Aller au contenu

Encyclopédie anarchiste/Étude - Expiation

La bibliothèque libre.
Collectif
Texte établi par Sébastien Faure, sous la direction de, La Librairie internationale (tome 2p. 724-734).


ÉTUDE. Pour arriver à connaître un objet, il faut y mettre de l’application : on appelle étude cette application de l’esprit à un objet (science, lettre, art). « Faire ses études » se dit communément dans le sens de « recevoir de l’enseignement », mais il est évident qu’on peut avoir reçu beaucoup d’enseignement et avoir peu étudié, c’est-à-dire appliqué son esprit.

Il fut un heureux temps où le génie semblait suppléer à tout ; quelques notions d’un art ou d’une science, alliées à une forte originalité, suffisaient à faire découvrir des horizons merveilleux. Pourtant, si l’on vit surgir, du sein de l’Europe christianisée, une Renaissance du sentiment et de la pensée antiques, c’est que l’imprimerie venait de mettre chacun en état d’étudier.

Le terrain conquis par l’étude est actuellement vertigineux. À l’infini, il s’étend devant nos regards ; personne ne peut plus se vanter de l’avoir tout parcouru. Chacun se voit obligé de se borner à en étudier un champ relativement très restreint : c’est l’ère des spécialistes. Des intelligences de premier ordre sont même absorbées, leur vie durant, par le travail d’emmagasinement, de classement de tous les lambeaux de vérité, butin journalier d’une armée de chercheurs. Dans les arts comme dans les sciences, dans les sciences appliquées aussi bien que spéculatives, longuement il faut préparer et documenter le moindre sujet avant que d’agir, si tant est que c’est la réalisation d’une œuvre de valeur qu’on ambitionne, et non le triste succès qu’accordent les foules aux hâbleurs qui pullulent.

Dans la lutte pour la vie, les connaissances acquises jouent un rôle prépondérant. Lutter, c’est comprendre son adversaire — personne ou milieu —, deviner ses actions futures en suivant ses raisonnements : plus on est instruit, plus on est à même de lutter… C’est ce qui semble asseoir sur le roc l’injustice dans la société, où tout favorise les études des uns et empêche ou entrave celles des autres. Quelle différence, en effet, entre le jeune bourgeois, bien nourri, bien vêtu, encouragé moralement et matériellement, pour qui on aplanit tous les obstacles, et le jeune pauvre pour qui ni lui-même, ni les autres, parents et instituteurs, n’osent avoir de l’ambition ! Il sait, chacun sait, ce que l’avenir lui réserve : travail, résignation. Même ses études primaires sont bâclées, car ce n’est pas dans les quartiers populeux ou les villages misérables qu’on envoie les bons instituteurs, le meilleur matériel d’enseignement. Le fils d’ouvriers, ni les siens, n’en souffrent guère d’ailleurs ; ils ne sont pas en état d’évaluer ce dont la Société les prive : sauf hasard, ils ne s’en indignent jamais.

Mais ce hasard se produit parfois ; il arrive qu’un enfant veut savoir, et c’est le drame. La vie l’étreint, l’empêche de retourner sur ses pas ; elle dit : « Sers ! » et le voilà machine à tuer… ; elle dit : « Travaille ! » et il courbe l’échine. S’il résiste, elle le bouscule ; s’il acquiert un peu de savoir et se révolte, elle lui vole son pain. Il lui faut une énergie inouïe pour se procurer, en cours de route, ce que le bourgeois savait à l’heure du départ. Telles sont les études de certains prolétaires-exceptions…

Il est pourtant indispensable que le prolétaire étudie, s’il veut « parvenir », quel que soit le sens que son déterminisme accorde à ce mot. Mais, d’autre part, trop de bonne volonté, trop d’enthousiasme et d’énergie se perdent dans une lutte inégale avec des ennemis plus instruits, à qui l’érudition permet facilement de dénaturer et ridiculiser les arguments. La collaboration et l’entraide pourraient grandement faciliter la tâche aux autodidactes. Et pourquoi ne pas retirer de l’enseignement officiel ce qu’il peut nous donner ? Partout, il y a des cours d’adultes ; beaucoup pourraient profiter de l’enseignement professionnel ; bien souvent, les Facultés ont des cours gratuits ouverts au public. Les « exceptions » doivent cesser de l’être — nombre de militants, dans nos milieux, sont de ces prolétaires-exceptions — mais des difficultés insurmontables les ont arrêtées en chemin. Tâchons donc de faciliter et d’organiser les études des nôtres, en attendant que soit résolu le problème de l’École anarchiste.


ÉTYMOLOGIE n. f. (du grec etymos, vrai, et logos, discours). Origine d’un mot. L’étymologie est une science qui s’occupe à rechercher les dérivations des mots par rapport à leur racine. C’est une science très ancienne, puisque Platon, Aristote en Grèce, César et Cicéron chez les Romains, se livrèrent avec plus ou moins de succès à des recherches étymologiques.

« Les étymologies, dit Dumarsais, servent à faire entendre la force des mots et à les retenir par la liaison qui se trouve entre le mot primitif et le mot dérivé ; de plus, elles donnent de la justesse dans le choix de l’expression. »


EUNUQUE n. m. (du grec euné, lit, et ekhein, garder). Qui a la garde du lit. Un eunuque est un homme qui a subi la castration des parties sexuelles et qui en Orient était préposé à la surveillance et à la garde des femmes des harems.

Les mœurs barbares, inhumaines, qui consistaient à se mutiler pour obtenir une dignité ou simplement un emploi tendent à disparaître et l’on peut dire que dans les pays civilisés on ne fait plus d’eunuques. La Turquie qui était, en Europe, l’unique pays où la polygamie était officiellement, légalement autorisée, entre dans le modernisme et avec la fin des harems et l’émancipation de la femme disparaît cet être incomplet : l’eunuque.

Le christianisme eut également ses eunuques, et à l’origine, des hommes se mutilaient volontairement par un raffinement d’ascétisme, mais ces pratiques furent condamnées par le concile de Nicée.

D’autre part, en Italie, la castration des parties sexuelles fut longtemps pratiquée afin de conserver aux hommes une voix de soprano, et de leur permettre de chanter dans les églises où les femmes n’étaient pas admises. C’est ainsi que l’on obtint les fameux Chœurs de la Chapelle Sixtine.

L’eunuque se distingue par la mollesse de ses chairs, ses traits et ses formes qui se rapprochent de ceux de la femme.


EUPHONIE n. f. (du grec eu, bien, et phoné, voix). Facilité de prononciation. Assemblage harmonieux de voyelles et de consonnes permettant de rendre une prononciation douce et agréable. C’est par euphonie que l’on dit : ira-t-il pour ira-il ou va-t-il pour va-il, mon épée pour ma épée ; etc…

Le mot euphonie s’emploie également pour désigner le son d’une seule voix ou d’un seul instrument ; le mélange de plusieurs voix ou de plusieurs instruments s’appelle une symphonie.

L’antidote de l’euphonie est la dissonance et lorsque l’on est appelé à causer surtout en public il est indispensable de bien choisir ses mots et de bien faire attention de les joindre les uns aux autres le plus élégamment possible. Rien n’est plus désagréable qu’un assemblage dissonant de mots qui rebute l’auditeur et ne lui permet pas de saisir, de comprendre et de partager la pensée de l’orateur.


ÉVANGILE n. m. (du latin evangelium ; du grec euagelion, bonne nouvelle). Doctrine du Christ. On appelle « évangile » les livres attribués à certains apôtres ou disciples du Christ et qui retracent sa vie, de sa naissance à sa mort.

Durant les premiers siècles de l’Église chrétienne, il parut un grand nombre d’évangiles « et les chrétiens des diverses villes écrivirent leurs évangiles qu’ils cachaient soigneusement aux autres juifs, aux romains, aux grecs ; ces livres étaient leurs mystères secrets. Chaque petite société chrétienne avait son grimoire qu’elle ne montrait qu’à ses initiés » (Voltaire, Dieu et les Hommes).

Fabricius nous cite 35 évangiles ; Voltaire déclare qu’il y en eut plus de cinquante d’une certaine importance ; mais, de tout cet amas de littérature indigeste et ridicule, quatre livres seulement furent reconnus par l’Église. Ce sont les évangiles selon saint Luc, saint Mathieu, saint Marc et saint Jean.

Les évangiles non officiels, c’est-à-dire non reconnus par l’Église sont dits : apocryphes ; les autres sont ceux que l’on appelle les évangiles canoniques et sont à eux seuls un suffisant tissu de contradictions, d’aberrations et de mensonges.

Il est douteux que les évangiles que l’on attribue à Luc, Mathieu, Jean et Marc soient réellement leur œuvre. Mathieu fut un des apôtres du Christ ; Jean, fils de Zébédée, un des douze apôtres, fut également un disciple de Jésus ; saint Marc et saint Luc vécurent également les premiers âges du christianisme. Tous quatre furent en un mot des contemporains du Christ et cependant de telles contradictions fondamentales se glissent dans leur relation de la vie de Jésus qu’il est impossible que les évangiles canoniques soient écrits par des hommes ayant vécu, vu, partagé la vie de l’ « Homme Dieu ».

Du reste, jusqu’au troisième siècle, les dits évangiles furent non seulement méconnus mais inconnus et nous pensons qu’il est plus sage de croire qu’ils furent composés d’anecdotes recueillies par des théologiens de la fin du deuxième siècle de notre ère et qu’on les attribua à des contemporains du Christ pour leur donner plus de force.

S’il n’est d’aucune importance historique de rechercher et de connaître la généalogie de Jésus, au point de vue religieux c’est d’une importance primordiale, si Jésus est le Messie, « promis depuis des siècles par les prophètes ». C’est sur ce point que repose toute la religion chrétienne.

