Encyclopédie anarchiste/Aérostation - Agriculture

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Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Librairie internationale (tome 1p. 24-35).


AÉROSTATION n. f. L’aérostation est l’art de construire et de diriger des aérostats. Les aérostats ont été imaginés par les frères Montgolfier, d’Annonay, qui tentèrent leur première expérience le 5 juin 1783. Voici dans quelles conditions : une enveloppe faite d’une toile d’emballage double de papier, de forme à peu près sphérique, ayant à peu près 860 mètres cubes de capacité, ouverte par en bas et portant suspendu à sa partie inférieure, un réchaud, fut lancée solennellement sur la place publique d’Annonay. Le physicien Charles reprit l’expérience en substituant l’hydrogène à l’air chaud, Le premier ballon qu’ait vu Paris fut ainsi lancé du Champ de Mars. Montgolfier renouvela son expérience à Versailles, devant la cour, et le ballon, cette fois, emportait un mouton, un canard et un coq, qui atterrirent sains et saufs. Une première ascension en ballon captif de Montgolfier et de son collaborateur Pilâtre de Rozier encouragea celui-ci à une ascension libre qu’il tenta, avec le marquis d’Arlande, le 20 novembre 1783. En 1785, Blanchard et Jefferies accomplissent la traversée de la Manche, de Douvres à Calais. Le 15 juin de la même année, l’aventureux Pilâtre de Rozier trouve la mort en tentant pareille expérience. Cependant, s’ouvre l’ère des ascensions exécutées dans un but d’utilité ou dans un but scientifique ou dans un but… criminel puisque, déjà, en 1794, l’aérostat est accaparé par l’armée, notamment à la bataille de Fleurus. Mais Gay-Lussac et Biot utilisent l’aérostat à l’étude de l’atmosphère et de la météorologie. L’étude des hautes régions de l’atmosphère, dangereuse pour les aéronautes (ascensions de Crocé-Spinelli et Sivel, Gaston Tissandier, Benson ), fut tentée par des ballons-sondes portant des appareils enregistreurs des phénomènes météorologiques ; alors que les aéronautes avaient, au risque de leur vie, atteint 10.000 mètres, les ballons-sondes ont pu s’élever jusqu’à 28 kilomètres. Entre temps, l’armée ne perd pas ses droits et se sert des aérostats dans la guerre de 1870-1871. On sait que c’est en ballon que Gambetta quitta Paris investi. Toutefois, les recherches continuaient. L’invention des aérostats avait fourni un véhicule à la navigation aérienne : encore fallait-il trouver le moyen de le diriger. De nombreux savants s’attelèrent à cette besogne ardue : les Giffard, Dupuy-de-Lôme, Tissandier, Krebs, Renard, puis, de la Vaulx, Santos-Dumont, Deutsch de la Meurthe, Lebaudy. C’est grâce aux moteurs de forte puissance et de poids léger que le problème a pu être résolu. En 1899, les frères Lebaudy, avec l’ingénieur Julliot, entreprirent des essais d’où sortait, en 1902, un nouveau type d’aérostat dirigeable qui, abandonnant la forme sphérique pour la forme fuselée, allait marquer une date mémorable dans l’histoire de l’aérostation. À l’étranger, les Anglais, les Américains, les Italiens construisaient aussi des dirigeables. Les Allemands, après les types Gross et Parceval, ne différant pas beaucoup des types déjà existants, ont construit les Zeppelin, immenses navires aériens rigides (130 mètres de long). Lorsqu’a éclaté la guerre mondiale de 1914-18, tous les États s’empressèrent de mettre l’aérostation au service de l’armée. On utilisa, notamment, une grande quantité de petits ballons captifs d’observation d’un modèle nouveau, de forme allongée, et surnommée « saucisses », en raison de leur aspect. Toutefois, on fit un usage beaucoup plus meurtrier de l’avion qui s’avéra une arme redoutable. (Nous nous étendrons donc plus particulièrement sur la portée sociale de la navigation aérienne dans le chapitre consacré à l’aviation. ) L’aérostation, qui a mis en pratique le principe du « plus léger que l’air », se développa moins que l’aviation, qui a résolu le problème du « plus lourd que l’air » en matière de navigation aérienne. Cependant, elle fait d’indéniables progrès, et l’on peut espérer que dans un certain temps l’aérostation pourra rendre de nombreux services dans la vie économique des peuples. (Voir le mot : Aviation où se trouvent consignées des remarques s’appliquant au rôle de l’aérostation aussi bien qu’au rôle de l’aviation.)


AFFAIRISME. Faire des affaires est l’unique idéal des agites modernes. C’est la préoccupation constante, perpétuelle, des financiers, des hommes d’État, des philanthropes, etc. En dehors de ce but poursuivi inlassablement : amasser et thésauriser, rien n’existe pour certains individus. Tout se réduit à une question de gros sous. Ils sacrifient à leurs appétits la liberté… des autres. Ils font peser lourdement sur de moins « favorisés » leur domination d’intrigants. Il suffirait cependant d’un peu d’énergie pour les supprimer. Mais la foule-esclave préfère les subir, du moment que l’argent lui permet — comme ses maîtres — de satisfaire ses préférences in-intellectuelles (bistro, cinéma, caf’ conc’ et le reste). Affairisme en haut, — affairisme en bas, telle est la société actuelle, qui est loin d’être une « œuvre d’art ». — L’affairisme est responsable de cette vie d’enfer, de trépidation, de trépignement sur place qu’admirent les snobs, confondant machinisme et dynamisme. On ne rencontre que des gens pressés, débattant des intérêts, essayant de se « rouler », s’entretenant de louches combinaisons et vivant d’expédients. Ces gens-la sont unis par des mœurs de cannibales, désirant que la société reste médiocre, semant l’équivoque dans tous les domaines. Ils s’en veulent à mort, et pourtant se soutiennent. Au fond, ils ont les mêmes intérêts. — L’industrialisme exagéré, existence à rebours, mutilation, incompréhension de la nature, enlaidit chaque jour un peu plus la vie, et peuple le monde de forçats ; les commerçants ont des âmes vénales, incapables de sortir de leur « specialité » et de mettre le nez hors de leurs « écritures ». Il importe avant toute autre considération d’avoir le gousset bien garni. Le mot : « Caisse » s’étale ostensiblement dans toutes les administrations. Le vol est l’âme de la cité moderne (rien de celle de Jean Izoulet).

Soyez pauvre, avec du génie, nul ne s’intéressera à vous. Mais ayez de l’argent, beaucoup d’argent, et, si vous n’êtes qu’un imbécile, on vous tendra la main. On trouve des capitaux pour toutes sortes d’entreprises : on n’en trouve point pour des œuvres utiles au progrès des hommes. La pensée se débat toute seule, dans l’indifférence générale, aux prises avec les difficultés de l’existence, avec cette absurde « lutte pour la vie » qui, dans notre société égoïste, est une lutte pour la mort.

Reprises des affaires. — Cette reprise a été l’occasion, pour nos modernes jouisseurs, de s’emplir les poches, ou de « s’embusquer » quelque part. Les bénéfices de guerre ont été le plus clair de cette reprise des affaires tant prônée sur tous les tons par ceux qui y avaient intérêt. Prétexte qui a permis aux industriels d’augmenter leurs revenus, aux commerçants de spéculer sur la hausse des denrées, aux « nouveaux riches » d’étaler leur luxe imbécile, à toute une clique de parasites de faire « durer » la guerre.

Les affaires sont les affaires. — Expression immortalisée par Octave Mirbeau dans un chef-d’œuvre. Elle signifie que, dans le monde de l’intérêt, le sentiment est chose négligeable. L’homme d’affaires admet le sentiment… pour les autres, que leurs scrupules ou leur inexpérience empêchent de lui appliquer sa propre méthode ce qui fait qu’ils deviennent sa proie. L’homme d’affaires n’a pas de patrie, lui qui rappelle constamment aux autres qu’ils doivent tout quitter pour leur patrie (il ne se souvient qu’il en a une que pour l’exploiter). Il y a un patriotisme spécial aux gens de finance qui ne leur interdit pas de se tendre la main au-dessus des frontières : ils parlent tous en même langue — celle de l’intérêt — et pratiquent l’internationalisme à leur façon. L’homme qui ne poursuit qu’un but ; gagner de l’argent, est incapable d’éprouver autre émotion que celle de miner son prochain. S’il perd un être aimé (?) aussitôt il sèche ses larmes et se remet bien vite à calculer. Isidore Lechat incarne le type de l’homme enchaîné à la matière sous sa forme la plus basse. La religion du veau d’or exige des cœurs secs, incapables du moindre mouvement de générosité. Les affaires sont les affaires, c’est-à-dire que rien ne compte en dehors de cette passion maladive qui consiste à chercher nuit et jour des combinaisons pour gagner davantage, que tout le reste n’est rien, que les « affaires » passent avant la justice, avant la vérité, avant la beauté. Cette monomanie atteint les grands et les petits. Les affaires sont les affaires : devant cette affirmation catégorique tout s’évanouit et s’efface… Il ne reste qu’une brute qui entasse des lingots dans un coffre. Les affaires sont les affaires pour les métallurgistes, les fabricants de canons, d’obus, et de conserves, les fournisseurs de l’armée et autres chevaliers d’industrie (dans le monde de la pensée, ceux-ci foisonnent comme dans le monde des tripes) qui s’engraissent aux dépens de leurs victimes. — Le mot « affaires » possède un autre sens, en harmonie avec tout le reste. On dit : les affaires en cours, pour désigner les scandales suscités par la calomnie, dans un but intéressé. Il y a des « affaires » qui résultent de ce que certains ont voulu trop gagner ; dans ce cas, qu’ils se débrouillent avec leur justice. Nous avons actuellement une cinquantaine d’affaires en cours (il y en a bien autant sous roche) qui passionnent ce qu’il est convenu d’appeler l’opinion. — Affairiste : qui fait des affaires, au lieu de faire de l’art (tout le monde, il est vrai, ne peut pas faire de l’art, si tout le monde, pour employer la délicate expression des brutes, peut faire du lard ! — et encore, cela n’est pas prouvé). Coulissiers à la conscience plus ou moins tranquille, banquiers aux krachs retentissants, joueurs des « villes d’eaux », possesseurs d’ « écuries de courses », actionnaires de grandes et de petites compagnies, et autres « pieds humides ». — On peut dire aussi dans un sens plus restreint : épargniste, bas-de-lainiste. — En somme, l’affairiste, c’est l’homme aux idées mesquines, à l’intelligence médiocre, ou a l’intelligence mal employée (il passe de « l’intelligence des affaires ! »). Bourgeois borné, aux prétentions esthétiques, cultivant l’amateurisme avec entêtement, éclaboussant ses voisins de son luxe criard. Parvenu aux conceptions étroites, entravant tout progrès, et se disant un homme de progrès, substituant à l’originalité la bizarrerie et l’extravagance. — On dit : un brasseur d’affaires, pour designer un personnage véreux, louche, menteur, faussaire, escroc. L’affairisme a ses bons côtés : il peut conduire au bagne. Dans ce monde-là, la fin justifie les moyens. L’affairisme est fertile en scandales, calomnies, chantages, mouchardages, palinodies. — Affairé : l’imbécile qui fait l’important, cherche à se rendre utile afin d’obtenir un avantage (rétributions sous formes pécuniaires ou honorifiques), — le raté des « Arts » et des « Lettres » qui promet sans cesse une œuvre qui ne vient jamais. — Il y a une politique d’affaires, un journalisme d’affaires, etc… (Voir les mots capitalisme, matérialisme, mercantilisme, ploutocratie, utilitarisme.) — Gérard de Lacaze-Duthiers.


