Encyclopédie anarchiste/Alcoolisme - Ame

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Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Librairie internationale (tome 1p. 35-47).


ALCOOLISME. De prime abord, il peut paraître surprenant que l’anarchiste ait son mot particulier à dire à propos de l’alcoolisme. L’opinion, semble-t-il, est éclairée et l’unanimité bien établie sur les méfaits de l’alcoolisation humaine, ses conséquences néfastes dans l’ordre individuel, familial et social, ainsi que sur la façon de lutter contre le terrible fléau. Et cependant, malgré les apparences, sur aucun sujet les deux conceptions, anarchiste et gouvernementale, ne s’affrontent et ne s’opposent avec plus de force et de netteté. Définitions, méthodes d’étude, inductions, déductions, conclusions doctrinales et pratiques différent du tout au tout, se contrarient point par point.

« L’alcoolisme est une maladie chronique engendrée par l’abus des boissons alcooliques », telle est la définition académique, gouvernementale, officielle. En d’autres termes, le mal atteint les individus assez peu raisonnables pour absorber avec excès des liquides à base d’alcool. Ce postulat, généralement admis sans discussion, implique deux corollaires dotés de l’évidence des axiomes : d’abord les gens sensés, buveurs modérés, échappent aux conséquences pathologiques de l’ingestion exagérée ; — ensuite les boissons alcooliques ne sont pas nocives par elles-mêmes mais par l’abus qu’on en peut faire ; la maladie n’est pas fonction de la qualité mais de la quantité.

Bien plus et bien mieux : le consentement universel, succédané de la sagesse des nations, admet que l’alcool, pris sous forme diluée et à dose normale, constitue un breuvage tonique, stimulant, d’une bonne valeur nutritive. Le Parlement français n’a pas manqué d’adopter une thèse aussi remarquable et de dégrever d’une partie des impôts le vin, le cidre, la bière, de très inoffensive nature. Dans la crainte d’une consommation insuffisante, le législateur élève à la hauteur d’une panacée ces liquides multicolores, les déclare boissons hygiéniques, favorables à la santé. Il n’ose pas encore en décréter l’usage obligatoire et légal.

Poussant plus loin l’analyse logique et bienveillante, le gouvernement de la République choisit dans la masse des alcools de bouche un certain nombre de types qu’il définit, protège et ennoblit sous l’étiquette de « naturels », alors qu’il stigmatise les autres de l’appellation d’« artificiel ». Ainsi les produits de la distillation du vin, cidre, poire et en général des jus fermentés de fruits, entrent dans la première catégorie ; ceux de la distillation des sucs fermentés de la betterave, de la pomme de terre, des céréales ressortissent à la seconde. Ceux-là sont sauvegardés, loués, recommandés sous les espèces de l’eau-de-vie, cognac, marc et liqueurs ; ceux-ci frappés d’impôts et de mépris sous le vocable d’alcools industriels.

Parmi ces boissons hygiéniques et naturelles, le vin occupe la place d’honneur dans la hiérarchie des liquides instituée par la doctrine orthodoxe. Il constitue, ni plus ni moins, le meilleur antidote de l’alcool ! L’énormité de cette affirmation impose la citation des textes. Voici comment s’exprime M. J. Baudrillart, Inspecteur de l’Enseignement primaire de la Seine, dans un petit opuscule publié par la librairie Ch. Delagrave, intitulé « Livret d’enseignement antialcoolique », et fourni gratuitement dans ses écoles par la Ville de Paris : « Le vin n’a pas de plus grand ennemi que l’alcool. Partout où l’on consomme celui-ci, on boit moins du premier… Aussi a-t-on pu dire que l’alcool chasse le vin (page 10). » De cette constatation il était permis de conclure, et on a conclu que, inversement, l’alcool n’a pas de plus grand ennemi que le vin et que le vin chasse l’alcool. Ainsi l’écrivait, dans le « Temps » du 16 mars 1915, M. Cunisset-Carnot, premier Président de la Cour de Dijon, cité par le Dr Legrain dans son substantiel ouvrage sur les « Causes psychologiques de l’alcoolisme » : « Cette vieille Bourgogne, où se cultivent nos vignes généreuses et se récoltent nos crus glorieux, n’est pas encore réduite à l’esclavage de l’alcoolisme ; le vrai vin nous défend contre le poison (page 13). »

En France, les vins et spiritueux, regardés comme des bienfaits de la nature, figurent parmi les plus importants produits de l’activité agricole. La vigne couvre une superficie de 1.443.217 hectares, donne annuellement 67.479.852 hectolitres de vin d’une valeur de plus de 100.000.000 de francs. L’industrie et le commerce des boissons alcooliques occupent trois millions de personnes et représentent un budget supérieur à 17 milliards. C’est donc là une véritable production nationale, une source de richesse d’une énorme importance dans la vie publique et privée. À travers la suite des temps, la fabrication et la consommation des vins et spiritueux se sont à ce point incorporés à l’existence même du peuple français qu’elles lui ont imprimé une manière d’être, une mentalité spécifiquement originelles. Au bon vin de France sont dus la souplesse, la force, l’habileté, le courage, la ténacité, l’impétuosité, la bonté, la générosité, la finesse, l’intelligence, le génie de la vieille race gauloise, supérieure à toute autre. Telle est du moins la thèse officielle, rappelée en termes fort congrus, dans son livre sur la « Question de l’alcool », par M. Yves Guyot, économiste patenté du gouvernement : « Mettez de l’eau à la place du vin dans les verres de Montesquieu et Montaigne, et vous enlevez des chefs-d’œuvre à la littérature française. Enlever à la France le vin et l’eau-de-vie, ce serait supprimer une partie des qualités qui en font le charme et en constituent le rayonnement et l’influence (page 271). » (Cite par le Dr Legrain dans l’ouvrage mentionné plus haut.)

Pour prouver la vérité de cet axiome, les pro-alcoolistes citent en exemple la grande boucherie humaine de 1914-1918, où la victoire couronna l’armée française gorgée d’eau-de-vie et de vin, autrement dit de « gnolle et de pinard », par la sollicitude attendrie des dirigeants de la République. C’est donc l’alcool qui a gagné la guerre. Dans un article intitulé : « le Grand Facteur », l’« Écho des Tranchées » le reconnaît explicitement : « Le vin est l’un des plus grands facteurs de la victoire ! » À la tribune de la Chambre des députés, M. Cadenat s’écrie : « Dans la zone des armées on donne de l’alcool aux soldats, et vous pouvez vous féliciter qu’ils en boivent parce qu’ainsi ils ont le courage de monter à l’assaut ! » (Dr Legrain, loco citato, pages 127-143).

De cette richesse nationale, l’État tire un coquet revenu. En 1924, les 2.200.000 hectolitres d’alcool pur produits en France ont payé chacun 1.000 francs d’impôt, soit en bloc 2.200.000.000 de francs ; les 67.459.852 hectolitres de vin, taxés de 14 francs de droits de circulation par hectolitre, abandonnèrent un tribut de 944.717.928 francs. Dès lors nul ne sera surpris du culte voué aux vins et spiritueux, de la véritable « alcoolâtrie » dont témoignèrent, témoignent et témoigneront les gouvernements passés, présents et futurs de toute étiquette. En serviteurs bien stylés, les politiciens n’ont pas coutume de mordre la main qui les nourrit.

Les méthodes de lutte contre l’alcoolisme employées ou préconisées par le monde officiel se ressentent de cet amour intéressé des produits bachiques. La première idée qui vint aux profiteurs de l’impôt fut d’augmenter progressivement les taux appliqués aux boissons alcooliques ; la réalisation suivit sans tarder, et le bénéfice atteignit le chiffre indiqué ci-dessus. Le résultat en paraît évident : la France paie bien pour boire. C’est là une opération financièrement bonne.

La limitation du nombre des débits dérive du même genre de conceptions. Il ne sera plus délivré de nouvelle licence pour la vente des vins et spiritueux. Les tenanciers actuels ne se fâcheront pas de cette consolidation de leur privilège ; le fisc exercera sa surveillance avec plus de facilité et partant d’efficacité ! Mêmes avantages à laisser diminuer le nombre des débits par extinction automatique en ne renouvelant pas les licences périmées par l’abandon ou la mort de leur titulaire et en élevant le prix des licences par une juste compensation de la plus-value de leur rendement.

La suppression du privilège des bouilleurs de cru est la tarte à la crème de tous les gouvernements. Elle a une allure séduisante, constituerait une mesure égalitaire, satisferait le sens démocratique des citoyens et remplirait la caisse par récupération de sommes jusque-là bénévolement abandonnées aux distillateurs campagnards. Mais ces bouilleurs de cru sont 2.000.000, au minimum. Cette imposante cohorte d’électeurs incite à la réflexion le législateur, qui s’abstient avec prudence. L’agriculteur continue à brûler sans frais, sinon sans risque, les fruits de sa récolte.

Des hygiénistes de parlement émirent l’idée de combattre l’alcoolisme en instituant au profit de l’État le monopole de l’alcool ; soit le monopole intégral, fabrication et vente ; soit le monopole partiel, fabrication ou vente ; soit le monopole combiné, exploitation en régie ou affermage. Ainsi, dans ses estaminets aux couleurs nationales, l’État vendrait de l’alcool de bonne qualité, toxique au minimum, et le vendrait cher pour empêcher les achats excessifs. Dans cet ingénieux système, les bénéfices apparaissent évidents pour les gouvernements mais beaucoup plus aléatoires pour la santé publique.

Il existe, en dernière analyse, une arme suprême entre les mains des dirigeants du monde entier : la prohibition. L’interdiction de la fabrication et de la vente de l’alcool couperait, semble-t-il, le mal dans sa racine. La Russie tsariste l’expérimenta naguère et les États-Unis la pratiquent aujourd’hui ou s’efforcent de la pratiquer. Sans discuter pour l’instant l’efficacité d’une telle mesure, il suffit de noter que cette méthode autoritaire, ou partant arbitraire, s’oppose aux tendances de l’esprit humain et de la pensée anarchiste.

En résumé, la doctrine officielle considère l’alcoolisme moins comme une maladie que comme une faute individuelle, un péché dont la loi punit les manifestations publiques (législation française contre l’ivresse) et contre lequel il est possible de lutter par une amende anticipée sous forme d’élévation du taux de l’impôt, par la diminution du nombre des lieux de débauche, par la concession à l’État du privilège de l’industrie et du commerce de l’alcool, enfin, dans certains cas particuliers et exceptionnels, par la défense imposée aux individus de fabriquer ainsi que de boire des breuvages alcoolisés.

Par contre, l’anarchiste, amant fidèle de la vérité, énonce et justifie une tout autre définition : « L’alcoolisme est une intoxication chronique engendrée par l’usage habituel, à quelque dose que ce soit, de boissons alcooliques quelles qu’elles soient. » C’est l’affirmation énergique que l’alcool constitue un poison dont l’ingestion quotidienne à petite dose crée le petit alcoolisme, à haute dose le grand alcoolisme ; comme il existe un petit, un moyen et un grand morphinisme. L’intoxication s’avère fonction à la fois et de la qualité et de la quantité.

