous devez savoir avant toute chose, mon fils, que nous ne saurions montrer trop de respect pour celui qui nous fait respecter de tant de millions d’hommes. » (cité par l’Action Française, 20 mars 1926). Les rois ne peuvent se passer des prêtres, ni les prêtres des rois (à moins qu’ils ne soient rois eux-mêmes). Il est vrai qu’on a vu bien des rois se faire prêtres et même dieux… Excellent moyen de se faire adorer et d’imposer ses volontés !

Un grand sujet de querelle entre l’Église et le Pouvoir civil a toujours été la question des investitures, la nomination des Évêques. Le pape déclare posséder, de droit divin, la faculté de nommer les évêques. Pourtant, à l’origine, ils étaient élus par les fidèles, comme je l’ai dit plus haut. Mais les rois, à l’instar de l’empereur Charlemagne, voulaient nommer eux-mêmes les évêques. C’était pour eux une source de gros bénéfices et un moyen de caser leurs créatures. Précisément, parce que cette nomination produisait de fructueuses ressources, Rome entendait bien être seule à l’exercer. Le conflit était fatal et renaissait sans cesse. La « Simonie » régnait dans toute la chrétienté et les sièges d’évêques et d’archevêques étaient vendus au plus offrant. Que ce soit en Allemagne, en France, en Angleterre, etc., des luttes longues et rudes furent livrées autour de ces prébendes — et elles se terminèrent souvent… à Canossa —, car les Papes étaient généralement supérieurs aux princes dans le génie de l’intrigue et du machiavélisme.

Le Moyen-âge est l’époque des Conciles. Les évêques se réunissent souvent et prennent d’un commun accord (parfois après de répugnants marchandages et de cyniques comédies) les décisions concernant la vie et l’organisation de l’Église, la définition des dogmes. De bonne heure, les Papes virent d’un mauvais œil cette autorité fonctionner à côté (et même au dessus) de la leur. Il y eut des conflits entre Papes et Conciles. Puis les Papes parvinrent à les rendre inoffensifs et à les régenter d’autant plus aisément que leur pouvoir personnel avait grandi et s’était fortifié.

Au sommet de leur tyrannie, les Papes avaient la prétention de déposer les rois, de leur enlever leur royaume pour en faire cadeau à des princes plus méritants. Ce triomphe fut éphémère et l’Église dut se montrer moins exigeante. Si elle avait réussi, l’humanité toute entière eut été soumise au régime effroyable d’une théocratie, dont le despotisme n’aurait connu aucune limite et n’aurait été modéré par aucun contrepoids.

Cependant, l’Église conserva son indépendance absolue et des privilèges très étendus. Les prêtres étaient exempts de toutes charges ; ils échappaient aux juridictions ordinaires et ne pouvaient être jugés que par leurs pairs, ce qui leur assurait l’impunité, la plupart du temps. L’État civil était entre les mains des ecclésiastiques, qui instruisaient également un grand nombre d’affaires laïques, en particulier toutes celles qui intéressaient les « crimes » contre la religion, le blasphème, l’hérésie et même l’adultère.

L’Empereur d’Allemagne, Frédéric Barberousse, soutint une guerre épique contre la Papauté, qu’il dut renoncer à subjuguer.

Le roi de France Philippe le Bel lutta également contre les papes et parvint à leur arracher quelques bribes d’indépendance. (Il fut excommunié et le pape Boniface VIII eut même la prétention de « donner » le royaume de France à Albert d’Autriche). Ce fut le germe du « gallicanisme ». A travers les siècles, d’innombrables efforts seront faits pour assurer au clergé de France (Gallican), une vie indépendante. Ces efforts tiendront en échec, pendant longtemps, la tyrannie romaine. C’est seulement au xve siècle que celle-ci triomphera et que l’ultramontanisme supplantera le gallicanisme dans notre pays. On doit le regretter car ce dernier obéissait à des traditions plus libérales ; il était moins absurde et moins fanatique. La victoire du romanisme, l’assujettissement des clergés nationaux à la puissance internationale catholique (dirigée en fait par les Jésuites actuellement) a marqué une recrudescence de l’obscurantisme et de l’esprit réactionnaire.