AFFINITÉ n. f. La signification de ce terme est plutôt large. Le mot affinité trouve son application dans divers ordres d’idées et de faits. Affinité veut dire : analogie, conformité, point de contact, ressemblance, rapport, liaison. Exemples : « Le chacal a de l’affinité avec le chien. Ces deux mots ont de l’affinité. La Physique et la Géométrie ont beaucoup d’affinité. « La musique a beaucoup d’affinité avec la poésie. » (Descartes). L’affinité se signale dans l’ethnologie et la linguistique : « L’affinité du Gaulois, du Provençal, du Français, du Portugais, de l’Espagnol et de l’Italien est évidente. » On entend par affinité chimique, la force qui tend à combiner et qui tient réunies les molécules de nature différente. On dit que tel corps a une affinité pour tel autre, lorsque ces deux corps se combinent ensemble avec facilité. Les travaux de l’illustre chimiste Berthollet ont démontré que l’affinité est, sinon causée, du moins modifiée par une foule de circonstances, telles que la cohésion, la pesanteur spécifique, la pression, l’électricité, le calorique, la quantité relative des corps entre lesquels la combinaison peut s’opérer. En botanique et zoologie, le mot « affinité » s’applique aux rapports organiques qui existent entre les êtres vivants et dont l’intimité ou le nombre détermine les groupes dans lesquels on doit les réunir. « Chaque élément, dit Chaptal, a ses affinités particulières. » En musique, on observe ce qu’on appelle l’affinité des tons. Il faut entendre par là le rapport le plus rapproché qu’a tel ou tel ton avec le ton principal : ainsi la quinte, se trouvant avec le ton principal dans le rapport de 2 à 3, a plus d’affinité que la quarte dont le rapport au ton principal est de 3 à 4. On voit par ce qui précède l’usage copieux qui peut-être fait du mot « affinité ».

Dans les milieux anarchistes, où l’emploi en est fréquent, il possède un sens quelque peu spécial, bien qu’en parfaite concordance avec son sens général et usuel. Il exprime la tendance qui porte les hommes à se rapprocher les uns des autres, à se grouper par similitude de goûts, par conformité de tempéraments et d’idées. Et, dans la pensée et l’action libertaires, les anarchistes opposent la spontanéité et l’indépendance avec lesquelles ces rapprochements se produisent et ces groupes se constituent à la cohésion obligatoire et à l’association forcée déterminée par le milieu social actuel.

Les exemples de ces groupements volontaires, d’une part, et de ces associations imposées, d’autre part, ces exemples abondent. Je n’en veux citer qu’un seul, mais saisissant :

Millionnaires et sans le sou, gouvernants et gouvernés, patrons et ouvriers, violents et pacifiques, n’ont entr’eux aucune affinité, mais l’idée de nationalité intervient, la pression patriotique et l’organisation militaires s’en mêlent et voici que, à la longue, la liaison se forme entre les uns et les autres, les précipitant, en cas de guerre, dans la même mêlée, les exposant indistinctement aux mêmes dangers de mutilation et de mort : cohésion obligatoire, association forcée. Ici, il n’est pas besoin que joue la force de l’affinité, puisqu’il n’est tenu aucun compte de la conformité des goûts, du rapprochement des caractères, de la similitude des situations, de la conformité des intérêts, de la liaison des idées. Ce qu’on appelle affinité ne tient aucune place dans ce rassemblement d’individus que, seule, détermine une volonté étrangère, voire opposée à la leur.

Mais voici, au contraire, des hommes qui appartiennent à la même classe, qui sont nécessairement rapprochés par la communauté des intérêts, chez lesquels les mêmes humiliations, les mêmes privations, les mêmes besoins, les mêmes aspirations forment petit à petit, à peu de chose près, le même tempérament et la même mentalité, dont l’existence journalière est faite de la même servitude et de la même exploitation, dont les rêves, chaque jour plus précis aboutissent au même idéal, qui ont à lutter contre les mêmes ennemis, qui sont suppliciés par les mêmes bourreaux, qui se voient tous courbés sous la loi des mêmes Maîtres et tous victimes de la rapacité des mêmes profiteurs. Ces hommes sont amenés graduellement à penser, à sentir, à vouloir, à agir en concordance et en solidarité, à accomplir les mêmes taches, à assumer les mêmes responsabilités, à mener la même bataille et à unir à ce point leurs destinées que, dans la défaite comme dans la victoire, le sort des uns demeure intimement lié à celui des autres : cohésion volontaire, association voulue, groupement consenti. Ici s’affirment toutes les énergies d’affinité procédant de l’analogie des tempéraments, de la parenté des goûts, de la conformité des idées.

Des anarchistes, il est dit qu’ils se groupent par affinité. C’est exact ; et il n’est pas douteux que ce mode de groupement est à la fois le plus normal, le plus solide et le plus conforme à l’esprit anarchiste. Il est le plus normal, parce qu’il est le plus en accord avec la nature et la raison ; il est le plus solide, parce qu’il est le plus capable de résister aux tiraillements, aux querelles et à la dislocation, qui sont le lot fatal des organisations, des partis et des ligues qui groupent des individus aux goûts opposés, aux tempéraments contradictoires, aux idées sans cohérence ; il est le plus, disons mieux : le seul qui soit conforme à l’esprit anarchiste, puisqu’il ne porte atteinte aux aspirations, au caractère, à la liberté de personne.

Nous concevons, dans la société anarchiste que nous voulons fonder, une extraordinaire floraison des groupes d’affinité. Ils se formeront ou se dissoudront avec les évènements au cours toujours capricieux et par la seule volonté, toujours indépendante, des intéressés. Ils constitueront un réseau souple et serré de foyers et de centres ou se donneront rendez-vous, pour travailler ou se divertir, pour faire ensemble œuvre utile ou agréable : jeunes et vieux, hommes et femmes, studieux et imaginatifs, silencieux et bruyants, méditatifs et exubérants, froids et passionnés, hardis et timides. Les uns et les autres, âges et sexes confondus, ne seront liés que par le contrat qu’il leur aura plu de passer entr’eux et qu’ils seront libres de rompre quand ils le désireront. C’est dans cette extrême diversité des groupements d’affinité que pourront se rencontrer ceux et celles de qui la joie sera de faire de la musique ou des sports, de cultiver les arts ou les sciences, de faire du théâtre, de danser, de lire ou de discuter.

Les Groupes de production eux-mêmes se transformeront, par une pente fatale, en groupes d’affinités. Sous régime capitaliste, il n’est pas nécessaire que les producteurs travaillant côte à côte dans la même usine, dans la même fabrique, dans la même exploitation rurale, dans le même magasin, dans la même administration, s’y trouvent rassemblés par les mêmes aptitudes et rapprochés par de mutuelles sympathies ou attractions. Le hasard, l’absence d’éducation professionnelle (le machinisme a fait de l’ouvrier un manœuvre) la volonté souveraine des parents président presque toujours au choix involontaire d’un métier et à l’exercice de ce métier ici ou là. Dans une société anarchiste, c’est sur les forces, les aptitudes, les dispositions naturelles et la libre volonté des travailleurs, que sera fondée la production et que se constituera le personnel d’une usine, d’une fabrique, d’un chantier ou d’une exploitation agricole. De nos jours, quand un jeune homme a fait un apprentissage, quand il a embrassé une profession, quand il l’a exercée plus ou moins longtemps, il ne faut pas qu’il songe — sauf exception — à se lancer dans un autre métier. Et, quelle que soit la répugnance qu’il éprouve à rester dans la voie où les circonstances de la vie, et non son libre choix, l’ont engagé, il se voit condamne à n’en pas sortir. En Anarchie, ces conditions seront totalement transformées : d’une part, ce sont les goûts, les aptitudes et la volonté libre de l’adolescent devenu apte à prendre sa part de l’effort commun, qui détermineront le genre de production auquel il s’adonnera ; d’autre part, il lui sera toujours loisible d’en changer, sans qu’il en résulte, ni pour lui ni pour le milieu social, un inconvénient appréciable. Libre de choisir son genre de travail et de changer de profession, libre de produire dans un atelier de son choix et avec les compagnons vers lesquels il se sentira le plus fortement attiré, le travailleur, dans l’avenir, ira où le porteront ses affinités. Il n’est pas douteux que, accomplie dans ses conditions, la production y trouvera son compte et que l’individu y trouvera le sien.

Sébastien Faure.


