Encyclopédie anarchiste/Espionnage - Étiquette
ESPIONNAGE n. m. (du latin inspicere, observer ; dont on a fait espie, puis espier). L’espionnage est l’action qui consiste à épier, à observer les gestes et les actes d’un individu ou d’un groupe d’individus afin d’être renseigné sur leurs intentions.
Ce mot est surtout usité dans le langage courant pour désigner le service attaché aux institutions de chaque pays et dont le rôle est de se rendre compte des ressources, de la puissance et des projets militaires des nations étrangères.
L’espionnage est l’action la plus vile et la plus infâme que l’on puisse concevoir, et les misérables qui s’y livrent sont désavoués même par ceux qui les emploient. Le service d’espionnage, dit le Larousse, « existe à l’état-major de presque toutes les armées… mais la plupart des espions sont des individus n’offrant aucune garantie de capacité et de fidélité, et qu’il convient de contrôler au moyen d’un service de contre-espionnage ».
Peut-on avouer plus cyniquement, dans un ouvrage bourgeois, combien est méprisable et dégradante l’action d’espionner ? Et n’est-ce pas avouer également l’infection d’une Société obligée d’utiliser de tels procédés ?
« L’espionnage serait peut-être tolérable s’il pouvait être exercé par d’honnêtes gens », dit Montesquieu. Non, l’espionnage ne peut pas être honnête ; il ne peut pas être propre, car un individu ayant une conception saine de la morale ne peut accepter de s’abaisser à jouer le rôle d’espion.
Il ne faut pas croire que l’espionnage est exercé simplement par des policiers amateurs ou accasionnels qui, sitôt découverts sont désavoués par les gouvernements auxquels ils vendent leurs services. Il y a dans cette institution toute une hiérarchie qui part du simple espion à l’attaché militaire et de l’attaché militaire à l’ambassadeur. L’ambassadeur est en réalité un espion accrédité auprès d’une nation étrangère par son gouvernement, auquel il doit fournir le plus de renseignements possible sur l’activité commerciale industrielle et surtout militaire de cette nation. Et cela est tellement vrai qu’un ambassadeur correspond avec son gouvernement de telle façon que le langage employé ne puisse être déchiffré par personne d’autre.
Comme dans tout ce qui compose l’ordre social bourgeois, l’espion de basse classe est considéré comme un individu sans aveu, alors que le ministre, l’ambassadeur qui l’occupe est un homme honoré, sinon honorable. À nos yeux, ils sont méprisables au même degré, et, s’il était possible de graduer le dégoût que nous inspirent de telles pratiques, le personnage haut placé mériterait d’être blâmé avec plus de force que celui qui est en bas de l’échelle sociale.
En régime bourgeois, on n’espionne pas seulement ses ennemis, mais aussi ses « amis ». Les divers groupes de capitalistes internationaux ont si peu confiance les uns dans les autres que, même lorsqu’ils sont alliés, ils s’épient mutuellement, de crainte d’être joués dans une entreprise quelconque. C’est ce qui explique que l’on rencontre en France, non pas seulement des espions allemands — ce qui, en vertu des principes qui dirigent les institutions bourgeoises, se comprendrait encore — mais des espions anglais qui sont, paraît-il, nos « amis ». Cela ne les empêche nullement de chercher à découvrir les secrets militaires du pays ; c’est réciproque, du reste, et les Français agissent de même.
Méfions-nous des espions ; ils ne sont pas employés seulement au service des informations militaires ; toute la haute politique, la police, la diplomatie ont leurs mouchards qui s’insinuent partout, cherchent à pénétrer les secrets les plus intimes, pour s’en servir comme arme lorsqu’il s’agit, pour ces organisations bourgeoises, d’abattre un adversaire. Nos milieux ne sont pas exempts d’espions que l’on dénomme vulgairement : mouchards (Voir ce mot).
Disons, pour terminer, qu’en France, l’espionnage au service d’une autre nation est un délit puni, en temps de paix, de deux à cinq années de prison et, en temps de guerre, de la peine de mort. La tentative d’espionnage et le recel d’espions sont punis de la même peine.
ESPRIT n. m. (du latin spiritus, souffle). Comme le mot âme (voir ce mot) dont il a la même signification latine, le mot esprit est un terme vague, imprécis, dont la définition varie selon les doctrines philosophiques qui, toutes, s’y sont plus ou moins intéressées (Sébastien Faure, E. A., p. 44).
Les divers dictionnaires que nous consultons nous disent que l’esprit est une substance incorporelle, immatérielle, le souffle vital qui anime les corps et les fait agir.
« C’est un mot », nous dit Voltaire, à la huitième question de son Philosophe ignorant, « qui, originairement signifie souffle et dont nous nous sommes servis pour tâcher d’exprimer vaguement et grossièrement ce qui nous donne des pensées. Mais quand, même par un prodige qui n’est pas à supposer, nous aurions quelque légère idée de la substance de cet esprit, nous ne serions pas plus avancés ; nous ne pourrions jamais deviner comment cette substance reçoit des sentiments et des pensées. Nous savons bien que nous avons un peu d’intelligence, mais comment l’avons-nous ? C’est le secret de la nature ; elle ne l’a dit à nul mortel. » (Voltaire.)
Aux mots spiritualisme et matérialisme, il sera traité plus profondément des diverses doctrines philosophiques et scientifiques qui se sont occupées à rechercher ce qu’était l’esprit ; disons ici, brièvement, que pour nous, l’esprit est une force née de la matière, inhérente à la matière et qu’il ne peut être la manifestation d’une puissance immatérielle détachée de toute substance corporelle.
Si l’on considère le corps humain comme un composé chimique, l’esprit est la flamme qui jaillit de ce corps, comme le feu jaillit d’une allumette chimique par le frottement de celle-ci sur un frottoir approprié.
Voyons maintenant de quelle façon ce terme est usité généralement.
Le Saint-Esprit, selon le dogme catholique, est la troisième personne de la Trinité : le père, le fils et le Saint Esprit. On connaît la légende. C’est le Saint Esprit qui engrossa Marie, la femme de Joseph. « Maria étant grosse par l’opération du Saint Esprit… et son mari, Joseph, homme juste ne voulant pas la couvrir d’infamie, voulut la renvoyer secrètement. Un ange du Seigneur lui apparut en songe et lui dit : « Joseph, fils de David, ne craignez point de revoir votre femme Maria, car ce qui est en elle est l’œuvre du Saint Esprit. Or, tout cela se fit pour remplir ce que le Seigneur a dit par son prophète : Une vierge en aura dans le ventre et elle fera un enfant, et on appellera son nom Emmanuel » (Évangile selon Matthieu, chap. I, v. 29). Ne soulignons que de quelques mots l’absurdité d’une telle légende qui, cependant, forme la base de toute la religion chrétienne. Il est douteux qu’un homme, quels que soient son fanatisme et son attachement aveugle à l’idée d’un Dieu purement spirituel accepte de nos jours un telle explication de la grossesse de sa femme. Pourtant, logiquement, ce que le Saint Esprit fit hier il peut le refaire demain, sa volonté étant impénétrable pour les pauvres hommes que nous sommes et sa puissance étant infinie.
Mais si, idéologiquement, philosophiquement, le croyant accepte le dogme de l’église catholique, pratiquement il n’en est pas de même et le Saint Esprit est une puissance qu’il a adaptée à sa vie matérielle et qu’il veut bien adorer à la condition qu’elle ne vienne pas troubler son existence charnelle.
On donne également le nom d’esprits à tous les êtres « incorporels » du monde invisible, traités dans la science théogonique qui est l’étude sur la généalogie et la filiation des dieux. Dans toutes les vieilles traditions polythéistes on trouve trace de ce monde des esprits et Hésiode le poète grec du viiie siècle avant J. C. déclarait qu’il y avait 30.000 esprits qui dirigeaient et surveillaient les actions des hommes.
Les cabalistes donnaient à leurs « esprits », anges ou démons, des noms particuliers ; c’est ainsi qu’ils nommèrent sylphes les esprits de l’air ; gnomes, ceux de la terre ; ondins, ceux des eaux ; salamandres, ceux du feu, etc., etc.
Toutes ces croyances anciennes, ces erreurs du passé, dues à l’ignorance n’ont pas été sans imprimer fortement d’un certain fanatisme les générations qui se sont succédées et si ce fanatisme disparaît au fur et à mesure que s’étendent les connaissances humaines, les progrès de la science et de la philosophie sont tellement lents que le cerveau humain est encore de nos jours imprégné de toutes les traditions ancestrales.
Bon nombre d’individus, sans être attachés à des croyances particulières, s’imaginèrent être sous l’influence des « esprits du bien ou du mal » qui déterminaient leurs actions, bonnes ou mauvaises. D’autres crurent sincèrement qu’après la mort l’esprit se détache du corps humain et va habiter le corps d’animaux inférieurs ; selon d’autres encore l’esprit plane au-dessus des hommes et descend parfois parmi eux et substituent leurs pensées à celles de certains hommes. Anarchistes, nous ne pouvons admettre une telle manifestation de l’esprit, car ce serait accepter la conception du « spiritualisme » qui reconnaît un esprit distinct de la matière et d’où découle fatalement la conception de l’immortalité de l’âme.
Le spiritisme qui est une « science » relativement jeune et qui étudie les conditions d’existence de l’esprit a donné naissance à un charlatanisme tel, qu’il est difficile de reconnaître les chercheurs sérieux des charlatans exploitant la crédulité humaine.