Il ne suffit pas d’affirmer, il faut prouver. Car on exige pour l’alcool beaucoup plus de précisions qu’on n’en demande pour les autres toxiques sociaux. Le fait seul de l’existence de quelques cocaïnomanes et morphinomanes a déchaîné la vertueuse indignation du législateur et provoqué une réglementation draconienne, tatillonne, vexatoire ; tandis que les millions de victimes qui souffrent ou meurent par l’alcool n’entraînent pas la conviction et ne déclenchent pas la colère agissante des gouvernants de tout acabit.

Le « Dictionnaire de l’Académie française », édition de 1879, appelle poison « toute substance qui, prise intérieurement ou appliquée de quelque manière que ce soit sur un corps vivant, est capable d’altérer ou de détruire les fonctions vitales ». Que l’alcool soit capable de détruire les fonctions vitales, de tuer, cela fut il y a longtemps et scientifiquement démontré. Des expériences méthodiques conduites sur des animaux ont déterminé l’équivalent toxique vrai, « la quantité de substance toxique nécessaire et suffisante pour amener par elle-même, lorsqu’elle est dans le sang, la mort de un kilogramme d’animal, dans un court délai. » (Joffroy et Lerveaux : « Archives de Médecine expérimentale », 1er mars 1896, p. 197.) Pour l’alcool éthylique pur du commerce ou alcool de vin, cet équivalent se monte à 6 gr. 20 ; autrement dit, il suffit de la quantité d’alcool contenue dans trois litres et demi de vin à 10° pour tuer un homme de 60 kilos (Joffroy et Lerveaux, cités à la page 680 de l’ouvrage « L’Alcool » par Louis Jacquet, ingénieur des Arts et Manufactures). Un homme de 65 kilos serait tué par l’ingestion massive d’un litre de cognac authentique de 1893, de kirsch vrai, d’eau-de-vie de cidre, de marc, d’eau-de-vie de prunes, d’alcool mauvais goût (Triboulet, Mathieu, Mignot, « Traité de l’Alcoolisme », p. 74).

L’expérience tristement humaine apporte sa confirmation à ces données de laboratoire, « Le 23 novembre 1909, à Kandergrand, dans le canton de Berne, un jeune ouvrier italien faisait avec un camarade le pari d’avaler d’un trait un litre d’eau-de-vie. La gageure fut acceptée et la bouteille bue ; mais presque aussitôt le malheureux garçon s’affaissait, foudroyé. — Le 26 mars 1911, à Chalon, chez un restaurateur, un employé de commerce, âgé de vingt-cinq ans, avait fait le pari de boire coup sur coup huit verres d’absinthe : à peine avait-il fini le dernier qu’il tombait mort. Le tribunal de Chalon a reconnu la responsabilité du restaurateur qui fut condamné, peine dérisoire, à trente francs d’amende avec sursis (Jacquet, loco citato, p. 690). »

Les boissons alcooliques, même et surtout celles dites hygiéniques, absorbées en proportion modérée et habituelle, causent des désastres, d’une manière, il est vrai, anonyme mais que connaissent bien les médecins dignes de ce nom. Un individu d’apparence solide, sans nul antécédent personnel, contracte une inflammation aiguë du poumon et en meurt. Le bulletin de décès de l’État-civil porte comme diagnostic : pneumonie. Sans l’avoir communiqué à la famille par une réserve peut-être déplorable ni à l’entourage par discrétion professionnelle, le docteur traitant sait que la responsabilité de cette fin prématurée incombe à l’alcool ingéré avec régularité d’une façon communément jugée inoffensive. « Il ne se dérange jamais », affirmait l’épouse éplorée du malade. « Je bois mon ordinaire ; rien entre les repas », halète le pneumonique sur son lit de souffrance. Cet ordinaire comporte : un demi-litre de vin et un verre de cognac dans le café à chaque repas ; de-ci de-là, en des occasions fréquemment renouvelées mais toujours oubliées, un apéritif ou des liqueurs, au hasard des rencontres amicales ou des rendez-vous d’affaires ; le dimanche, un petit extra pour marquer le jour du Seigneur ; de temps à autre, une petite ou grande noce, baptême, communion, mariage, anniversaires, enterrements, assemblées, fêtes votives, réunions privées ou publiques et contradictoires. Ce citoyen, qui ne se dérange jamais et boit son « ordinaire », se trouve rarement ivre, mais constamment sous l’influence de doses modestes et répétées d’alcool. Une accoutumance approximative s’établit, jusqu’au jour de la rupture brusque de cet équilibre physiologique artificiel par une maladie intercurrente ou un accident inopiné ; à ce moment, l’organisme, miné dans ses profondeurs par le toxique, ne peut plus faire face à une attaque morbide, assurer le fonctionnement intensif nécessaire et succombe à la tâche. Mécanisme identique dans la mort par néphrite aigüe consécutive, croit-on, à un refroidissement ou une fatigue exagérée, L’abaissement de température ou le surmenage n’interviennent que comme motif occasionnel, provoquent le déclenchement d’une crise fatale, dès longtemps préparée par la déchéance progressive et latente de reins irrités par l’élimination permanente de l’alcool bu goutte à goutte. Déterminisme homologue dans les congestions par la chaleur ou par le froid. Chez ce gaillard puissant, foudroyé soudain par un coup de sang, c’est le poison maudit qui, cellule à cellule, a rongé, a minci les artères du cerveau ; un effort insignifiant acheva la rupture génératrice d’hémorragie. Oui, apportons-en ici l’honnête et vigoureuse assertion médicale, l’alcool à doses moyennes nuit toujours et tue souvent.

L’alcool est aussi une substance capable d’altérer les fonctions vitales. Ici encore la science administre une preuve irréfutable : « M. J. Gaule, de Zurich, a remarqué que l’alcool empêche les mouvements amiboïdes, entrave l’action nutritive des champignons, arrête les effets lumineux et la phosphorescence de certaines colonies microbiennes. M. Richardson a vu une goutte d’alcool pur diluée dans 240 grammes d’eau tuer la méduse ; une goutte mise dans un litre d’eau tue les daphnées. M. Ridge a repris toutes ces expériences et a vu l’alcool, à 1 p. 3.000, arrêter l’éclosion des œufs de mouche et de grenouille ; à 1 p. 100 l’alcool mis dans l’eau tue la graine de cresson et empêche sa germination ; une goutte d’alcool mise dans l’eau arrête le développement de la chlorophylle. Le géranium irrigué avec de l’alcool à 1 p. 100 se flétrit, et si on l’arrose avec un mélange d’une goutte d’alcool dans 60 grammes d’eau, la couleur de la plante se modifie. En un mot, l’alcool, partout où il se trouve et partout où on le met, arrête la vie, en raison de sa toxicité. » (Dr Renon, « Les Maladies Populaires », l’alcoolisme, p. 240.)

L’observation de la vie des hommes corrobore les résultats enregistrés par l’étude des animaux de structure élémentaire ou hautement différentiée. Sur les individus non habitués, l’ingestion à petite dose d’une boisson alcoolique, un demi-verre de vin par exemple, produit de véritables effets toxiques : une chaleur anormale avec rougeur de la face ; des battements artériels forts et précipités ; de la sécheresse des muqueuses de la bouche et du pharynx ; un léger enrouement ; des mouvements saccadés, brusques et maladroits ; une démarche raide et mal assurée ; des troubles de l’idéation caractérisés par une parole rapide et bredouillante et une conversation décousue. L’enfant, la femme et l’homme abstèmes, entrainés par les circonstances à consommer vin ou liqueur, sortent nettement de leur état normal ; leur entourage ne les reconnaît plus et s’amuse de la déviation manifeste de leur personnalité. À un degré de plus d’ébriété, après une absorption plus abondante, un réel état pathologique s’installe, avec perte partielle ou totale de l’équilibre par paralysie fragmentaire ou complète des jambes et du cerveau moteur ; avec disparition intégrale des facultés de jugement ; disparition qui laisse cours à des propos incohérents et le champ libre à des actes extravagants. Quelle personne de bonne foi oserait prétendre qu’un produit, qui, pris en quantité minime par un être jusque-là vierge de son contact, entraîne des modifications organiques aussi importantes, ne mérite pas le qualificatif de poison, de substance capable d’altérer les fonctions vitales de l’appareil moteur et du cerveau ? Est-ce que, du fait qu’un centigramme de morphine absorbé en potion ou par piqure ne tue pas et au contraire calme le patient, ou cesse de la considérer comme un poison, d’en éviter l’ingestion inutile et d’en limiter strictement l’usage à l’ordonnance médicale ? Pour l’homme, les animaux et les végétaux, l’alcool à toute dose constitue un incontestable poison.

La forme sous laquelle se présente le toxique n’influence en rien sa nocivité. Et d’abord, hormis quelques dipsomanes invétérés, personne ne boit de « l’alcool » ; tout le monde se détourne avec horreur de ce produit de la chimie organique. Le consommateur conscient et éclairé avale, exclusivement et sans sourciller, des boissons variées qui ne sent pas de l’alcool, oh ! non, mais contiennent toutes de l’alcool en proportion plus ou moins forte. Selon les lois de la logique commune, celui qui absorbe une solution de sublimé au dix-millième prend du sublimé ; en vertu de la logique spéciale des pro-alcoolistes, celui qui lampe une solution d’alcool au dixième, le vin, ou à parties égales, le cognac, ne prend jamais d’alcool ! Les sectateurs de l’intoxication publique et privée veulent oublier que les spiritueux : cognacs, eaux-de-vie, marcs, sont des alcools de distillation, et les vins, bières, cidres, poirés, des alcools de fermentation. Il y a entre ces breuvages une différence de provenance, de degré et non de nature. Les alcools industriels titrent en alcool pur 95° p. 100 ; les spiritueux et liqueurs, 40° à 70° ; les vins de 10° à 24° (de 100 grammes à 240 grammes d’alcool pur par litre !) ; les bières de 2° à 6°. Pour faire régner entre ces diverses préparations une équivalence démocratique, l’amateur hygiéniste entonne plus de vins que de spiritueux. Il nourrit la conviction ferme que le vin, issu cependant de la putréfaction du jus de raisin, mérite le nom de produit naturel, tout comme les eaux-de-vie et cognacs obtenus par la distillation de ce vin ; tandis que l’alcool d’industrie, engendre par la distillation des jus fermentés des graines et betteraves, se voit abaisser au rang des substances artificielles. Voilà encore, de la part des parlementaires de gouvernement, une manifestation originale de science botanique, particulière, qui leur fait considérer les pommes de terre et céréales comme des plantes hors nature !

Les boissons hygiéniques ne manquèrent pas de jouer leur rôle et d’assurer le triomphe de l’alcoolisme de vin. Le Dr Georges Clémenceau, homme politique de réputation mondiale, l’a nettement affirmé dans sa préface de l’ouvrage « l’Alcool » de Louis Jacquet : « … les boissons alcooliques qualifiées d’hygiéniques qui, tout en changeant la procédure de l’alcoolisme, aboutissent surtout à en favoriser le développement sous des formes nouvelles. C’est ainsi que, dans ces dernières années, les médecins de nos asiles d’aliénés ont constaté que l’alcoolisme de vin l’emportait sur l’alcoolisme de liqueurs prépondérant autrefois. » Cela n’empêcha pas le même Clemenceau, alors président du Conseil et ministre de la Guerre, de prononcer la phrase suivante dans la péroraison d’un discours prononcé à Strasbourg le 4 novembre 1919 : « Laisser à notre vin de France sa place de boisson vivifiante. » (Brochure éditée par l’imprimerie Lang, 7, rue Rochechouart, Paris, p. 30.) Déjà en 1907, une statistique officielle attribuait 2.419 cas d’aliénation mentale à la consommation des boissons hygiéniques, vin, bière, cidre, contre 1.537 cas à l’usage de l’absinthe. (« Traité International de Psychologie Pathologique », tome II, p. 924.)