AGITATEUR n. m. L’agitateur est celui qui, par la parole et par l’écrit, réveille les masses populaires, leur dénonce les iniquités dont elles sont victimes et leur enseigne la révolte consciente. Pour être un véritable agitateur, il faut souvent avoir un tempérament d’apôtre. Il faut ne craindre ni la misère ni les persécutions. Il faut être prêt à subir toutes les vexations et toutes les brimades. Il faut ne pas craindre de risquer sa liberté et sa vie au service des opprimés. C’est là, on le voit, un âpre apostolat. L’agitateur doit savoir répandre la bonne parole dans les villes et dans les campagnes, à l’atelier et aux champs, partout où peine la classe laborieuse. Mêlé à la masse anonyme des travailleurs, il doit éveiller chez les uns le désir de liberté et, chez les autres, ranimer l’esprit de lutte. Il doit dépenser son énergie à faire naitre et se développer des consciences neuves. Il doit soutenir l’indignation justifiée des humbles et défendre sans répit les droits du travailleur. L’action d’un véritable agitateur peut être, en certaines circonstances, d’une portée considérable, car son rôle ne se borne pas à dénoncer publiquement les iniquités du Gouvernement, de la Magistrature, de l’Église qui, ouvertement ou hypocritement, sont toujours les complices des Puissances d’argent et les serviteurs des Maîtres politiques. Quand l’effervescence à laquelle, par la flamme de ses exhortations, il a contribué, prend une tournure grave, quand elle éclate sous la forme de grève, de manifestation sur la voie publique, d’émeute ou d’insurrection, il a pour devoir de payer de sa personne, de donner l’exemple, de stimuler les énergies défaillantes, d’entraîner à la bataille les hésitants, de relever les courages qui faiblissent, d’être parmi les plus vaillants et de se porter au cœur même de la mêlée.

L’agitateur qui, l’heure venue de mettre en pratique les conseils donnés par lui à ses camarades ou à ses frères de misère, se déroberait aux responsabilités, éviterait les risques et fuirait le danger, se disqualifierait et se déshonorerait à jamais.

Telle est la tâche que doivent s’assigner les agitateurs révolutionnaires. Celui qui ne se sent pas la force d’aller jusque-là doit renoncer à devenir un agitateur.

Grand est le nombre des anarchistes qui ont été de puissants agitateurs ; plusieurs ont exercé sur la foule une influence énorme ; le courage allié au sang-froid, la promptitude dans les décisions à prendre et le coup d’œil qui se rend compte rapidement de l’action que réclament les évènements d’une part, et l’état d’esprit des masses en proie à l’agitation sont les qualités essentielles de l’agitateur en période d’action révolutionnaire.

La classe ouvrière n’a pas de meilleurs amis ni de plus ardents détenteurs que les agitateurs anarchistes.

Georges Vidal.


AGRAIRE (La question). — Étymologie : La question qui traite du régime social, politique ou juridique auquel est soumise la terre, des droits sur la production agricole. Du latin agrarius, du grec agros, champ.

Les richesses végétales ou animales créées directement par la terre ou résultats de l’effort humain correspondent aux besoins primordiaux des hommes. Aussi ne faut-il pas s’étonner si, du jour où la population d’un pays étant devenue assez dense pour qu’il y ait compétitions, et du moment où l’homme a commencé à s’occuper d’agriculture, la question agraire s’est posée. À qui appartiendraient le sol et ses produits ? Quelles seraient les clauses du contrat, tacite d’abord, écrit ensuite, régie par la législation ; enfin qui départagerait les hommes sur cette question ? On a peu de détails sur la répartition de la terre, dans les âges reculés, sinon qu’elle correspondait étroitement aux formes de l’association humaine. Les primitifs, vivant en tribus, ne connaissaient pas la propriété individuelle de la terre et nul doute qu’un être qui, ne se contentant pas de sa consommation, eût tenté d’accaparer les produits utiles à tous, n’eût été traité en ennemi de tous.

Dans les sociétés basées sur l’autorité absolue d’un chef, les monarchies et féodalités d’il y a vingt à quarante siècles, l’homme étant la propriété de l’homme, naturellement la possession du sol n’était pas contestée ; il appartenait au maître et celui qui le mettait en exploitation n’était guère qu’un esclave gérant. On trouve à l’époque de Moïse les premières tentatives de régler cette question. Moïse, dit-on, partagea également les terres, et les familles ne pouvaient l’aliéner pour une période supérieure à cinquante ans. Lycurgue (neuf siècles avant l’ère chrétienne) procéda de même et établit des lois pour maintenir l’équilibre des propriétés. Naturellement, les esclaves, ceux qui travaillaient la terre, n’avaient aucun droit. Rome connut aussi des lois agraires que firent adopter les plébéiens constamment dépouillés par les praticiens. Ces lois agraires furent le sujet de troubles sanglants. Finalement, les praticiens parvinrent, dans les diverses parties de l’empire, à asservir les citoyens libres et à en faire des colons. Dans toutes les conquêtes et guerres qui eurent lieu par la suite, le partage ou le vol des terres était le but recherché.

Les monarques récompensaient leurs fidèles par l’octroi de domaines. Le clergé lui-même, une fois réconcilié avec les autorités et devenu autorité à son tour, se mit à accaparer les terres, captant les héritages sous la menace de l’enfer (le procédé est toujours en usage). Divers rois, notamment celui d’Angleterre, en 1720, par son « Statut de main-morte » tentèrent d’arrêter cet accaparement. Mais tenant les esprits, le clergé continuait à jeter ses filets sur la propriété terrienne, celle qui assure l’autorité sociale à sa base même. La révolution de 1789, en France, trouva à peu près toute la terre entre les mains des nobles et des prêtres. Cependant, l’usage des biens communaux, de la propriété franche et indivise, dont pouvaient user les pauvres, s’était maintenu sur une assez grande échelle. C’était une sorte de concession des nobles aux besoins du peuple. Une certaine communauté de propriétés pouvait subsister avec le régime à demi féodal ainsi que les « mirs » de Russie en font foi. La Révolution de 1789, triomphe de la bourgeoisie, a consacré définitivement aussi le triomphe de la propriété personnelle. Les biens seigneuriaux et souvent communaux furent vendus… on sait dans quelles conditions. Combien de riches familles campagnardes, nobles contemporaines, ont cette spoliation comme origine de leur fortune. La Convention vota, le 18 mars 1793, une loi punissant de mort quiconque s’occuperait de la question agraire dans un sens contraire à la propriété. C’était le digne pendant de la loi interdisant les coalitions ouvrières, sous même peine.

Le régime de la propriété capitaliste est devenu, depuis, à peu près universel. Rapidement, la propriété individuelle a mis la main sur presque tout le sol de la planète. Le colonialisme lui a permis de s’étendre sur de vastes étendues, de constituer d’immenses domaines dans les pays conquis par les armes sur des indigènes incapables de se défendre. Si les pays capitalistes continuent encore un certain temps, les derniers restes de la propriété commune auront disparu. Les longs, pénibles et parfois violents conflits entre les ouvriers de l’industrie et leurs exploiteurs ont relégué un peu dans l’oubli, dans les pays industriels, cette brûlante question agraire. Elle ne s’en pose pas moins avec une grande acuité. D’abord, parce que, tant que le sol appartiendra à la bourgeoisie terrienne, sœur de l’autre, toutes les améliorations obtenues, toutes les tentatives d’émancipation, même les coopératives de production et de consommation, sont vouées à un échec plus ou moins lointain.

Les industriels l’ont senti ; ils font tous des efforts pour accaparer la terre, les maisons, la propriété foncière qui leur assure un asservissement plus complet de leurs exploités. Dans beaucoup de villages où un patron s’est installé, il tend automatiquement à devenir le seigneur moderne ; la possession de la terre lui assurant la possession des hommes. L’économie politique bourgeoise s’est beaucoup attachée à démontrer la dispersion de la propriété terrienne, espérant par là donner un vernis de démocratisme à la propriété individuelle. En réalité, dans tous les pays, ceux qui sont possesseurs du sol qu’ils cultivent par eux-mêmes sont une minorité. Les pays de petite propriété, comme la France, comptent à peu près le douzième de leur superficie cultivable — 4 millions d’hectares environ — qui sont dans ce cas. Le reste appartient au domaine de la moyenne ou grande propriété. Le propriétaire cultive parfois lui-même, mais avec le concours de plusieurs salariés, mal payés, exploités honteusement, ou bien, s’il se décharge du travail sur son premier domestique, se contentant de mener la bonne vie en surveillant les travaux, sans y mettre les mains. Les grandes propriétés sont plutôt rares en certains pays, mais en d’autres elles sont la règle, surtout dans les pays neufs. Si le propriétaire a l’esprit entreprenant, il fait pratiquer la culture sur une grande échelle, avec tous les moyens mécaniques que lui permet sa richesse. Autrement, il répartit son domaine en diverses fermes ou métairies, se contentant d’en toucher les revenus, et laissant le travail à d’autres.

Le régime de la propriété individuelle a eu son utilité sociale, poussant au travail du sol, disent certains. Opinion très contestable, quand on voit qu’à travers les âges, bien rarement, le propriétaire cultivait lui-même. La justice du régime de la propriété se soutient difficilement de bonne foi. Outre qu’en toute logique le sol n’étant le produit du travail de personne n’aurait jamais dû être approprié, et que l’ancienneté de cette spoliation ne change rien à son iniquité, le droit de propriété est très discutable au point de vue social.

Les partisans de la propriété prétendent que c’est un droit naturel à l’homme et en même temps un stimulant pour le travail : que, pour cultiver la terre avec amour, le travailleur doit s’en sentir le propriétaire. Si la propriété est un droit naturel, on se demande pourquoi seule une minorité en jouit. Les autres ne sont-ils pas des hommes ? Si elle est un stimulant pour le travail, alors pourquoi la grosse majorité de ceux qui cultivent sont-ils des salariés ou des métayers ? La logique même de cette conception devrait condamner le régime actuel.