En effet, selon les prophéties bibliques, le Messie doit descendre en lignée directe du roi David et c’est pourquoi l’évangile de saint Mathieu tout comme celui de saint Luc cherche à décrire l’ascendance de Jésus. Or, nous nous apercevons que l’évangile pèche à sa base, car les évangélistes n’ont jamais pu démontrer que Jésus descendait du roi David.

Prenons par exemple le Protévangile attribué à « Jacques, frère du Seigneur ». (Mathieu, ch. I, v. 19) au verset IX il est dit ceci : « … Et le grand prêtre dit à Joseph : Vous êtes choisi par le sort divin, pour prendre la vierge du seigneur en garde chez vous. Et Joseph s’en défendait disant : J’ai des fils et je suis vieux, mais elle est très jeune ; de là je crains de devenir ridicule aux enfants d’Israël ». Et au verset xiii : « Au bout de son sixième mois, voici que Joseph vient de ses ouvrages de charpentier et, entrant dans la maison, il la vit enceinte et le visage abattu : il se jeta par terre et pleura amèrement disant : De quel front regarderai-je le seigneur Dieu ? Et quelle prière ferai-je pour cette petite fille, laquelle j’ai reçue vierge du temple du Seigneur et je ne l’ai pas gardée. »

Jacques était le frère de Jésus et nous voyons par ce qui précède que Joseph n’était pas l’époux de Marie, mais simplement son gardien. Et d’abord sur ce point les évangélistes sont d’accord à reconnaître que le Christ n’a pas été conçu par Joseph mais par la Vierge Marie et le Saint-Esprit.

Or les évangélistes et plus particulièrement saint Luc et saint Mathieu font bien descendre Jésus de David et d’Abraham, mais par Joseph ; seulement, alors que Mathieu compte cinquante-deux générations d’Abraham à Jésus, Luc en trouve cinquante-six. Et de suite une question se pose, simple à notre esprit : Si Jésus est le fils de Marie et du Saint-Esprit, il ne peut être le fils de Joseph et conséquemment il ne descend pas de David ; il n’est pas le Messie. S’il est le fils de Joseph, il n’a pas été conçu par le Saint-Esprit, et Marie n’est plus vierge, et Jésus n’est plus le fils de Dieu. De ce dilemme, l’église tâche de sortir en déclarant que Marie appartenait également à la tribu de David ; mais alors, pourquoi les évangélistes se sont-ils efforcés de démontrer que Joseph descendait directement de David ? Leurs recherches étaient vaines et inutiles ? Mystère, sans doute ? Naturellement.

Les évangiles sont si peu compréhensibles à la saine raison et fourmillent de tant d’absurdités que l’Église a cru devoir les commenter. Pourtant les commentaires ne détruisent pas ce qui est et conséquemment ne peuvent satisfaire que les croyants aveuglés par un fanatisme étroit, ou des imbéciles. N’est-ce pas la même chose ?

Pour l’individu avide de savoir et de vérité, l’explication des évangiles, canoniques ou non, sur la naissance, la vie et la mort de Jésus est trop enfantine pour faire croire en un Dieu et en son fils ; et si toutefois le Christ a existé — ce qu’il faudrait démontrer — nous pensons, avec Voltaire, que ce fut « un paysan grossier de la Judée, un peu plus éveillé que les habitants de son canton ».

S’il nous fallait reprendre le texte des différents évangiles et les commenter à notre tour, un ouvrage de plusieurs milliers de pages n’y suffirait pas. Nous nous contenterons de signaler brièvement quelques traits et quelques épisodes de la « vie de Jésus » qui nous paraissent particulièrement insensés et qui éveillent en nous le doute sur la valeur historique que l’Église accorde aux évangiles.

Mathieu nous dit (chap. II, v. 14) que, peu après sa naissance, Jésus fut emmené en Égypte par Joseph et Marie, et il ajoute (chap. II, v. 23) qu’après la mort d’Hérode, le petit Dieu fut ramené à Nazareth « afin que la prédiction des prophètes fût remplie ». Il sera appelé « Nazaréen ». Or, Luc, sur ce fait, dit absolument le contraire de Mathieu et prétend que l’enfant Dieu fut mené directement à Nazareth sans passer par L’Égypte.

D’autres évangiles signalent cependant le passage du « petit Jésus » en Égypte, et l’évangile de l’Enfance nous apprend qu’il y réalisa des miracles qui soulevèrent l’admiration populaire. Un de ces miracles attire particulièrement notre attention, c’est celui signalé aux versets xx et xxi de l’Évangile de l’Enfance : « … Or la jeune fille disant : Ô mes dames, que ce mulet est beau ! Elles répondirent en pleurant et dirent : Ce mulet que vous voyez a été notre frère, né de notre même mère que voilà ; et notre père en mourant nous ayant laissé de grandes richesses, comme nous n’avions que ce seul frère, nous lui cherchions un mariage avantageux, désirant lui préparer des noces, suivant l’usage des hommes ; mais des femmes agitées des fureurs de la jalousie, l’ont ensorcelé à notre insu et une certaine nuit, ayant exactement fermé la porte de notre maison un peu avant l’aurore, nous vîmes que notre frère avait été changé en mulet comme vous le voyez aujourd’hui… »

… « Alors la divine Marie touchée de leur sort, ayant pris le seigneur Jésus, le mit sur le dos du mulet, et dit à son fils : Hé ! Jésus-Christ, guérissez ce mulet par votre rare puissance et rendez-lui la forme humaine et raisonnable telle qu’il l’a eue auparavant. À peine cette parole fut-elle sortie de la bouche de la divine Marie, que le mulet, changé tout à coup, reprit la forme humaine, sans qu’il lui restât la moindre difformité… »

Ce miracle n’est pas le seul à l’actif de Jésus. Il en accomplit d’autres non moins fantastiques. Justement ce qui surprend, c’est qu’aucun livre de l’époque, grec, romain ou égyptien ne relate ces faits qui eussent dû, s’ils étaient véritables, avoir un retentissement formidable.

Il est vrai que l’Église a rejeté l’évangile de l’Enfance, mais dans les évangiles canoniques il existe des choses non moins surprenantes. Au chapitre II, Mathieu nous dit : que Jésus nourrit cinq mille hommes, sans compter les femmes et leurs enfants avec cinq pains et deux poissons, dont il resta deux pleines corbeilles, et dans le même évangile au ch. XV, ce même Mathieu nous dit qu’ils étaient quatre mille hommes et que Jésus les nourrit avec sept pains et quelques poissons.

À quelques milliers près, il est vrai que c’est sans importance.

D’autre part, les évangélistes se signalent par leur ignorance. Saint Jean, ne prête-t-il pas à Jésus ces paroles : « En vérité, si le grain qu’on a jeté en terre ne meurt, il reste seul ; mais quand il est mort, il porte beaucoup de fruits (Jean, chap. XII). Qu’est-ce que cela veut dire ?

Et en ce qui concerne la bonté de Jésus : « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive. » (Mathieu, chap. X).

Et sur son honnêteté : « Allez prendre une ânesse qui est attachée avec son ânon et si quelqu’un la trouve mauvaise, dites-lui : le maître en a besoin. » (Mathieu, chap. XXI, verset 5).

On pourrait à l’infini citer les incohérences des évangiles. Même sur la mort du Christ les évangélistes ne sont pas d’accord. Les uns prétendent qu’il est mort à trente et un ans, les autres à trente-trois. Or, d’après certains épisodes de sa vie, relatée par les évangiles canoniques, Jésus aurait vécu près de cinquante ans.

En effet, l’Évangile selon saint Jean fait dire à Jésus : « Votre frère Abraham a été exalté pour voir mes jours ; il les a vus et il s’en est bien réjoui » ; et les Juifs lui répondirent : « Es-tu fou ? tu n’as pas encore cinquante ans, et tu te vantes d’avoir vu notre frère Abraham. »

Comment se peut-il qu’en notre vingtième siècle des hommes, civilisés à ce qu’on dit, puissent croire à de telles bêtises ? Il est vrai que la croyance s’en va, et que le doute a pénétré le cerveau de l’homme, il a fait de rapides progrès.

« Le « croire » et le « savoir » ne peuvent pas s’ignorer, à moins que ce ne soit en théorie, dit notre camarade Sébastien Faure ; dans la pratique, ils ne peuvent pas rester indifférents l’un à l’autre ; il est fatal qu’ils se combattent. En dépit de sa résistance acharnée, le « croire » ne peut que perdre le terrain que conquiert le « savoir » et, tôt ou tard, il succombera sous les coups que lui porte indirectement ce dernier. » (S. Faure, l’Imposture religieuse, p. 305)

Et lorsque le savoir aura triomphé nous pourrons alors tourner la dernière page des évangiles, pour ouvrir le grand livre de l’Humanité.


ÉVIDENCE n. f. (du latin evidentia, même signification). Caractère de ce qui est clair, incontestable et qui ne laisse aucun doute. Ce qui est évident. « L’évidence appartient proprement aux idées dont l’esprit aperçoit la liaison tout d’un coup » (D’Alembert). L’évidence d’une chose, l’évidence d’une vérité, l’évidence d’une conception, l’évidence d’un axiome. Mettre en évidence, c’est-à-dire mettre en lumière, mettre en relief ; de la dernière évidence, pour ce qui est certain, indiscutable, incontestable. Se rendre à l’évidence : admettre une chose, un fait. Un péril évident, c’est-à-dire qui ne peut être nié. Il est évident que, pour « il est clair que ». Il est évident que la misère humaine puise sa source dans l’exploitation de l’homme par l’homme et il est non moins évident que l’ignorance est un facteur d’asservissement social. Nous devons tous nous rendre à l’évidence que le bonheur de l’humanité est entravé par l’Autorité qui, depuis les premiers âges, préside aux destinées de la civilisation et est un continuel obstacle au progrès.