Nous devons cependant reconnaître qu’il existe des problèmes inconnus et par conséquent il serait puéril de rejeter impitoyablement sans les avoir approfondies, les démonstrations des esprits. Nous pensons cependant que le spiritisme est plus une doctrine occulte qu’une science et que, mieux que lui, la psychophysiologie ou physiologie psychologique arrivera à résoudre la solution du problème, en nous initiant aux rapports de l’âme, de l’esprit et du corps.
Dans le langage courant, on désigne par le mot esprit l’ensemble des facultés intellectuelles. « Dans le langage philosophique, dit La Harpe, l’esprit n’est que l’entendement, la faculté pensante. Dans l’usage commun, le manque d’expressions nécessaires pour rendre chacune de nos idées, a fait donner généralement le nom d’esprit à l’une de ces qualités, dont l’effet est le plus sensible dans la société, à la vivacité des conceptions ». Et Montesquieu nous dit que l’esprit consiste à reconnaître la différence des choses diverses et la différence des choses semblables. » (La Harpe)
L’esprit, tel que ce mot est employé communément est donc la faculté de concevoir, de comparer, de juger, de raisonner, et c’est en effet dans ce sens qu’il est usité le plus souvent. Il est synonyme d’intelligence et on dit souvent « un homme d’esprit » pour un homme intelligent.
En outre le mot esprit est employé dans une foule de formules. Rendre l’esprit : pour mourir ; perdre l’esprit : avoir l’esprit du commerce ; la présence d’esprit ; un esprit brouillon ; un bel esprit : un esprit fort ; l’esprit de famille, de corps, etc., etc…
Si avoir de l’esprit est une qualité, gardons-nous cependant d’en faire à tout propos et hors de propos, car a dit Casimir Delavigne :
« L’esprit qu’on veut avoir gâte celui qu’on a. »
ESSAI n. m. (de l’italien assayio, même signification). Action d’essayer. Épreuve, expérience qu’on fait d’une chose afin de se rendre compte si elle convient à l’usage qu’on lui destine. Essayer une machine, faire l’essai d’une arme, d’un cheval ; prendre un domestique, un ouvrier à l’essai, c’est s’assurer par l’expérience qu’ils sont capables de remplir les fonctions que l’on désire leur confier. On donne aussi le nom d’essais à certains ouvrages de sciences ou de littérature, de politique ou de philosophie où le sujet n’est pas traité à fond.
Le mot essai est employé parfois comme synonyme de tentative. Faire un essai de colonie anarchiste. Les anarchistes ou plutôt des individualités anarchistes ont à diverses reprises essayé de se détacher de l’ambiance et de fonder des colonies au sein desquelles ils auraient vécu une existence plus en rapport avec leurs conceptions. Ces essais n’ont jamais été couronnés de succès et cela n’a rien de surprenant, car il est matériellement impossible de vivre en dehors de la société et celle-ci est organisée de telle façon que trop de facteurs concourent à l’échec d’une semblable tentative. Un essai de société anarchiste en régime bourgeois est une erreur, tout individu, tout groupe, toute association étant sous la domination de cette bourgeoisie. Le travail des anarchistes est d’essayer d’ébranler les bases de la société moderne et, ensuite seulement, ils pourront faire l’essai d’une société sans autorité et sans contrainte.
ESSENCE n. f. (de essentia, même signification). Philosophiquement et théologiquement l’essence est ce qui constitue la nature d’une chose. Ce qui est, ce qui existe. « Nous ne sommes sûrs de connaître complètement l’essence de quoi que ce soit, a dit Lachâtre, si ce n’est des concepts de notre esprit. »
Pour ceux qui ramènent tout à Dieu, « Dieu est l’essence première de toute chose ». Un tel axiome permet évidemment toutes les déviations philosophiques et est une explication simpliste pour ceux qu’anime le désir de savoir et de connaître, et nous préférons, anarchistes, accepter comme axiome la proposition suivante de Bakounine :
« Tout ce qui est, les êtres qui constituent l’ensemble indéfini de l’Univers, toutes les choses existantes dans le monde, quelle que soit, d’ailleurs, leur nature particulière, tant sous le rapport de la qualité que sous celui de la quantité, les plus différentes et les plus semblables, grandes ou petites, rapprochées ou immensément éloignées, exercent nécessairement et inconsciemment, soit par voie immédiate et directe, soit par transmission indirecte, une action et réaction perpétuelles et toute cette quantité infinie d’actions et de réactions particulières en se combinant en un mouvement général, constitue ce que nous appelons la vie, la solidarité et la causalité universelle : la NATURE. Appelez cela Dieu, l’Absolu, si cela vous amuse, que m’importe pourvu que vous ne donniez à ce mot Dieu d’autre sens que celui que je viens de préciser : celui de la combinaison universelle naturelle, nécessaire et réelle, mais nullement prédéterminée, ni préconçue, ni prévue, de cette infinité d’actions et de réactions particulières que toutes les choses réellement existantes exercent incessamment les unes sur les autres. » (Bakounine, Système du Monde, œuvres tome III, pp. 217, 218.)
Nous voyons par ce qui précède que Bakounine considère que la nature est l’essence de toute chose, et qu’il lui importe peu qu’on la dénomme Dieu, Absolu, ou qu’on la désigne sous tout autre terme. Le Dieu de Spinoza, le célèbre panthéiste du xviie siècle, est également l’essence première de toute chose, mais bien que le système de Spinoza ait été interprété différemment par différentes écoles philosophiques, il apparaît que son Dieu n’est pas celui des croyants mais celui des athées, et que du spinozisme découle directement le déterminisme universel.
Chimiquement on donne le nom d’essences naturelles aux produits aromatiques extraits des végétaux. Essence de roses, essence de violettes, essence de menthe, etc… ; les essences artificielles sont des substances aromatiques obtenues par des compositions chimiques et destinées à remplacer certaines essences naturelles dont le prix de revient est trop élevé.
Les essences minérales que l’on emploie pour le chauffage, l’éclairage et aussi comme carburant dans les moteurs à explosions sont obtenues par distillation des pétroles bruts. En raison de son inflammation, la manipulation de l’essence minérale est des plus dangereuses.
L’essence minérale est donc un sous-produit du pétrole, et, malheureusement, ce produit si utile, si nécessaire à l’activité de la vie moderne, menace de mettre à nouveau le monde à feu et à sang. Les progrès de l’aviation provoquent une soif de pétrole dans les différentes nations du monde et comme en régime capitaliste ce ne sont pas les besoins mais les intérêts qui passent d’abord, chaque groupe de capitalistes internationaux se dispute les sources de pétrole actuellement contrôlées par l’Amérique et l’Angleterre. Il est probable que la prochaine guerre, et cela se dit ouvertement, sera la guerre du pétrole.
Espérons que les peuples qui ont versé tant de sang pour la défense des intérêts de leurs maîtres respectifs, se refuseront à l’avenir à s’entretuer pour un produit qui ne doit être la propriété de « personne » mais de tous.
ESSENTIEL adj. Ce qui est l’essence d’une chose. La partie essentielle ; la qualité essentielle. Le moteur est la partie essentielle de l’automobile ; l’oxygène et l’hydrogène sont les parties essentielles de l’eau.
Ce qui est nécessaire, indispensable. Le pain est la nourriture essentielle de l’homme, mais en notre siècle de rapine et de vol, où le bonheur des uns n’est que le fruit de la misère des autres, les humains manquent souvent de l’essentiel. Les causes de l’inégalité sociale qui se manifeste chaque jour plus brutale, sont multiples, mais les premiers responsables de l’arbitraire économique imposé par les classes dirigeantes, sont les opprimés eux-mêmes. Les travailleurs ignorent leurs devoirs essentiels. Ils perpétuent l’erreur de leurs aînés, de ceux qui les ont précédés dans la lutte, et qui eurent confiance en la politique pour se libérer du joug de leurs maîtres. Il semblerait que le passé n’ait rien appris aux classes travailleuses. Ne comprennent-elles pas, ne comprendront-elles jamais que l’essentiel, pour vaincre est d’abandonner toute illusion politique et de s’organiser puissamment sur le terrain économique, le seul où se livre chaque jour la grande bataille entre le capital et le travail ? L’essentiel, pour que les opprimés puissent développer toute leur force pour l’opposer à celles de leurs oppresseurs, est qu’ils soient unis. Or, jamais ils ne seront complètement organisés, tant que la politique s’immiscera dans leurs organisations. La politique est un facteur de division, de désunion et, par conséquent, de défaite. Tout le passé n’est-il pas là pour le démontrer ? Que les travailleurs se souviennent de cette clause essentielle : « L’union fait la force », et rapidement ils sortiront victorieux de la bataille.
ESTAMPAGE n. m. Terme populaire servant à désigner l’acte qui consiste à abuser de la confiance des camarades pour leur soutirer de l’argent. On appelle estampeur celui qui se livre à cet exercice malhonnête et ce mot est devenu synonyme d’escroc.
Dans son esprit, le mot estampage ne renferme pas son origine. Nous pensons qu’il est usité dans le sens péjoratif qu’on lui prête de ce fait que : la monnaie étant de pièces frappées ou estampées, on a dénommé estampeur celui qui s’en procure en usant de certains moyens frauduleux.