Si, quittant le point de vue théorique, nous abordons le point de vue pratique, nous constatons que le régime de la propriété est une entrave au développement de la production agricole. Citons pour mémoire les domaines, parfois vastes (comme en Angleterre) utilisés seulement en lieu de distraction par de gros richards, alors qu’à côté les malheureux sont dans la misère, n’ayant pas de terre à cultiver. Le progrès technique, si rapide dans l’industrie, a mis beaucoup plus longtemps à pénétrer dans l’agriculture, précisément à cause du morcellement et de la dispersion de la culture. L’agriculture, la vie au village sont restés dans un état anachronique, uniquement dû au régime de la propriété. Toutes les tentatives de révolution technique se heurtaient à l’esprit particulariste des paysans. Seules, les grandes entreprises agricoles se sont lancées dans la voie du progrès. Les coopératives agricoles sont néanmoins venues secouer un peu cet état d’esprit. Là où le particularisme mettait une barrière à révolution normale, la pratique de l’association a apporté de grands changements : utilisation des machines ; achat des engrais ; organisation de la vente supprimant les intermédiaires onéreux qui ravageaient les campagnes. De moins en moins, le paysan va vendre lui-même, au marché voisin, sa production, passant un temps interminable au marchandage. Les coopératives agricoles d’une part ; de grosses maisons de commerce : laiteries, fromageries, sucreries, etc., d’autre part, sont venues régulariser les échanges. La prospérité actuelle des agriculteurs propriétaires provient davantage des nouvelles méthodes de vente et d’achat qui les font maîtres du marché, que d’un rendement meilleur de la production. Si le petit et moyen patronat de la culture a su palier par l’association aux mauvais effets de son système de production, il n’en reste pas moins que c’est à son bénéfice seul, et qu’une immense classe de prolétaires campagnards reste dans la misère. Il n’en reste pas moins non plus que, produisant dans le seul but du profit personnel, les propriétaires agricoles se soucient peu des grandes questions intéressant la vie économique du pays. Faisant de la politique dans leur organisation, ils préfèrent obtenir des gouvernements des mesures protectionnistes, — cette prime à la routine et à la paresse — plutôt que d’examiner et résoudre les problèmes du ravitaillement général des populations. Par exemple, les colonies où les pays neufs, considérés comme greniers pour les nations industrielles tendent à s’émanciper de la tutelle industrielle et commerciale des dites nations, et à manufacturer eux-mêmes leurs produits. La répercussion sera l’obligation pour les nations industrielles de retourner au travail agricole, de compter davantage sur leur propre sol. Le régime actuel s’y oppose. Un grand mouvement économique s’opère, tendant à ce que les régions se décentralisent, vivent de leurs propres moyens dans la mesure du possible. Les derniers perfectionnements de la technique agricole, supprimant ou réduisant les désavantages du sol ou du climat, permettant aux régions de se suffire à elles-mêmes dans une large mesure. Beaucoup d’industries vivant sur les produits agricoles industriels auraient intérêt à s’installer, à se lier étroitement, à ne former même qu’une seule exploitation avec la culture.

L’agriculture, en effet, rentre dans le grand courant général de l’évolution économique actuelle. Intimement reliée à l’industrie et aux transports, appelés à se conformer aux nécessités de la consommation et des échanges ; elle ne peut plus rester en dehors presque comme elle le fut trop longtemps de la vie générale. La question agraire n’est plus qu’une fraction de la question sociale, et se résoudra avec elle. Le système de la propriété est depuis longtemps condamné par les esprits clairvoyants. Il ne se justifie plus que par le maintien des privilèges. Il est un obstacle à la justice sociale aussi bien qu’au progrès technique et moral. Il doit disparaître. Le collectivisme ou communisme autoritaire a proposé, la solution de la nationalisation du sol qui permettrait la culture en grand, avec application du machinisme et de tous les perfectionnements techniques. Mais ce système est jugé. L’expérience bolcheviste l’a condamné. Si le travail fonctionnarisé peut encore plus ou moins mal fonctionner dans la grande industrie, il est absolument inapte à la production dans l’agriculture, où chaque travailleur doit montrer de l’initiative, ou le contrôle des chefs est pratiquement impossible. Après des tentatives de nationalisation du sol, les bolchevistes ont dû avouer leur défaite, et laisser libre champ à la propriété capitaliste pratiquement supérieure au système de la centralisation, ce qui n’est pas peu dire. Il fallait d’ailleurs une singulière reconnaissance de l’agriculture pour préconiser la production agricole étatiste, alors que les « mammouth farms » des États-Unis et du Canada, immenses domaines, se décentralisent et en viennent à la culture plus intensive, après expérience d’un siècle. Le régime centraliste, déjà néfaste dans l’industrie, serait un complet désastre dans l’agriculture qui a besoin d’une organisation plus souple, laissant davantage de place à l’initiative.

La question agraire a été jusqu’ici un peu négligée par les anarchistes. Il existe néanmoins de bons travaux de Kropotkine. Si l’on tient compte de sa tendance très marquée à l’optimisme, les études qu’il a faites et les conclusions qu’il a fournies peuvent servir de solide base doctrinale à la question agraire envisagée du point de vue anarchiste. Décentralisation, régionalisme, fusion dans le sein de la Commune anarchiste (circonscription territoriale d’une certaine étude), des éléments de la production agricole et industrielle ; mise sur un pied d’égalité au sein de la Commune libre des associations de travailleurs agricoles et industriels, qui peuvent être alternativement l’un ou l’autre (deux ou plusieurs professions étant un bien pour l’individu). Au lieu du travail parcellaire, production assurée par la Commune avec tous les moyens dont elle dispose et toute la main-d’œuvre nécessaire, permettant de faire du travail agricole, débarrassé de ses pénibles conditions, l’occupation la plus agréable et la plus hygiénique et, probablement, la plus recherchée. Ce coup d’œil sur l’avenir n’est qu’une continuation de l’évolution actuelle.

L’agriculture tend à s’intégrer dans la vie générale. Les syndicats et les coopératives agricoles préparent le terrain à l’association libre de demain. Face à ces syndicats d’exploiteurs, des organisations de prolétaires ou de petits propriétaires se formeront, se forment même. Les organismes commerciaux qui régularisent l’échange des produits agricoles : laiteries, fromageries, boulangeries ou meuneries coopératives, etc., indiquent la voie à suivre et à perfectionner. D’autre part, la tendance à monter certaines industries dans les campagnes, la décentralisation provoquée par les applications de l’électricité, par l’usage de l’automobile, etc., tend à redonner aux campagnes une vitalité que le capitalisme leur avait ravie. Voici suffisamment de matériaux pour construire la Commune anarchiste agricole et industrielle à la fois. Les nombreux prolétaires des campagnes, joints aux prolétaires des petits centres ou des villes, de provenance paysanne, sont des éléments suffisants pour ne pas craindre un boycottage de la production agricole par la minorité d’exploiteurs de la campagne. La révolution libertaire n’apparaîtra pas dans les villages sous la forme d’un policier ou d’un réquisiteur, mais sous les apparences de solides compagnons, amies d’outils de travail, de machines, et venant tendre la main aux exploités des champs pour organiser ensemble la société nouvelle. — Georges Bastien.


AGRICOLE (Le travail). L’histoire des travailleurs agricoles est, certes, à travers les âges, la plus douloureuse. Dans cette période, comprenant de nombreux siècles, période non encore révolue malheureusement, la violence et l’intrigue, la brutalité ou la duplicité, ont asservi les corporations pacifiques qui œuvraient pour permettre à l’humanité de vivre. Ce n’est pas d’aujourd’hui que le travail en général, et le travail agricole en particulier, est méprisé par ceux qui vivent en parasites sur le corps social. La ruse du prêtre, du législateur ou de l’homme politique, la violence du guerrier ont tenu en asservissement les producteurs.

Le travail agricole surtout a été le lot des déshérités à travers les âges. L’Égypte avait ses hordes d’esclaves qui labouraient le sol avec un instrument des plus primitifs, marchant et manœuvrant en cadence sous les ordres d’un chef, le fouet à la main. La Grèce n’a eu figure de nation civilisée que grâce aux esclaves qui cultivaient la terre pendant que les citoyens se livraient aux arts, à l’étude, à la guerre ou aux plaisirs. Rome a eu ses légions d’esclaves, vil troupeau cultivant pour que les praticiens puissent étaler leur luxe. Travailler la terre était le lot des captifs de guerre réduits en esclavage. On oublie trop, en parlant de cette période, que cette civilisation était supportée par la besogne obscure, exténuante, de millions de malheureux, que les philosophes eux-mêmes, tant pris comme modèles, n’ont pas daigné considérer comme des hommes. L’immense poussée révolutionnaire, dont le christianisme n’a été qu’un des côtés mystiques, arriva à faire reconnaître aux esclaves certains droits. Les esclaves devinrent des serfs. Des citoyens de l’empire, plébéiens, ruinés, se firent « colons » des riches, situation sociale guère différente de celle de serfs. Les Germains ou barbares avaient des « lites », sortes de colons, et des esclaves. Le tout se fondit peu à peu dans la pratique féodale du servage. L’homme qui cultivait la terre travaillait pour son maître, lequel, avec quelques formalités rarement respectées, avait tout droit sur sa liberté et même sa vie. Le recul de la féodalité devant la royauté ; la naissance d’une bourgeoisie qui, partie des villes, prit pied dans les campagnes ; joints à quelques sanglants épisodes révolutionnaires, comme la Jacquerie, atténuèrent un peu la situation des serfs agricoles, mais il faut arriver à la révolution de 1789, point de départ d’une grande évolution, pour que le prolétariat se substitue peu à peu, en Europe, au servage.

Ce qui n’empêcha pas, jusqu’à une période toute récente, bien avant dans le XIXe siècle, les gros propriétaires de domaines coloniaux, en Amérique surtout, de pratiquer l’esclavage des noirs. Ce lourd passé de servitudes et de misères pèse encore sur le prolétariat agricole qui a beaucoup plus de peine que le prolétariat urbain à entrer dans la voie des améliorations matérielles, morales et intellectuelles. Le régime foncier des nations étant la base même de l’économie sociale en général ; détenir les sources de la production terrienne étant la fondation de l’édifice autoritaire de la société, aucun effort des partis et classes de conservation sociale n’a été négligé pour tenir les prolétaires agricoles dans une situation d’infériorité. Le catéchisme surtout est une des raisons premières de la passivité des habitants pauvres des campagnes. D’autre part, la division extrême des entreprises agricoles, l’étroitesse d’esprit des patrons servis par les autorités civiles ou religieuses, la difficulté matérielle des prolétaires en villages à s’organiser, ont entravé l’esprit de revendications des travailleurs des champs, dont beaucoup ont préféré l’existence d’ouvriers de l’industrie.