Il est un domaine où l’Église et la Royauté surent toujours fraternellement s’entendre : je veux parler de la répression des hérésies. l’Église, par une suprême hypocrisie, déclarait ne pas vouloir verser le sang elle-même (elle le faisait pourtant dans les États de l’Église), et elle remettait les hérétiques au pouvoir civil pour qu’ils soient punis et châtiés. Odieuse comédie, dont personne n’est plus dupe. La responsabilité des hécatombes d’hérétiques incombe directement à l’Église et à son intolérance, dont les rois ont été les odieux complices.

Lors de leur sacre, l’Église imposait aux rois de France le serment solennel d’exterminer les hérétiques.

Au lendemain du massacre de la Saint-Barthélemy, le Pape fit sonner les cloches à Rome et envoya ses félicitations à Charles IX, avec une médaille commémorative.

Des centaines d’exemples du même genre pourraient être donnés, si l’on n’était fixé sur la mansuétude et la douceur de l’Église — de ses inquisiteurs et de ses tortionnaires.

Cette Église, qui fera grise mine au mouvement libérateur des communes et cherchera à le contrecarrer partout où elle y aura intérêt, cette Église va donner toute sa mesure dans la répression des hérésies apostoliques, vaudoises, albigeoises, etc. Tous ces hérétiques sont des gens qui réclament naïvement la réforme d’un clergé pourri de vices. On les massacre sans pitié et le Pape excite à la dévastation de provinces entières. L’extermination des Albigeois dura 20 ans ; c’est une des pages les plus sanglantes de l’histoire.

C’est également la Papauté qui organise ces guerres imbéciles, ces criminelles expéditions connues sous le nom de Croisades. Elles dressèrent l’une contre l’autre deux civilisations faites pour s’équilibrer et engendrèrent une période de misères et de famines cruelles. Ces expéditions barbares sont la honte de l’Église du Moyen-âge.

En 1302, le pape Boniface publie sa bulle Unam Sanctam dans laquelle il déclare que la soumission au pontife romain est pour toute créature humaine une condition de salut. Déjà le Concile de Latran (1215) avait jeté les bases de l’Inquisition, pour briser l’hérésie par le mouchardage et la délation. L’Inquisition est une des institutions les plus néfastes que la malfaisance ecclésiastique ait imaginées.

Mais l’Église trop riche et trop puissante va être déchirée et divisée ; en conséquence même de son avidité. Les cardinaux se disputent autour de la tiare divine ; leurs votes sont trafiqués, les compétitions s’enveniment, et c’est le grand schisme d’Occident : deux papes règnent en même temps, l’un à Rome, l’autre à Avignon. Ils ont chacun leurs partisans, rois, cardinaux et évêques, qui les soutiennent — ils ont chacun un troupeau de fidèles qu’ils oppriment et escroquent de leur mieux. A un moment donné, il y eut même trois papes à la fois… Mais l’Église n’en était pas moins féroce, puisque c’est à ce moment que le grand penseur tchèque Jean Hus fut condamné à mort par le Concile de Constance (1417), où il avait été traîtreusement attiré (on lui avait promis la vie sauve s’il venait s’expliquer… et on l’envoya au bûcher. Voilà l’âme de l’Église !) Après la mort de Hus, de longues guerres religieuses éclatent en Bohème, préparant le terrain à l’esprit de révolte, qui produira plus tard la réforme et le protestantisme.

C’est encore à cette époque (1431) que l’Église Française encanaillée avec le roi d’Angleterre, fit brûler Jeanne d’Arc pour lui plaire. Toujours à la solde des puissants, l’Église s’associe volontiers à leurs crimes. Plus tard, les Anglais étant vaincus et le roi de France (Charles VII) ne voulant pas être considéré comme le complice d’une sorcière, l’Église acceptera de la réhabiliter. Depuis, elle l’a même canonisée et se sert de sa malheureuse victime pour exploiter la crédulité patriotique et remplir ses coffres.

Après la prise de Constantinople par les Turcs (1453), les savants et les artistes grecs se réfugièrent en Occident, où l’on sentait le besoin de réagir contre la torpeur interminable du Moyen-âge. Ce fut la Renaissance, qui vit le réveil des arts et de la pensée, l’épanouissement trop longtemps comprimé des facultés humaines.

Les Papes essaient encore de s’imposer aux rois. Le pape Jules II (1510) émet la prétention de donner le royaume de France au roi d’Angleterre. Il échoue. Par la suite, devenus plus subtils, les Papes renonceront à ces méthodes brutales ; ils se contenteront de gouverner les rois d’une façon occulte et sournoise.