L’estampage n’est pas le vol ; c’est plutôt un abus de confiance. Dans les milieux d’avant-garde, où la solidarité s’exerce sur une grande échelle, et où la sensibilité des individus est continuellement tenue en éveil, il n’est pas étonnant de rencontrer de faux camarades qui profitent du bon cœur des compagnons pour vivre sur le commun et se procurer des ressources de façon malpropre. Cela est certainement regrettable, mais il n’y a aucun moyen sérieux de pallier à cet état de choses. Toutes les organisations, quelles qu’elles soient, ont leurs parasites ; c’est une conséquence logique de la société bourgeoise qui repose sur le vol.
Être victime de l’estampage ; se faire estamper ; être estampé, etc…
On appelle également estampage l’acte qui consiste à vendre une marchandise à un prix supérieur à sa valeur réelle. Le commerce (voir ce mot) n’est pas une chose honnête en soi ; nous l’avons démontré. De gros ou de détail, il donne naissance à un nombre incalculable de combinaisons plus ou moins louches ; mais c’est surtout en ce qui concerne le petit commerce que s’applique le mot estampage. Le monde pullule de charlatans qui, par leur bagout, s’attaquent aux naïfs et aux crédules et leur placent des articles inutilisables présentés avec une certaine recherche. C’est du reste la présentation que l’on paie car l’article en général ne vaut rien. Ceux qui se livrent à ce genre d’estampage sont nombreux surtout dans les grandes villes.
En un mot, l’estampage est une maladie sociale qui puise son germe dans la société imparfaite que nous vivons.
Dans la mesure du possible, il faut, dans nos groupes et cercles anarchistes, éloigner les estampeurs, car en outre qu’ils arrachent aux camarades des ressources qui pourraient être employées plus utilement, leurs actes sont indélicats, ils trompent les compagnons sincères et dévoués et nuisent à la bonne harmonie qui doit régner dans nos organisations.
ESTHÉTIQUE n. f. (du grec aisthetikos, sentiment). L’esthétique, nous dit le Larousse, est la « science qui traite du beau en général et du sentiment qu’il fait naître en nous ». C’est, en un mot, la philosophie de l’art. En vérité, si l’on veut considérer l’esthétique comme une science, il faut reconnaître que cette science permet une foule de spéculations, car il n’y a, en réalité, aucun critérium pour déterminer ce qui est beau et le séparer de ce qui est laid. Quantité de philosophes ont cherché à définir le « beau » et Aristote plaçait l’essence de l’art dans la nature ; il donnait ainsi une base à l’esthétique ; base peu solide, cependant, car tout ce qui est naturel n’est pas forcément beau. L’esthétique est, à notre avis, surtout une question de sentiment et de sensibilité. Tout ce qui touche à l’art est très complexe, et il est évident que, selon le point de vue où il se place, chaque individu peut avoir une conception particulière de l’esthétique. Ce qui apparaît beau à certains peut sembler laid à d’autres, et les sensations que l’on éprouve à la contemplation d’une œuvre d’art ou à l’audition d’un morceau de musique sont si multiples et si particulières, qu’il devient presque impossible de définir ce qui est esthétique ou ce qui ne l’est pas.
L’esthétisme n’est pourtant pas uniquement une question de sentiment : c’est aussi une question d’éducation. Tel individu peut préférer une vulgaire chanson de rues à une symphonie de Beethoven ou encore rester impassible devant une peinture de maître, alors qu’il s’extasiera devant la croûte d’un rapin sans talent ; il n’en est pas moins incontestable que la musique de Beethoven ou la peinture d’un Raphaël ou d’un Corot sont des productions d’essence supérieure. Si la grande majorité des hommes ne vibrent pas et n’éprouvent aucune sensation devant une manifestation de l’art, c’est que le sentiment artistique n’a pas été, chez eux, développé et qu’ils ne sentent pas toute la différence, indéfinissable, qui existe entre le « beau » et le « laid ». Savoir discerner les caractères du beau suppose une certaine culture et c’est cette culture qui manque au peuple. Rien, en société bourgeoise, n’est fait pour développer le sentiment esthétique chez le peuple, et, à part quelques manifestations artistiques officielles, de caractère souvent archaïque, le peuple reste éloigné de tout ce qui est beau. C’est aux organisations d’avant-garde qu’il appartient de compléter l’éducation populaire. Être révolutionnaire ne consiste pas simplement à renverser un ordre social périmé, mais aussi à transformer l’individu, à en faire un être supérieur, susceptible de comprendre toutes les productions de l’art, d’être émotionné à la lecture d’un beau livre ou à l’audition d’un chef-d’œuvre musical. La société ne sera vraiment idéale que lorsque l’homme sera, non seulement capable d’arracher à la terre ce qui est indispensable à sa vie matérielle, mais aussi un esthète, c’est-à-dire un être qui aime et qui pratique le beau.
ÉTAPE n. f. (du latin barbare staplus ou de l’allemand stapel, entrepôt). Autrefois on disait estape ou estapple. À l’origine, ce mot signifiait une foire, un marché public, une ville commerciale ; puis ensuite, il désigna l’endroit où les soldats s’arrêtaient en campagne pour se reposer et recevoir des vivres ou encore le gîte en route, pour le voyageur. De là viennent les expressions : doubler l’étape ; voyager par étapes ; faire deux étapes dans la même journée ; brûler les étapes, etc., etc.
Au sens figuré le mot étape est usité pour marquer un point d’arrêt sur le chemin qui mène au but que l’on poursuit. « La dictature du prolétariat est une étape sur le chemin du communisme. » C’est du moins ce qu’affirment les communistes autoritaires ; nous savons par l’expérience du bolchevisme que la dictature du prolétariat n’est pas une étape mais un but.
Il n’y a pas d’étape pour le révolutionnaire. La route doit être poursuivie sans arrêt et, pareil au Juif errant, il doit la parcourir jusqu’au jour où il aura atteint le but, qui ne peut être à notre avis qu’une société libertaire d’où auront disparu la contrainte et l’autorité.
ÉTAT n. m. L’aventure qui est arrivée, au cours de l’histoire humaine, à la réalité, et aussi à la notion : État, serait tout ce qu’il y a de plus amusant, si toutefois elle n’avait pas pris une tournure plutôt tragique.
Nous vivons dans un État. — Nous sommes, dit-on, servis par l’État. — Nous payons — nous le savons bien ! — un tribut à l’État. — Constamment — chacun de nous pourrait en raconter quelque chose ! — nous avons à faire avec l’État. Chacun de nous prétendrait savoir parfaitement bien ce que c’est que l’État…
Et cependant, celui qui supposerait que l’État est quelque chose de bien réel, de définissable, se serait trompé grossièrement.
Toutes les tentations de définir l’État d’une façon précise, scientifique, nette, ont échoué, au moins jusqu’à présent.
Il existe toute une science consacrée à l’étude de l’État. Mais, l’objet même de cette science — l’État — reste introuvable.
Les définitions de l’État fournies par les dictionnaires n’ont aucune valeur sérieuse.
Rien d’étonnant que, souvent, les grands spécialistes mêmes de la science juridique et étatiste se voient obligés de constater que l’État est, au fond, une fiction ; que tous les signes soi-disant distinctifs de l’État, même la fameuse souveraineté, sont applicables à d’autres phénomènes, et ne peuvent nullement servir à établir la réalité spécifique de l’État (L. Petrajitzky, Cruet, M. Bourquin, et autres auteurs).
Faisons-en tout de suite une déduction très importante : il existe une forme de coexistence des humains qui ne diffère pas beaucoup de certaines autres « collectivités organisées » (par exemple : Église, Nation, groupements politiques, caste et autres), mais qui a obtenu néanmoins, au cours des siècles une désignation spéciale : État, et à laquelle on attribue des qualités supérieures, souveraines, exceptionnelles. On prétend que cette organisation sociale se place au-dessus de toutes les autres, que son pouvoir est indiscutable, sacré, général. On l’impose à tout le monde. On lui doit une obéissance absolue et aveugle. C’est ainsi qu’on a créé une fiction, un fétiche.
Telle est notre première constatation.
Passons à la deuxième, qui n’est pas moins intéressante :
Si vous croyez que les origines de l’État sont connues, vous vous trompez encore. Là-dessus, on ne possède que des hypothèses plus ou moins vraisemblables ou invraisemblables. Les étatistes bourgeois, les étatistes socialistes ou communistes, les antiétatistes, — tous —, se représentent les origines de l’État d’une façon différente. Rien, ou presque rien, n’y est établi d’une façon précise, scientifique, nette.
Telle est notre deuxième constatation.
La troisième : le problème du rôle historique de l’État est l’objet de discussions interminables entre les étatistes de différentes nuances et aussi les antiétatistes. Là, non plus, rien n’est établi d’une façon définitive (Voir : Antiétatisme).
Placé devant ces faits, chacun devrait se demander : Quelle est, donc, la raison pour laquelle on m’oblige d’obéir, de me soumettre à une institution qui n’est, peut-être, qu’une fiction, dont les origines sont inconnues, et le rôle historique discutable ? Pourquoi veut-on que je reconnaisse, que je vénère une fiction ?
N’est-ce pas amusant, en effet, de voir les gens prendre, durant des siècles, une fiction pour une réalité, et reconnaître, respecter, servir quelque chose qui n’existe même pas ?
Nous l’avons déjà dit : ce serait amusant, voire très amusant, si la chose n’avait pas pris, hélas ! une tournure tout à fait tragique.