ÉVOLUTION. Certes, il n’y a pas d’explication de l’univers et de la nature plus simple, plus facile que celle exposée et imposée par les religions hébraïco-chrétiennes : l’origine du monde réside en la « création » par un Dieu tout puissant, des êtres et des choses sous la forme où ils se trouvaient au moment de cette conception de la « Genèse » dans l’Ancien Testament, et où d’ailleurs ils se trouvent encore de nos jours.

Par exemple, les animaux et l’homme, leur roi, furent créés de rien les quatrième, cinquième et sixième jour de la semaine laborieuse, avec leur apparence extérieure actuelle, leur organisation interne particulière, leurs attributs distincts, leur destinée individuelle rigoureuse. Le divin ouvrier n’eut pas une hésitation, n’esquissa pas de tâtonnements, ne marqua ni un arrêt ni un recul, ne commit pas une erreur. La perfection de l’auteur garantissait la précision et l’immutabilité de l’œuvre.

Cette cosmogonie et cette zoologie, pour frustes qu’elles fussent, pouvaient satisfaire l’esprit de routine et le parti-pris d’ignorance des bénéficiaires de la théocratie. Elles surprirent, puis révoltèrent les gens sagaces et réfléchis, qui constataient bien la diversité, la singularité des espèces animales, mais aussi leurs analogies et leurs affinités. Déjà, à l’époque même où s’affirmaient la foi et la loi mosaïques, vers le viie siècle avant J.-C., les philosophes de l’École Ionienne enseignèrent la doctrine matérialiste pure : tous les organismes vivants dérivent de la matière brute par une suite de transformations ininterrompues. Et, au xviie siècle de notre ère, à Toulouse, Lucilio Vanini eut la langue coupée et fut brûlé à feu lent pour avoir écrit que les similitudes entre l’homme et le singe permettent de croire à une filiation directe.

Sans oser combattre ouvertement les dogmes établis, les naturalistes du xviiie siècle mirent en lumière les corrélations d’êtres en apparence très différents et y relevèrent une unité de plan dont ils ne voulurent pas voir la contradiction avec la théorie orthodoxe d’une mise au monde purement arbitraire d’après les desseins impénétrables d’une puissance surnaturelle. En 1759, prudent et hardi à la fois, Buffon ne craignait pas d’écrire que « en créant les animaux, l’Être suprême n’a voulu employer qu’une idée, et la varier en même temps de toutes les manières possibles, afin que l’Homme put admirer également et la magnificence de l’exécution et la simplicité du dessein. Dans ce point de vue, non seulement l’âne et le cheval, mais l’homme, le singe, le quadrupède et tous les animaux pourraient être regardés comme ne formant que la même famille (D’après Cuénot) ».

Le créationnisme, formule rigoureuse et restrictive, implique fatalement la « fixité » des espèces, l’immutabilité de leur forme, de leurs aptitudes et de leurs fonctions dès leur apparition sur la terre jusqu’à leur disparition à époques parcellaires ou à la consommation des siècles, Or, les observateurs les moins prévenus ne manquent pas de remarquer la variabilité, l’instabilité de ces espèces réputées fixes. Au moyen de soins particuliers, d’engrais fertilisants, de nourriture intensive, par des croisements judicieux, les horticulteurs et les éleveurs parviennent à créer des races de plantes et d’animaux, dont quelques-unes, de par leurs caractères différenciés et transmissibles par hérédité, peuvent prétendre à la qualification de véritables espèces. D’autre part, dans des terrains autrefois superficiels et aujourd’hui enfouis, des investigateurs curieux découvrent des animaux et des plantes fossiles, que leurs caractères généraux, dominant les particularités propres, permettent de regarder comme les ancêtres de la faune et de la flore actuelles. Dès lors c’en était fait du dogme de la création ; et l’esprit humain, percevant les variations concomitantes dans l’espace et les variations antérieures dans le temps, y saisit la réalisation concrète d’un phénomène universel, celui de l’évolution.

Mais la contemplation de la nature et l’évocation de son passé dévoilent encore bien davantage que l’évolution subie par les espèces dans l’espace et dans le temps. L’homme s’émerveille à la variété, à la multiplicité des êtres vivants et aussi à l’intrication, à l’amalgame de leurs caractères spécifiques. Ainsi, durant son existence, la grenouille passe par deux états très distincts et même diamétralement opposés : au stade têtard, elle appartient à la classe des poissons, possède branchie et nageoire caudale, mène la vie exclusivement aquatique ; à l’âge adulte, elle perd ses organes ichtyoïdes, acquiert des poumons et des pattes, passe à l’habitat terrestre, se range dans la classe des amphibiens. Un mammifère comme la baleine peuple la mer. La chauve-souris est un mammifère qui vole ; le pingouin, un oiseau aquatique. Les poissons comptent des espèces aptes au vol, d’autres rampent sur terre et se nourrissent de graines. Enfin les singes s’étiquettent anthropoïdes à cause des affinités étonnantes qu’ils présentent avec l’homme. Il y a donc dans le monde visible non seulement passage des espèces d’une forme primitive à une actuelle de plus haute complexité, mais encore dérivation les unes des autres des espèces aux apparences les plus disparates, transformation d’une classe animale en une autre. Le phénomène d’évolution engendre une conception nouvelle : le transformisme.

Ce que l’intuition révéla d’une manière confuse aux philosophes de l’antiquité, ce qu’une inspection sommaire des êtres et des choses de la terre manifeste à un simple naturaliste amateur, la science le démontre avec une ampleur et une force admirables, prises dans l’anatomie, la paléontologie et l’embryogénie.

Tout d’abord l’étude de l’anatomie et de la physiologie de l’homme et des animaux accuse une telle similitude dans leur organisation générale, qu’elle entraîne la conviction d’une « unité de plan de composition » et par conséquent d’une « unité d’origine ». L’immense embranchement des vertébrés, avec ses cinq classes : poissons, amphibiens, reptiles, oiseaux, mammifères, présente une foule de caractères particuliers, base de leur classification ; mais leur structure intime reste semblable. Avec des fonctions parfois différentes, leurs organes apparaissent identiques, situés à la même place dans le corps, avec, entre eux, des rapports uniformes : « Un organe est plutôt altéré, atrophié, anéanti que transposé (Principe des connexions : Geoffroy Saint-Hilaire) ». Un exemple classique et frappant compare et superpose l’aile de l’oiseau et le membre antérieur de l’homme, caractérise le processus de développement : une forme primitive ; puis, variation individuelle transmise par l’hérédité et accentuée à chaque génération, jusqu’à une forme d’apparence nouvelle avec une constitution interne toujours analogues : évolution et transformisme.

Comment le créationnisme expliquerait-il la présence chez certains groupes zoologiques, d’organes rudimentaires inutiles, comme les deux doigts latéraux complets mais trop courts des porcins ; ou au contraire l’accroissement gigantesque, jusqu’au préjudice personnel, d’appareils encombrants, tels que les bois excessifs de poids, de ramification et d’envergure de divers cervidés, élans et rennes ? S’il implique la « fixité » des espèces, il a aussi pour corollaire la « finalité » dans leur réalisation, l’agencement harmonique des organes et des fonctions en vue d’un but précis, dans le sens d’un avantage ou d’un agrément. Car, sans conteste, l’œuvre divine ne souffre par essence aucune imperfection, n’abandonne rien à l’effet du hasard. À l’opposite, ces anomalies se comprennent lorsqu’on y distingue des changements régressifs ou progressifs déterminés par des facteurs en eux-mêmes indifférents mais caractérisés par leurs résultats bons ou mauvais, ces changements se produisant au cours de plusieurs générations successives par gradation parfois légère mais toujours sensible depuis le modèle primitif jusqu’au type évolué.

D’ailleurs, à l’époque contemporaine, on retrouve et les formes intermédiaires entre les espèces les plus éloignées et des séries complètes entre les individus les plus différenciés d’une même espèce. Les lézards, sauriens à pattes, placés au trait d’union entre les amphibiens et les reptiles, offrent une variété à pattes rudimentaires et se mouvant uniquement par reptation ; les orvets ne possèdent plus de membres apparents mais en portent les os cachés dans le corps ; enfin le serpent boa conserve seulement des traces de bassin enfouies dans ses muscles. Dans l’espace si restreint du globe terrestre, il coexiste des amphioxus, maillon d’attache entre les invertébrés et les vertébrés, des poissons, des batraciens, des reptiles et des mammifères, extrémité proche de la chaîne ininterrompue des êtres. Chez les ruminants on suit toute la filière de la disparition des doigts latéraux depuis le hyœmoschus jusqu’à la brebis.

Les fonctions physiologiques générales parcourent un processus de développement aboutissant à une complexité et à une précision plus grandes, favorables à la survivance des bénéficiaires et à leur extension géographique. Ainsi en est-il de la régulation de la température du corps : nulle ou imparfaite chez les poissons, amphibiens et reptiles, animaux dits à sang froid, elle se constitue et se perfectionne chez les oiseaux et les mammifères, animaux dits à sang chaud, affranchis de la nécessité de vivre dans un milieu de degré thermométrique à peu près constant et capables de supporter sans encombre mortel les rigueurs de l’été comme celles de l’hiver. Le mode de perpétuation de l’espèce retrace une marche parallèle dans sa progression allant de l’oviparité des poissons à la viviparité des mammifères. Les premiers pondent des centaines d’œufs abandonnés pour l’éclosion aux hasards de l’ambiance, et n’assurent leur pérennité que par la multiplicité de leur ovulation. Les oiseaux pondent des œufs peu nombreux, mais assurent leur éclosion par une couvaison assidue quoique soumise encore à bien des vicissitudes extérieures. Enfin les mammifères pondent en dedans d’eux-mêmes, couvent le produit de la conception dans leur propre corps et ne les mettent au jour que dans un état complet de développement. Un ordre de mammifères, les marsupiaux, se trouvent dans un stade intermédiaire : ils font des petits incomplètement formés et les insèrent dans une poche abdominale jusqu’à leur achèvement parfait.