Ce qui a dépeuplé les campagnes, c’est surtout la condition misérable dans laquelle on a tenté (et relativement réussi) de maintenir ses habitants pauvres. Le travail des champs est plus sain, plus hygiénique, moins abrutissant que le travail de l’usine. Si l’on n’imposait pas à ces prolétaires des salaires de famine et d’interminables journées de travail, ils n’auraient pas déserté la campagne pour la ville. Si le travail y eut été aussi bien rétribué et que des loisirs eussent été accordés, l’instruction, les distractions, les commodités de la vie moderne eussent aussi bien pénétré au village qu’à la ville. Mais dans notre société basée sur le profit, les œuvres de récréation et de relèvement fuient les endroits où la rémunération ne viendra pas récompenser les efforts et dépenses. Une grosse erreur a généralement couru : c’est que le paysan est en général propriétaire. Or, la réalité, basée sur des statistiques officielles, c’est que plus des trois quarts des habitants des campagnes n’ont aucune propriété ou ne sont possesseurs que d’une ridicule et insuffisante portion de terrain, juste de quoi bâtir une maison et récolter quelques légumes. Par leurs propres moyens, les possesseurs du sol seraient à peine en état d’en cultiver 20 à 25 %. Le reste, c’est un misérable prolétariat qui le met en exploitation. Le prolétariat agricole peut se classifier en trois grandes catégories. La première, c’est celle des ouvriers attachés en permanence à l’exploitation, celle des domestiques de farine. À toute heure, ils sont à la disposition du patron ; levés tôt, couchés tard, mal nourris, encore plus mal couchés.

Cette position ne peut guère convenir qu’aux célibataires des deux sexes et aux personnes dénudés de tout esprit d’indépendance. À notre époque, ou la vieille ferme familiale a disparu, le patron est devenu un bourgeois, et l’ouvrier, le domestique, vit et mange à l’écart. Le premier domestique remplace souvent techniquement le patron qui ne s’occupe de son entreprise qu’au point de vue rapport. La deuxième catégorie, c’est celle dite des journaliers agricoles. Ceux-la vivent dans des masures et vont s’embaucher chez les propriétaires pour une ou quelques journée, quelques semaines rarement. Ceux-la connaissent de durs chômages, dans la saison où la culture a moins besoin de bras. Ils vivent de charité, se débrouillent comme ils le peuvent, connaissant toujours la misère. Même quand ils travaillent, on les paye très mal. Heureux s’ils ont su garder un petit lopin de terre à eux leur permettant de manger des pommes de terre et quelques légumes ! Dans les contrées les plus riches en culture, le paradoxe d’un prolétariat miséreux est ce qu’il y a de plus choquant. Enfin, la troisième catégorie est celle des travailleurs intermittents : de ceux qui viennent pour les « coups de feu » de la culture : la moisson, la vendange, l’arrachage des betteraves ou des pommes de terre, etc. Dans les pays à culture extensive sur les vastes propriétés, ce prolétariat domine. On l’embauche à l’époque des grands travaux ; une fois ceux-ci terminés, on les renvoie et ils vont ailleurs à l’aventure. Le développement extrême du machinisme tend d’ailleurs à réduire chaque année cet élément, sans que toutefois on puisse l’éliminer tout à fait.

En résumé, l’existence de tous les prolétaires agricoles est dénuée de charme, de confort, de liberté, de bien-être et de sécurité. Ils ont fui vers la ville. En même temps, voulant profiter d’une main-d’œuvre au rabais, des industriels ont établi des usines en pleine campagne, attirant encore certains travailleurs agricoles. Également sont partis ou en train de partir les artisans villageois : le forgeron, le charron, le maréchal et autres spécialistes. Leur outillage n’est plus suffisant pour le machinisme actuel. C’est la maison établie au chef-lieu ou à la ville qui fait les réparations. Les transports s’étant beaucoup améliorés et disséminés ont rendu plus faciles les relations entre villes et campagnes, ce qui permet aisément de traiter à la ville ce qu’on faisait jadis à la commune. En beaucoup de pays, on fait venir les prolétaires étrangers pour remplacer la main-d’œuvre indigène fuyante, mais c’est retarder la question et non la résoudre ; l’étranger ne se fixant que pour un temps, et, aussitôt acclimaté et adapté, courant ailleurs chercher mieux. Cette question du recrutement de la main-d’œuvre agricole est un grave problème pour les pays industriels. Ne voulant pas donner les améliorations nécessaires à rétablir l’équilibre, les exploiteurs ne trouvent que des solutions aléatoires et provisoires. Et puis, il est bien difficile à notre époque de relations faciles et d’instruction générale, où l’habitude du déplacement gagne chaque jour du terrain, de maintenir la cloison entre la ville et la campagne et de baser un état social sur l’infériorité d’une nombreuse classe de malheureux. C’est encore une frontière que l’évolution fait disparaître et que les mesures de conservation sociale ne maintiendront plus longtemps. Grâce aux développements du machinisme, le travail agricole tend à se rapprocher du travail industriel. Dans une ferme relativement bien outillée, le rendement d’un producteur est de 300 à 400% de ce qu’il était avec le travail manuel (ces chiffres sont plutôt au-dessous de la vérité). Aucune raison n’existe donc plus pour ne pas faire bénéficier les campagnards pauvres de cette transformation. À condition de durée et de fatigue égales, le travail agricole, en plein air, est préférable au labeur dans les usines.

Les facilités de transport peuvent permettre ou de donner au villageois la possibilité d’aller à la ville chercher ce qui lui manque ou même au citadin d’aller aux champs travailler. Les régimes autoritaires ont toujours tenté d’établir des barrières entre les hommes pour les empêcher de s’associer. La conception anarchiste, qui place la commune à la base de son organisation économique, abolira ces frontières. Elle élèvera le travail agricole au même rang que les autres. Alors que les collectivistes (ou bolchevistes) ont rêvé d’armées industrielles allant cultiver les champs sur l’ordre de chefs ; la libre association libertaire, la Commune anarchiste amalgamera harmonieusement la production agricole et l’industrielle qui, d’ailleurs, sont inextricablement liées. Elle appellera le prolétaire agricole à prendre place dans la grande famille communale. Le rêve de certains penseurs réalistes verra probablement le jour : les travailleurs des usines, pour échapper un moment à l’atmosphère de la fabrique, pour se retremper au sein de la nature, arrêtant pour quelque temps leur travail pour aller donner le coup de main aux frères des champs. Quelle immense réforme pour la santé morale et physique des citadins ! Cette transformation du travail agricole rendu agréable et peu fatigant par l’emploi des forces mécaniques, chimiques, etc., cette liaison étroite entre la ville et la campagne s’opère aujourd’hui, mais bien lentement, car le régime social y voit un danger pour son existence. La propriété accumule les obstacles sur la route de l’évolution qui libèrera le travail agricole en même temps que les autres prolétaires. La Commune anarchiste balayera ces obstacles et en quelques années établira un régime totalement nouveau, ayant fusionné tous les travailleurs libres dans une étroite solidarité. — Georges Bastien.


AGRICULTURE n. f. C’est l’art de produire dans cette usine qu’on appelle la terre, le sol, non seulement tout ce qui est nécessaire à l’alimentation de l’être humain et, au surplus, du règne animal, depuis le plus colossal éléphant jusqu’au plus petit des insectes, mais encore de fournir aux industries les matières premières pour la fabrication du vêtement, de la chaussure, des outillages et machines diverses de toutes sortes, employées tant dans l’agriculture elle-même que dans les diverses industries, le sous-sol nous fournissant tous les métaux, le charbon, le pétrole, etc. L’agriculture est un art, disons-nous, et qui, par ce fait même, nécessite un outillage pour l’exécution des travaux qui constituent les façons culturales qu’il faut préalablement donner au sol avant de lui confier semences ou plantations, si on ne veut pas avoir un insuccès complet. Cet art nécessite en outre des connaissances techniques et scientifiques étendues, variées et solides, que doivent posséder à un très haut degré nos professeurs d’agriculture et nos ingénieurs agronomes. L’agriculture est donc et surtout la mère nourricière de l’espèce humaine ; elle nous fournit le blé dont nous faisons le pain, et tous les autres céréales que nous employons à la nourriture de nos divers animaux domestiques ; elle nous fournit les produits de la vigne, avec les raisins de laquelle nous faisons de si bons desserts, des vins exquis, des eaux-de-vie délicieuses, cognacs et armagnacs, et des alcools avec lesquels nous fabriquons de si excellentes liqueurs ; elle nous donne des légumes de toutes les espèces, des viandes de toute sorte, des fruits des goûts les plus divers ; elle nous permet de fabriquer des conserves alimentaires de tout genre avec ces fruits, viandes ou légumes ; elle nous donne encore les sucres, thés, cafés, chocolats, les parfums les plus exquis, comme la vanille, et les remèdes les plus précieux qu’emploie la médecine humaine et vétérinaire pour la guérison des maladies ; en un mot, grâce aux produits si variés que nous fournit l’agriculture, les tables des gourmets les plus exigeants et les plus délicats sont toujours chargées de mets ou de desserts qui leur donnent pleine et entière satisfaction. Mais pour que les diverses plantes, herbes, arbres ou arbustes, dont nous recouvrons la surface de la terre en vue d’en récolter les divers produits dont nous venons de parler puissent croître normalement et atteindre leur développement intégral, il est absolument indispensable que leurs racines trouvent dans le sol une abondante nourriture pour fournir aux besoins de leur luxuriante végétation, tout comme les hommes et les animaux ont besoin d’être nourris pour vivre. On appelle engrais ces matières qui, mélangées au sol par les travaux des façons culturales, fournissent aux végétaux, par l’intermédiaire de leurs racines, qui sont leurs bouches absorbantes, la nourriture abondante qui permet leur développement normal. La nature qui fournit ces engrais, ce sont tous les débris et déchets du règne végétal et du règne animal qui, atteints par la mort et tombant en décomposition, sont mélangés au sol dans le sein duquel, sous l’influence des acides qu’il contient, s’en réalise la nitrification qui les rend propres à être assimilés par les végétaux. Ces engrais ce sont les engrais humifères, ils sont indispensables au développement des végétaux.