D’ailleurs, c’est la Réforme qui éclate (1517), jetant l’anathème à la face d’une Église impure et corrompue. Les hontes du clergé, ses vols, ses crimes, sont marquées au fer rouge. Des peuples entiers (Allemagne, Angleterre, Pays scandinaves, Suisse, etc.) se séparent de l’Église. En France, une lutte implacable met aux prises les catholiques et les huguenots. Partout, le catholicisme est ébranlé, sans que ses chefs consentent à le réformer — ce qui donnerait raison à l’adversaire.

Le Concile de Trente (il dura, avec des intermittences, de 1545 il 1563), vint raffermir l’autorité chancelante de l’Église et serrer les rangs autour du Saint Siège. Ce Concile était composé des créatures du Vatican en majorité (189 Italiens contre 66 prélats seulement des autres nationalités). La direction de l’Église (et les profits qui en résultent !) se concentre ainsi de plus en plus entre les mains du clergé italien. Il en est encore de même aujourd’hui, et l’on sait que, depuis très longtemps, le pape est toujours de nationalité italienne.

Le Concile de Trente édicte des prohibitions sévères contre les hérétiques et leurs ouvrages. Il publie un catéchisme détaillé, qui inspire encore, en matière de foi, les théologiens catholiques. C’est également à cette époque (1600), que Giordano Bruno est brûlé vif à Rome, et que l’Église enferme et condamne (1633) le grand astronome Galilée.

En France, les luttes religieuses s’étaient calmées. Elles ne devaient pas tarder à reprendre en raison de l’intolérance catholique, des excitations d’une société de fanatiques, la compagnie du Saint Sacrement et surtout d’une secte nouvellement créée par un ancien soldat espagnol Ignace de Loyola, sous le nom de Compagnie de Jésus.

Ce groupement, mi-religieux, mi-militaire devint une phalange entièrement dévouée à la Papauté. Il exigeait de ses membres l’obéissance la plus servile et il domestiquait leur conscience et leur volonté par des procédés abrutisseurs dont les Exercices spirituels nous offrent un vivant exemple.

Grâce aux Jésuites, la dissolution de l’Église fut arrêtée ; la lutte contre les protestants fut organisée plus efficacement ; les disciplines intérieures du clergé se resserrèrent. La mentalité des prêtres ne fut pas améliorée, loin de là, mais ils devinrent plus prudents, plus dissimulés. On n’assista plus aux débordements d’un Alexandre VI (Borgia), ce pape lubrique, empoisonneur et assassin, de ses acolytes et de ses successeurs. On ne vit plus un Léon X créer d’un seul coup 31 cardinaux, pour emplir ses caisses, qui étaient vides. Les formes furent mieux respectées et l’on sauvegarda les apparences.

Si l’on veut diviser l’histoire de l’Église en périodes, je propose la classification suivante :

1° La période héroïque, ignorante et miséreuse ; le dogme n’est pas encore défini et la cléricaille n’existe pas ;

2° La période d’adaptation, après Constantin. Le dogme est violemment discuté entre évêques qui recherchent les faveurs du pouvoir ;

3° Période d’épanouissement. L’Empire est tombé. L’Église manœuvre à travers les siècles barbares ; elle assujettit les princes ; elle amasse des richesses. Le pouvoir des Papes se dessine, très limité encore par les Conciles ;

4° La période du triomphe. Les Papes se grisent de leur puissance, essaient de briser les rois et de dominer le monde entier. Ils noient les hérésies dans le sang ;

5° La période de la jouissance. L’Église est en rut. Les festins et les orgies succèdent aux supplices de libres penseurs et d’hérétiques ;

6° La période du jésuitisme. Instruits par l’expérience, les chefs de l’Église ont appris à louvoyer et à mentir, à cacher leurs tares, à frapper dans l’ombre, à agir d’une façon souterraine pour diviser et dominer les peuples sans se compromettre.

Cette période dure encore aujourd’hui.

C’est grâce aux Jésuites et à leur enseignement perfide que ces méthodes ont été adoptées — non sans résistance, au début. (Un pape fut même obligé, sous la pression de l’opinion publique, de les dissoudre).

Ces méthodes, nous les voyons à l’œuvre dans l’assassinat des rois Henri III et Henri IV, coupables de montrer un zèle trop modéré en faveur de l’Église ; nous les retrouvons dans la lutte menée contre les Jansénistes, violemment persécutés ; dans la révocation de l’Édit de Nantes et la chasse aux protestants, torturés, envoyés aux galères, obligés de s’enfuir à l’étranger au nombre de 400.000 ! Cette épouvantable oppression valut à Louis XIV (dont les confesseurs étaient Jésuites et dont les maîtresses étaient également les instruments de l’Église) les remerciements du Vatican et les plats éloges du vil courtisan Bossuet.