Dès lors, puisque l’évolution se définit un phénomène continu, comment ne trouve-t-on que si peu d’exemples de transition et de séries zoologiques entières, et encore dont la plupart appartiennent aux mollusques, aux crustacés, aux insectes ? Que sont devenues les innombrables formes de passage des reptiles aux singes et aux hommes ? Elles disparurent sans laisser de traces connues à ce jour, parce que probablement, mal desservies par quelque point de leur structure externe ou interne, elles ne résistèrent pas comme les types plus évolués et préservés par leurs variations mêmes. D’autre part, sous nos yeux, l’homme se montre le très grand destructeur d’espèces animales dont une multitude sont ainsi perdues à jamais. Il a pu exercer cette activité néfaste contre ses prédécesseurs plus ou moins immédiats. Enfin, délivrée des doctrines scolastiques, la science biologique n’en est qu’à ses premiers balbutiements ; aux notions déjà connues et bien établies combien n’en ajoutera-t-elle pas d’autres ?

Déjà l’étude des animaux fossiles, ou « paléontologie » fournit une riche moisson d’observations positives. Beaucoup de formes intermédiaires, éteintes aujourd’hui, sont découvertes dans les diverses couches géologiques conservatrices de leurs squelettes ou carapaces. C’est ainsi qu’il a été possible de retrouver l’archœoptéryx, le ptérodactyle, des oiseaux à dents, types de passage entre les reptiles et les oiseaux ; de reconstituer en totalité la lignée ancestrale des chevaux et des éléphants. Cependant, le nombre des fossiles aujourd’hui connus, paraît infime à côté de celui des groupes zoologiques évanouis sans laisser de vestiges. Mais, outre que les êtres à corps mou ne produisent ni ossements ni empreintes, tous les terrains ne sont pas également aptes à la fossilisation, qui exige une somme de conditions physiques, chimiques, thermiques difficile à rencontrer. Par ailleurs, les espèces les plus capables de variation, de développement et par conséquent d’extension couvrirent une aire énorme de dispersion ; leurs débris subterrestres se répartissent sur un territoire immense. Et à peine si les biologistes géologues ont prospecté quelques kilomètres carrés.

Quant à la rareté des documents fossiles humains, le biologiste américain Dr George A. Dorsey l’évoque de très heureuse façon : « À moins d’être bien protégé ou d’être déposé soit dans des pays sans pluie comme le Pérou et l’Égypte, soit dans ce frigorifique qu’est le sol arctique, le corps succombe bien vite aux attaques des bactéries de la pourriture ou aux dents des loups et des hyènes. Pour que les os et autres tissus soient remplacés par des minéraux qui les pétrifient ou les fossilisent, il faut tout un ensemble de circonstances. Plus sage est l’animal, moins il y a de probabilités qu’il se laisse prendre dans les sables mouvants ou entraîner par le gravier et les boues des fleuves. L’homme primitif n’était pas plus enthousiaste que nous de se faire enterrer vivant. » (Dr A. Dorsey : « Why we behave like Human Beings. »)

La distribution des fossiles dans les couches géologiques s’avère mathématiquement liée à l’âge des terrains ; et la même classe d’animaux peuple les gisements d’une même époque. Les couches anciennes montrent des poissons ; les moyennes, des amphibies, des reptiles et des oiseaux ; les plus récentes des mammifères. Chaque ère géologique se caractérise par une faune et une flore déterminées, offrant ainsi la preuve de la sériation des espèces, depuis la période primaire jusqu’aux temps modernes. S’il n’y a pas de fossiles dans les terrains plus anciens, antérieurs au primaire, c’est que les êtres primitifs, unicellulaires ou paucicellulaires pour la plupart, ne possédaient pas une organisation assez forte pour supporter la température élevée des roches profondes et la formidable pression exercée par les couches supérieures.

La corrélation entre le genre de fossiles et l’assise qui le contient présente une telle constance qu’elle sert à son tour à identifier les terrains et à reconnaître les couches contemporaines dans les diverses contrées du globe. Dans le tableau de l’évolution de la terre, la paléontologie illustre la statégraphie.

L’apparition de formes nouvelles à chaque âge de la préhistoire est tout à fait incompatible avec la version d’une création unique. Aussi quelque adeptes de cette doctrine théologique allèrent-ils jusqu’à admettre vingt-sept créations successives. Pareille concession ne satisfait cependant pas l’esprit critique, car elle ne suffit pas à expliquer cette circonstance, que chaque assise d’une même période renferme quelquefois des espèces distinctes quoique de parenté évidente. Seule l’hypothèse d’une création continue serait soutenable, si elle ne se trouvait pas absurde par définition : une création continue est, ni plus ni moins, une évolution. De la masse variée de ses animaux pétrifiés, le monde souterrain écrase le créationnisme et atteste le magnifique phénomène de l’évolution.

Un troisième faisceau de preuves transformistes est fourni par l’ « embryogénie », ou étude des états successifs de développement parcourus par tout être vivant durant sa vie d’embryon, depuis la fécondation de son œuf originel jusqu’à sa formation complète et définitive. Souvent ce développement se montre progressif, consiste en l’apparition et la croissance régulière des tissus et appareils du sujet parfait. Mais un certain nombre d’embryons acquièrent à un moment donné des organes qui disparaissent ensuite et n’existent pas chez l’adulte. D’autres, surtout des invertébrés, atteignent un stade déterminé et normal de larve, après lequel ils subissent une refonte brusque de l’organisme, une métamorphose régressive qui leur impose une structure définitive inférieure à celle de leur forme larvaire. L’observation révèle que les organes transitoires et les transformations subites des embryons reproduisent des organes et des formes présentés par des espèces voisines et parentes, vivantes ou éteintes, suivant ce que l’on a appelé la loi de Patrogonie : « Dans son développement embryogénique, tout individu revêt successivement les diverses formes par lesquelles a passé son espèce pour arriver à son état actuel. »

Néanmoins, malgré ses allures lapidaires, cet énoncé biogénétique contient une valeur d’indication et non d’expression absolue. De toute évidence, pour parcourir un à un tous les cycles ancestraux, l’embryon prolongerait son existence pendant un chiffre d’années équivalent à celui des siècles d’évolution progressive. Plus simplement, il réalise en un raccourci saisissant les principales étapes du cycle évolutif, en esquissant quelques-unes, en brûlant d’autres. L’embryon humain possède, à intervalles échelonnés, une notocorde comme les amphioxus, un cœur tubuleux à deux cavités comme les poissons, des pentes brachiales comme les amphibiens, mais sans avoir jamais l’organisation intégrale, d’un amphioxus, d’un poisson, d’un amphibien. Il n’en est pas moins vrai que, en son embryogénie fragmentaire, il reconstitue la série biologique déjà délimitée par l’anatomie comparée et la paléontologie. De ce fait que l’étude scientifique a retrouvé dans les embryons des mammifères quelques-unes des particularités déjà relevées dans les embryons des invertébrés, des poissons, des amphibiens et des reptiles, il est légitime de conclure à une filiation de ces classes et de leurs espèces.

La métamorphose du têtard-poisson en grenouille-amphibien vient encore à l’appui de la thèse embryogénique. Tout aussi suggestive se montre l’histoire naturelle de l’ascidie, appelée vulgairement outre de mer, petit animal fixé, considéré comme un mollusque jusqu’au jour de la découverte de sa larve libre, organisée comme un vertébré avec une corde dorsale et un système nerveux mais subissant une métamorphose régressive dès l’instant de sa fixation.

Qui douterait, après ces exemples et cent autres, de la force de la thèse évolutionniste, affirmant la constance profonde et la continuité parfaite de la matière vivante organisée sous des apparences dissemblables ? À l’exception de quelques tardigrades entêtés de théisme, les savants du monde entier s’accordent à reconnaître la réalité du transformisme.

La conception des causes et facteurs de l’évolution ne soulève pas la même unanimité.

Les tout premiers évolutionnistes, Buffon, Geoffroy Saint-Hilaire, invoquaient surtout l’influence du milieu. La chaleur, le froid, le soleil, la sécheresse, l’humidité, ensemble de conditions extérieures changeantes par nature, exercent une action permanente mais variable sur les organismes qui doivent à leur tour se modifier pour y réagir efficacement et ne pas disparaître.

À ces causes de variation Lamarck en ajoute d’autres : le régime, ou manière générale dont se comporte l’être vivant pour sa nutrition, sa croissance et sa reproduction ; les habitudes qu’il contracte pour satisfaire aux besoins nécessités par le régime : le développement des organes le plus souvent employés ; et au contraire l’atrophie de ceux restant inutilisés (première loi de Lamarck : loi de l’usage et de la désuétude ou loi d’adaptation). Si le régime, les habitudes subissent des changements, ceux-ci retentissent sur l’individu et le transforment dans une ou plusieurs de ses parties.

Ces modifications, pourvu qu’elles soient communes aux deux sexes, sont transmises par l’individu à ses descendants (deuxième loi de Lamarck : loi d’hérédité). Continuant à agir sur la série des générations successives soit dans le sens de l’augmentation soit dans le sens de la diminution, elles arrivent à former des organes nouveaux adaptés à des fonctions déterminées et à supprimer les organes inutiles. Il s’est créé une nouvelle espèce d’individus.

Ainsi donc, pour Lamarck et ses adeptes le milieu, le régime, les adaptations imposent les variations. L’hérédité les transmet, les amplifie, puis les fixe temporairement ; elle commande l’évolution.

S’inspirant de la sélection artificielle communément pratiquée par les éleveurs, Darwin expose des vues très différentes. Pour lui, les variations apparaissent chez l’individu sans raison apparente. Si elles le rendent plus fort, plus leste, plus habile ou moins visible à ses ennemis, elles l’avantagent dans la lutte vitale, nécessitée par la disproportion entre la quantité des aliments augmentant en progression arithmétique 1, 2, 3, et le nombre des consommateurs croissant en progression géométrique 1, 2, 4, 8, (loi de Malthus, dont Darwin se réclame) ; elles améliorent aussi sa capacité de résistance aux conditions plus ou moins défavorables du milieu. Les concurrents les meilleurs éliminent ou détruisent leurs congénères, échappent aux agents extérieurs ou étrangers de destruction : climat, parasites, espèces venimeuses, et seuls survivent et se reproduisent, transmettant par hérédité leurs caractères particuliers, dont l’accentuation par les générations successives délimite une espèce nouvelle. Telle se manifeste la sélection naturelle.