Étant un poison, l’alcool n’est pas, ne peut pas être un aliment, c’est-à-dire « une nourriture, ce qui se mange, se digère, entretient la vie. » (Dictionnaire de l’Académie Française.) En effet, l’alcool se boit, se digère, donne des calories, mais n’entretient pas la vie ; au contraire il l’entrave puis la suspend définitivement, comme cela vient d’être démontré. Les zélateurs de l’alcool-aliment appuient leur panégyrique sur les expériences de MM. Atwater et Bénédict, très bien résumées par M. Jacques Bertillon : « Lorsqu’un homme sain et ordinairement abstinent boit pendant quatre jours, dans un litre d’infusion de café, une faible quantité d’alcool, celle qui se trouve dans trois quarts de litre de vin de Bordeaux, cet alcool produit autant de calories que l’aurait fait une quantité équivalente de sucre et de fécule. » (Cité par Dr Rénon, loc. cit. p. 248.) Il produit des calories, mais en même temps il irrite l’estomac et l’intestin, altère les cellules du foie, sclérose le rein, désagrège les parois des artères, ramollit le cerveau. Les feuilles et baies de belladone aussi donnent des calories, constituent un aliment dont se nourrissent volontiers certains animaux (Richaud, « Précis de thérapeutique et de pharmacologie », p. 811). Il ne viendra cependant à la pensée d’aucune personne sensée d’ingurgiter une substance toxique ou pouvant l’être, alors que tant de choses saines sont à la portée de sa main. D’ailleurs un autre expérimentateur, M. Chauveau, dans sa note du 21 janvier 1901 à l’Académie des Sciences, conclut ainsi : « La substitution partielle de l’alcool au sucre, isodgname, dans la ration alimentaire d’un sujet qui travaille, ration administrée peu de temps avant le travail, entraîne pour le sujet les conséquences suivantes : 1o diminution de la valeur absolue du travail musculaire ; 2o stagnation ou amoindrissement de l’entretien ; 3o élévation de la dépense énergétique par rapport à la valeur du travail accompli. En somme les résultats de la substitution se montrent à tous points de vue très franchement défavorables. »

Au surplus la logique des faits plaide contre la thèse de l’alcool-aliment. Si la valeur alimentaire d’un corps réside uniquement en son pouvoir calorifique, l’alcool amylique, ou de pommes de terre, qui dégage 9 calories au gramme, l’emporte sur l’alcool éthylique, ou de vin, qui ne fournit que 7 calories : la puissance nutritive de l’alcool naturel, cher aux savants de parlement, inférieure à celle de l’alcool d’industrie, ce pelé, ce galeux, d’où sortirait tout le mal alcoolique ! Or, l’alcool amylique présente la dose toxique limite la plus élevée, soit 12 gr. 50, celle de l’alcool éthylique étant 7 gr. 75. Il faudrait donc conclure que l’alcool le plus toxique est le meilleur aliment, et ce serait le triomphe de l’absurdité ! (D’après les tableaux donnés par le « Traité de l’alcoolisme », par Triboulet, Mathieu et Mignot, p. 56 et 148.)

De toute cette discussion, une évidence se dégage : aliment chimique théorique, l’alcool s’avère, à la pratique, un aliment toxique, un véritable et dangereux poison. Du point de vue du simple bon sens, peut-il exister une dose hygiénique de poison ?

Pas plus qu’une nourriture pour le corps, l’alcool-poison n’est un aliment pour l’esprit. En prétendant trouver dans les vins et spiritueux du terroir les sources du génie français, les thuriféraires patentés et tarifés de l’intoxication nationale commirent la plus audacieuse facétie sortie de la tête d’un disciple de Bacchus. De toute certitude, l’alcool constitue le poison spécifique de l’intelligence. La moindre dose suffit à provoquer, dès le premier contact, un dérangement mental aisément perçu par l’entourage du sujet. Le Dr Legrain, médecin-chef de l’Asile de Villejuif, le dit fort bien : « L’alcool est avant tout un poison du système nerveux et spécialement du cerveau. Cela domine sa physio-pathologie tout entière ; car c’est en partant de sa propriété primitive et essentielle de parésier l’activité nerveuse que la plupart de ses effets morbides trouvent leur explication facile. C’est beaucoup moins une excitation des centres supérieurs qu’on observe, dès que l’alcool les atteint, qu’une stupéfaction des centres d’arrêt grâce auxquels le sujet, conscient et équilibré, reste le maître de ses sentiments et de ses impulsions, tout aussi bien que des processus ordinaires de sa pensée. » (Article « Alcoolisme », dans le vol. « Intoxication », tome XXII du « Traité de Pathologie médicale » de Sergent, Ribadeau-Dumas, Babonneix ; p. 259.)

Chacun sait que l’alcoomane sombre dans un état mental inférieur à l’animalité. Par quelle singulière contradiction une substance génératrice d’une telle déchéance serait-elle capable de donner, à certaines doses, la moindre parcelle de saine compréhension ? Dans l’œuvre scientifique véritable, élaborée par le fonctionnement harmonique d’une imagination hardie, d’une attention soutenue et d’un jugement lucide, la plus petite goutte de toxique apporte trouble et impuissance. Et l’on ne peut citer, dans la science universelle, un seul maître dont soit discutable l’exemplaire sobriété.

Quant à l’œuvre d’imagination pure et à quelques-uns de ses ivrognes ouvriers : Verlaine, Musset, Poe, leur exacte signification est déterminée dans ces lignes de Legrain : « Des poètes assez misérables malgré leur génie ont paru trouver leur inspiration dans l’alcool ; ils ont fait illusion à leurs admirateurs comme ils se sont fait illusion à eux-mêmes. C’était de leur part une infirmité naturelle que d’avoir besoin d’un réactif toxique pour mettre en vedette des dispositions naturelles normalement torpides. » (Loc. cit. p. 241.) Le don poétique synthétise une sensibilité vive, la faculté de penser en images et les moyens de les formuler ; les sensations complexes fournies par des organes intacts doivent être élaborées par le cerveau en perceptions précises et intégrales, parmi lesquelles la pensée choisira les éléments les plus caractéristiques et les plus généraux pour en former des images frappantes et évocatrices, qu’une langue savante traduira en termes expressifs et harmonieux. Qu’apportera à cette fonction créatrice, sinon une dégradation d’énergie, cet alcool-poison, ce composé de carbone, d’oxygène et d’hydrogène dont l’action primaire s’affirme déprimante, stupéfiante, anesthésique ? Ne l’oublions pas, avant l’ère du chloroforme, les chirurgiens insensibilisaient leurs malades en leur faisant absorber vins et spiritueux et fumer des cigarettes. Si ses douleurs s’apaisent et s’endorment au souffle des vapeurs ébrieuses, si ses joies chancellent et tombent au souffle empesté des liqueurs bachiques, où le poète puisera-t-il ses nobles inspirations ? Au vrai poète il faut des sens délicats et robustes, une raison lucide et forte, un vocabulaire précis. Le virus sécrété dans la profondeur des cuves et alambics, détruit tout équilibre et annihile toute possibilité. C’est pourquoi les lecteurs avertis goûtent surtout dans Verlaine les vers écrits aux époques de sevrage, à l’hôpital ou en prison.

À l’expérience séculaire, la guerre récente vint apporter l’appui de ses tristes divagations. Abruti par le jus de ses treilles, le peuple français toléra de ses dirigeants les plus grossiers et les plus éhontés mensonges, le plus stupide et le plus infâme « bourrage de crânes », que le dernier des béotiens ou des hottentots microcéphales n’aurait pas pu supporter. Aucun gouvernement d’Europe n’osa aller si loin dans l’absurdité et le crime ; les chefs de la Troisième République connaissaient le degré d’abêtissement où était tombée, grâce aux boissons hygiéniques, la nation autrefois réputée la plus spirituelle du monde. Par les larges distributions de vin et d’eau-de-vie aux martyrs des tranchées de guerre, la déchéance s’accrut dans une proportion formidable et pèse à l’heure actuelle sur les enfants conçus dans cette période de collective folie toxique. Les maîtres des écoles primaires s’accordent unanimement à reconnaître un abaissement considérable du niveau intellectuel de leurs élèves, dont les facultés de compréhension et d’assimilation sont bien moindres qu’avant-guerre. Il se trouve même des sujets complètement rebelles à l’enseignement. Les pauvres fils de la victoire pâtissent en leur cerveau de l’empoisonnement à fond de leurs glorieux géniteurs. La même remarque vaut aussi pour les nourrissons des écoles secondaires, mais à une plus petite échelle. Car chacun le sait, la bourgeoisie fréquenta davantage l’arrière que le front des armées et d’ailleurs, en partie, savait et pratiquait les bienfaits de l’abstinence totale.

À la lueur de ces précisions, fournies à la fois par l’empirisme, la science et la raison, l’attitude des pouvoirs publics envers l’alcoolisme, effroyable fléau, apparaît singulièrement négative. Sans être des phénix, les hommes de parlement et surtout de gouvernement savent que l’alcool sous toutes ses formes est non un aliment mais un abominable poison ; que vouloir déterminer la dose bienfaisante d’un toxique constitue un extraordinaire non-sens ou une cynique tromperie ; qu’il n’y a pas de boissons alcooliques hygiéniques ; que le vin, alcool de fermentation, présente le même danger que l’alcool de distillation ; que tous les alcools méritent la double appellation et de « naturels » puisque provenant de plantes diverses sauvages ou cultivées, et d’ « artificiels », puisque extraits de ces plantes par l’industrie humaine ; enfin que les vins et spiritueux exercent leurs premiers et plus meurtriers ravages sur les fonctions intellectuelles.

Ils savent, et cependant ne proposent contre le mal grandissant que des mesures complètement illusoires. L’élévation des droits sur les boissons augmente le rendement des impôts sans diminuer la consommation ; bien au contraire, la taxe sur l’alcool atteint en ce moment mille francs, et l’alcoolisme progresse chaque jour. La limitation du nombre des débits créerait un privilège exorbitant en faveur des tenanciers tolérés qui verraient leur clientèle s’accroître, comme le fait s’est produit en Belgique. La suppression du privilège des bouilleurs de cru et l’institution du monopole obligeraient à entrer directement dans les caisses de l’État les sommes qui à l’heure actuelle, passent par les poches des empoisonneurs privés ; mais si le bénéficiaire change, l’empoisonnement reste le même. La prohibition légale, les grandes nations européennes la repoussent avec horreur.