Nous arrivons ainsi à la Révolution Française. Le peuple était las de ses misères ; la bourgeoisie aspirait à secouer le joug des nobles et des prêtres. L’Église était très puissante et le clergé était, en 1789, le premier ordre de l’État. « Il comprenait environ 130.000 individus, dont 60.000 religieux ou religieuses et 60.000 curés ou vicaires. Les domaines, au bas mot, valaient 3 milliards et donnaient un revenu net de 80 à 90 millions. La dîme en produisait à peu près autant. Avec les dons de toutes sortes, on peut estimer à 5.200 millions de livres les revenus du clergé. Il disposait ainsi d’une rente annuelle égale aux deux cinquièmes du budget de L’État. » (Desdevizes du Dézert, l’Église et l’État en France.)

« Notre budget étant, en 1925, de 30 milliards, le clergé percevrait donc par an douze milliards, si nous n’avions pas fait la Révolution. » (Dr Mariavé.)

De tels chiffres devraient faire réfléchir ceux qui ne sont pas encore convaincus de la malfaisance sociale de l’Église.

Le petit clergé était du reste exploité par ses évêques et ses archevêques ; beaucoup de curés de campagne virent d’un œil favorable le nouvel état de choses basé sur l’égalité et la liberté.

Au début, la Révolution ne fut pas dirigée contre l’Église. La plupart des révolutionnaires étaient du reste des croyants et des chrétiens convaincus. Toute leur ambition se bornait à restreindre les appétits dominateurs du haut clergé. Ils mirent la main sur les immenses domaines de l’Église et promulguèrent la constitution civile du clergé. Mais le Pape (Pie VI) poussa ses ouailles à la résistance ; pour conserver une source de revenus importants, il n’hésita pas à mettre la France à feu et à sang. L’insurrection catholique déchira la Bretagne, la Vendée et trente autres départements.

Puisque les curés agissaient en contre-révolutionnaires ardents, la Convention n’hésita pas à engager la lutte contre eux et à prendre des mesures contre l’Église d’abord, contre la Religion ensuite. Le nombre des athées allait d’ailleurs en augmentant, en dépit des efforts tentés pour fonder une « religion laïque », le culte de la Raison d’abord, la Théophilanthropie ensuite.

Mais la Révolution avortait dans les déchirements des factions et les rivalités des politicailleurs. Bonaparte prenait le pouvoir et songeait immédiatement à se servir de l’Église, bien qu’il fut personnellement incroyant et même anti-papiste. L’Église accepta avec joie le Concordat qui lui était offert, et le Pape vînt sacrer Napoléon — chacun des deux confrères espérait bien rouler l’autre et garder pour lui-même tout le profit de l’entreprise. Napoléon ne se laissa pas faire ; il eut à lutter avec l’Église (assez servile pour introduire la saint Napoléon au calendrier… mais toujours aussi avide et ambitieuse). Il alla jusqu’à faire enfermer le Pape. Néanmoins, l’Église avait retrouvé sa puissance disparue, et lorsque le brigand corse eut été abattu, ce fut elle la grande victorieuse. A travers le xixe siècle, nous la voyons consolider patiemment ses positions, mettre la main sur l’enseignement (loi Falloux), couvrir la France du pullulement de ses congrégations voleuses et abrutisseuses. Nous la voyons s’adapter successivement aux divers régimes et passer indemne à travers les révolutions. En 1848, par exemple, l’archevêque de Paris, Affre, se hâte de reconnaître la République ; il est suivi par tout l’épiscopat français — et les curés bénissent les arbres de la liberté ! —. Les Jésuites sont partout et font une propagande fructueuse ; les communautés religieuses se multiplient sous le regard niaisement favorable des républicains. Mais… dès le lendemain du coup d’État de 1851, l’Église faisait volte face et se prosternait aux pieds de Napoléon III. Il se trouvait même un évêque, celui de Nancy, pour prononcer la phrase cyniquement célèbre : « Monseigneur, vous êtes sorti de la légalité pour rentrer dans le droit ! »

Partout, l’Église retrouvait sa force. L’hérésie protestante avait cessé de se développer, et la plupart des rois, effrayés par la Révolution mettaient toute leur confiance dans la religion — l’opium des peuples !