En outre, dans un groupe déjà marqué par la vigueur de ses constituants, les mâles remarquables par leur puissance ou leurs attraits s’approprient les femelles de choix. Les qualités reproductives se fixent dans la descendance. La sélection sexuelle s’ajoute à la sélection naturelle, pour utiliser des variations fortuites et assurer l’évolution. Mais celle-ci reste surtout subordonnée à la lutte implacable pour les moyens d’existence entre individus de différentes espèces voisines et aussi de même espèce. La vie n’est qu’un perpétuel combat, où les plus forts triomphent.

Si l’évolutionnisme et le transformisme s’imposent par la seule contemplation de la nature, leur explication ne constitue par un dogme à opposer au créationnisme. Et les objections ne manquent pas au lamarckisme comme au darwinisme. Cependant, par ses suggestives intuitions, Lamarck aura eu le mérite de bien poser le problème. En procédant scientifiquement par l’observation et l’induction, Darwin indiqua et précisa la meilleure méthode : l’étude des phénomènes actuels renseigne sur les choses du passé ; aujourd’hui est le fils d’hier et le père de demain ; les enfants ressemblent aux parents. On est donc en droit de conclure du présent au passé.

Tout de suite apparaît prépondérante l’influence du milieu avec ses composants : la terre, la mer, l’atmosphère, la température, le magnétisme, les climats, les saisons, la lumière. Après l’avoir niée, quant à ses effets sur les variations, Darwin lui-même arrive à l’admettre : « L’homme expose, sans en avoir l’intention, les êtres organisés à de nouvelles conditions d’existence et des variations en résultent ; or des changements analogues peuvent, doivent même, se présenter à l’état de nature. (Darwin : « Origine des Espèces », édition française Schleicher, page 85) » Les exemples abondent et les éleveurs en fournissent par milliers. L’expérimentation scientifique apporte ses preuves : ainsi les grandes différences constatées entre les truites de mer, les truites de lac et les truites de ruisseau sont dues à la seule influence du milieu ; une truite de lac se réadapte à la vie marine en prenant toutes les apparences de la truite de mer et vice-versa. Le froid et le chaud agissent puissamment sur la peau des animaux : dans nos climats, les mammifères à poil ras des régions tropicales se couvrent pendant l’hiver d’une bourre laineuse ; à l’inverse un climat chaud fait tomber les poils des chevaux et des chiens. La durée de la vie larvaire des grenouilles est de trois mois environ dans les conditions ordinaires de nourriture et de température ; en les alimentant peu dans de l’eau froide on arrive à faire persister le stade têtard pendant un à trois ans. Les changements saisonniers influent sur la couleur du pelage de certains animaux ; le lièvre variable du nord de l’Europe, brun en été, devient blanc en hiver. Dans les climats extrêmes se manifestent les phénomènes d’hibernation et d’estivation, durant lesquels la vie se ralentit, se suspend même pour quelques espèces, marmotte par exemple.

L’action de la lumière tombe sous l’évidence en colorant ou décolorant les individus qui y sont exposés ou soustraits.

L’alimentation exerce un pouvoir considérable sur le développement et les variations des individus. La fécondité croît avec la nourriture et les animaux domestiques se reproduisent beaucoup plus que leurs congénères sauvages : la cane sauvage pond douze à dix-huit œufs par an, la cane domestique quatre-vingts à cent. En Virginie les porcs blancs, mais non les noirs, qui mangent de la racine d’une amaryllidacée, ont les os colorés en rouge et perdent leurs sabots. Les larves de grenouilles nourries au corps thyroïde deviennent des grenouilles pygmées, de la dimension de mouches. Tous les éleveurs savent que, pour améliorer une race domestique, il faut commencer par amender et fertiliser le sol où elle pacage.

Mais ce que ne peuvent expliquer ni la différence des milieux, ni les changements de température, ni la quantité de lumière, ni le genre de l’alimentation, ce sont les formations purement ornementales sans aucune portée utilitaire, telles que les décorations complexes, les bigarrures si diverses, les expansions tégumentaires si esthétiques des coquillages, des insectes, des oiseaux, des mammifères. Dans ces cas, le sens de l’évolution se trouve fonction de causes fortuites ou du moins jusqu’ici inconnues.

La loi lamarckienne de l’usage et du non-usage semble, au premier abord, reposer sur des bases indiscutables. En effet, on voit chaque jour les organes viscéraux ou musculaires s’atrophier ou s’hypertrophier suivant l’arrêt ou au contraire l’exercice intensif de leur fonctionnement ; et personne n’ignore les résultats de l’entraînement progressif sur la physiologie des organismes. Et cependant bien des formations tout à fait inutilisées ne disparaissent pas ; beaucoup d’oiseaux ne volent plus et conservent leur empennage complet. Les mutilations pratiquées par les éleveurs, les caractères acquis par les individus sélectionnés et entraînés ne se transmettent pas par l’hérédité, ou dans une si infime proportion que tout autre cause fortuite paraîtrait pouvoir amener la même conséquence. Les naïvetés des premiers évolutionnistes prêtent à rire, et nul ne croit plus que la longueur du cou de la girafe a été obtenue par l’effort héréditaire de ses ancêtres vers une pâture haut placée. À l’inverse, les animaux de basse-cour ont perdu par la domestication l’habitude de voler mais non l’aptitude, puisque parfois une oie domestique prend son essor et va rejoindre une bande d’émigrants de passage (Cuénot).

D’autre part, maints organes : cornes, panaches, ramure, barbe, chevelure ne sont d’aucun usage et persistent indéfiniment, souvent même grandissent. Là encore le transformisme se constate mais ne comporte aucune explication valable dans tous les cas.

L’insuffisance démonstrative de ces interprétations naturalistes et les méthodes de sélection employées par les éleveurs incitèrent Darwin à édifier sa théorie de la sélection naturelle sur la lutte pour l’existence. Pourtant, cette conception n’échappe pas davantage à la critique. Tout d’abord, en prenant l’expression « combat pour la vie » dans son sens large, métaphorique, comme le veut Darwin lui-même (loc. citato, p. 68), dans le sens d’une adaptation générale aux conditions de l’ambiance, on répète simplement sans une autre forme l’opinion déjà émise par Buffon, Geoffroy Saint-Hilaire et Lamarck sur l’influence du milieu cosmique et de l’alimentation. D’autre part, si, s’autorisant de quelques observations sur le monde animal actuel, Darwin a écrit que « la lutte pour l’existence est plus acharnée quand elle a lieu entre des individus et des variétés appartenant à la même espèce (loc. citato, p. 82) », il ne s’ensuit pas que ce facteur d’évolution ait agi dans les débuts de la vie animale sur le globe. À ce moment-là, au contraire, la bataille pour les subsistances ne pouvait se produire à cause de l’abondance de la nourriture ; les végétaux ont apparu bien avant les animaux, puisque ceux-ci, incapables de puiser leurs aliments dans l’air ou dans le sol, devaient consommer ceux-là qui seuls accomplissaient les synthèses nécessaires à la transformation des éléments minéraux en matière organique. À l’aurore des temps préhistoriques, les individus et groupes zoologiques étaient herbivores ; et lorsqu’une région était rasée de toutes ses plantes comestibles, la lutte pour le maintien de l’existence se traduisait non par d’inutiles guerres de destruction entre les affamés, mais par une émigration en masse vers les territoires neufs et inoccupés. Cette dispersion sur d’énormes aires géographiques participa puissamment à l’évolution, en amenant les espèces à une adaptation à des milieux nouveaux. Aussi la prépondérance numérique appartient aux herbivores, qui sont troupeaux et légion à côté des quelques familles carnivores.

D’ailleurs, les éleveurs n’améliorent-ils pas les races précisément par la suppression de la plus grande partie de ce combat pour la vie, en leur fournissant une provende abondante et choisie et en les protégeant contre la compétition de leurs congénères et les perturbations nuisibles des climats et des saisons ? Et ici apparaît un facteur d’évolution, entrevu mais négligé par Darwin : l’association pour la vie, dont la domestication est une forme intéressée, créée par et pour l’homme. Il appartenait à Pierre Kropotkine, cette grande figure de l’anarchie, de restituer son immense valeur à la solidarité animale, soutien de la vie sur le globe, et de l’étudier d’une façon magistrale dans son ouvrage intitulé : « L’Entr’aide, un facteur de l’évolution », dont l’introduction renferme les lignes suivantes : « Il était nécessaire d’indiquer l’importance capitale qu’ont les habitudes sociales dans la nature et l’évolution progressive ; de prouver qu’elles assurent aux animaux une meilleure protection contre les ennemis, très souvent des facilités pour la recherche de la nourriture (provisions d’hiver, migrations, etc…), une plus grande longévité et par conséquent une plus grande chance de développement des facultés intellectuelles. » (page 15.) » L’auteur cite ensuite une multitude d’exemples d’association pour la vie, en regard des rares cas de lutte directe entre individus de la même espèce ou entre les espèces voisines citées par Darwin. L’entr’aide ne commande pas toute l’évolution, n’explique pas l’apparition des variations inutiles, ornementales, parfois néfastes ; mais elle domine de très haut la lutte pour l’existence, comme la paix domine la guerre. Les sociétés humaines, comme maintes autres sociétés animales (castors, abeilles, fourmis, termites, etc., etc…) se fondèrent, persistent et se développent par l’exercice de la solidarité et l’usage de la domestication.