Car, la fiction a coûté, elle continue de coûter, elle coûtera encore beaucoup de sang.
D’ailleurs, c’est toujours pour des fictions (Dieu ! Église ! État ! etc…) que l’homme s’est battu, et se bat encore. Les réalités, tout ce qui n’est pas fiction, lui échappent. Les fantômes l’entraînent, le guident, l’absorbent… N’est-ce pas tragique ?
Et l’on dit que nous, les anarchistes, sommes des utopistes, des rêveurs !…
Mille fois non ! Rêveurs, utopistes, sont certainement ceux qui croient aux fictions. Quant à nous, briseurs de fantômes, nous sommes, précisément, des réalistes… Eh oui ! Nous, les anarchistes, qui prétend-on, voguons dans les nuages, nous sommes, sans aucun doute, tout ce qu’il y a de plus à terre…
Eh bien ! En notre qualité de réalistes, qu’avons-nous à dire de l’État ? Comment expliquons-nous la puissance de ce fantôme, son influence formidable, sa « réalité » pour des millions de gens ?
La littérature anarchiste au sujet de l’État est très abondante. Cela se comprend, car la négation de l’État, la lutte contre l’État, au même point que celle contre le capitalisme, est la pierre angulaire de l’anarchisme. Les œuvres de Proudhon, de Bakounine, de Kropotkine, d’Elysée Reclus, de Malatesta, de Jean Grave, de Sébastien Faure, de Pouget, de Stirner, de Rocker, et de beaucoup d’autres libertaires moins connus traitent le problème à fond. Il serait superflu de les citer ici. Le lecteur cherchant à acquérir une érudition plus ou moins complète par rapport à l’État n’aurait qu’à s’adresser aux sources mêmes. Ce qu’il faut ici, c’est donner un résumé bref et net de notre point de vue.
Et d’abord, entendons-nous sur un point : étant donné l’absence d’une définition précise et solide de l’État, nous comprendrons sous ce terme un système de relations mutuelles — actions et réactions — entre un nombre d’individus plus ou moins importants, système dont l’étendue, l’influence, l’efficacité données sont limitées géographiquement, politiquement, économiquement, socialement, et dont la réalité n’est conçue qu’intuitivement par les individus qui y sont englobés.
Quelle est, d’après les anarchistes, l’essence même de ce système ? C’est ce que nous allons voir.
1o Les origines de l’État. — Comme déjà dit, elles sont, hélas ! bien ténébreuses. Les établir, les reconstituer paraît impossible.
Il existe, cependant, quelques points historiquement acquis, sur lesquels on est parfaitement d’accord, notamment : 1o l’avènement de l’État signifie la fin décisive du communisme primitif, de cet état d’égalité économique et sociale où les peuples vivaient à l’aube de leur histoire ; 2o une lutte entre la communauté primitive et l’État avançant triomphalement eut lieu durant des siècles et se termina par la victoire complète de ce dernier ; 3o Des liens intimes, organiques, existent entre la genèse de la propriété privée, de l’exploitation et de l’État. L’histoire entière nous prouve que, toujours et partout, l’État fut un système social instaurant définitivement, légalisant et défendant l’inégalité, la propriété, l’exploitation des masses travailleuses. (Les fameuses despoties soi-disant « communistes » de l’ancienne Égypte, du Pérou et autres n’y font pas exception, puisque leur « communisme » consistait exclusivement en une régularisation étatiste minutieuse de toute la vie privée des « sujets » ; mais, quant aux privilèges, propriété, castes exploitant et masses exploitées, tout ceci formait la base même de ces États).
C’est le dernier point qui, ici, nous intéresse le plus.
La cause fondamentale qui amena finalement à l’État fut donc la nécessité pressante, éprouvée par les classes naissantes dominatrices, privilégiées et exploiteuses, d’instaurer un système puissant qui sanctionnerait et défendrait leur situation. Les guerres, les conquêtes, les prérogatives politiques, les moyens matériels et autres, les aidèrent.
Le rôle historique de l’État. — Pour les sociologues bourgeois, le rôle historique de l’État est d’organiser la Société, de mettre de l’ordre dans les relations entre les individus et leurs divers groupements, de régulariser toute la vie sociale. C’est pourquoi, à leurs yeux, l’État est une institution non seulement utile, mais absolument nécessaire : seule institution pouvant assurer l’ordre, le progrès, la civilisation de la Société. Le rôle de l’État fut et reste, pour eux, positif, progressif.
Ce point de vue est partagé par les socialistes étatistes, y compris les « communistes ». Tous, ils attribuent à l’État un rôle organisateur positif au cours de l’histoire humaine ; ceci, malgré l’abîme qui les sépare des étatistes bourgeois. Cet abîme consiste en ce que ces derniers considèrent l’État comme une institution placée au-dessus des classes, appelée précisément à réconcilier leurs antagonismes, tandis que, pour les socialistes, l’État n’est qu’un instrument de domination et de dictature de classe. Malgré cette différence, les socialistes prétendent, eux aussi, qu’au point de vue évolution humaine générale, l’avènement de l’État fut un progrès, une nécessité, car il organisa la vie chaotique des communautés primitives et ouvrit à la civilisation des voies nouvelles. En conformité avec cette conception de l’État comme d’un instrument d’organisation, de progrès (à certaines conditions), les socialistes prétendent que le système étatiste peut être utilisé, actuellement aussi, comme un facteur progressif, notamment : comme un instrument de libération des classes opprimées et exploitées. Pour qu’il en soit ainsi, il faut que, d’une façon ou d’une autre, l’État bourgeois actuel soit remplacé par un État prolétarien qui sera l’instrument de domination, non pas de la bourgeoisie sur le prolétariat, mais, au contraire, du prolétariat sur les éléments bourgeois et capitalistes. (Voir : Antiétatisme.)
Donc, pour les idéologues de la bourgeoisie, le rôle historique de l’État est purement positif et progressif.
Pour les socialistes, ce rôle fut d’abord progressif ; il devint ensuite régressif ; et il peut redevenir progressif. L’État (comme l’Autorité) peut, à leurs yeux, être un instrument ou de progrès ou de régression. Tout dépend des conditions historiques données. En tout cas, l’État, disent-ils, a joué, dans l’histoire humaine, et il peut jouer encore, un rôle positif : celui d’organisation de la vie sociale, celui de création des bases d’une Société meilleure.
Un tel point de vue dépend de ce que les socialistes (les marxistes surtout) conçoivent la vie des sociétés humaines, l’organisation sociale, le progrès social, d’une façon en quelque sorte « mécanique ». Ils ne tiennent pas suffisamment compte des forces librement créatrices, se trouvant à l’état potentiel au sein de toute collectivité humaine dont chaque membre — l’individu — est, pour ainsi dire, une charge d’énergie créatrice (dans tel ou tel autre sens), et qui est toujours un ensemble formidable d’énergies créatrices diverses. Ce sont ces énergies qui, au fond, assurent et réalisent le véritable progrès.
Ne s’en rendant pas compte, concevant la vie et l’activité des sociétés plutôt mécaniquement, les socialistes ne peuvent se représenter l’organisation, l’ordre, l’évolution, le progrès humains autrement que par l’intervention, et l’activité constante d’un facteur mécanique puissant : l’État !
La conception anarchiste se base, par contre, précisément sur l’esprit et l’énergie de création, propres à tout être humain et à toute collectivité d’hommes. Elle renie totalement le facteur mécanique, ne lui attribue aucune valeur, aucune utilité, à aucun moment historique : passé, présent ou futur.
De là, une tout autre conception du rôle historique de l’État chez les anarchistes.
1o Jamais, à leur avis, l’État n’a joué un rôle progressif, positif quelconque. Commencée sous forme d’une communauté libre, la Société humaine avait, devant elle, le chemin, tout droit, de l’évolution ultérieure, libre et créatrice, de la même communauté. Cette évolution aurait été, certainement, mille fois plus riche, plus splendide, plus rapide, si sa marche normale n’avait pas été arrêtée et déroutée par l’avènement de l’État. L’activité libre des énergies créatrices aurait amené à une organisation sociale incomparablement meilleure et plus belle que ne le fut celle à laquelle nous amena l’État. Le chemin de ce progrès normal était tout indiqué, lorsque certaines causés naturelles qui, aujourd’hui, n’existent plus, amenèrent à l’avènement des guerres, de l’autorité militaire et, ensuite, politique, de la propriété, de l’exploitation, de l’État.
L’avènement de ce dernier ne fut donc, à notre avis, qu’une déviation, une régression. Son rôle fut, dès le début, négatif, néfaste. L’État fut, immédiatement et indissolublement, lié à un ensemble de facteurs de stagnation, de recul, de fausse route.
2o Une fois installé et affermi, surtout après être sorti victorieux des luttes qu’il eut à soutenir contre la défensive de la communauté libre, l’État continua son action néfaste. C’est lui qui amena l’humanité à l’état lamentable de bêtes de somme bornées, sauvages, malades, dans lequel elle végète actuellement. C’est lui qui mécanisa toute la vie humaine, arrêta ou faussa son progrès, entrava son évolution, meurtrit son épanouissement créateur qui lui était pourtant tout indiqué. C’est lui, cet assassin de l’humanité libre, belle, pensante et créatrice qui, aujourd’hui encore, prétend guider et soigner sa propre victime : la Société humaine. Et c’est lui toujours qui prétend, par la bouche de fanatiques aveugles, comme par exemple, Lénine, et de leurs adeptes égarés, pouvoir sauver, ressusciter l’humanité qu’il assassina !… Et il se trouve encore des millions d’hommes qui sont prêts à croire à cet assassin masqué et à le suivre !…
Nous ne sommes pas de leur nombre.