Il existe encore des engrais minéraux, dont nous aurons l’occasion de parler à la fin de cette étude. Ces explications sur les principes fondamentaux qui servent de base à l’agriculture, n’ont pour but que de donner au néophyte étranger à ces questions et aux habitants des villes, une idée, aussi simple que possible, de ce qu’est la production agricole et de son immense importance dans la vie de l’humanité, et non de faire un cours d’agronomie. Cette étude a pour but : 1o  de montrer clairement ce qu’ont été et ce que sont encore présentement et l’agriculture et l’ouvrier agricole, la terre appartenant à quelques-uns constitués en classe ; et 2o  ce que seront demain l’agriculture et le travailleur agricole, la terre appartenant à tous, à la collectivité, les classes ayant disparu. Sous l’époque romaine, les propriétaires faisaient travailler leurs terres par leurs esclaves ; pendant le moyen-âge, les nobles seigneurs et l’église, qui possédaient toute la terre, la faisaient travailler par leurs serfs, qui, comme un vil bétail, étaient vendus et achetés avec la terre elle-même. L’outillage agricole était tout à fait rudimentaire, il n’y avait aucune espèce de machines, tous les travaux étaient manuels et nécessitaient beaucoup de temps et énormément de peine pour leur exécution. On ne disposait que de très peu d’engrais et, par ce fait même, les récoltes étaient très réduites et ne pouvaient suffire à nourrir tout le monde ; la disette régnait en permanence, et la famine arrivait tous les trois ou quatre ans, quelquefois plus souvent. Rien ne saurait nous donner une idée plus exacte de la condition de vie misérable du travailleur agricole, du paysan, en ces temps maudits que le portrait fidèle que nous en a laissé La Bruyère : « Il est, dans nos campagnes, des animaux mâles et femelles ; ils sont noirs, livides, courbés vers la terre qu’ils fouillent continuellement ; quand ils se dressent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine et, en effet, ils sont des hommes ; ils se retirent la nuit dans des tanières. Ils épargnent aux autres hommes la peine de semer et de récolter pour vivre, ils ne devraient donc pas manquer de ce pain noir qu’ils ont semé. Et ils en manquent le plus souvent ». Lors de la grande révolution de 1789, la terre changea de maîtres. La bourgeoisie d’alors s’empara de tous les biens de la noblesse et du clergé, qui étaient immenses et se les appropria, ne laissant au peuple, auquel on avait promis bien-être et liberté, que celle de crever de faim comme devant et d’aller travailler chez ses nouveaux maîtres avec un salaire de 4 sous par jour, et, pour nourriture, du pain de maïs, souvent moisi, avec des oignons et des gousses d’ail, et pour toute boisson, de la mauvaise piquette ou de l’eau ; et, avec cela, des journées de 16 à 18 heures en été, d’un travail exténuant, parce qu’exécuté sans machines et absolument manuel.

Le machinisme agricole n’existait pas encore et les propriétaires faisaient labourer leurs terres avec des araires de bois traînés par un attelage de bœufs dans le Sud-Ouest, et de chevaux dans le Nord et le Centre de la France. La petite et la moyenne propriété s’instaurèrent, dans certaines contrées de la France, après la Révolution. Cette accession à la petite et la moyenne propriété a dû être favorisée par les gouvernements qui se sont succédé depuis, pour des raisons d’ordre gouvernemental, en vue de faciliter l’exploitation du peuple et de mettre tous les grands propriétaires terriens à l’abri de tout semblant de révolte capable de succès de la part des exploités ; car la mentalité du petit et du moyen propriétaire, grâce à l’ignorance cruelle dans laquelle on les a soigneusement maintenus, lui a fait croire qu’il est seigneur et roi dans son petit domaine ; pauvre roi brimé, taillable à miséricorde et à merci, livré sans défense par son isolement à toutes les exploitations, de l’État d’abord, des mercantis de toute sorte, et de tous ces écumeurs qui parcourent les campagnes ; marchands d’engrais sans valeur et de toutes sortes d’autres produits de même acabit, qui font de très bonnes affaires à son détriment. En outre de cela, le principe de la propriété individuelle a engendré dans son cerveau et dans son cœur toutes les tares, tous les vices qui sont la résultante néfaste de ce nocif principe : cupidité, égoïsme, annihilation de tout sentiment de solidarité et d’union. Une telle mentalité rend à peu près impossible toute tentative d’émancipation. La petite et la moyenne propriété, en donnant à leurs tenanciers une mentalité de bourgeois rivent solidement leurs chaînes et les condamnent à être les victimes de toutes les exploitations, tout en consolidant dans la plus large mesure tous les privilèges de la société capitaliste en fournissant à celle-ci l’appui inconscient de ces millions de propriétaires prolétariens. La petite, et la moyenne propriété sont encore un grand obstacle au progrès agricole, en ce sens qu’elles rendent à peu près impossible l’emploi du machinisme par la double raison que l’emploi des machines est impossible dans les parcelles de petite contenance dont elles disposent, notamment pour les labours mécaniques, et en outre que l’amortissement du capital outillage mécanique grèverait le prix de revient du produit dans de trop grandes proportions. Dans les pays à grande exploitation, l’outillage mécanique fut employé à peu près aussitôt son apparition et cela par nécessité, en vue de réduire le prix de revient. Mais cet emploi de la machine, dans les mains du capitalisme, n’améliora pas le sort du travailleur agricole, mal payé, mal nourri, très mal nourri et travaillant beaucoup et longtemps, sous la pluie et le soleil. Tel fut et tel est encore son destin ; l’emploi du machinisme augmenta les bénéfices du propriétaire, mais n’améliora nullement le sort de l’ouvrier agricole. Dans les pays de petite et moyenne culture, les propriétaires se souciaient très peu même de l’emploi des machines qui auraient pu servir dans leurs exploitations : la main-d’œuvre était abondante et à très bon marché, l’ouvrier travaillait, surtout en été, de 16 à 18 heures par jour, et était très mal nourri ; les propriétaires faisaient de bonnes affaires, et cela dura jusqu’en 1914, Cette date fait époque dans la vie de l’humanité et clôture la vieille période de l’organisation de la production agricole par le travail manuel, c’est-à-dire sans machinisme. La grande guerre envoya dans les tranchées tous les travailleurs agricoles, d’où bien peu revinrent, sinon mutilés ou portant les germes de maladies, tuberculose ou autres, qui les ont décimés rapidement. D’un autre côté, l’exode intense des travailleurs agricoles dans les villes, où ils trouvent des conditions de travail meilleures et une existence moins pénible, ont encore aggravé cette situation, de sorte qu’à l’heure actuelle, la pénurie de main-d’œuvre agricole est des plus intenses. Dans les pays à grandes exploitations, cela se passera comme par le passé : un petit personnel, armé de toutes les machines perfectionnées que nous possédons déjà, fera énormément de bonne besogne en très peu de temps ; mais dans toutes les contrées où existent en masse la petite et la moyenne propriété, c’est la décadence absolue qui attend l’agriculture. Le petit propriétaire qui cultive lui-même sa terre vivotera tant bien que mal en travaillant beaucoup, mais le moyen propriétaire, obligé d’employer de la main-d’œuvre étrangère, ne la trouvera pas, ou ne pourra plus la payer, faute de pouvoir la faire travailler à la machine, et il en sera réduit à abandonner la culture du blé et autres céréales, des légumes, des vergers, d’arbres fruitiers, voire même de la vigne, qui exige pas mal de personnel ; il faudra qu’il fasse des prairies et qu’il s’adonne exclusivement à l’élevage du gros bétail ou des moutons, suivant les cas. Cela ne fera qu’aggraver les conditions d’existence que la vie chère crée aux malheureux travailleurs de la ville et des champs, car les salaires, malgré tout, sont très rarement en rapport avec le coût de la vie ; car, si la viande devient un peu plus abondante et un peu meilleur marché par contre les légumes et le pain deviennent plus rares et, partant, plus chers.

Le remède à cette situation serait, pour ces contrées, dans l’établissement de vastes propriétés collectives avec abolition du salariat ; la rémunération du travail assurée, déduction faite de tous les frais de culture, par le partage du bénéfice global net entre toutes les journées de travail fournies par les divers individus qui auraient collaboré à sa production. Mais la mentalité arriérée de nos petits et moyens propriétaires, imbus de tous les principes de la société capitaliste, ne leur permettra jamais d’employer cette dernière planche de salut, tant pis pour eux ! Nous venons de voir ce qu’a été et ce que sont encore présentement l’agriculture et le travailleur agricole, la terre étant la propriété de quelques-uns, constitués en classe. Nous allons examiner maintenant ce que seront demain l’agriculture et le travailleur agricole, la terre appartenant également à tous, à la collectivité les classes ayant disparu. Le peuple des travailleurs, tant agricoles qu’industriels, enfin parvenu à l’usage de la raison et las de n’être qu’un troupeau de misérables esclaves, guide par son simple bon sens, a eu la sagesse et le courage de chasser ses exploiteurs ; le prolétariat a pris possession de tous les moyens de production et de transport, du sol et du sous-sol qui désormais appartiennent à la collectivité. Immédiatement, les cultivateurs se sont mis à organiser leur vie dans le sens du mieux-être, de la justice, de la solidarité et de la fraternité. La révolution économique est maintenant un fait accompli, et notre agriculture va voir naître l’ère de la plus grande prospérité que non seulement elle ait jamais connue, mais qu’il soit possible de concevoir, et cela pour le plus grand bien de l’humanité tout entière. Désormais, plus de privilèges, ni de parasites, qui consomment sans rien produire, plus de riches ni de pauvres, plus d’argent ni d’or, pour la possession desquels se sont perpétrés tant de crimes, mais seulement des producteurs qui seront consommateurs, tous les valides à la production, dans la mesure de leurs forces et à la consommation selon leurs besoins. Les invalides, les vieillards et les enfants vivent sur le travail de la collectivité. Le travail est collectif, c’est-à-dire exécuté en commun et la consommation est familiale, en particulier, chacun chez soi. Chaque commune comprend un ou plusieurs groupes agricoles, ou soviets, peu importe le nom, suivant son étendue territoriale. Chaque groupe agricole comprend un nombre suffisant d’habitants pour que soit toujours assurée en temps opportun l’exécution de tous les divers travaux agricoles et en même temps tous les travaux d’intérieur de ferme : soins à donner aux divers animaux domestiques, etc., etc., et les travaux de ménage dans chaque famille du groupe, de manière que tous les travailleurs dont il se compose aient constamment à leur disposition : bonne table, bon gîte et travail rationnel, c’est-à-dire ne nécessitant que peu d’efforts et d’une durée relativement courte, permettant tout le repos nécessaire et les récréations dont tout le monde a besoin, le travailleur agricole n’étant pas un illettré comme le furent ses malheureux ancêtres, mais un homme instruit, vivant sa vie intellectuelle, sa vie du cerveau. Chaque groupe agricole s’adonnera à la culture de ce qui vient le mieux sur son sol et y donne les meilleurs résultats.