Ainsi va la vie ; elle apparaît, évolue, se transforme ; se ralentit par la lutte, accélère sa marche par l’entr’aide, s’épanouit par l’amour. Pourquoi va-t-elle et où va-t-elle ? Qu’importe ! Belle et bonne pour quelques-uns, l’effort commun peut la rendre telle pour tous. L’anarchiste, facteur d’évolution, agit et espère. — Dr F. Elosu.


BIBLIOGRAPHIE

Anglas. — Depuis Darwin. 128 p., Stock, Paris, 1924.

Cuénot. — La Genèse des espèces animales, 558 p., Alcan, Paris, 1921.

Darwin. — L’Origine des espèces. 664 p., Schleicher, Paris.

Delage et Goldsmith. — Les théories de l’Évolution. 371 p., Flammarion, Paris, 1911.

Kropotkine. — L’Entr’aide. Traduction Bréal. 390 p., Hachette, Paris, 1910.

Matisse. — Les Sciences naturelles. 160 p., Payot. Paris, 1921.

Perrier, Remy. — Zoologie, 871 p., Masson, Paris.


EXACTION n. f. (du latin exactio, de exigere, exiger). L’exaction est un abus exercé au nom de l’État et qui consiste à faire payer un impôt, une somme, un droit qui n’est plus dû, ou supérieur à celui réellement dû. Être coupable d’exaction. Un fonctionnaire enrichi par ses exactions. Celui qui commet une exaction est un exacteur et avec raison ce dernier terme est devenu synonyme de collecteur, percepteur.

« Des bergers qui, couverts à peine de lambeaux, gardent des moutons infiniment mieux habillés qu’eux, et qui payent à un exacteur la moitié des gages chétifs qu’ils recouvrent de leurs maîtres » (Voltaire). Les choses ont peu changé depuis Voltaire et les hauts fonctionnaires de l’État ne commettent-ils pas de véritables exactions en faisant retomber sur les miséreux tout le poids des impôts et des taxes, dont le produit sert uniquement à satisfaire les appétits de tous les parasites sociaux ?

Le règne de l’argent donne inévitablement naissance à une foule d’exactions, et c’est pourquoi à notre sens l’exaction n’est pas un abus, mais une action normale, inhérente à une société qui repose sur le capitalisme.

Ce n’est qu’en nous libérant du capitalisme, que nous nous libérerons de tout ce qui en découle et qu’une société égalitaire mettra fin aux multiples exactions dont nous sommes victimes.


EXAMEN n. m. Action d’examiner, de rechercher, d’observer. Se livrer à des investigations. Subir une épreuve : passer un examen ; les examens du brevet ; subir un examen de bachelier-ès-science. Faire son propre examen, c’est-à-dire examiner sincèrement et attentivement sa propre conduite. Dans le langage de l’Église, faire son examen de conscience signifie se préparer à la confession.

En philosophie, le libre examen est la faculté que possède chaque individu de n’accepter comme vérité que ce qu’admet sa raison et son expérience. Faut-il dire que cette faculté est troublée par une quantité de facteurs intérieurs qui empêchent l’individu de contrôler les phénomènes et les faits qui le frappent, de façon raisonnable ? Il en résulte que ce qu’il admet comme vérité n’est souvent qu’une stupéfiante erreur.

À la brutalité de la vie, la faculté d’observation de l’homme se développe cependant et l’examen historique de la vie sociale efface petit à petit toutes les erreurs accumulées à travers les siècles.

L’évolution des sociétés n’est que la résultante de l’examen des divers phénomènes scientifiques, économiques et sociaux, et lorsque le peuple, par l’éducation, arrivera à examiner sainement la place qu’il occupe et celle qu’il devrait occuper, les classes disparaîtront pour donner le jour à une association d’hommes libres dans une société libre.


EXCITATION n. f. (du latin excitatio, même sens). Action d’exciter, d’émouvoir, d’entraîner, d’animer, d’encourager. Excitation à la haine, au mépris ; excitation au courage ; excitation à l’étude ; excitation à la révolte, au pillage ; excitation au vol, au meurtre, etc., etc… L’excitation à la révolte est un crime puni par tous les gouvernements et cela n’a rien de surprenant ; ce qui l’est, c’est de punir pour excitation au vol ou au meurtre les militants révolutionnaires qui propagent leurs idées d’émancipation. Est-ce que l’étalage que la bourgeoisie fait de son luxe n’est pas la première des excitations au pillage ? Est-ce que la guerre n’est pas en soi une excitation au meurtre, au viol et à l’assassinat ? La bourgeoisie n’est-elle pas uniquement responsable de l’excitation qui s’empare périodiquement de l’esprit populaire et qui fait déborder le travailleur des cadres de la légalité ?

Certes l’arbitraire, l’inégalité, la misère, la pauvreté, sont des facteurs d’excitation à la haine, et il est normal que ceux qui ont compris qu’une autre forme de société permettrait à chacun de vivre selon ses besoins et de produire selon ses forces, initient les profanes à leurs espérances, à leurs rêves d’avenir, et qu’ils les excitent au courage pour lutter contre un monde infect qui n’a que trop duré. De l’excitation populaire naîtra la Révolution et de la Révolution une société harmonique.


EXCLUSION n. f. (du latin exclusio, même signification). Action d’exclure ; de mettre hors. L’exclusion d’un membre d’une association. Réclamer l’exclusion d’un candidat. Exclusion de l’armée. L’exclusion de l’armée est consécutive à une condamnation « infamante ». « Sont exclus de l’armée, mais mis à la disposition des ministres de la guerre ou des colonies, les individus condamnés à une peine afflictive ou infamante, certaines catégories de condamnés en police correctionnelle, les relégués » (Larousse). Si, aux yeux de la bourgeoisie, l’exclusion de l’armée est considérée comme infamante, nous ne partageons pas ce point de vue ; nous savons que les exclus de l’armée ne sont pas toujours des voleurs et des criminels, mais souvent des individus dont les opinions avancées, jugées subversives, les firent considérer comme indésirables sous les drapeaux. Bien plus infamante, à notre avis, est l’exclusion que l’on est obligé de prononcer, dans les organisations d’avant-garde, contre des « camarades » trahissant la cause commune. Il n’y a rien d’étonnant à ce que ce fait se produise. Les organisations révolutionnaires sont la terreur de la bourgeoisie, et cette dernière y glisse de ses agents afin d’être renseignée sur l’activité desdites organisations. L’exclusion de ces agents s’impose sitôt que l’on s’aperçoit de leur présence. L’exclusion des brebis galeuses, loin d’affaiblir un parti ou une organisation, lui donne plus de force et plus de puissance, car il est préférable d’être peu et unis, que d’être nombreux et divisés.


EXCOMMUNICATION n. f. Censure ecclésiastique qui a pour objet de retrancher de la communion et de l’usage des sacrements, les pécheurs et les hérétiques. L’excommunication peut être, dans l’Église catholique, prononcée par l’évêque dans son diocèse, l’abbé dans sa juridiction et par le pape et les conciles généraux dans toute l’Église. Dans la religion protestante, ainsi que dans la religion juive c’est le consistoire qui prononce l’excommunication. De nos jours cet acte a peu d’importance dans les pays occidentaux qui ont été touchés par les progrès de la science et de la philosophie, mais il fut un temps où l’excommunication était une arme terrible entre les mains des princes de l’Église. Il était interdit à tout chrétien d’avoir des rapports et des relations avec un excommunié et à une époque où le préjugé populaire faisait la puissance de la religion, le peuple se gardait d’enfreindre les arrêts de l’Église. Comme bien on pense, ceux que l’Église a de tous temps appelés des pécheurs et des hérétiques étaient généralement des savants qui ne voulaient pas accepter un dogme intangible et cruel ; en les excommuniant on éloignait d’eux le peuple. « Dans le bon vieux temps, dit Billaut, l’excommunication était une arme si terrible qu’on la regardait comme pire que la mort ; ainsi, l’on excommuniait un laïque qui avait tué un ecclésiastique, et l’on punissait de mort l’assassin d’une personne qui n’appartenait pas à l’Église. »


EXIL Quand un individu gêne dans son pays d’origine, l’autorité l’en expulse : le voilà en exil. D’aucuns s’exilent volontairement, soit qu’ils préfèrent voyager que de subir les conséquences de leur insoumission économique ou militaire, soit qu’ils ne se trouvent plus en sécurité dans leur pays. (Voir : insoumis.)

Théoriquement, il n’y a pas d’exil pour l’anarchiste, comme d’ailleurs pour tout internationaliste conséquent. La patrie, c’est le pays où l’on est bien : mettant à profit ce proverbe il s’expatrie quand c’est nécessaire, risque l’expulsion quand les nécessités de l’action l’y exposent. Ces déductions théoriques font que nombre de personnes s’exilent et déchantent bientôt. Le premier danger de l’exil, c’est la suggestion qui porte à désirer le retour au pays dès que cela devient impossible. Les objections de la famille, des amis plus ou moins intéressés, reviennent alors à l’esprit ; romantisme aidant, on s’aperçoit qu’on est très malheureux. La plupart des insoumis au service militaire tombent dans ce premier combat ; la porte leur restant ouverte — à condition de se soumettre — ils rentrent bientôt au bercail. Les juges ne prennent pas trop en mauvaise part leur petite fugue, qui servira de leçon à ceux qui pourraient avoir l’envie de prendre le même chemin. En général, l’exilé dispense d’ailleurs généreusement cette leçon autour de lui, pour des motifs trop faciles à comprendre.

Quant à ceux qui « continuent », les voilà aux prises avec toutes sortes de difficultés. Gagner son pain n’est pas chose facile — surtout pour les intellectuels — dans un pays dont on ignore la langue. Tout le monde n’est pas capable de s’assimiler une langue rapidement : la difficulté de s’exprimer et de comprendre provoque un ralentissement de la vie intellectuelle et affective, car la lecture et la correspondance ne suppléent pas à tout, et le « cafard » vient, mord… et un deuxième contingent des exilés rend les armes, prêt à reconnaître qu’ « il y a tout de même quelque chose de vrai dans ces histoires de patrie ».