Car, à part toutes les autres considérations, nous nous rappelons toujours des constatations de Kropotkine et de plusieurs autres historiens impartiaux qui prouvèrent que les époques d’un véritable progrès accomplis par l’humanité furent précisément celles où la puissance néfaste de l’État faiblissait, et qu’au contraire, les périodes d’épanouissement de l’État furent infailliblement celles où languissait le progrès créateur des sociétés humaines.
Revenons maintenant à la question posée au début de cette étude : Quelle est la raison pour laquelle on nous ordonne de croire, d’obéir, de nous soumettre à une institution qui n’est, quant à sa supériorité ou souveraineté, qu’une fiction, dont les origines sont inconnues, et le rôle historique si néfaste ? Comment expliquons-nous la puissance de ce fantôme, son influence formidable, la « réalité » de sa souveraineté pour des millions de gens ?
La réponse à cette question ne présente plus aucune difficulté.
Ayant réussi à tromper et à briser la communauté primitive et sa résistance, les premiers dominateurs, fondateurs de la propriété, des castes privilégiées et de l’exploitation, instaurèrent donc définitivement un système de coexistence humaine basé justement sur l’exploitation des masses travailleuses par les vainqueurs, leurs aides et leurs fidèles serviteurs. Le système dit État fut, est, et sera toujours un système d’exploitation. Afin de sanctionner hautement et solennellement ce système, afin de l’imposer définitivement et à tout jamais aux masses populaires, afin de lui donner l’air d’une institution supérieure, fatale, souveraine, nécessaire, se trouvant au-dessus du libre arbitre humain, ces castes dominatrices, ces exploiteurs organisés présentèrent ce système sous l’aspect d’une institution divine, lui attribuèrent une puissance surnaturelle et surent, finalement, créer une telle force pour se défendre que toute lutte contre ce monstre, ce Léviathan disposant de richesses immenses, religieusement béni par les prêtres, armé jusqu’aux dents, soutenu par des forces organisées de privilégiés, de fonctionnaires, de magistrats, de geôliers, devint impossible. Il finit par s’imposer à un tel point, qu’on crut à sa souveraineté mystérieuse et que toute idée d’un autre système d’organisation sociale disparut pour longtemps de la mentalité humaine.
Ce monstre, ce fut l’État. En tant que la plus formidable société anonyme d’exploitation, et protectrice d’autres sociétés du même genre, quoique de moindre importance, il est une réalité. Mais, rien que comme telle. En tant qu’une organisation supérieure, souveraine, sacrée, inviolable, éternelle de la société humaine, il est une fiction, un fantôme qui sut s’imposer en fétiches.
La propriété, c’est l’exploitation. L’État, c’est la sanction de l’exploitation. Il la crée, il l’engendre ; il est né d’elle ; il vit d’elle ; il la bénit, la défend, la soutient… Il ne fut jamais, ne peut être, et ne sera jamais autre chose. Il est, en outre, un mécanisme : formidable, aveugle, meurtrier, qui étouffe toute activité créatrice libre, tout élan humain vers une vie véritablement humaine.
Après ce qui vient d’être dit, les réponses à d’autres questions concernant l’attitude des anarchistes vis-à-vis de l’État viennent d’elles-mêmes.
L’État est une forme passagère de la Société humaine, destinée à disparaître tôt ou tard.
D’autres formes d’organisation sociale — libres, libérées de la base d’exploitation, donnant tout l’élan à la création — le remplaceront.
L’État étant un instrument d’exploitation, il ne peut jamais, en aucun cas, sous aucune condition, devenir instrument de libération (erreur fondamentale des « communistes »).
L’État ne pourra jamais disparaître par la voie d’une évolution. Il faudra l’abolir par une action violente, de même que le capitalisme.
Il faut lutter à fond, immédiatement, contre l’État, en même temps que contre le Capitalisme. Car ce sont là deux têtes du même monstre, qui doivent être abattues toutes les deux simultanément. En n’en abattant qu’une seule, le monstre reste vivant, et l’autre tête renaît infailliblement.
Les moyens de lutte contre l’État sont les mêmes que ceux de la lutte contre le capitalisme.
L’abolition du capitalisme tout seul et le remplacement de l’État bourgeois par un État prolétarien est plus qu’une utopie : c’est un non-sens. L’État ne peut être que bourgeois, exploiteur. Il n’est pas utilisable dans la lutte émancipatrice véritable. Les masses travailleuses du monde entier finiront par le comprendre et l’expérience bolcheviste est justement là pour le démontrer bientôt, d’une façon palpable et définitive.
La lutte contre le Capital et l’État est une lutte simultanée, lutte unique, qui doit être menée sans relâche, jusqu’à la démolition simultanée et complète de ces deux institutions jumelles.
Ce n’est qu’alors que reprendront leur élan véritable : la Société humaine, la belle vie créatrice, le progrès, la civilisation.
Tel est le point de vue anarchiste. — Voline.
ÉTAT (du latin status ; de stare, être debout). — Situation durable d’une personne ou d’une chose. Telle est la signification générique de ce mot, qui est en usage dans des acceptions très variées. On dit, en effet : Cet homme est cordonnier de son état. L’état de santé de notre ami inspire des inquiétudes. Son état d’esprit est satisfaisant. Cette peuplade vit à l’état sauvage. Nous avons trouvé la maison en bon état. Nous ne sommes pas en état d’accomplir une aussi rude besogne. Il faut rédiger un état des services de cet homme. Cette personne scrupuleuse fait état des moindres détails.
Au point de vue social, celui qui nous intéresse le plus, il est utile, tout d’abord, de citer, en les expliquant, deux locutions ayant leur place dans l’histoire : les États-Généraux sont une assemblée nationale extraordinaire, composée de représentants de divers ordres ou classes de la société, réunis pour délibérer sur des intérêts communs. Le Tiers-État était, sous l’ancienne monarchie française, le troisième ordre de la société, composé du peuple et de la bourgeoisie, les deux premiers étant constitués par le clergé et la noblesse.
Nous mentionnons pour mémoire qu’un État-major est le corps des officiers généraux commandant une armée ; que l’État Civil est un service public, ayant pour objet d’enregistrer officiellement la naissance, la filiation, les mariages ou divorces, et le décès des habitants d’un pays. Et nous arrivons aux deux sens du mot : État, qui doivent le mieux retenir notre attention :
Politiquement parlant, un État est une importante collectivité d’individus occupant un territoire nettement délimité, régie par des lois particulières, et possédant une autorité chargée de les faire appliquer.
Une société, même nombreuse, ne constitue donc pas forcément un État. Les nations modernes organisées sont des États. Les hordes primitives, les tribus nomades ou sauvages ne sont que des sociétés rudimentaires.
Ce serait une erreur cependant de croire que les sociétés à type primitif, telles les tribus d’Indiens des deux Amériques, ou celles des nègres de l’Afrique Équatoriale, de ce qu’elles ne constituent point des États, sont dépourvues de hiérarchie et d’autorité. Elles possèdent des chefs, ordinairement cruels et despotiques. Le pouvoir religieux y est représenté par les sorciers. La législation, pour ne pas être consignée dans les livres, n’en existe pas moins sous forme de coutumes qui, sauf exceptions, dépassent en arbitraire les dispositions des codes civilisés.
Ce serait une erreur également de croire que toute société organisée, sous forme d’État, représente un peuple d’esclaves, doué des aspirations sociales les plus généreuses, et capable spontanément de réaliser l’ordre le plus fraternel, mais plié sous le joug d’une minorité tyrannique, comprimant par la force tous ses désirs.
Dans les républiques démocratiques, telles la France, les États-Unis ou la Confédération Helvétique, le prolétariat industriel et agricole représente la majeure partie de la population. Pour n’y pas être absolues, les libertés de la presse, de la parole et de l’association n’en existent pas moins, dans une très large mesure. Tous les citoyens, ou presque, y sont admis au vote et, quand ils votent, rien ne les empêche de se prononcer sur un programme plutôt que sur un autre.
Or, dans ces pays à majorités prolétariennes, et où il n’est pas un citoyen qui n’ait été touché — occasionnellement au moins — par une propagande révolutionnaire, à laquelle il avait faculté de s’intéresser, il se trouve que les programmes les plus en faveur sont d’un réformisme très modéré. Qu’il y ait des abstentions nombreuses ne modifie guère le résultat ; il suffit, en effet, de voir les très faibles tirages de la presse anarchiste — la seule qui soit abstentionniste — pour se rendre compte que l’abstention électorale est le fait, beaucoup plus souvent, de l’indifférence et de la veulerie que d’une volonté d’action systématique. En France même, foyer de la grande Révolution de 1789-1793, l’expérience de plus d’un demi-siècle de république troisième nous offre le spectacle de consultations populaires, où la balance oscille, du conservatisme social pré-réactionnaire au radicalisme bon teint. Le prolétariat insurrectionnel n’est, au sein même de la classe prolétarienne, qu’une minorité d’opposition, et le collectivisme, qui se déclare « pour le progrès dans l’ordre et la légalité », n’est point accueilli sans réserves.