Car si les peuples meurent de l’alcool, les gouvernements en vivent. Ceux-ci, malgré les apparences, n’escomptent pas surtout les avantages financiers des impôts directs ou indirects sur les boissons. Ils ne l’ignorent pas, les milliards gagnés ainsi se dépensent en pure perte, en frais de perception, de surveillance et de répression des fraudes, en frais d’hospitalisation et de secours des malades. En réalité, les classes dirigeantes favorisent l’intoxication parce qu’elles tirent de son industrie et de son commerce de fabuleuses richesses et y trouvent l’appui principal de leur domination. L’alcool est un prodigieux moyen de gouvernement, dont le succès n’a pas cessé de s’affirmer depuis la plus haute antiquité jusqu’à nos jours. Monarchies, oligarchies, démocraties ne peuvent imposer leur pouvoir parasitaire, stérile et malfaisant qu’à des populations abruties par les vins et spiritueux et incapables de discerner leurs véritables intérêts. La guerre européenne de 1914-18 vient encore ici apporter son témoignage irrécusable. Imposée par l’imposture officielle à des masses à l’intellect embrumé d’alcool, elle ne dura que grâce aux larges et quotidiennes distributions d’horribles mixtures empoisonnées. C’est là un fait de notoriété publique et d’ailleurs avoué à la tribune par un député dont l’insolite franchise prit peut-être sa source à la buvette de la Chambre et laissa échapper les mémorables paroles citées plus haut. Impuissants à défendre leur vie sacrifiée dans une épouvantable boucherie, comment les hommes avinés revendiqueraient-ils leur bonheur et leur liberté ? Horde balbutiante et titubante, ils se montrent eux-mêmes les premiers artisans de leur asservissement.

L’attitude des gouvernants commande celle des anarchistes. Ceux-ci rencontrent dans l’alcool le plus dangereux ennemi ; leurs efforts de libération individuelle et totale se heurtent à la veulerie collective d’une humanité dont l’intelligence et la volonté sombrèrent dans les liquides empoisonnés. En dehors des périodes d’ivresse et de délire, le buveur se révèle pusillanime et craintif, inapte aux moindres réactions ; au fond de lui-même, il éprouve le sentiment de sa faiblesse physique et mentale, et se courbe devant les servitudes millénaires : longues et exténuantes journées de travail, salaires dérisoires, logements insalubres, service militaire et jusqu’à la guerre meurtrière. L’esclavage antique n’a pas connu un tel anéantissement d’une classe innombrable mais ignorante et décervelée devant une caste restreinte mais assez éclairée. L’individu ne pourra se sauver que par le renoncement définitif à l’alcool sous touts ses aspects, par la pratique de l’abstinence intégrale. La modération, prêchée avec astuce par les pseudo-hygiénistes officiels, cache une forme redoutable, parce qu’insidieuse, de l’intoxication. Celui qui, buvant chaque jour, ne s’enivre jamais, glisse peu à peu à l’évanouissement inéluctable de sa personnalité, l’esprit obscurci par les vapeurs délétères, il cesse de développer son instruction, ne réfléchit pas, ne pense pas par lui-même, agit sous des suggestions étrangères, obéit au commandement, craint et respecte l’autorité brutale. Pour échapper au servage infamant, il existe un seul moyen de salut : la prohibition décrétée à soi-même.

Les plébiscites, règlements, ordonnances portent en eux un élément d’impuissance originelle : leur caducité. L’autocrate, la majorité de demain détruirait l’œuvre d’aujourd’hui. L’histoire nous enseigne combien monarques et citoyens électeurs subissent d’influences successives et contradictoires et quelle instabilité bouleverse les législations en apparence les mieux assises. L’homme libre se dicte sa propre loi, inspirée par sa raison intacte, s’interdit le moindre poison. Il agit sur ses semblables par une puissance indestructible : l’exemple.

En antialcoolisme, et partout et toujours, l’anarchiste fait siennes les belles paroles du Dr Legrain : « Depuis que l’homme est à la recherche du mieux-être moral, il ne trouva jamais rien de bon tant qu’il ne prit point l’idéal ou l’Absolu comme guide et maître. »

Docteur F. Elousu.


OUVRAGES À CONSULTER :

Dr Legrain. — Les causes psychologiques de l’alcoolisme, in-8o, 276 p. Éditions « Je sers », Clamart, 1925.
Dr Legrain. — Article « Alcoolisme » dans « Intoxications », tome XXII du Traité de Pathologie médicale et Thérapeutique appliquée, in-8o, 553 p. A. Maloine, 1922, Paris.
Dr Legrain. — Article « Médecine sociale des Poisons », dans « Médecine sociale », tome XXXIII du Traité de Pathologie Médicale et Thérapeutique appliquée, in-8o, 773 p. A. Maloine, Paris, 1925.
Dr Legrain. — Les grands narcotiques sociaux, in-8o, 460 p. A. Maloine, Paris 1925.
Louis Jacquet. — L’Alcool in-8o, 944 p. Masson et Cie, Paris, 1912.
Triboulet, Mathieu et Mignot. — Traité de l’alcoolisme, in-8o, 479 p. Masson et Cie, Paris, 1905.
Dr Louis Rénon. — Les maladies populaires, in-8o, 477 p. Masson et Cie, Paris, 1905.
A. Richaud. — Précis de Thérapeutique et de Pharmacologie, in-8o, 984 p. Masson, Paris, 1911.
Dr A. Marie, directeur. — Traité international de Psychologie Pathologique. Tome II, in-8o, 999 p. Félix Alcan, Paris, 1911.
Jean Finot. — L’Union sacrée contre l’alcoolisme, in-18o 227 p. Édition de l’ « Alarme » (parue pendant la guerre).


ALLOCATIONS FAMILIALES. On donne le nom d’allocations familiales aux diverses allocations attribuées par l’employeur (patron ou État), en plus du salaire, aux ouvriers et ouvrières qu’il emploie. De ce nombre sont : l’allocation aux familles nombreuses, l’allocation en cas de naissance ou de décès, l’allocation d’allaitement, etc. L’ensemble de ces allocations constitue ce qu’on appelle : le sursalaire familial.

En fait, l’attribution de ces allocations, de ce sursalaire familial, ressemble étrangement à une sorte de « charité », de « philanthropie » dont les bénéficiaires sont maintenus dans la servitude et presque contraints d’y demeurer, en raison de leurs charges de famille trop lourdes.

À la vérité, les allocations familiales qui font partie intégrante de l’assistance sociale devraient être incorporées dans celle-ci et déterminées sans autre souci que celui de permettre à l’ouvrier de vivre dignement, lui et sa famille.

Les allocations familiales telles qu’elles sont conçues, telles qu’elles fonctionnent, constituent un véritable danger pour l’émancipation des travailleurs.

Le patronat joue habilement de cette allocation pour avilir les salaires en général. Que lui importe de donner à quelques pères de familles nombreuses des allocations spéciales, s’il peut, par là même, récupérer cent fois le montant de ces allocations en baissant le salaire ou en l’empêchant de se maintenir en rapport avec le coût de la vie ? N’est-ce pas pour lui tout bénéfice ?

De cette façon, non seulement il s’assure le concours de quelques esclaves dociles, mais encore il dresse invariablement les uns contre les autres ceux qui bénéficient et ceux qui ne bénéficient pas du sursalaire familial. L’ouvrier a conscience que cette rétribution d’un travail équivalent à des taux différents est injuste. C’est d’autres mains que celles du patronat que devrait venir le sursalaire, c’est d’un organisme d’assistance sociale que l’ouvrier devrait recevoir, s’il a des charges de famille anormales, les subsides nécessaires.

Telles qu’elles existent actuellement, les allocations familiales sont des moyens de réaction, de domination, à la disposition du patronat.

Elles deviennent plus dangereuses encore lorsque le patron les complète par des Économats où l’ouvrier, bon gré mal gré, doit s’approvisionner.

Ainsi comprises, elles permettent au patronat de s’ingérer dans les affaires intimes du ménage ouvrier, dont tout le gain — toujours insuffisant d’ailleurs — rentre à nouveau à la caisse patronale.

Aux allocations familiales, véritable instrument d’exploitation et de réaction entre les mains du patronat, il faut, même dans le régime actuel, surtout dans ce régime, opposer et tenter de réaliser la véritable assistance sociale.

C’est d’abord par la fixation d’un minimum de salaire suffisant, en rapport constant et direct avec le coût de la vie, qu’on résoudra l’essentiel de ce problème social.

Il faudra compléter cette mesure par l’organisation nationale de l’assurance sociale générale. C’est celle-ci, qui devra venir en aide, en toutes circonstances, aux familles nombreuses sous telle forme que l’exigera la situation particulière de l’assuré.

Il est normal que cette assistance soit financée par ceux qui en ont profité ou en profiteront, en exploitant la main-d’œuvre que représentent ou les vieillards ou les enfants.

C’est par une contribution prélevée sur les caisses patronales, mais distribuée par un organisme indépendant, que devra être alimentée la caisse d’assurance.

En tout cas, ces allocations doivent être totalement indépendantes du salaire. Elles constituent un véritable droit social. En outre, il est indispensable qu’elles jouent en tout temps et surtout lorsque l’ouvrier est malade ou en chômage, ce qui n’est pas le cas avec le système actuel, puisque l’ouvrier est privé de ces allocations au moment même où il en a le plus grand besoin.

Ce serait l’honneur d’une démocratie — si ce nom avait un sens — de réaliser cela. Il n’y faut donc guère compter. L’assurance sociale, la vraie assurance collective ne pourra être l’œuvre, dans un monde nouveau, que des producteurs associés, solidarisés dans l’effort comme dans les charges sociales.


ALTRUISME (lat. alter, autre) — On a tort de faire de ce vocable l’antonyme d’égoïsme : ce sont deux têtes sous le même bonnet. L’altruisme est le nom que prend l’égoïsme pour ne pas être reconnu, c’est le vêtement qu’il adopte quand il craint d’être découvert. Toutes les variétés d’altruisme ou soi-disant amour du prochain se ramènent à l’égoïsme. C’est le courtisan La Rochefoucauld qui a raison contre les pédants, les idéalistes à l’eau-de-rose, les énergumènes, les donneurs de conseils et autres professeurs d’énergie, animés d’excellentes intentions et pourris d’optimisme. Ils veulent faire le bonheur des autres malgré eux. Il est de bon ton, dans certains milieux, de « réfuter », avec quels arguments ! l’auteur des Maximes. De vieux examinateurs grincheux refusent systématiquement au « baccalauréat » les petits jeunes gens qui osent partager l’avis de La Rochefoucauld. Il est interdit d’avoir une opinion personnelle là-dessus, comme sur beaucoup d’autres choses. Il est entendu que l’altruisme est la plus haute des vertus et distingue l’homme de l’animal. — L’altruisme, tel qu’on le pratique, est profondément immoral ; c’est un mensonge. L’altruisme des faibles, des esclaves, des infirmes (intellectuellement et physiquement) est la source d’une infinité de maux : altruisme de soumission, d’obéissance et de passivité. C’est lui qui engendre les conflits internationaux qu’il fait semblant de déplorer. Sous le couvert de l’altruisme se perpétuent le crime et l’ignorance, la résignation, la servitude et l’aplatissement. Ce que les altruistes accordent le plus facilement, ce sont des promesses. La règle : donner et retenir ne vaut, devrait avoir la même valeur en morale qu’en droit. Or, l’altruisme ne donne rien en échange de l’abdication de la personnalité qu’il exige des bénéficiaires. L’aumône est une diminution. L’altruisme profite surtout à ceux qui le pratiquent. Il est prétexte à banquets, décorations, divertissements de mauvais goût. La chimère de l’altruisme est une réalité par les ravages qu’elle exerce. Mutualisme, solidarisme, pacifisme, etc., ne quittent pas le domaine de l’abstraction, s’expriment en phrases creuses que les badauds prennent pour des réalités. À l’altruisme s’oppose l’amour, qui est la sincérité. — Gérard de Lacaze-Duthiers.