Les survivants n’auront plus qu’à se faire au climat de leur pays d’adoption, à ses mœurs — moralité publique, vêtements, cuisine ! — à se soumettre aux exigences du nouveau milieu en y laissant le moins possible de soi-même. La police guette ; elle surveille le courrier, fourre le nez dans la correspondance, menace par les journaux subversifs. Les familiers se méfient : — « Qu’at-il fait dans son pays ? — Pourquoi est-il ici ? » ; le patron se fait fort de vous faire coffrer et expulser en cinq sec si vous bronchez… « S’exiler pour échapper à Némésis ou à la Caserne, et rencontrer ça, c’est un marché de dupe » raisonnent les neuf-dixièmes du dernier contingent en réintégrant ses anciennes pénates.

Naturellement, l’exilé peut être bien sage, s’être expatrié pour trouver un emploi rémunérateur, emmener sa famille et ses meubles, fréquenter beaucoup l’église et pas du tout les réunions publiques ; avoir en poche passeports et lettres de recommandation. Celui-là ne rencontrera que des difficultés de second ordre, mais ce n’est pas de lui qu’il est question…

De ce qui précède, tirons des conclusions pratiques. Aux parents indépendants qui souhaitent et préparent le même caractère à leur progéniture, disons qu’il convient de tenir compte avec l’éventualité d’exil dans l’éducation des enfants. Mouvements révolutionnaires avortés, réaction, insoumission, ne leur donneront que trop d’occasion de s’expatrier. Beaucoup se sentent ankylosés à l’idée de faire un voyage à l’étranger : il faut les y habituer. L’étude préalable de langues, et un métier manuel aplanissent beaucoup de difficultés en cas d’exil. L’enseignement public est terriblement unilatéral ; de sa patrie, le moindre ruisseau ou coteau a de l’importance, mais on ignore tout des pays voisins : langue, industrie, mœurs, régime ; cela fait qu’on ne s’y sent pas « chez soi » : avis aux éducateurs !

Que les amis gardent leurs lettres larmoyantes : mieux vaut un mot gai, au besoin, un mandat ! S’informer du nouveau milieu de l’exilé, l’interroger sur ce qu’il observe, lui demander des chroniques pour journaux, etc…, il se verra forcer de s’extérioriser, de regarder autour de lui et finira par s’intéresser à sa nouvelle vie, échappera au découragement, à la nostalgie. Et que les amis négligents se souviennent que si, pour eux, une lettre n’a que peu d’importance dans le train de leur vie, elle est souvent pour l’exilé un événement capital.

Lorsque ses parents ne l’en ont pas pourvu, que l’exilé acquière par lui-même « l’éducation de l’exil ». Quoi de plus stupide pour celui qui ambitionne la vie rude de l’insoumis ou du militant, que de prendre par exemple un emploi aux contributions ? Ne serait-il pas plus sage d’apprendre le métier de charpentier, mieux encore : d’étudier sérieusement avant que de partir la langue et la littérature de son propre pays, afin de pouvoir l’enseigner à l’étranger ? (Voir Malato : Joyeusetés de l’exil.)

Une fois à l’étranger, ne pas oublier que la « mère-patrie » y entretient des espions, principalement les consuls, qui ne négligent rien pour se procurer des renseignements susceptibles de créer à l’exilé des ennuis avec les autorités. La réaction s’organise internationalement. J’aime à croire que les hommes d’action le feront bientôt à leur tour. Une vaste documentation sur les ressources matérielles et morales que présente chaque contrée (moyens de débrouillage, colonies, milieux sympathiques), des relations suivies de pays à pays permettront alors de vivre totalement en sans-patrie.


EXODE n. m. (du grec exodos, sortie). On donne le nom d’exode à un fort mouvement d’émigration. Ordinairement l’exode est déterminé par la misère qui règne en une contrée ou encore par la tyrannie des maîtres. Il est des exodes qui sont devenus légendaires, tel celui des Juifs qui furent conduits hors de l’Égypte par Moïse. Cette histoire de la sortie des Israélites a du reste donné son nom au second livre du Pentateuque : l’Exode.

Sous Louis XIV, à la suite de la révocation de l’Édit de Nantes, la fuite des protestants, vers une terre plus hospitalière que celle de la France, fut un véritable exode. Avant la guerre, le despotisme des tsars provoqua l’exode de milliers et de milliers de Juifs qui, pour échapper aux massacres se réfugièrent en France, en Angleterre et en Amérique. Les Irlandais soumis au joug de l’impérialisme britannique émigraient en foule également avec l’espérance de trouver une existence plus calme en d’autres contrées. De tous temps les peuples opprimés ont été contraints d’accomplir leur exode, et de nos jours encore, après la « guerre du droit et de la civilisation » qui coûta tant de vies humaines, les travailleurs italiens, espagnols, bulgares, roumains, accomplissent à leur tour leur exode pour ne pas être ensevelis sous le poids de la réaction qui les écrase.


EXORCISME n. m. (du grec exorcismos, conjuration). L’exorcisme est la cérémonie qui a pour but de faire sortir les démons du corps d’un possédé. Il y a deux sortes d’exorcismes : les ordinaires et les extraordinaires. Les exorcismes ordinaires sont préventifs et le baptême que l’on administre à un enfant nouveau-né, n’est en réalité qu’une sorte d’exorcisme qui a pour objet d’éloigner de lui le démon ; les exorcismes extraordinaires ont pour but de délivrer celui ou ceux qui sont déjà possédés par les démons.

La pratique de l’exorcisme remonte à la plus haute antiquité. Aux premiers âges de l’humanité, lorsque l’homme ignorant ne pouvait déterminer les causes d’un malaise ou d’une maladie, il attribuait ceux-ci à un mauvais esprit et pour l’en chasser, se livrait à des conjurations, des évocations, à certaines violences corporelles, à des exorcismes. Ces pratiques stupides et ridicules subsistent toujours et malgré les progrès de la science, l’Église exorcise encore à l’aide de prières, de signes de croix, etc… L’exorcisme est même codifié par l’Église et il est dit qu’aucun exorcisme extraordinaire ne peut être fait sans l’autorisation de l’évêque. Cela n’empêche pas que de temps à autre éclate un scandale qui nous apprend que quelques fanatiques se sont livrés à des actes de violence sur un individu parce qu’ils le croyaient possédé des démons. L’exorcisme ne disparaîtra qu’avec la foi religieuse et des préjugés qu’elle perpétue.


EXORDE n. m. (du latin exordium, de exordire, commencer). On appelle exorde, la première partie, l’introduction, le commencement d’un discours. Un exorde doit être simple, clair, net et précis afin de préparer favorablement le public à l’audition des discours. On peut trouver son exorde dans l’idée même du discours que l’on doit prononcer ; c’est le système le plus simple, mais c’est souvent le meilleur, surtout lorsque l’on se trouve face à face avec un auditoire que l’on ignore, et avec lequel il est inutile d’user de fleurs de rhétorique. Un bon exorde prépare un bon développement. L’exorde et la péroraison sont les deux parties les plus importantes d’un discours, car c’est d’ordinaire, l’introduction et la conclusion qui touchent plus particulièrement le public. Il y a donc intérêt pour ceux qui se livrent par la parole à une certaine propagande de soigner leurs exordes comme leurs péroraisons.


EXPÉRIENCE (du latin experientia ; de experire, éprouver). Connaissance acquise par l’épreuve personnelle que l’on a faite d’une chose, soit volontairement par l’observation et la pratique, soit involontairement, par suite des circonstances dans lesquelles on s’est trouvé placé. Le mot expérience ne sert pas seulement à désigner le résultat de l’épreuve personnelle, quant à l’augmentation des connaissances acquises, mais le moyen par lequel ce résultat a été obtenu, c’est-à-dire l’épreuve elle-même. On dit : « C’est un homme d’expérience » en parlant de quelqu’un ayant eu l’occasion de beaucoup observer et l’avantage de beaucoup retenir. Mais on dit aussi : « Le talent de ce romancier s’inspire de ses expériences amoureuses » ; ou bien encore : « Les expériences de ce savant ont justifié toutes nos suppositions ».

Les vieillards se réclament volontiers des droits que leur donne l’expérience, pour essayer d’imposer leurs opinions à autrui. C’est là une prétention excessive. D’abord, parce qu’il suffit de questionner des vieillards sur maints sujets, notamment dans les domaines de la politique et de la religion, pour constater qu’ils sont loin d’être d’accord entre eux, ce qui ne manquerait pas de se produire s’il était vrai qu’il suffît d’avoir un grand âge pour acquérir, à l’égard de toutes choses, une sorte d’infaillibilité. Ensuite, parce que l’expérience de beaucoup de personnes âgées, dont l’existence fut surtout végétative, préoccupées chaque jour d’effectuer les mêmes gestes, en relation avec les mêmes personnes, dans un décor identique, n’est en vérité qu’une expérience insuffisante, pour apprécier la vie dans sa complexité. Enfin, parce que faire valoir au cours d’une discussion, que l’on a les cheveux blancs, constitue une référence sans doute, quant au caractère sérieux des propos émis, mais ne devrait jamais dispenser une personne raisonnable de faire, avec des arguments plus positifs que celui-ci, la démonstration de ce qu’elle affirme.

On n’a pas forcément raison parce que l’on est âgé, ou parce que l’on est père de famille, ou parce que l’on a été soldat. On a raison quand on a pour soi la logique et l’observation des faits.

Sous réserves de ces remarques, il est exact que, si la jeunesse a pour elle la générosité des enthousiasmes, et le courage désintéressé, qui s’allient fréquemment à la candeur, l’âge mûr a pour lui le sens réaliste, et les prudentes méthodes suggérées par les difficultés graves que l’on rencontre dans la pratique. Encore ne faut-il point confondre ces avantages intellectuels avec la sécheresse de cœur, et l’esprit de routine, qui caractérisent tant de gens ayant traversé la vie sans voir et dont les jugements portent la marque de l’égoïsme et de l’irréflexion.