Ces constatations n’infirment point cette donnée évidente : que les idées socialistes, communistes, syndicalistes et anarchistes se sont, depuis la fondation de la première Internationale, en 1865, développées dans le monde d’une façon considérable. Mais elles portent à conclure que le peuple ouvrier et paysan n’est pas, dans son ensemble, aussi ennemi qu’on pourrait le croire des formes sociales actuelles et que, s’il est entravé dans son émancipation, c’est plus encore par son ignorance et ses préjugés tenaces que par les exactions des classes dirigeantes.
Pourtant, même dans les républiques démocratiques, l’État, ce n’est pas l’ensemble de la nation. Dans la tribu primitive, les hommes tiennent conseil pour les décisions à prendre, et ils les appliquent eux-mêmes dans ce qu’ils croient être l’intérêt commun. Abstraction faite de l’opposition, toujours possible, du chef ou du sorcier, c’est le régime direct, avec tous ses avantages, ce qui ne veut pas dire qu’il s’inspire fatalement de sagesse et de douceur. Mais ceci n’est possible intégralement que dans des agglomérations peu nombreuses, avec des moyens de production et de consommation élémentaires, sur des portions de territoire très restreintes. Avec les multiples activités d’une capitale du xxe siècle, groupant plusieurs millions d’habitants, il devient pratiquement impossible à la population entière — trouverait-elle pour cet office une enceinte assez vaste ! — de se réunir en congrès de tous les jours, ou presque, pour discuter et conclure sur les questions, fort nombreuses et diverses, que comporte la vie intense d’une cité moderne. Elle n’en aurait ni la compétence ni le loisir, et serait bientôt lasse de ce labeur en supplément des exigences de la profession. Force est donc bien d’opérer une division du travail, de créer des spécialités, de nommer des délégués, munis de pouvoirs, pour la défense des intérêts des groupes de citoyens qui les ont chargés de les représenter dans les assemblées où se traitent les affaires publiques.
Et, ce qui est vrai pour une grande ville l’est à plus forte raison pour un pays où les habitants se trouvent par dizaines de millions, à la fois solidairement associés pour les besoins les plus variés, et répartis sur des centaines de milliers de kilomètres carrés. Des centralisations administratives s’imposent donc, tout comme il en existe nécessairement pour le ravitaillement, le tri des lettres, les communications téléphoniques, ou la correspondance des réseaux de voies ferrées.
Mais ceci ne va point sans inconvénients : les administrés perdent de vue les principaux de leurs délégués, groupés dorénavant en un point central du territoire. Ces derniers, absorbés par leur fonction, se trouvent dans l’obligation d’attendre d’elle leurs ressources, et contraints d’abandonner leur ancienne profession. Ils forment désormais une caste à part, ayant ses intérêts particuliers, sujette à toutes les tentations que confère le pouvoir. Car leur mandat étant de plusieurs années, pendant lesquelles ils peuvent se livrer à tous les reniements, sans que le collège électoral ait faculté d’user à leur égard d’une sanction quelconque, leur rôle n’est plus à la vérité celui d’un délégué, mais d’un gouvernant, autrement dit d’un tuteur, muni d’un blanc-seing, lui donnant licence de disposer, non seulement des deniers et domaines nationaux, mais encore, dans une très large mesure, de la personne et des biens de ses pupilles : les simples citoyens.
C’est en raison de cette situation et de tous les abus qu’elle a entraînés que le mot État, qui aurait dû, dans les républiques démocratiques tout au moins, servir à désigner, politiquement parlant, la nation organisée, est employé surtout pour désigner quelque chose qui en est bien distinct, et demeure à chaque instant capable de l’opprimer, tout en s’exprimant en son nom : l’autorité législative.
Mais ces inconvénients ne sont pas tous inévitables. Si la vie d’une grande nation moderne rend nécessaires des centralisations administratives et l’entretien de délégués permanents, cela n’entraîne point qu’ils doivent être bénéficiaires de droits à caractères monarchiques, sur les collectivités qui les ont mandatés. Rien ne s’oppose à ce qu’ils soient, non seulement choisis parmi les compétences que représentent les Fédérations du Travail et de la Consommation, mais à ce qu’ils soient révocables et responsables, au même titre que les gérants d’une entreprise commerciale ou industrielle quelconque.
Dans ces conditions, l’État cesse d’être un organisme superposé à la nation, et dont la puissance arbitraire est faite de l’abdication de celle-ci. Dans ces conditions, l’État représente bien la société organisée par elle-même et pour elle-même et, si des règles imposées par l’évidente nécessité demeurent, du moins ne sont-elles plus l’émanation des conceptions particulières de quelques-uns.
L’État étant ainsi considéré, il apparaît que se comble en très grande partie l’abîme séparant les thèses socialistes et anarchistes, au moins pour ce qui concerne les plans d’une société nouvelle. À la condition, toutefois, que le socialisme ouvre un peu plus au bon soleil et au grand air de la liberté ses lourdes bâtisses à forme de casernes et de couvents. À condition que l’anarchisme renonce à certaines esquisses, un peu puériles, dans lesquelles le devenir et la préhistoire se trouvant confondus, le communisme de grande civilisation des cités de demain se trouve établi sur des bases analogues à celles de quelque village Hottentot où, d’une case à l’autre, on se rendrait bénévolement de petits services. — Jean Marestan.
ÉTERNITÉ. La première question que s’est posée de tout temps l’homme qui pense, qui réfléchit et analyse les causes et les effets est certainement celle-ci : Quels rapports y a-t-il entre moi et mes semblables, entre moi et les bêtes, les plantes, le règne minéral, entre moi et les astres, quel est le lien qui me relie à l’Univers ?
Cette pensée est à l’origine de toutes les religions, dont l’étymologie du mot latin vient du verbe religare, qui signifie lier.
Primus deos fecit timor
L’homme primitif était ignorant et, comme tel, dominé par la crainte — qui rend féroce — des phénomènes de la nature qu’il ne savait pas s’expliquer. Aussi se créa-t-il une religion anthropomorphiste grossière et à l’image de son cerveau rudimentaire.
Dieu naquit de son cerveau sous forme d’un être suprême que son imagination plaça — contradictio in adjecto — au-dessus de l’Univers, créé et gouverné par lui selon sa seule et unique volonté divine et despotique.
La notion absurde d’un Dieu au-dessus de l’Univers, du Grand Tout est l’image subjective de l’Éternité, mais, au point de vue objectif, qui est celui de l’Univers englobant temps et espace, la notion Éternité est non existante.
Ce Dieu féroce et tout-puissant, et comme tel responsable de tout ce qui existe, condamna sa création en naissant à la peine capitale, c’est-à-dire à la mort, et fit de la vie un incessant struggle for life, une guerre d’extermination de tous contre tous dans un monde hiérarchisé et peuplé de demi-dieux, de rois et de princes, représentants ici-bas de son règne arbitraire et autocratique…
Les millénaires succédèrent aux millénaires, les siècles aux siècles et, au fur et à mesure que l’humanité se dégagea de l’animalité et que la planète devint plus habitable, le fantôme Dieu recula devant la conscience humaine grandissante.
Athènes, la Renaissance, la Révolution Française, sont les trois points lumineux dans l’affreux cauchemar qu’est l’histoire de l’humanité et ce sont ces trois époques qui dessillèrent enfin nos yeux et permirent à la pensée scientifique, portée sur les ailes de la lumière, de vaincre Dieu et de prendre son vol vers l’infini.
Le grand xviiie siècle, le siècle de l’Encyclopédie avec ses géants de la pensée : Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Diderot, Holbach, Helvétius, Lavoisier, a, en parachevant l’œuvre de la Renaissance, définitivement ruiné la conception géo et anthropocentrique, qui voyait, d’après la Bible, dans notre Terre le centre de l’Univers et dans l’homme le but de la création. La Révélation en est morte.
Le xixe siècle, le siècle des sciences exactes, a prononcé péremptoirement, de son côté, que rien ne se perd ni ne se crée, que l’Univers est d’unité constitutive, simultanément cause et effet, qu’il est éternel dans l’interdépendance du temps et de l’espace et que dans l’Univers, qui se gouverne lui-même sans maîtres, par des forces inhérentes à la matière éternellement en gestation, il ne saurait y avoir de place pour un être suprême et parfait en dehors et au-dessus de lui… La donnée évolutionniste a vaincu le mythe créationniste et Dieu s’est évanoui à jamais, comme une brume malsaine.
L’Univers illimité dans l’espace, éternel dans le temps et aux formes essentiellement passagères et fugitives que revêt la vie dans ses manifestations individuelles pose à notre esprit d’investigation ce point d’interrogation hardie : Y a-t-il dans l’Univers une loi de Progrès éternel dont il est mû dans son ensemble ?
La réponse affirmative à ce point d’interrogation énigmatique comporte pour un lointain avenir, encore impossible à déterminer, non certes la résurrection individuelle et personnelle de toutes les vies passagères, mais leur survie impersonnelle dans l’universelle conscience d’un cosmos tellement évolué qu’il aurait une sorte de conscience collective de tout son passé, présent et avenir et jusque dans ses moindres détails. Ce serait l’immortalité consciente du Grand-Tout réalisant, sous une autre forme, les rêves étoilés et parfumés de vie éternelle que fait miroiter devant nos yeux notre instinct de conservation personnelle. Dans le cas contraire, notre vie, exempte de toute théologie, n’est qu’une étincelle entre deux nuits éternelles et les morts sont bien morts et ne ressusciteront jamais de la poussière, c’est-à-dire de l’éther cosmique, leur demeure dernière.