ALTRUISME n. m. Tous ceux qui ont examiné avec persévérance et impartialement cet être qu’est l’homme, être éminemment complexe et capricieux, ont acquis la conviction inébranlable que le mobile unique de toutes ses actions, des moindres comme des plus importantes, c’est : la recherche du plaisir ou la fuite de la souffrance ; c’est : entre deux plaisirs, la recherche du plus grand, entre deux souffrances, la fuite de la plus vive.

Il ne me paraît pas raisonnable d’admettre que, lorsqu’il est appelé à agir, l’individu puisse négliger tout à fait le souci de son « moi » et lui préférer le souci des autres au point de faire le sacrifice de ses intérêts propres en faveur de ceux d’autrui.

Cette constatation serait on ne peut plus facile à noter, s’il n’existait forcément, dans la manière d’être de l’individu social, une série d’actions qui, à première vue, semblent contredire ce fait : services rendus, actes de générosité, de dévouement, de sacrifice, allant parfois jusqu’au sacrifice le plus grand — le plus sublime ou le plus idiot — et le seul définitif : le sacrifice de la vie.

De là, la querelle — querelle de mots le plus souvent — entre « Égoïstes » et « Altruistes ».

Dans cette catégorie de gestes, qui relèvent, sans examen approfondi, de l’Altruisme, le sentiment du « Moi », l’égoïsme, au sens vulgaire et étymologique du mot, est, peut-être, un peu difficile à déchiffrer ; mais, en fin de compte, on y parvient, pour peu qu’on veuille ne pas oublier que l’ego a des besoins intellectuels et moraux aussi et parfois plus puissants que ses besoins physiques.

Je néglige une foule d’actions de minime importance : provenances, démarches, petits services que nécessite la vie en Société et qui, bien loin de la rendre désagréable, contribuent à l’embellir et, par leur caractère de réciprocité forment un des côtés les plus séduisants de l’existence. Qui n’a goûté le charme de ces mille riens, que l’habitude rend quasi spontanés, riens insignifiants s’ils sont pris isolément et qui, additionnés les uns avec les autres, forment comme le tissu de la vie sociale et, sur le fond trop souvent sombre de cette vie, projettent la note claire et gaie ?

Cette multitude de gentillesses, de gracieusetés, d’amabilités, de politesses, de menus services entrent dans la balance que je tente d’établir entre les actes qui procèdent de la tendance égoïste et ceux que détermine la poussée altruiste.

Mais, parallèlement à ces « petites choses », se déroulent des faits plus notables et dans lesquels il semble difficile de surprendre la préoccupation du « Moi ». Ici, le problème se complique. Je vais pourtant essayer de montrer que si, dans cette série d’actions, le sentiment personnel s’efface en apparence, il s’affirme en réalité.

Les lauriers de ceux (Barrès, Bourget et consorts) que la critique bourgeoise a mis au rang des psychologues les plus pénétrants et les mieux avisés ne m’empêchent pas de dormir. Aussi, ne psychologuerai-je pas à perte de vue. Il me suffira de faire remarquer :

Qu’en pareille matière, nous réussissons bien rarement à discerner le « pourquoi » véritable de nos propres actions et, plus rarement encore, à glisser un œil sûr dans le sanctuaire voisin, ce qui explique la difficulté de résoudre le problème dont il s’agit. Que ce qui vient ajouter à cette première difficulté, c’est que, en vertu d’une petite vanité — après tout bien humaine — nous avons peine à ne pas nous donner le change, à nos propres yeux, sur les véritables mobiles d’un acte de ce genre ; que, néanmoins, le philosophe ne saurait rationnellement admettre que l’individu, surtout quand il s’agit d’une action destinée à marquer dans son existence, puisse s’oublier ou s’immoler complètement. Que, à l’individu vivant au sein de l’agglomération humaine et en contact permanent avec ses semblables, il est absolument impossible, et cela chaque jour davantage, d’échapper à l’emprise des idées et des sentiments que lui inspire ce contact incessant. Que l’être humain est un compost de besoins, d’appêtits, de tendances extraordinairement divers et parfois même opposés, en sorte qu’il est emporté dans tel sens ou dans tel autre, suivant qu’il est, dans l’instant même où il agit, dominé par les uns ou par les autres. Que les besoins affectifs qui forment tout le courant sentimental proprement dit, depuis l’originelle tendance à la sociabilité, qui en est la source, jusqu’à l’altruisme le plus élevé qui en est l’embouchure, sont, chez certaines natures plus nerveuses, plus délicates, plus sensibles, plus affectueuses, plus affinées, beaucoup plus impérieux que les autres besoins et que, conséquemment, celui qui en ressent fortement l’aiguillon a autant de joie à les satisfaire, même au péril de ses jours et au détriment de ses intérêts matériels, que de peine il aurait à les méconnaître et à les étouffer.

Ce n’est pas tout ; je fais encore observer : que l’humanité ou le « Moi général » n’est, au demeurant, qu’une sorte de prolongement et de totalisation de chaque « Moi individuel » et que, si chacun peut, en ce qui le concerne, se considérer à juste titre comme le centre de l’univers, ce « moi individuel » ne peut pas plus s’abstraire, en réalité, du « moi collectif » que le centre de la circonférence. Que, par conséquent, quiconque sert autrui se sert soi-même, quiconque rend service, est utile à autrui, se rend service et est utile à lui-même.

J’ajoute encore qu’il se passe dans le monde moral un fait analogue à celui que les biologues signalent dans le monde physique : à savoir que les corps organisés ne cessent de prendre et de restituer au monde ambiant : c’est l’assimilation et la désassimilation. L’intelligence et le cœur — entendons par là les facultés intellectuelles et affectives — ne procèdent pas différemment ; c’est un échange continu et nécessaire entre l’individu et l’ambiance sociale dans laquelle il vit et se développe. Quand il prend, c’est de l’égoïsme et quand il restitue, c’est de l’altruisme.

Faut-il rappeler que, lors de sa venue au monde, le paquet de chair et d’os qui vagit dans ses langes est la suite d’une longue série d’ancêtres qui, en lui transmettant leurs qualités et leurs tares, leurs forces et leurs faiblesses, font de lui un petit être incroyablement plastique, représentant, synthétisant l’incalculable lignée de ses prédécesseurs, beaucoup plus qu’une personnalité distincte et indépendante ? Dois-je encore faire état de l’impuissance, du dénuement, de la misère physiologique du nouveau-né, qui le place dans la nécessité, pour vivre et se fortifier, de recevoir les soins de toute nature qui, seuls, le protègeront contre la disparition ? Faut-il, enfin, que je mentionne cette considération que le tout petit, jeté dans la Société par le hasard de la naissance, est appelé à bénéficier, peu ou prou, de tout l’héritage d’efforts accomplis, de travaux effectués, de recherches exécutées par les générations précédentes, qu’il se trouve, ainsi, lié par les services rendus et qu’il serait d’une inexcusable ingratitude qu’il n’en tînt aucun compte ?

De ce qui précède, il faut bien se garder de conclure que le « moi particulier » se doit tout entier au « moi collectif ». Mais il convient d’en inférer que, dès le berceau il s’établit entre chaque être et tous les êtres, des liens si forts et si nombreux, que le problème consiste non à briser ces liens en opposant l’individu à la collectivité, mais à les rendre tels que les intérêts de chacun s’harmonisent avec ceux de ses semblables.

Nul ne peut méconnaître que dans le grand tout économique, intellectuel et moral au sein duquel il est appelé à vivre, son apport est limité à son effort personnel et que tout le reste constitue l’effort des générations passées et des générations présentes, et il doit en tirer cet enseignement moral : que, s’il a le droit de se développer et de vivre pleinement et pour le mieux, en puisant dans ce grand Tout, la somme de satisfaction qu’exige son « Moi », (Égoïsme) il a aussi le devoir d’alimenter ce Grand Tout dans la mesure de ses moyens (Altruisme).

Ici, se trouve la rencontre, le point de jonction de l’Égoïsme et de l’Altruisme : théorie merveilleusement équitable et féconde qui concilie sans efforts tous les intérêts : ceux de l’ensemble et ceux des individus qui le constituent. Ici s’affirme le sens admirable, pratique et exact de cette formule rigoureusement anarchiste : « de chacun selon ses forces à chacun suivant ses besoins ».

Il saute aux yeux que l’application de cette magnifique formule de vie individuelle et sociale ne peut avoir sa raison d’être que dans un milieu social anarchiste et que, dans un tel milieu seulement, pourront s’unir et vivre en bonne intelligence l’Égoïsme avec ses nécessités et l’Altruisme avec ses conséquences.

Les fourbes qui détiennent le Pouvoir et la Fortune abusent criminellement de l’Altruisme dont ils font la plus haute des vertus, qu’ils enseignent du haut de toutes les chaires qu’ils occupent et qu’ils imposent par la force quand leurs exhortations sont insuffisantes. Et toutes les critiques auxquelles cet abus donne lieu sont justifiées. Ce n’est point une raison pour que nous condamnions en soi et toujours l’Altruisme. Ces mêmes détenteurs de la Richesse et de la Puissance spéculent sur la Justice, la Vérité, la Liberté. Ce n’est point une raison pour que nous réprouvions la Liberté, la Vérité et la Justice.

Notre rôle est de démasquer la duplicité de ces imposteurs et, cela fait, d’opposer à leurs mensonges, la véritable Justice, l’exacte Vérité et la Liberté positive. Faisons le même travail en faveur de l’Altruisme et réhabilitons celui-ci. Ne l’opposons pas à l’Égoïsme. Comprenons et enseignons que l’Altruisme n’est qu’une forme supérieure et affinée de l’Égoïsme.

La Vie, la vraie Vie comporte une certaine part de fécondité, pour être réellement heureuse. Cette fécondité n’est autre chose qu’un besoin intérieur, une exubérance nous poussant irrésistiblement à nous répandre, à nous dépenser, à nous donner même, en totalité ou en partie, à quelqu’un ou à quelque chose. C’est le trop plein qui déborde et qu’il faut déverser quelque part : c’est la sève généreuse et abondante qui monte en nous, en certaines circonstances particulièrement favorables, pour fleurir en sentiments élevés et mûrir en sublimes actions.

Voilà ce « je ne sais quoi » encore mal défini, autour duquel ont longtemps tourné sans le découvrir — parce que les moyens d’investigations leur manquaient — tous les grands esprits qui, depuis les civilisations fort anciennes jusqu’aux siècles récents, ont recherché cette pierre philosophale des moralistes : l’union de l’Égoïsme et de l’Altruisme. Ils n’ont pas compris, ils ne pouvaient pas comprendre que les sentiments égoïstes et altruistes se combinent harmoniquement dans la même individualité parvenue à un certain degré d’évolution ; que, dès lors, il n’y a pas lieu de les opposer les uns aux autres et qu’ils constituent simplement deux séries de phénomènes se rattachant à des besoins différents.