Cependant, l’Italie était travaillée par le désir de réaliser son unité nationale. Grâce à l’impulsion d’énergiques républicains athées (comme Garibaldi, Mazzini, etc.), le pouvoir temporel des papes fut aboli. C’était un rude échec pour l’Église. Mais le Vatican, loin de s’incliner, fit proclamer (1870), le dogme de l’infaillibilité du pape.

La Papauté n’a pu jusqu’ici reconquérir sa puissance temporelle, et il paraît improbable qu’elle y parvienne. L’Église a du reste tiré très habilement parti de la situation qui est faite à son chef et s’est employée à en tirer une sorte d’auréole morale, qui a facilité la propagande catholique à travers le monde. Le rayonnement de L’Église s’est encore étendu.

Le protestantisme est en recul et en décroissance dans tous les pays d’Europe. A Genève (la « Rome » du calvinisme), les catholiques sont plus nombreux que les protestants. En Hollande, en Angleterre, dans les Pays scandinaves, L’Église romaine fait de continuels progrès. En France, les réformés ne sont qu’une petite minorité. Mais c’est surtout aux États-Unis que les catholiques ont travaillé, mettant à profit le libéralisme trop complaisant de la République américaine (si dure pour la classe ouvrière et si favorable à la clique romaine, qui en a profité pour s’insinuer partout et s’emparer de la moitié des postes de l’État). Les États-Unis sont à la veille de nouveaux conflits religieux ; ils devront briser la puissance catholique s’ils ne veulent pas être subjugués par elle.

En France, la situation de L’Église est moins compromise que ne le disent ses partisans. Après l’affaire Dreyfus, au cours de laquelle L’Église était apparue comme la fidèle associée de l’État-major, la séparation des Églises et de l’État fut votée, sous la pression d’une ardente campagne populaire. Mais cette loi, escamotée et viciée par un Briand, ne fut pas appliquée intégralement. Ses prescriptions concernant la formation des associations cultuelles sont restées lettre morte et l’État Français continue à laisser gratuitement à L’Église la jouissance des édifices qui appartiennent cependant à la Nation. Tandis que les travailleurs manquent de locaux et sont obligés de se réunir chez les marchands de vins, des centaines d’églises et de chapelles (propriétés nationales) sont abandonnées à L’Église — qui se dit persécutée, par dessus le marché — sans un centime de redevance ou de location.

C’est le Pape Pie X (1907), qui a empêché les catholiques français de former des associations cultuelles, sous prétexte que ces associations violaient les droits de la hiérarchie ecclésiastique, base essentielle de L’Église. On voit que le catholicisme entend demeurer ce qu’il a voulu être depuis Constantin, une monarchie absolue.

L’an dernier (1925), les cardinaux français ont publié un manifeste virulent contre les idées laïques. Ce manifeste mérite d’être considéré comme le prolongement des célèbres encycliques lancées par le pape Grégoire XVI le siècle dernier ; son esprit est identique à celui du Syllabus, publié en 1864, par Pie IX. L’Église maintient donc toutes ses prétentions. Entre elle et le monde moderne, l’esprit de libération scientifique, l’effort pour un monde plus juste et plus heureux, la lutte ne saurait prendre fin.

Certains efforts ont été tentés, au sein même de L’Église, pour atténuer son autoritarisme et pour la réconcilier avec les tendances libérales de la société. Ces efforts ont-ils été toujours sincères ? Ne constituent-ils pas, plus souvent, une subtile manœuvre destinée à donner le change aux naïfs, en les trompant sur les véritables sentiments de L’Église ? Le pape Léon XIII lui-même, en fin diplomate, a cru nécessaire de consentir quelques concessions superficielles (et purement verbales au surplus), aux idées du siècle. Lorsqu’il s’est agi de prendre position, Léon XIII lui-même, après avoir tergiversé et hésité, a désapprouvé formellement les tendances libérales.

Comment la Papauté pourrait-elle faire droit à certaines revendications libérales, à celles, par exemple, qui se plaignent que le pape, depuis la séparation, ait nommé les nouveaux évêques sans consulter le clergé français ? Ce serait la fin de son absolutisme — et elle a lutté pendant mille ans pour le cimenter !