L’hypothèse, ou pour mieux dire la parenthèse ainsi ouverte ressemble étrangement, en attribuant toutes les horreurs au passé et toutes les perfections à l’avenir, à l’ancienne croyance au Diable et à Dieu et n’est, en dernière analyse, qu’une métamorphose nouvelle du principe du Mal et du principe du Bien, faux tous les deux.
Ici, la synthèse du problème de « Dieu et du Diable », de la thèse du Bien et de son antithèse du Mal ne pourra être révélée que par la connaissance approfondie des mouvements, probablement sinusoïdaux, des Voies lactées et celle de la propagation de la gravitation, dont la vitesse doit être infiniment plus grande que celle de la lumière, ce qui permettrait à un observateur hypothétique, mû par une telle vitesse, de voir les événements à rebours, c’est-à-dire les décès d’abord, les naissances ensuite. Quel complément imprévu et suggestif à l’interdépendance du temps et de l’espace !
Quoi qu’on puisse dire et penser, l’homme évolue, c’est incontestable, l’humanité évolue, on ne saurait le nier. Notre terre évolue, les astres évoluent, c’est dans la logique.
Mais, dans ce cas, ne paraîtrait-il pas logique d’admettre également que les cieux, c’est-à-dire la succession des étoiles et l’éther, leur commune origine, évolueraient et progresseraient éternellement, la matière étant une et indivisible partout ?
La vérité objective, la vérité vraie, pouvons-nous la connaître ? Peut-elle exister ?
Relativement à nous, le présent mathématique est, pour ainsi dire, non existant et notre vie est faite de notre passé et du devenir de notre futur. Pour l’Univers pourtant, c’est toujours aujourd’hui et l’Éternité n’existe pas.
Une philosophie scientifique prétend qu’il n’y a pas de limites pour l’infiniment grand et que l’atome est théoriquement divisible à l’infini.
Pour les plus grands corps, les astres proprement dits, cette affirmation est erronée, les étoiles supergéantes connues, comme Betelgueuse et Antares, ayant respectivement des volumes valant 27 millions et 113 millions de fois celui de notre soleil.
Quant aux atomes, divisibles à l’infini et tourbillonnant les uns autour des autres avec des vitesses analogues et des distances en proportions minuscules égales à celles qui font graviter notre planète autour du soleil, les avis sont partagés, parce que des chimistes très compétents aussi prétendent qu’il y aurait 30 quintillions d’atomes dans un millimètre cube… et qu’à un moment donné — les spiritualistes ont beaucoup divagué à ce sujet — l’atome, en éclatant, se transformerait en électricité.
Mais l’électricité, c’est, comme la lumière, de la matière, de cette matière que nous sommes portés à considérer, relativement à nous, dans ses formations comme infiniment grandes et infiniment petites, mais qui, en réalité, doit être une, continue.
Et, avec tout cela, qu’advient-il de notre parenthèse d’immortalité matérialiste et de la loi du Progrès appliquée à la succession des voies lactées, déjà repérées à plus d’un million avec des milliards de soleils et qui, séparées les unes des autres par des millions d’années de lumière, naissent, meurent et renaissent après des quatrillions et des quintillions d’années d’existence éternellement du sein du cosmos, comme le phénix de la légende égyptienne ? !
En attendant que nous trouvions la réponse à notre question dans la manière de se comporter de ces grandes unités de systèmes de mondes que sont les voies lactées, molécules elles-mêmes d’agglomérations de soleils constituant leurs atomes, nous considérons d’ores et déjà comme acquise la certitude de l’unité du Grand-Tout se gouvernant, sans intervention d’une force extérieure et uniquement d’après des lois inhérentes à lui-même. Dans ces conditions, force nous est faite de placer la recherche de la vérité au-dessus de nos désirs et de nos craintes, en nous considérant toujours comme solidaires de tout ce qui nous entoure, hommes, bêtes, plantes et choses, solidaires du passé, du présent et de l’avenir, de toute la nature organique et inorganique de laquelle le grand devin Gœthe a dit qu’elle « verkoerpert den Geist und durchgeistigt den Koerper », c’est-à-dire matérialise l’âme et divinise le corps.
Pour projeter un peu plus de lumière dans l’inextricable labyrinthe de l’éternel devenir, je me résume en précisant :
J’ai dit que l’Univers d’unité constitutive était simultanément cause et effet et qu’il était éternel dans l’interdépendance du temps et de l’espace. De ces affirmations, que temps et espace étaient des notions subjectives se rapportant à nous, êtres fugitifs, j’ai conclu qu’objectivement l’Éternité était non existante.
Du fait que l’homme et l’humanité évoluent, je déduis qu’il devrait également en être ainsi des astres, des voies lactées et de l’éther, matrice des mondes.
Je m’inscris ensuite en faux contre la conception qu’il n’y aurait pas de limites pour les corps infiniment grands et que l’atome serait théoriquement divisible à l’infini. Pour étayer cette affirmation, je cite les plus grands soleils connus et les atomes qui en éclatant se transforment en électricité, et j’arrive à la conclusion, aussi bien en me basant sur les radiations des étoiles que sur la transformation des atomes en électricité, que la matière est indivisible, une, continue.
Pour ce qui est d’une loi de progrès éternel, embrassant l’ensemble de l’Univers, ce qui sous-entend pour son passé lointain la plus insondable des horreurs — hypothèse qui ne tient pas debout — et pour son avenir, l’universelle conscience jusque dans ses moindres détails, il est possible que j’aie été, en écrivant cela, involontairement le jouet de notre instinct de conservation, dont toute idée de survie n’est qu’un mouvement réflexe.
Notre existence humaine est l’image en raccourci de ce qui se passe dans l’ensemble de la nature et notre âme naît avec le corps dont elle fait partie, croît, arrive à son apogée, décline, se désagrège et retourne avec lui au Grand-Tout. C’est là, dans la Vie et dans la Mort, lois de l’Univers, qu’est toute l’explication de la légende de Dieu et du Diable, du principe du Bien et du Mal.
Les toutes dernières découvertes sur la structure de l’Univers nous mettent sur une voie qui permettra à un proche avenir de solutionner, sans recourir au miracle ni à la prestidigitation spiritualiste, les problèmes des atomes, des étoiles supergéantes, et aussi ce qu’il y a de vrai dans l’idée du progrès éternel et de l’immortalité.
Élucider est bien, mais n’est pas encore répondre et la question du pourquoi, n’en déplaise aux mânes de notre grand précurseur, Louis Büchner, s’impose autant à nos recherches scientifiques que celle du comment dans un monde où, contrairement à Camille Flammarion, il ne saurait y avoir ni plan arrêté ni cause finale.
En attendant que la science nous fournisse les précisions qui nous manquent, nous pouvons cependant conclure dès maintenant :
Premièrement, que tout est matière et vie en même temps dans l’évolution immortelle et illimitée, progressive et régressive de l’ensemble de l’Univers, mais que seules les manifestations individuelles que revêtent la Matière et la Vie sont essentiellement temporaires, passagères et fugitives. C’est là le « Weltschmerz » la douleur inhérente à la vie, de Schopenhauer.
Deuxièmement, que l’éternité de l’Univers est démontrée inéluctablement, mathématiquement par le fait de son existence.
Nos calculs actuels révèlent une étendue du cosmos explorée dépassant un diamètre de 300 millions et une périphérie d’un milliard d’années de lumière et dont l’âge se chiffre par des quintillions de siècles.
Si cette fraction du Grand-Tout, avec son million de voies lactées aux dimensions comparables à la nôtre et qui se meuvent dans l’espace à raison de 600 à 1.000 kilomètres par seconde — les étoiles ne marchent, en moyenne, qu’à 40 et 60 km par seconde — était limitée, elle se serait depuis longtemps agglomérée sous l’action de la gravitation. Or, comme il n’en est pas ainsi, nous ne pouvons conclure qu’à l’éternité de l’Univers.
À ceux — et ils sont, hélas, nombreux — qui s’élèvent encore avec effroi et horreur contre la conception d’un monde sans Dieu ni immortalité personnelle, sans hiérarchie sociale ni sanction d’aucune sorte, sans sentiment du Devoir tutélaire et où les frontières du Bien et du Mal ne sont séparées par aucune cloison étanche, à tous ces timorés nous ferons simplement remarquer ceci :
Notre seul et unique objectif est la recherche de la Vérité et nous n’avons cure de plaire ou de déplaire à autrui ni à nous-mêmes.
Toutes les sociétés du présent ou du passé ont été basées sur une éthique de contrainte et de devoir et les persécutions de l’Inquisition catholique valaient celles de Néron, qui n’a pas fait périr autant de gens que la Guerre du Droit et de la Justice de 1914-1919 !
L’homme n’ayant pas demandé de maître et la vie n’ayant pas de but en dehors d’elle-même, le droit à l’existence doit précéder le devoir de travailler et le seul moyen pour chacun de vivre sa vie le plus heureusement et le plus utilement possible est d’assurer préalablement, pour tous les hommes et pour toutes les femmes, l’Égalité économique, clé de voute de l’affranchissement intellectuel et de la solidarité morale de l’espèce humaine. — Frédéric Stackelberg.
ÉTERNITÉ n. f. Durée qui n’a ni commencement ni fin.