Dans le domaine scientifique, la méthode expérimentale, qui consiste dans le contrôle des idées par les faits, est la seule qui donne des résultats certains. Tant que l’on discute sur des données métaphysiques, ou d’après des convenances philosophiques personnelles, les systèmes s’affrontent sans grand profit, et l’on n’arrive point à conclure, du moins d’une manière satisfaisante pour tout le monde. La preuve par le fait évident pour quiconque ne se refuse point à ouvrir les yeux, est l’argument sans réplique. Il réduit à néant les thèses chimériques, et met un terme aux ratiocinations vaines.

C’est grâce à la méthode expérimentale, telle que la conçurent Galilée, Newton, Descartes, Claude Bernard, que la science, se dégageant des idées préconçues, nées de l’influence religieuse et des préoccupations abstraites, a donné de si merveilleux résultats, en ne s’inspirant désormais que de la libre recherche de la vérité.

Partout où elle peut s’exercer, la méthode expérimentale est, pour ce qui concerne l’enseignement, la meilleure et, en même temps, la plus honnête. Avec elle, il n’est point nécessaire, pour convaincre, de faire appel à l’autorité de la tradition, ni au témoignage des ancêtres en faveur d’une douteuse révélation. Il suffit d’inviter l’élève à se rendre compte par lui-même de la réalité des faits décrits par le livre. À l’écolier qui douterait de ceci : qu’un acide répandu sur un calcaire détermine une effervescence, il serait fâcheux de répondre : « Tu dois le croire parce que j’ai un diplôme et que je suis ton aîné ! » Il est beaucoup plus sage, et plus modeste, et plus affectueux, et plus convaincant aussi, de dire à l’enfant : « Voici du vinaigre et un morceau de craie. Verse donc sur la craie quelques gouttes de vinaigre, et décris-moi ce qui va se passer ! » — Jean Marestan.


EXPIATION n. f. (du latin expiatio, même signification). Action d’expier ; réparation ; châtiment ; expiation d’une faute, d’un crime, d’un délit. La loi de l’expiation fut sans doute la première loi répressive qui dirigea l’humanité. Caïn, d’après la légende, expia toute sa vie par la souffrance et la douleur le meurtre d’Abel. « Dieu » était alors moins cruel que ne le sont les hommes d’aujourd’hui, car les lois de l’expiation sont devenues plus pénibles.

« L’humanité, dit M. J. M. Guyau, a presque toujours considéré la loi morale et la sanction comme inséparables : aux yeux de la plupart des moralistes, le vice appelle rationnellement à sa suite la souffrance, la vertu constitue une sorte de droit au bonheur. Aussi, l’idée de sanction a-t-elle paru jusqu’ici une des notions primitives et essentielles de toute morale ». L’expiation, en vertu de cette loi « morale » est donc l’acte qui consiste à subir la sanction. Est-elle juste, est-elle injuste ? Est-elle simplement morale ? « Existe-t-il, dit encore Guyau, aucune espèce de raison (en dehors des considérations sociales), pour que le plus grand criminel reçoive, à cause de son crime, une simple piqûre d’épingle, et l’homme vertueux un prix de sa vertu ? L’agent moral lui-même, en dehors des questions d’utilité et d’hygiène morales, a-t-il, à l’égard de soi, le devoir de punir pour punir, ou de récompenser pour récompenser ? » On pourrait objecter que l’expiation ne résulte pas nécessairement de l’idée de sanction et qu’elle peut n’être que la punition naturelle de celui qui viole les lois naturelles. Ce fut l’idée de Lamennais qui déclare que : « Une loi fatale, inexorable, nous presse ; nous ne pouvons échapper à son empire : cette loi, c’est l’expiation, axe inflexible du monde moral, sur lequel roulent toutes les destinées de l’humanité. » Rien n’est plus faux à notre sens et c’est encore à Guyau que nous faisons appel pour détruire cette thèse.

« De même l’indigestion d’un gourmand ou l’ivresse d’un buveur n’ont dans la nature aucune espèce de caractère moral ou pénal : elles permettent simplement au patient de calculer la force de résistance que son estomac ou son cerveau peut offrir à l’influence nuisible de telle masse d’aliments ou de telle quantité d’alcool : c’est encore une équation mathématique qui se pose, plus compliquée cette fois, et qui sert à vérifier les théorèmes généraux de l’hygiène et de la physiologie. Cette force de résistance d’un estomac ou d’un cerveau variera d’ailleurs beaucoup selon les individus : notre buveur apprendra qu’il ne peut pas boire comme Socrate, et notre gourmand qu’il n’a pas l’estomac de l’empereur Maximin. Remarquons-le, jamais les conséquences naturelles d’un acte ne sont liées à l’intention qui a dicté cet acte : jetez-vous à l’eau sans savoir nager, que ce soit par dévouement ou par simple désespoir, vous serez noyé tout aussi vite. Ayez un bon estomac et pas de disposition à la goutte : vous pourrez presque impunément manger à l’excès ; au contraire, soyez dyspeptique, et vous serez condamné à souffrir sans cesse le supplice de l’inanition relative. Autre exemple : vous avez cédé à un accès d’intempérance ; vous attendez avec inquiétude la « sanction de la nature » : quelques gouttes d’une teinture médicale la détournera en changeant les termes de l’équation qui se pose dans votre organisme. La justice des choses est donc à la fois absolument inflexible au point de vue mathématique et absolument corruptible au point de vue moral ». (J. M. Guyau ; Esquisse d’une Morale sans obligation ni sanctions, pp. 183, 184)

Nous pensons donc que la loi de l’expiation n’est nullement naturelle, mais intimement liée à celle de la justice distributive, foncièrement humaine. Prenons par exemple la loi du talion, qui remonte à la plus haute antiquité, et fut la base de la législation mosaïque. Elle n’emprunte à nos yeux aucun caractère « d’expiation en soi », bien que, pour l’esprit simpliste, elle présente la forme de justice la plus logique. Pour que, moralement, il y ait expiation, il faudrait que l’expiateur reconnaisse, comprenne sa faute, son erreur, son crime. Il faudrait que cette erreur, cette faute, ce crime renferment en soi l’action primitive ; or, ce n’est pas le cas, et en dehors des cadres déterminés par une forme quelconque de société, il n’y a pas d’expiation. Tel criminel, s’il n’est pas découvert, jouira en toute quiétude du bénéfice de son forfait ; conséquemment, on peut dire que l’expiation naturelle est une simple formule et que seule, l’expiation d’ordre, de caractère social, mérite notre attention.

Si le crime ne trouve pas sa sanction dans le crime même, faut-il conclure à la nécessité d’une justice distributive ? « C’est un devoir pour le pouvoir social, dit Lainé, de faire accomplir l’expiation dans une certaine mesure ; de là l’origine et la nécessité d’une justice pénale. » C’est là l’avis d’un grand nombre de philosophes et de sociologues. Ce n’est pas là le nôtre. Pour admettre la nécessité d’une justice pénale, il faudrait reconnaître l’utilité sociale de l’expiation ; or, l’exemple et l’expérience sont à nos yeux suffisamment probants pour nous permettre d’affirmer qu’en aucun cas, contraindre un individu à l’expiation n’a été d’un avantage quelconque pour la collectivité. Depuis des temps immémoriaux, la « justice » accomplit son œuvre sans que s’améliore, par son action le sort des sociétés humaines. Expier un délit par quelques mois de prison n’efface pas le délit et n’empêche pas l’individu d’accomplir un nouveau forfait, sitôt que l’occasion — ou le besoin — se présente. Expier un crime par la peine de mort n’efface pas le crime, et même si l’on acceptait ce principe que l’expiation est nécessaire pour l’exemple, il serait facile de démontrer, par la statistique, que le nombre de crimes ne diminue pas en raison du châtiment infligé, mais en raison d’une évolution consécutive à des facteurs extérieurs à toute justice pénale. Non seulement l’expiation n’efface ni le délit ni le crime, mais elle les sanctifie. Les expiateurs prennent souvent une figure de héros, et le but poursuivi par les moralistes partisans de la justice distributive s’éloigne de plus en plus à mesure que s’exerce cette justice distributive. Que faire alors ? Laisser le crime s’accomplir ? Absoudre et laisser en liberté tous ceux qui, pour une cause ou pour une autre, s’attaquent à l’individu, profitent de sa faiblesse pour le voler, le piller, le tuer ?

Il est évident que si l’on accepte une société élaborée sur des principes d’autorité et de propriété, on est également obligé d’accepter le principe de l’expiation. Mais alors, loin de remédier au mal, on le perpétue. L’anarchiste, plus que tout autre peut-être, parce qu’il a conscience des possibilités de vie harmonique, a le crime en horreur. Plus que tout autre, il voudrait voir s’effacer de la surface du globe tous les méfaits qui s’y accomplissent, et qui ne sont déterminés que par l’ignorance, les vices, les tares, les travers inhérents à une société mal constituée. Aussi ne s’arrête-t-il pas simplement aux phénomènes ; il en recherche les causes, et c’est parce qu’il pense les avoir comprises qu’il dit que l’expiation ne changera jamais rien à l’ordre des choses ; mais que, pour voir disparaître tout ce qui est une source de souffrance individuelle ou sociale, il faut transformer du tout au tout cette société. Tout l’appareil judiciaire est corruptif et immoral. Établie par une caste pour défendre une caste, inféodée à une classe de privilégiés, la « justice » est injuste ; elle le fut, et elle le sera toujours ; et si l’expiation peut emprunter un jour un caractère de justice, ce ne sera que lorsque le peuple révolté fera expier à la bourgeoisie les crimes accumulés depuis des siècles et des siècles.