Le catholicisme libéral a donc été vaincu et solennellement réprouvé à plusieurs reprises. Le Sillon fondé par Marc Sangnier a dû se soumettre également (il a laissé place à un mouvement de même inspiration, moins audacieux pourtant : la Jeune République, qui s’attache à entretenir l’équivoque et la confusion, pour empêcher les partis avancés de reprendre la lutte nécessaire contre le cléricalisme et l’obscurantisme religieux). Dans le domaine scientifique, les intransigeants l’ont également emporté sur les libéraux. Le modernisme fut condamné avec éclat.

Le libéralisme de ces catholiques d’avant-garde il toujours été très relatif, il faut le dire. Dès qu’il s’agit de défendre les privilèges de L’Église, ils y renoncent rapidement et font bloc avec les ennemis du progrès. N’a-t-on pas vu, en 1829, les libéraux s’indigner contre la nomination du protestant Guizot à la Sorbonne ? En 1862, ne s’élevèrent-ils pas contre l’entrée du libre penseur Renan, au Collège de France, et Dupanloup ne prenait-il pas l’engagement de faire tout son possible pour le faire chasser de l’enseignement ? Il se disait pourtant libéral et on l’aurait indigné, ainsi que ses amis, en le traitant de clérical.

En 1910 — hier — Pie X ne faisait-il pas une orgueilleuse déclaration, faisant l’apologie du passé de L’Église (de ce passé honteux dont je viens de donner un très modeste aperçu), et n’osait-il pas prononcer les réactionnaires paroles suivantes :

« Qu’ils soient persuadés que la question sociale et la science sociale ne sont pas nées d’hier ; que, de tout temps, L’Église et l’État, heureusement concertés, ont suscité dans ce but des organisations fécondes ; que L’Église, qui n’a jamais trahi le bonheur du peuple par des alliances compromettantes, n’a pas à se dégager du passé et qu’il lui suffit de reprendre, avec le concours des vrais ouvriers de la restauration sociale, les organismes brisés par la Révolution et de les adapter, dans le même esprit chrétien qui les a inspirés, au nouveau milieu créé par l’évolution matérielle de la société contemporaine. Car les vrais amis du peuple ne sont ni révolutionnaires, ni novateurs, mais traditionalistes. »

Leurs traditions nous les connaissons. Je n’y insisterai donc pas. Il s’agit simplement de savoir si nous resterons indifférents devant cette institution néfaste, — et si puissante encore.

M. Houtin dénombrait récemment l’armée catholique, d’après l’Annuaire pontifical pour 1924. Cette armée comprend 1.024 évêques latins, 87 évêques orientaux (dépendant de Rome), 18.304 jésuites, 17.000 frères mineurs, 9.650 capucins, 7.038 bénédictins, etc., etc. ; des curés et des vicaires par centaines de milliers, des congrégations innombrables et des missionnaires dans tous les pays du monde. De toutes les Églises actuellement existantes, L’Église romaine est, sans contredit, et de beaucoup, la plus solidement organisée, la plus riche et la plus redoutable. Que sont, en face d’elle les confréries de marabouts et de muezzins musulmans, les rabbins juifs, les pasteurs protestants divisés en nombreuses sectes hostiles ou les lamas du Tibet perdus dans leurs montagnes lointaines ?

Des centaines de milliers de femmes sont également domestiquées fanatisées, suggestionnées par L’Église, au point de lui consacrer leur existence, de renoncer à l’amour et à la maternité et de se soumettre à la plus insupportable tyrannie dans les couvents et les maisons religieuses.

L’Église est devenue très habile, On l’a vu récemment, par son attitude à l’égard du dictateur Mussolini. Celui-ci ne peut gouverner sans L’Église et cet ancien socialiste révolutionnaire fait risette au Pape pour obtenir son concours. Quel rapprochement édifiant ! Comme Bonaparte autrefois, Mussolini aide l’Église à abrutir le peuple — pour l’asservir plus facilement.

N’avons-nous pas vu, au cours de cette rapide et insuffisante promenade à travers l’histoire des peuples, que les Eglises — toutes les Eglises — ont toujours été associées aux autorités — à toutes les autorités ? Le prêtre n’est-il pas le complice du seigneur, du riche, du guerrier ?

Un monde meilleur restera chimérique aussi longtemps que les Eglises ne seront pas réduites à l’impuissance, que les castes sacerdotales ne seront pas dispersées sans pitié, que le cerveau de l’enfant ne sera pas radicalement et définitivement soustrait à leur déformation abêtisseuse. Toute faiblesse à l’égard de ces malfaiteurs serait une coupable faute pour l’avenir de l’humanité. — André Lorulot.