L’univers ne se conçoit que lié à l’idée d’Éternité : Dieu ou Matière, car il est évident : qu’un « commencement absolu » est une absurdité. On ne conçoit pas plus la création de quelque chose que sa perte totale : « Rien ne se crée, rien ne se perd. »
Longtemps, par ignorance et par foi, on a supposé un Dieu créateur de l’Univers, nécessairement éternel. Cette qualité du Dieu, d’être éternel, a longtemps fait considérer l’Éternité comme inséparable de Dieu. Et ce préjugé est encore ancré en bien des esprits. Aussi, lorsque la philosophie, soutenue de plus en plus par l’expérience scientifique, déclara que l’Univers, en ses éléments constitutifs, était éternel, elle trouva une grande résistance chez les contempteurs même du Déisme.
Aujourd’hui, le mot Éternité est généralement accepté comme exprimant une durée sans commencement ni fin, absolument indépendant du sujet ; et la science moderne admet l’éternité de la matière.
ÉTHER n. m. L’éther est un état de la matière diluée à l’extrême degré accessible à nos moyens d’observations.
Après l’état solide, l’état liquide, l’état gazeux, l’état radiant, tous d’un ordre de grandeur différent les uns des autres, l’état éthérique se révèle aussi différent de l’état radiant que ce dernier l’est de l’état gazeux.
Les phénomènes dont ces différents états sont le siège ne sont pas comparables entre eux et doivent être étudiés séparément. En particulier les lois qui les régissent sont extrêmement différentes.
Ce que nous savons sur l’éther, c’est que c’est un milieu dans lequel circule la matière plus dense (ions, électrons). Il a la propriété de transmettre les vibrations électromagnétiques — par ondes stationnaires — de même que la vague se propage à la surface de l’eau sans entraîner les corps flottants. L’éther a des propriétés, donc il existe, et son action n’a pas plus le droit d’être négligée dans l’étude des phénomènes qui sont de son ordre de grandeur (lumière-électricité), que le liquide pour l’étude des corps flottants, que le gaz pour l’étude du vol.
Faute d’avoir compris ces vérités élémentaires, les savants ont discuté longuement ces dernières années.
Michelson, en cherchant la vitesse de la lumière, trouve qu’elle est la même dans tous les sens, ce qui semble prouver que l’éther est entraîné avec la terre.
L’observation des satellites de Jupiter montre au contraire que l’éther est fixe. Comment concilier ces hypothèses ? Lorentz établit alors des équations mitigées d’où il ressort que les corps se contractent dans le sens des déplacements de la terre dans l’éther. Hypothèse incontrôlable, puisque les instruments de mesure se contractent de la même manière.
Einstein, un peu choqué de cette hypothèse peu physique, explique alors que… tout se passe comme si les corps se contractaient.
Les équations traduisent correctement les phénomènes, mais leur explication est mauvaise.
Warnant et Miller, retenant une expérience de Fizeau qui montre l’entraînement de l’éther par les fluides, établissent à leur tour que l’atmosphère entraîne l’éther par ses mailles moléculaires, de telle sorte que le vent d’éther, qui est de 30 km/sec. à la limite de l’atmosphère devient nul à la surface de la terre — (Michelson) où il est totalement entraîné — le maximum du vent d’éther étant situé dans une direction faisant environ 40° avec l’horizon. Cette explication physique, réconcilie toutes les expériences en apparence contradictoires et élimine les considérations d’espace-temps ou de quatrième dimension, le temps n’étant pas une dimension puisqu’il est compris implicitement dans leur établissement.
On désigne aussi sous le nom d’éther un produit extrêmement volatil, obtenu par distillation du pétrole vers 60°.
Les éthers sels s’obtiennent par réaction d’un acide sur un alcool.
Les éthers-oxydes s’obtiennent par déshydratation des alcools par l’acide sulfurique.
Leur action sur l’organisme est semblable à celle de l’alcool, provoquant la turpitude, des nausées, et préparant la folie.
ETHNOGRAPHIE n. f. (du grec ethnos, nation, et graphein, d’écrire). L’ethnographie est l’étude des peuples des différentes nations du monde, abstraction faite des formes politiques qui les régissent. Au point de vue révolutionnaire, l’ethnographie est une des sciences les plus utiles, car elle nous fait connaître les caractères particuliers des peuples des différentes nations ; leur manière de s’alimenter, de se loger, leurs moyens d’échange, de transports ; leurs jeux, leur commerce, leur industrie, leurs mœurs, etc., etc… En quelques mots, l’ethnographie est l’étude de toutes les manifestations matérielles de l’activité humaine. Si nous disons que les connaissances ethnographiques sont essentielles au révolutionnaire, c’est que, grâce à elles, il peut déterminer, non seulement ses relations avec ses frères étrangers, mais aussi ses moyens de lutte et de libération. La libération d’un peuple ou d’une race, est intimement liée à sa condition ethnographique et la lutte ne peut emprunter le même caractère, dans un pays de civilisation occidentale que dans les régions orientales où dominent encore les préjugés religieux ou familiaux. C’est en étudiant la culture intellectuelle et morale des peuples qui nous sont éloignés, que nous pouvons savoir dans quelle mesure nous pouvons leur être utiles et les aider dans leurs tentatives d’émancipation. Et c’est pourquoi les anarchistes communistes doivent étudier la vie de leurs frères étrangers. La Géographie Universelle, d’Élisée Reclus, est un des plus formidables monuments ethnographiques qui aient été produits jusqu’à ce jour.
ETHNOLOGIE n. f. (du grec ethnos, nation, et logos, discours). L’ethnologie est une science dont l’objet est l’étude des caractères physiques des races humaines. Bien que les classifications soient rendues difficiles par les nombreux mélanges qui se sont opérés à travers les siècles, on s’accorde au moins sur l’existence de trois races bien distinctes les unes des autres : la race blanche, la race jaune et la race noire. On suppose que de ces trois races sont nées les races intermédiaires qui sillonnent le globe.
L’ethnologie est une science qui ne se libère pas toujours de certains préjugés nationalistes, et les ethnologues ont souvent cherché à démontrer la supériorité de la race blanche, sur les autres. L’histoire, cependant, oppose un démenti formel à une telle prétention. Alors que la race blanche vivait encore à l’état de sauvagerie, la Chine avait déjà une civilisation qui dominait le monde, et même de nos jours, l’évolution rapide du Japon démontre indubitablement que la race jaune n’est en rien inférieure à la race blanche. En ce qui concerne la race nègre, elle sortira à son tour de l’obscurité dans laquelle elle est maintenue par les puissances colonisatrices, et prendra place également dans le grand concert humain. Tant que l’ethnographie se contente de classer les divers groupes d’après leurs affinités naturelles, elle n’est nullement nuisible ; mais il arrive souvent que, sous le couvert de « caractères ethnologiques », des nations se disputent la propriété d’un territoire, et alors l’ethnographie n’est plus que la complice d’une politique de vols et de rapines.
ÉTIQUETTE n. f. (de l’allemand stechen, piquer). L’étiquette est un petit écriteau que l’on place sur certains objets, sur des marchandises, des sacs, des fioles, pour en indiquer le prix ou le contenu.
Ce mot s’emploie au sens figuré, pour désigner la qualité ou la fonction d’un individu. « Se parer d’une étiquette révolutionnaire. » « Prendre une étiquette républicaine. » « L’habit ne fait pas le moine », dit un vieux proverbe ; nous pouvons dire que l’étiquette ne fait pas l’homme et qu’elle est bien souvent trompeuse.
Nous pouvons constater, en effet, que de nombreux individus s’étiquettent républicains, socialistes ou communistes, sans qu’aucun de leurs gestes ou de leurs actes soient en conformité avec le républicanisme, le socialisme ou le communisme. M. Aristide Briand, socialiste en son jeune âge, conserva toute sa vie l’étiquette socialiste, cependant que son action politique et sociale fut nettement conservatrice et réactionnaire. Malheureusement, le peuple se laisse encore subjuguer par les mots et se contente de regarder l’étiquette sans s’inquiéter de ce qu’elle couvre ou de ce qu’elle cache.
Les anarchistes souffrent également du malaise provoqué par l’étiquette que prennent certains individus n’appartenant ni de près ni de loin à nos organisations révolutionnaires. Quantité de nos camarades prétendent que cela n’a qu’une faible importance, mais nous ne sommes pas de cet avis.
Si l’anarchisme a été discrédité, si, dans le peuple des campagnes, il est devenu synonyme de bandit, d’assassin et de criminel, c’est que l’étiquette anarchiste a été véhiculée par un tas d’individus qui sont plus près de la bourgeoisie que de l’anarchisme. Nous n’avons pas su réagir à temps contre un tel état de choses et il est difficile aujourd’hui de remédier au mal qui a été fait.
L’étiquette, à nos yeux, a une importance capitale pour un mouvement, car elle symbolise une idée, une action, des aspirations et un idéal. Il serait donc utile qu’à la faveur d’un travail organisé, suivi, sérieux, les anarchistes s’imposassent par leur droiture, leur sincérité, leur abnégation et inspirassent une confiance méritée à tous ceux qui, de nos jours encore, ont été et sont toujours trompés par les étiquettes qui ne cachent que le mensonge et l’indélicatesse.
Lorsque les travailleurs des villes et des champs sauront ce qu’est l’anarchisme et qui sont les anarchistes, l’étiquette ne les effrayera plus, notre parole sera écoutée et propagée, et nous récolterons abondamment le fruit de notre travail.