Nous avons dit tout à l’heure que la révolution économique réalisée (et il ne peut y en avoir une autre qui mérite réellement ce qualificatif, toutes celles que nous avons vues se glorifier effrontément de ce nom n’ont été qu’un ôte-toi de là que je m’y mette, telles celle de 1789 et la malheureuse révolution de Russie, en 1917) il n’y aurait plus ni parasites ni privilèges, nous devons dire aussi qu’il n’y aurait plus de gouvernants, les mains armées d’une autorité coercitive néfaste ; le principe d’autorité est expulsé de la société nouvelle au même titre que l’or et l’argent et la propriété individuelle. Dans cette société de demain, le nocif principe d’autorité sera remplacé par le bienfaisant devoir d’enseigner à ses semblables tout ce que l’on sait pouvoir leur être utile pour accroître leur bien-être matériel et moral, leur bonheur.

La première préoccupation de la population de chaque groupe agricole sera de pourvoir à tous les besoins matériels de la vie et de mettre leur production agricole en mesure de faire face à tous ces besoins.

Pour cela, aidés des conseils des professeurs d’agriculture et des ingénieurs agronomes, secondes par l’expérience des meilleurs techniciens et praticiens que compte leur population, sans négliger le concours des amis des autres groupes voisins, ils organiseront leur production selon les données scientifiques acquises et profiteront de toutes les découvertes de la science pour augmenter les rendements, tout en diminuant l’effort personnel, et cela indéfiniment. S’ils sont dans des pays où existait précédemment la petite ou la moyenne culture, ils s’arrangeront à disposer leur sol en parcelles assez vastes pour l’emploi de tous les outils et machines que comprend actuellement notre matériel mécanique agricole, déjà bien perfectionné, mais qui le deviendra toujours de plus en plus, grâce aux découvertes de jour en jour plus merveilleuses de la science en vue d’augmenter le rendement tout en diminuant l’effort personnel, ce qui se traduit par ce résultat : augmentation du bien-être pour l’humanité. Chaque groupe agricole sera muni de tout le matériel mécanique nécessaire et spécialement propre à satisfaire à tous les besoins du genre de culture auquel il se livre et tous les travaux seront faits en commun sous la direction des ingénieurs agronomes comme nous l’avons dit ci-dessus. Par ce moyen, il se fera une énorme quantité de travail en très peu de temps, l’exécution de ce travail ne nécessitera que très peu d’effort personnel, les heures de labeur pourront être réduites dans une énorme proportion : 4 à 5 heures par journée suffiront à faire toute la besogne.

Dans les temps de fortes chaleurs, au dos du siège de chaque machine sera adapté un parasol qui servira à protéger le conducteur contre les rayons trop brûlants du soleil. À l’heure où nous écrivons, la plupart de nos machines agricoles sont trainées par des attelages de bœufs ou de chevaux ; dans un temps donné relativement court, elles auront comme force motrice des moteurs à essence, et un pas de plus, toutes ces machines seront actionnées par la force électrique. Oui, avant bien longtemps, grâce au secours de la science, la force motrice électrique remplacera toutes les autres, et l’électricité servira encore à nous éclairer, à chauffer nos maisons et à cuire nos aliments. Nous avons dit tout à l’heure que notre outillage mécanique se perfectionnerait toujours de plus en plus, grâce au secours de la science ; cela est incontestable et notre vieille charrue brabant elle-même sera abandonnée et remplacée par des outils qui feront un meilleur travail et nécessiteront beaucoup moins de force de traction. Les rotatives qui n’existent pas encore ne tarderont pas à voir le jour. Les labours en brabants et autres charrues plus légères nécessitent pour l’ameublissement du sol une aération de plusieurs semaines, quelquefois de plusieurs mois, ce qui est un grave inconvénient parce qu’elles découpent et soulèvent la terre en tranches trop épaisses, et c’est pour obvier à cet inconvénient qu’on ne tardera pas à construire les charrues rotatives : défonceuse, laboureuse et bineuse.

Imaginez-vous un appareil muni d’un rouleau, d’un cylindre en fer ou en bois, tournant avec rapidité et armé de petites piochettes, plus ou moins puissantes selon la profondeur du labour, qui découpent la terre en tranches de 4 à 5 centimètres d’épaisseur et la rejettent derrière l’appareil. La défonceuse attaque le sol à 40 centimètres de profondeur, la laboureuse de 10 à 20 centimètres, suivant les cas et la bineuse rotative ne faisant qu’égratigner la surface du sol à 4 ou 5 centimètres de profondeur, tout en le débarrassant de toutes les mauvaises herbes qui le couvrent. La défonceuse et la laboureuse rotatives auront le grand avantage de permettre l’ensemencement ou la plantation sur le sol, immédiatement après le passage de l’instrument, qui le laissera dans un état d’ameublissement complet, tout en enfouissant dans son sein tous les engrais dont on l’aura recouvert à l’avance. Et c’est ainsi qu’avec l’outillage mécanique, on ne saurait trop le répéter, nous pouvons faire énormément de besogne dans très peu de temps et avec peu d’effort personnel. Mais tous les travaux ne peuvent pas se faire à la machine, notamment la cueillette du raisin et de la plupart des fruits, la taille de la vigne et des arbres fruitiers ; mais, comme tous ces travaux sont légers, peu pénibles, tout le monde accepte de les faire avec plaisir, il faut seulement plus de personnel.

Et maintenant, nous allons nous occuper des engrais minéraux, dits engrais chimiques. Nous avons parlé au début de cette étude des engrais provenant de tous les déchets du règne végétal et animal qui, une fois décomposés, constituent les engrais dits humifères, indispensables au développement des végétaux ; mais l’analyse nous démontre que dans la structure des végétaux il entre une certaine dose d’acide phosphorique, de potasse, d’azote et de chaux. La science a trouvé le moyen de nous fournir en aussi grandes quantités qu’il est nécessaire ces matières qui entrent dans la composition des plantes, et c’est le sous-sol qui va nous en donner trois : l’acide phosphorique, la potasse et la chaux.

Nous trouvons en France des gisements importants de phosphates qui, moulus et traités par l’acide sulfurique, nous donnent les superphosphates, fournissant l’acide phosphorique aux plantes ; les gisements des phosphates d’Algérie sont immenses. Les gisements des potasses d’Alsace sont aussi infiniment importants ; quant à la chaux, on la trouve partout ; les roches calcaires abondent. Il reste l’azote ; il ne se trouve guère que dans les déchets du règne animal et végétal, mais la science est déjà arrivée à puiser cet élément, pour faire l’engrais azoté, à sa source la plus abondante : dans l’atmosphère même dont est entouré notre globe, l’azote de l’air.

Ainsi, grâce à la science, nous sommes pourvus en abondance de tous les éléments de fertilisation de nos sols, sans lesquels, malgré toutes les façons culturales les mieux appropriées, nous n’obtiendrions que très maigres récoltes. Pour l’élément azoté, nous aurions encore une autre ressource : la culture de certaines légumineuses. On sait que les légumineuses puisent leur azote dans l’air, et l’enfouissement en vert de ces légumineuses enrichit le sol de tout l’azote qu’elles contiennent : c’est ce qu’on appelle les engrais verts. En dehors de tous ces engrais, il y a encore ce qu’on appelle les stimulants de la végétation dont l’étude n’est encore qu’ébauchée : la magnésie, le soufre, dans certaines conditions, activent la végétation et la rendent plus luxuriante. Bientôt, les expériences scientifiques allongeront cette liste des stimulants, tout en faisant connaître les moyens pratiques de les employer. D’autres essais ou expériences ont été tentés, en soumettant la végétation à l’influence des courants électriques ; dans certaines circonstances, on a obtenu des résultats merveilleux, une végétation abondante. Des carottes sont devenues comme de grosses betteraves ; dans d’autres circonstances, le résultat a été une dépression de la végétation. Dans un avenir prochain, l’expérience scientifique éclairera toutes ces questions. Maintenant, tous nos groupes agricoles sont organisés et ont entre les mains tous les éléments nécessaires machines et engrais, pour produire abondamment tout ce qui est nécessaire à l’alimentation de la population et des animaux domestiques.

C’est le moment de dire que dans chaque groupe on a organisé la préparation de conserves alimentaires de toute sorte ; viandes, légumes et fruits divers, marmelades et confitures de tous genres, en sorte que pendant la saison hivernale, les légumes verts : pois, haricots, fèves, lentilles, etc., ne manquèrent jamais à la bonne cuisine, et alors les travailleurs agricoles, de même que leurs frères de l’industrie, jouiront d’un bien-être matériel allant toujours s’élargissant et que n’auraient jamais pu soupçonner leurs ancêtres, les vieux parias de l’ancienne société capitaliste. À la Révolution, les prolétaires ayant pris possession de tous les moyens de transport, les échanges de produits d’un groupe à l’autre, d’une contrée à l’autre, et jusqu’au bout du monde, sont faciles et rapides, de telle sorte que chacun dans l’ensemble a toujours à sa disposition tout ce qui est nécessaire à assurer son bien-être et son bonheur. Liberté et bien-être seront désormais le partage de l’humanité jusqu’à la consommation des siècles. — P. Maugé, aîné (Petit Agriculteur).