C’est un point que n’a pas manque d’élucider, dans une œuvre justement remarquée : Esquisse d’une Morale sans sanction ni obligation (page 246), un jeune philosophe de large envergure, que la mort a prématurément fauché, Marc Guyau : « Il faut que la vie individuelle se répande pour autrui, en autrui, et au besoin se donne. Eh bien ! cette expansion n’est pas contre sa nature ; bien plus, elle est la condition même de la vraie Vie ! »

Bien que dans l’état actuel de la Société, il semble impossible, sans en être victime, de concilier l’intérêt privé avec l’intérêt public, je ne suis pas du tout éloigné de penser, avec Bernardin de Saint-Pierre, qu’ « on ne fait son bonheur qu’en s’occupant de celui des autres » et, avec H. Spencer, qu’ « un jour viendra où l’instinct altruiste sera si puissant, que les hommes se disputeront les occasions de l’exercer, les occasions de sacrifice et de mort ».

Ceux qui placent le bonheur dans les seules satisfactions égoïstes, aussi bien que ceux qui le placent dans les seuls contentements altruistes, se trompent ou sont incomplets, parce qu’ils n’aperçoivent dans l’individu qu’une partie de lui-même : soit que, croyant mieux l’étudier, ils commettent la faute de le séparer du milieu social et de l’isoler, soit qu’ils n’envisagent qu’une partie de la machine humaine : celle qui boit, mange, dort, travaille et procrée, négligeant celle qui pense et qui aime.

Celle-ci a ses besoins comme celle-là ; d’une façon générale, les premiers ne sont ni plus ni moins impérieux que les seconds ; plus forts chez les uns, ils sont plus faibles chez les autres. Seul, l’individu qui les ressent en connait l’étendue, en mesure la vigueur, sait à quel moment et dans quel ordre ils se présentent et, seul, il peut ainsi calculer la somme de félicité à laquelle correspond leur satisfaction.

Sébastien Faure.


AMBITION, n. f. Presque tous les dictionnaires et encyclopédies définissent ce mot dans les termes suivants : « désir immodéré de gloire, de fortune, d’honneur et de puissance ». Ils ajoutent, par voie de commentaires, que ce désir tenace et violent s’appuie, dans la pratique, sur une volonté forte, soutenue par une disposition, naturelle ou acquise, à tout imaginer, à tout oser, à tout entreprendre, à ne reculer devant rien pour arriver au résultat qu’on veut atteindre.

Conquérir la gloire, la fortune, les honneurs et la puissance, tel est donc le but que se propose l’ambitieux.

L’ambition procède ou de besoins excessifs et pressants ou d’une vanité démesurée.

Dans le premier cas, elle vise plutôt la fortune ; dans le second cas, les honneurs et la puissance.

Certains hommes sont rongés par le désir immodéré de devenir riches, non pour briller dans le monde où il est de bon ton de jeter l’argent par les fenêtres ; non pour attirer l’attention sur leur personne par l’éclat de leur luxe ou leur fastueux train de vie ; non pour faire parler d’eux ; non pour provoquer le respect et l’admiration de leurs semblables ; mais pour satisfaire, sans compter, leurs appétits démesurés de goinfrerie ou de luxure, de spectacles ou de voyages, de jeu ou de dépravation. D’autres n’ambitionnent que la gloire, la notoriété, les honneurs, la puissance. S’ils ont de la fortune, ils n’hésitent pas à la faire servir à leur soif de renom, de popularité et de pouvoir. S’ils n’en possèdent pas, ils ne la convoitent que pour paraître et pour pousser leur réputation d’hommes remarquables. D’autres, enfin, mènent de front — et ce sont les plus nombreux — la volonté de devenir riches et puissants, parce que, d’une part, ils sont dévorés par l’amour de la richesse et du pouvoir et parce que, d’autre part, ils constatent que, dans le milieu social actuel la richesse aide puissamment à la conquête du Pouvoir et que l’exercice du Pouvoir seconde puissamment l’acquisition de la fortune.

Des premiers, on peut dire que ce sont des ambitieux partiels et des derniers que ce sont des ambitieux complets.

Le plus couramment, on entend par « ambitieux » l’homme qui aspire à jouer un rôle dans la vie publique, à tenir sur la scène politique un emploi de grand style ; à jouer, dans la tragi-comédie sociale, les personnages de premier plan. L’individu que le langage populaire qualifie péjorativement de « politicien » personnifie très exactement l’espèce d’ambitieux la plus nocive et la plus méprisable, tant en raison du mal que fait ledit politicien, qu’en raison de la perversité, de l’ignominie, de la bassesse des moyens qu’il emploie.

Le « politicien » est bien l’homme sans scrupule ni conviction stable qui, pour réaliser le rêve de gloire et de puissance qu’il assigne à son ambition, est, comme l’indique la définition ci-dessus, prêt à tout imaginer, résolu à tout oser, décidé à tout entreprendre, dût-il faire usage, pour atteindre son but, des pires moyens s’il estime que ceux-ci sont les plus sûrs et les plus rapides.

Lorsque l’ambitieux fait de la politique sa carrière, il est infailliblement appelé à se ravaler au rang des personnages les plus ignobles. Il se peut qu’il éprouve, au début, alors que sa conscience possède encore quelque probité, une certaine répugnance à barbotter dans le purin des combinaisons équivoques, des tractations louches, des compromissions déshonorantes, des trahisons dégradantes ; mais il ne tarde pas à s’y trouver fort à l’aise et, graduellement, à s’y complaire. Un jour vient où, pour lui, le comble de l’art consiste à rouler hypocritement ses adversaires et à trahir insidieusement ses amis et partisans.

Tôt ou tard — et quel que soit le parti auquel il adhère, quelle que soit la doctrine dont il se réclame — l’ambitieux, tout à la volonté de se hisser toujours plus haut, est appelé à devenir un renégat. Parfois, il le devient brutalement, sans transition, d’une seule enjambée. Dans ce cas là, il joue le tout pour le tout ; c’est sur un seul coup de carte qu’il risque son avenir. Il s’expose à se casser les reins ; mais il court la chance, si les circonstances lui sont propices, de réaliser, du jour au lendemain, sa volonté de puissance. Toutefois, c’est là un jeu extrêmement dangereux, et le véritable « politicien » sait mettre un frein à l’impatience qui le ronge. Le plus souvent, il avance à pas mesurés ; il ne se détache que petit à petit du programme qu’il a adopté et, à l’origine, soutenu pour faire son entrée au Parlement ; il ne s’éloigne de ce programme, que par étapes successives et lentes ; il attend, pour s’en séparer tout à fait, qu’il ait tout à perdre en lui restant fidèle et tout à gagner en l’abandonnant. Alors, il est mûr pour le reniement et, dès que l’occasion se présente — si elle se fait trop attendre, il la cherche et la provoque — il devient un de ces renégats avérés dont notre époque, dans tous les pays du monde, nous offre d’innombrables et célèbres exemples.

On serait en droit de penser que ces types répugnants de versatilité et de fourberie sont universellement méprisés ; il n’en est rien. Ils conservent des admirateurs et des partisans même parmi ceux dont ils ont trahi la confiance. Il se forme autour de leur abjection, un groupe de courtisans toujours prêts à s’aplatir devant le Pouvoir, quelque sales que soient les mains qui le détiennent. On voit les plus hauts personnages faire antichambre pour mendier une parole bienveillante, un sourire, un appui et la protection de ces immondes renégats devenus chefs d’État ou ministres, gouverneurs ou plénipotentiaires.

Le pire, c’est que les professeurs de morale officielle, qui se lamentent sur la dépravation de notre siècle, qui versent des larmes de crocodiles sur l’abaissement des caractères, qui s’indignent de la perversité, de la débauche, de la prostitution qui sont, geignent-ils, la marque de ce temps ; le pire, c’est que ces moralistes austères et pudibonds se taisent ; il en est même qui se joignent à la tourbe des courtisans et qui balancent l’encensoir sous les narines de ces politiciens infâmes.

Est-ce lâcheté, hypocrisie ou ignorance de la part de ces thuriféraires ? Ce ne peut-être ignorance : les faits sont de notoriété publique et le curriculum vitæ de ces grands ambitieux est connu de tous. Donc, ce ne peut être qu’hypocrisie et lâcheté. Laissons ces faux moralistes à leur sordide immoralité.

Et pourtant, il y a ce qu’on appelle de nobles ambitions. L’homme qui recherche avec âpreté la justice et la vérité non seulement pour la satisfaction louable de les connaître, mais encore pour la joie de les faire respecter et chérir ; celui qui s’applique avec ardeur et persévérance à l’amélioration graduelle de lui-même, au développement de ses facultés, au perfectionnement de ses œuvres ; celui qui s’attache fortement à un idéal de liberté et d’abondance physique, intellectuelle et morale ; celui qui consacre ses efforts tenaces à la réalisation d’une vie intense par la sensibilité, la compréhension et la volonté tous ceux-là ont en réalité, de l’ambition. Mais celle-ci est de bon aloi : d’abord, parce qu’elle ne nuit à personne, ne diminue, n’appauvrit, n’humilie, ne fait souffrir personne : ensuite, parce que ceux qui sont en proie à ce genre d’ambition ne recourent, pour atteindre le but qu’ils se proposent, ni à la dissimulation, ni à la déloyauté, ni à la trahison.

Rares sont ces modèles d’ambition saine, élevée et vertueuse ; si rares, qu’on hésite à les qualifier d’ambitieux, dans l’appréhension de les confondre avec les ambitieux de la richesse et de la puissance.

Acquérir la fortune, conquérir le pouvoir ; tout est là, dans une société capitaliste et autoritaire. Pour les uns, c’est la chasse aux millions ; pour les autres, c’est la course aux plus hautes fonctions, aux situations les plus en vue ; pour la plupart, c’est la poursuite per fas et nefas, fébrile, obstinée, imperturbable et du pouvoir et de l’opulence.

Il est absurde — et c’est le cas de ces moralistes auxquels il est fait plus haut allusion — de blâmer l’ambition et les ambitieux et de louanger une organisation sociale qui enfante fatalement l’une et élève les autres sur le pavois. Toute société hiérarchique engendre nécessairement l’ambition. Elle fait naître la cupidité qui pousse à la conquête acharnée de la richesse ; elle porte au maximum la vanité qui aspire avec frénésie, aux honneurs (qu’il ne faut pas confondre avec l’honneur) aux dignités (qu’il ne faut pas confondre avec la dignité) au Pouvoir qui n’est ni la consécration du mérite, ni la récompense du dévouement à la chose publique.

Il n’existe qu’un moyen de combattre, mieux : d’anéantir toutes les ambitions haïssables. Ce moyen, c’est celui que, seuls, les anarchistes préconisent. Il consiste à abattre l’État protecteur et soutien du Capital. Dans une société anarchiste, tous les individus étant libres et égaux, l’Autorité et la Propriété ayant été abolies, personne ne songera à s’enrichir, puisque tout étant à tous et nul n’étant économiquement sous la dépendance d’un autre, tenter de s’enrichir serait tenter l’impossible et l’inutile ; personne ne songera à commander en maître, à s’ériger en chef, à exercer le Pouvoir ; puisque, le mécanisme autoritaire ayant été définitivement brisé, nul ne sera tenu d’obéir.

C’est ainsi et seulement ainsi que, faute d’aliment, l’ambition, c’est-à-dire la soif immodérée de la gloire, de la fortune, des honneurs, de la puissance, disparaîtra pour faire place à l’ambition respectable et salutaire : celle qui porte l’homme à devenir toujours plus fort, plus éclairé, plus juste, plus fraternel, en un mot meilleur.

Sébastien Faure.


AME n. f. (du lat. anima, souffle, vie). C’est un terme vague, imprécis, indéterminé dont la définition varie selon les doctrines philosophiques qui, toutes, s’y sont plus ou moins intéressées. Le mot Âme exprime le principe inconnu auquel on attribue les effets connus et observés que nous sentons en nous. Dans le sens propre et littéral de la langue latine et de celles qui en sont dérivées, l’âme signifie ce qui anime. C’est pourquoi l’on dit « l’âme des hommes, des animaux, quelquefois des plantes » pour signifier leur principe de vie, de végétation, de développement. L’âme est, alors, prise en général pour l’origine et la cause de la vie, pour la vie elle-même.

Dans un sens plus restreint on dit que l’âme est l’ensemble des facultés qui représentent la vie intellectuelle et morale, et le siège, le foyer et la source de la sensibilité, de l’intelligence et de la volonté. Cette définition admise, il s’agit de préciser la nature, la substance de l’âme. Est-elle inhérente au corps et inséparable de ce dernier ? Naît-elle, se développe-t-elle, meurt-elle avec le corps ? Ou bien possède-t-elle une existence propre, autonome, indépendante du corps qui, dans ce cas, ne serait que son enveloppe mortelle ? Si l’on suppose que l’âme vit avant le corps dans lequel elle se loge et survît à ce corps, on se demande où elle se trouvait avant, où elle se trouvera après ; de quelle façon, à quel moment et dans quelles conditions elle pénètre dans le corps et, enfin, de quelle façon, à quel moment et dans quelles conditions elle en sort. On se demande encore si l’âme possède une existence limitée ou sans limites ; si elle commence : où, quand, comment et, si elle prend fin : où, quand, comment ?

De plus, si elle ne se confond pas avec la matière qui compose le corps vivant, il y a lieu d’étudier les rapports de toute nature qui existent entre le corps et l’âme, de mesurer l’influence que l’un exerce sur l’autre et inversement ; s’il y a entente étroite et constante entre eux ou, au contraire, conflit incessant, il convient de préciser les conditions de cette association ou de ce dualisme et d’en spécifier les origines et les conséquences.

Ce mot « Âme » et la signification qu’on lui donne ont provoqué — il est aisé de le concevoir et le contraire serait surprenant — les controverses les plus ardentes, les polémiques les plus âpres, les discussions les plus passionnées. Ces discussions ont donné lieu à des systèmes philosophiques variés et contradictoires d’où sont sorties, abstraction faite de certaines écoles dont l’enseignement reste imprécis, deux grandes écoles : l’École Spiritualiste et l’École Matérialiste.

Aux mots : Matérialisme et Spiritualisme, nous nous réservons d’approfondir, autant que faire se peut, dans l’état actuel des connaissances humaines, la doctrine générale de ces deux écoles philosophiques qui se flattent d’interpréter et d’expliquer pour ainsi dire scientifiquement les origines et les manifestations de l’Univers et de toutes les parties qui le composent, l’homme compris.

Dans ces lignes consacrées au mot Âme, nous nous bornerons à citer un passage intéressant du Dictionnaire Encyclopédique de Voltaire, et un extrait du Dictionnaire La Châtre.

Voici le passage du dictionnaire philosophique de Voltaire : « Nous devons mettre en question si l’âme intelligente est esprit ou matière ; si elle est créée avant nous ; si elle sort du néant dans notre naissance ; si, après nous avoir animés un jour sur la terre, elle vit après nous dans l’éternité. Ces questions paraissent sublimes. Que sont-elles ? Des questions d’aveugles qui disent à d’autres aveugles : « Qu’est-ce que la lumière ? »

« Quand nous voulons connaître grossièrement un morceau de métal, nous le mettons au feu dans un creuset. Mais avons-nous un creuset pour y mettre l’âme ? Elle est esprit, dit l’un. Mais qu’est-ce qu’Esprit ? Personne assurément n’en sait rien. C’est un mot si vide de sens, qu’on est obligé de dire ce que l’esprit n’est pas, ne pouvant dire ce qu’il est. L’âme est matière, dit l’autre. Mais, qu’est-ce que matière ? Nous n’en connaissons que quelques apparences et quelques propriétés ; et nulle de ces propriétés, nulle de ces apparences ne paraît avoir le moindre rapport avec la pensée.

« C’est quelque chose de distinct de la matière, dites-vous ? Mais quelle preuve en avez-vous ? Est-ce parce que la matière est divisible et figurable et que la pensée ne l’est pas ? Mais qui vous dit que les premiers principes de la matière sont divisibles et figurables ? Il est très vraisemblable qu’ils ne le sont point ; des sectes entières de philosophes prétendent que les éléments de la matière n’ont ni figure ni étendue. Vous criez d’un air triomphant : « la pensée n’est ni du bois, ni de la pierre, ni du sable, ni du métal ; donc, la pensée n’appartient pas à la matière. » Faibles et hardis raisonneurs ! La gravitation n’est ni bois, ni sable, ni métal, ni pierre ; le mouvement, la végétation, la vie ne sont rien, non plus, de tout cela ; et cependant la vie, la végétation, le mouvement, la gravitation sont données à la matière. Qu’importe tout ce qu’on a dit et tout ce qu’on dira sur l’Âme ; qu’importe qu’on l’ait appelée entéléchie, quintessence, flamme, éther ; qu’on l’ait crue universelle, incréée, transmigrante ?… Comment donc sommes-nous assez hardis pour affirmer ce que c’est que l’âme. Nous savons certainement que nous existons, que nous pensons. Voulons-nous faire un pas au delà ? Nous tombons dans un abîme de ténèbres et, dans cet abîme, nous avons encore la folle témérité de disputer si cette âme, dont nous n’avons pas la moindre idée, est faite avant nous ou avec nous, si elle est périssable ou immortelle ! »

Un peu plus loin, toujours dans son dictionnaire philosophique, au mot « Âme », Voltaire ajoute : « il faut que je l’avoue : lorsque j’ai examiné l’infaillible Aristote, le docteur évangélique ; le divin Platon, j’ai pris toutes ces épithètes pour des sobriquets. Je n’ai vu, dans tous les philosophes qui ont parlé de l’âme humaine, que des aveugles pleins de témérité et de babil, qui s’efforcent de persuader qu’ils ont une vue d’aigle, et d’autres, curieux et fous, qui les croient sur parole et s’imaginent enfin de voir quelque chose.

« Je ne craindrai point de mettre au rang de ces maîtres d’erreurs Descartes et Malebranche. Le premier nous assure que l’âme de l’homme est une substance dont l’essence est de penser, qui pense toujours et qui s’occupe, dans le ventre de la mère, de belles idées métaphysiques et de beaux axiomes généraux qu’elle oublie ensuite.

« Pour le père Malebranche, il est bien persuadé que nous voyons tout en Dieu ; il a trouvé des partisans, parce que les fables les plus hardies sont celles qui sont le mieux reçues de la faible imagination des hommes. Plusieurs philosophes ont donc fait le roman de l’âme ; enfin, c’est un sage qui en a écrit modestement l’histoire. Je vais faire l’abrégé de cette histoire, selon que je l’ai conçue. Je sais fort bien que tout le monde ne conviendra pas des idées de Locke ; il se pourrait fort bien que Locke eût raison contre Descartes et Malebranche et qu’il eût tort contre la Sorbonne, je parle selon les lumières de la philosophie, non selon les révélations de la Foi.

« Il ne m’appartient que de penser humainement ; les théologiens décident divinement ; c’est tout autre chose ; la raison et la foi sont de nature contraire. En un mot, voici un petit précis de Locke que je censurerais si j’étais théologien et que j’adopte, pour un moment, comme hypothèse, comme conjecture de simple philosophie. Humainement parlant, il s’agit de savoir ce que c’est que l’âme.

« 1o Le mot d’âme est de ces mots que chacun prononce sans les entendre ; nous n’entendons que les choses dont nous avons une idée ; nous n’avons point d’idée d’âme, d’esprit ; donc, nous ne l’entendons point.

« 2o Il nous a donc plu d’appeler « âme » la faculté de sentir et de penser, comme nous appelons « vie » la faculté de vivre et « volonté » la faculté de vouloir.

« Des raisonneurs sont venus ensuite et ont dit : « L’homme est composé de matière et d’esprit ; la matière est étendue et divisible ; l’esprit n’est ni étendu ni divisible ; donc il est, disent-ils, d’une autre nature. Nous voyons peu le corps, nous ne voyons point l’âme ; elle n’a point de parties, donc elle est éternelle ; elle a des idées pures et spirituelles, donc elle ne les reçoit point de la matière ; elle ne les reçoit point non plus d’elle-même, donc Dieu les lui donne. Donc, elle apporte en naissant les idées de Dieu, de l’infini et toutes les idées générales. »

« Toujours humainement parlant, je réponds à ces Messieurs qu’ils sont bien savants. Ils nous disent d’abord qu’il y a une âme et puis ce que ça doit être. Ils prononcent le mot de matière et décident ensuite nettement ce qu’elle est. Et même, je leur dis : « Vous ne connaissez ni l’esprit ni la matière. Par esprit, vous ne pouvez imaginer que la faculté de penser ; par la matière, vous ne pouvez entendre qu’un certain assemblage de qualités, de couleurs, d’étendue, de solidité ; et il nous a plu d’appeler cela matière et vous avez assigné les limites de la matière et de l’âme, avant d’être sûrs seulement de l’existence de l’une et de l’autre.

« Quant à la matière, vous affirmez gravement qu’il n’y a en elle que l’étendue et la solidité ; et moi, je vous dis modestement qu’il y a en elle mille propriétés que vous et moi ne connaissons pas. Vous dites que l’âme est indivisible et éternelle ; et vous supposez ce qui est en question. Vous êtes à peu près comme un régent de collège qui, n’ayant vu d’horloge de sa vie, aurait tout d’un coup entre ses mains une montre d’Angleterre à répétition. Cet homme, bon péripatéticien, est frappé de la justesse avec laquelle les aiguilles divisent et marquent les temps, et encore plus étonné qu’un bouton, poussé par le doigt, sonne précisément l’heure que l’aiguille marque. Mon philosophe ne manque pas de prouver qu’il y a dans cette machine une âme qui la gouverne et qui en mène les ressorts. Il démontre savamment son opinion par la comparaison des Anges qui font marcher les sphères célestes et il fait soutenir dans la classe de belles thèses sur l’âme des montres. Un de ses écoliers ouvre la montre ; on n’y voit que des ressorts et, cependant, on soutient toujours le système de l’âme des montres, qui passe pour démontré. Je suis cet écolier ouvrant la montre qu’on appelle homme et qui, au lieu de définir hardiment ce que nous n’entendons point, tâche d’examiner par degré ce que nous voulons connaître.