AGRICULTURE. Le mot agriculture désigne, d’une façon générale, tout ce qui a trait à la technique du travail du sol, dans toutes les branches de la culture et de l’élevage des animaux domestiques. Il est employé pour la partie pratique de cette immense fraction du travail humain, le mot agronomie étant plutôt réservé pour désigner la science théorique et expérimentale s’occupant des questions agricoles. L’agriculture se subdivise en spécialités et catégories différentes, de plus en plus nombreuses au fur et à mesure que les connaissances exigées pour amener les différentes sortes de culture et d’élevage à un rendement toujours plus intensif, avec des moyens toujours plus perfectionnés, nécessitent une spécialisation du travail. L’agriculture proprement dite ou la grande culture s’occupe principalement des céréales, plantes alimentaires ou industrielles cultivées sur une grande échelle et de l’élevage. La sylviculture est la partie relative aux forêts, à la reproduction et à l’entretien des arbres et arbustes. L’arboriculture a principalement trait aux arbres fruitiers. L’horticulture est le terme indiquant la culture intensive ou maraîchère. L’élevage est une autre importante fraction de l’agriculture avec ses sous-produits : lait, beurre, fromages, etc. Il y a encore des parties spécialisées se rattachant de près à l’agriculture : la pisciculture, élevage des poissons ; l’apiculture, élevage des abeilles, etc. C’est une erreur trop généralement ancrée dans les cerveaux superficiels que l’agriculture ne nécessite pas, pour être pratiquée, de grandes connaissances techniques, et que le « paysan » est intellectuellement un homme inférieur à ce point de vue. Cette branche du travail humain, la plus importante et la plus nécessaire, celle qui sert de base à presque toutes les autres en leur fournissant des matières premières ; celle de qui dépend la vie physiologique de l’humanité par l’alimentation, doit être considérée comme une industrie et la plus indispensables des industries. L’agriculture fabrique des plantes alimentaires ou industrielles et des animaux, comme la métallurgie fabrique des objets métalliques ou l’industrie du bâtiment construit des maisons. Le développement de certaines industries textiles, fabrication du sucre, etc., a poussé à la culture de certains produits de la terre. D’autre part, les besoins de la civilisation et une population augmentant sans cesse ont contraint l’agriculture à intensifier le rendement, à faire produire un sol beaucoup plus en quantité qu’en qualité et en variété qu’il ne le ferait naturellement.

De nos jours, l’agriculture est devenue une technique qui ne le cède en rien aux autres industries. L’agriculteur doit être doublé d’un agronome. Des connaissances sur la physique, la chimie, la météorologie, la biologie, la physiologie végétale et animale sont indispensables à la bonne administration d’une entreprise agricole. De nombreuses écoles, des établissements d’expérimentation et de démonstration, des journaux et revues ont été créées sous la pression des besoins. Toutes proportions gardées, l’on trouverait autant, sinon plus, de techniciens qualifiés dans l’agriculture que dans les diverses industries. L’obscurantisme qui a longtemps régné sur les campagnes est en voie d’élimination lente. Certes, le curé est encore tout puissant dans beaucoup de nations. Mais, de moins en moins, l’homme des champs croit aux intercessions divines. Les processions et prières pour éloigner la grêle, la sécheresse, etc., sont des anachronismes devenus excessivement rares. Le cultivateur a appris à compter sur le travail et sur la science, et les connaissances ainsi acquises ont lancé l’agriculture et les populations agricoles dans la grande et rapide évolution de la civilisation. L’agriculture est, sinon la plus ancienne, tout au moins une des plus vieilles industries humaine. L’époque où les hommes se mirent à cultiver la terre se perd dans la nuit de la période préhistorique. On a des preuves d’un certain développement de la culture du blé, en Chine, 28 siècles avant l’ère chrétienne. L’Égypte, dans le temps de sa splendeur, avait reposé sa puissance sur une agriculture très perfectionnée, allant même à la culture intensive. Rome aussi s’intéressa à l’agriculture. On y cultivait les champs une année sur deux. Une des causes profondes de sa décadence est certainement l’abandon de l’agriculture par les Romains pour la guerre ; à tel point que le trésor public devait acheter des grains pour nourrir les Romains. L’insécurité des temps, puis ensuite l’obscurantisme religieux qui arrêta tout progrès technique pendant plus de dix siècles, ne permirent à l’agriculture que des progrès très lents. On en resta longtemps au travail purement musculaire avec un outillage rudimentaire. La traction des charrues par les animaux avait déjà été utilisée par les Grecs. De même la pratique de laisser le sol se reposer resta l’usage. L’utilisation des engrais naturels — que la Chine a tant perfectionnée — restait peu développée. On ignorait totalement l’irrigation que des peuples antiques — Égyptiens, Chaldéens, Chinois — pratiquaient assez systématiquement. La culture maraîchère, presque inconnue dans l’Europe chrétienne, était assez répandue chez certains peuples orientaux. Il a fallu les secousses révolutionnaires de la fin du XVIIe siècle, qui ont eu, entre autres résultats, celui de permettre au cultivateur une certaine garantie sur la propriété de ses produits et surtout le développement du machinisme au XIXe siècle, pour ébranler les vieilles pratiques et méthodes routinières de l’agriculture européenne et des colonies européennes en Amérique, Australie et divers autres pays. Ce fut d’abord l’introduction de la mécanique : charrues à vapeur et autres instruments qui permirent de développer la culture extensive, de conquérir de vastes régions, de défricher des domaines immenses. Et puis, la chimie est venue apporter sa quote-part de progrès à la technique agricole, surtout par l’emploi rationnel des engrais entretenant la fertilité du sol, le nourrissant, ce qui a permis d’abandonner peu à peu la vieille pratique de l’assolement par le repos de la terre. Les prairies artificielles ont été développées. L’étude de la technique se poursuivant, la physique a été mise à contribution : la culture sous châssis ou en serres s’est développée ; l’horticulture est arrivée de nos temps à des résultats merveilleux, bravant à la fois et la nature du sol et le climat. La physiologie et la biologie elles-mêmes appliquées à l’agriculture, ont développé la méthode de sélection des graines et des meilleures conditions d’élevage et de reproduction des espèces domestiques. La culture intensive, aidée par les derniers perfectionnements de la technique agricole, tend à prendre le pas sur la culture extensive. Partout, on cherche à faire rendre au sol le maximum de rendement, dans le minimum d’espace et avec le moindre travail possible. La glèbe se transforme, et le travail agricole tend à se mettre au niveau du travail industriel.

La vieille ferme, c’était la charrue traînée par des chevaux de labour ou des bœufs, la herse, le rouleau, le tonneau à purin, quelques outils : la faux, le fléau pour battre le blé, etc… Dans la cour de la ferme, purin et fumier s’accumulent, c’est là tout l’engrais. Vieilles méthodes ne pouvant aboutir à un certain rendement que par le travail acharné du prolétaire paysan, peinant de l’aurore au crépuscule, vivant misérablement, éloigné de toute civilisation.

L’agriculture maintenant utilise la charrue polysoc à double effet, mue par une force mécanique dans la grande culture ; la faucheuse-lieuse qui fait le travail de dix hommes, la défonceuse, la trieuse, la semeuse, le concasseur, la batteuse, etc. Il n’est pas jusqu’aux tondeuses mécaniques pour les moutons, et la couveuse artificielle pour la volatile qui n’aient fait un peu partout leur apparition. Les engrais chimiques sont largement utilisés. Méfiants au début par routine et aussi parce que le commerce malhonnête les trompait, les cultivateurs, surtout depuis qu’ils sont entrés dans la voie des syndicats et coopératives agricoles permettant l’achat en commun et en gros, et avec garantie, pratiquent aujourd’hui de plus en plus une politique de fertilisation intensive et méthodique du sol. Marchant parallèlement, toutes les catégories techniques de l’agriculture vont vers le progrès, l’industrialisation des méthodes de travail. L’électricité surtout, pénétrant dans les campagnes, change les conditions de la vie au village.

Il est à noter que la densité de la population, son développement intellectuel, la division des propriétés en pays de grands, moyens ou petits établissements a une répercussion sensible sur la marche du progrès. Les pays à population dense, à moyenne ou même petite propriété (quoiqu’en pensent les marxistes) ont développé beaucoup la culture intensive et sont parvenus à tirer de leur sol de quoi nourrir aussi bien leur population que les pays à population éparse, et à gigantesques établissements (exception faite de l’Angleterre ou les terres sont laissées en friche pour l’amusement des riches, mais où néanmoins ce qui reste de sol utilisé est bien cultivé). Les statistiques officielles pour le rendement à l’hectare de la production du froment donnent pour 1924 : Danemark, 26,6 hectolitres ; Belgique, 25 ; Pays-Bas, 24,4 ; Grande-Bretagne, 22,3 ; Allemagne, 16,3 ; Suède, 15,2 : France, 13,9 ; Russie (pour 1922), 7,3 ; Hongrie, 9,7 ; Roumanie, 6,4 ; États-Unis, 10,8 ; Argentine, 9,7 ; Australie, 10,2. On voit que ces derniers pays, considérés comme les greniers de blé de la planète, ont en réalité un rendement beaucoup moindre que les pays surpeuplés, nommés les premiers.

Il est certain que si tous les progrès techniques étaient appliqués partout à l’agriculture, le rendement du sol serait multiplié dans des proportions encore insoupçonnées. La crainte du manque de vivres pour l’humanité est chimérique et tendancieuse. Ceux qui veulent priver la grande majorité des hommes du bien-être, sous prétexte que les produits feraient défaut s’il fallait satisfaire tout le monde, sont des imposteurs, voulant masquer, derrière un mensonge que la réalité condamne, leurs désirs de conserver leurs privilèges.

La terre, mère et nourricière de l’humanité, est loin d’être épuisée. Par le travail rendu facile grâce au machinisme, par la science pratique humaine, le sol peut donner le confort le plus suffisant à tous. Mais la routine d’une part, et de l’autre l’imbécillité du régime de la propriété individuelle, de la recherche du profit comme seul but au travail plutôt que la satisfaction des besoins, constituent des entraves à l’agriculture aussi bien et même beaucoup plus qu’à l’industrie.

Quand l’association aura remplacé la concurrence étroite, dormant les bienfaits du travail en commun, sans tomber dans les inconvénients du centralisme et de l’autorité ; quand l’agriculture sera considérée au même niveau que les autres branches de l’activité productrice ; quand la solidarité la plus étroite unira la production agricole à la production industrielle, ce qui a marqué jusqu’à présent l’infériorité, sociale mais non naturelle, de l’agriculture aura disparu.

Une erreur a fait considérer trop longtemps la culture comme vouée à la routine, et ses travailleurs destinés à rester à l’arrière-plan de la civilisation. Un renouveau d’idées, très significatif, tend à lui redonner la place que son importance de tout premier ordre lui destine dans les préoccupations sociales. Née des premières nécessités humaines, l’agriculture est et restera l’industrie de base, la fondation de toute société.

Georges Bastien.