« Prenons un enfant à l’instant de sa naissance et suivons pas à pas les progrès de son entendement. Vous me faites l’honneur de m’apprendre que Dieu a pris la peine de créer une âme pour aller loger dans ce corps lorsqu’il a environ six semaines ; que cette âme, à son arrivée, est pourvue des idées métaphysiques, donc connaissant l’esprit, les idées abstraites, l’infini fort clairement ; étant, en un mot, une très savante personne. Mais, malheureusement, elle sort de l’utérus avec une ignorance crasse ; elle a passé dix-huit mois à ne connaître que le téton de sa nourrice ; et lorsque, à l’âge de vingt ans, on veut faire ressouvenir cette âme de toutes les idées scientifiques qu’elle possédait quand elle s’est unie à son corps, elle est souvent si bouchée, qu’elle n’en peut concevoir aucune. En vérité, à quoi pensait l’âme de Descartes et de Malebranche quand elle imagina de telles rêveries ? Suivons donc l’idée du petit enfant sans nous arrêter aux imaginations des philosophes.

« Le jour que sa mère est accouchée de lui, il est né, dans la maison, un chien, un chat et un serin. Au bout de dix-huit mois, je fais du chien un excellent chasseur ; à un an, le serin siffle un air ; le chat, au bout de six semaines, fait déjà tous ses tours ; et l’enfant, au bout de quatre ans, ne sait rien. Moi, homme grossier, témoin de cette prodigieuse différence et qui n’ai jamais eu d’enfant, je crois d’abord que le chat, le chien et le serin sont des créatures très intelligentes et que le petit enfant est un automate. Cependant, petit à petit, je m’aperçois que cet enfant a des idées, de la mémoire, qu’il a les mêmes passions que ces animaux et, alors, j’avoue qu’il est, comme eux, une créature raisonnable. Il me communique différentes idées par quelques paroles qu’il a apprises et retenues, de même que mon chien, par des cris diversifiés, me fait exactement connaître ses divers besoins. J’aperçois que, à l’âge de six ans ou sept ans, l’enfant combine dans son petit cerveau presque autant d’idées que mon chien de chasse dans le sien ; enfin, il atteint, avec l’âge, un nombre infini de connaissances. Alors, que dois-je penser de lui ? irai-je croire qu’il est d’une nature tout à fait différente ? Non, sans doute ; car vous voyez d’un côté un imbécile et de l’autre un Newton ; vous prétendez qu’ils sont pourtant d’une même nature et qu’il n’y a de la différence que du plus au moins. Pour mieux m’assurer de la vraisemblance de mon opinion probable, j’examine mon chien et mon enfant pendant leur veille et leur sommeil. Je les fais saigner l’un et l’autre outre mesure ; alors, leurs idées semblent s’écouler avec le sang. Dans cet état, je les appelle ; ils ne me répondent plus ; et, si je leur tire encore quelques palettes, mes deux machines, qui avaient auparavant des idées en très grand nombre et des passions de toutes espèces, n’ont plus aucun sentiment. J’examine ensuite mes deux animaux pendant qu’ils dorment. Je m’aperçois que le chien, après avoir trop mangé, a des rêves : il chasse, il crie après la proie. Mon jeune homme, étant dans le même état, parle à sa maîtresse et fait l’amour en songe. Si l’un et l’autre ont mangé modérément, ni l’un ni l’autre ne rêvent ; enfin je constate que leur faculté de sentir, d’apercevoir, d’exprimer leurs idées s’est développée en eux petit à petit et s’affaiblit enfin par degrés. J’aperçois en eux plus de rapports cent fois que je n’en trouve entre tel sot et tel homme d’esprit. Quelle est donc l’opinion que j’aurai de leur nature ? Celle que tous les peuples ont imaginée d’abord, avant que la politique Égyptienne imaginât la spiritualité, l’immortalité de l’âme. Je soupçonnerai même, avec bien de l’apparence, qu’Archimède et une taupe sont de la même espèce, quoique d’un genre différent, de même qu’un chêne et un grain de moutarde sont formés par les mêmes principes, quoique l’un soit un grand arbre et l’autre une petite plante. Je croirai que la matière a des sensations à proportion de la finesse et du nombre de ses sens, que ce sont eux qui les proportionnent à la mesure de nos idées ; je croirai que l’huître à l’écaille a moins de sensations et de sens, parce que, ayant l’âme attachée à son écaille, cinq sens lui seraient inutiles.

« Il me paraît que voilà la manière la plus naturelle d’en raisonner, c’est-à-dire de deviner et de soupçonner. Certainement, il s’est écoulé bien du temps avant que les hommes aient été assez ingénieux pour imaginer un être inconnu qui est en nous, qui fait tout en nous, qui n’est pas tout à fait nous, qui vit après nous. Aussi n’est-on venu que par degrés à concevoir une opinion si hardie. D’abord, ce mot « âme » a signifié la vie et a été commun pour nous et pour les autres animaux ; ensuite, notre orgueil nous a fait une âme à part et nous a fait imaginer une forme substantielle pour les autres créatures. Cet orgueil humain demande ce que c’est donc que ce pouvoir d’apercevoir et de sentir qu’il appelle âme dans l’homme et instinct dans la brute. Je satisferai à cette question quand les physiciens m’auront appris ce que c’est que le son, la lumière, l’espace, le corps, le temps. Je dirai, dans l’esprit du sage Locke : « La philosophie consiste à s’arrêter quand le flambeau de la physique nous manque. J’observe les effets de la nature ; mais je vous avoue que je n’en conçois pas plus que vous les premiers principes. Tout ce que je sais, c’est que je ne dois pas attribuer à plusieurs causes, surtout à des causes inconnues, ce que je puis attribuer à une cause connue ; or, je puis attribuer à mon corps la faculté de penser et de sentir ; donc, je ne dois pas chercher cette faculté de penser et de sentir dans une autre substance appelée âme ou esprit, dont je ne puis avoir la moindre idée. »

Ainsi s’exprime Voltaire.

Dans le dictionnaire La Châtre, sous la plume d’André Girard, nous trouvons toute une série d’indications et de renseignements qui relèvent moins de la discussion que de la documentation historique. C’est pour cette raison que nous jugeons utile de reproduire ici cette étude.

« La définition de l’âme varie selon les doctrines philosophiques. Ces doctrines peuvent se classifier en quatre catégories, ce qui porte au même nombre les définitions de l’âme.

« D’après les doctrines spiritualistes, l’âme serait une substance immatérielle distincte du corps et le siège de la sensibilité, de la volonté et de l’intelligence. Suivant une doctrine dite vitaliste, l’âme serait le principe de la vie chez tout être organisé et vivant. Pour les panthéistes, l’âme est une émanation de la Divinité, une part du grand Tout, distincte ou non du corps. Enfin, la doctrine matérialiste considère l’âme comme une formule, un terme général exprimant l’ensemble des faits de la pensée et du sentiment.

« On a prétendu que la notion de l’âme était universelle et que, de tous temps, tous les hommes ont cru à l’existence de leur âme. Rien n’est moins certain. Quelques peuplades sauvages, encore actuellement existantes, n’ont aucune notion non seulement de la Divinité, mais même de l’âme. Il est très vraisemblable que cette notion fut le résultat d’une série de réflexions que provoqua, chez les hommes primitifs, le désir de connaître les causes des phénomènes dont ils étaient témoins. En raison de leur absence de connaissances scientifiques, un grand nombre de phénomènes leur parurent inexplicables. Force leur fut de suppléer par l’imagination à l’insuffisance de leur science. En ce qui concerne l’âme, ils avaient observé que, au moment de la mort, la respiration s’interrompt ; que, en même temps que le dernier souffle s’exhale, disparaissent à jamais toutes les manifestations de la vie ; ils établirent entre le souffle et la vie une corrélation étroite puis ils admirent que le souffle était la cause, le principe même de la vie.

« La théorie animiste est la première théorie qui ait été formulée sur l’âme. Elle procède d’une erreur de causalité consistant à prendre l’effet pour la cause. Le souffle s’arrête parce que la vie s’éteint ; son arrêt est une conséquence de celui de la vie ; il n’en est pas la cause. Issue de ce faux principe, la théorie animiste se développa, se modifia peu à peu, cherchant à préciser de plus en plus la nature de l’âme admise.

« C’est là que les doctrines se séparèrent, cherchant chacune leur voie, aboutissant à des conclusions contradictoires, bien que parties d’un même point. De plus en plus, la notion de l’âme tendit vers l’abstraction. On imagina d’abord que le souffle, représentant l’âme, était un air subtil, d’une matière plus affinée que celle du corps. Telle fut la doctrine des premiers Grecs.

« Puis, sa préexistence et sa survivance au corps fut enseignée. La philosophie orientale, la doctrine pythagoricienne admirent la métempsycose, c’est-à-dire la migration des âmes et leur passage successif dans divers corps d’êtres différents. D’autres, comme Héraclite, virent dans l’âme une étincelle du feu divin. Anaxagore en fait un esprit. Platon admet, lui aussi, l’existence d’une âme distincte du corps. Pour Aristote, elle n’est que la forme du corps, la force qui donne à l’organisme sa vie organique, sensible et intellectuelle ; elle n’a d’existence qu’en lui.

Avec la propagation du Christianisme, on assiste à une renaissance de la doctrine spiritualiste : l’âme immatérielle, distincte du corps et lui survivant. Durant le moyen-âge, chose étrange, ce fut la doctrine aristotélique qui prévalut, bien que le christianisme semble plutôt être issu de la doctrine platonicienne. On ne discute plus d’après des faits, des observations, mais avec des arguments puisés dans l’imagination et disciplinés seulement suivant une formule logique convenue. Les hypothèses les plus fantaisistes furent admises pour expliquer l’âme, son existence, ses propriétés, pour concilier les contradictions découvertes peu à peu par la science grandissante entre les hypothèses reçues et les faits observés. Pourvu qu’elles fussent présentées en un syllogisme en bonne et due forme, leur invraisemblance, leur absurdité même n’étaient d’aucun poids dans leur admission ou leur rejet. L’ingéniosité seule importait, prévalant sur la raison et les faits.

« Mais si la notion de l’âme naquit de l’ignorance des faits scientifiques et de leurs causes, si cette ignorance entraîne comme conséquence l’hypothèse d’un principe, d’une substance destinée à les expliquer, par contre, au fur et à mesure des progrès de la science, expliquant un nombre de plus en plus grand de phénomènes jusqu’alors incompréhensibles, la nécessité de cette hypothèse parut de moins en moins évidente. On peut dire qu’aujourd’hui la physiologie est arrivée à une somme de connaissances suffisantes pour que cette hypothèse soit écartée.

« De même que Laplace déclarait pouvoir se passer de l’hypothèse Dieu pour expliquer sa conception de l’Univers, de même, aujourd’hui, l’hypothèse âme n’est plus indispensable pour expliquer les phénomènes d’ordre psychique. Déjà, au ive siècle avant J.-C., Démocrite, le plus grand, le plus puissant génie de l’antiquité, eût l’intuition de la théorie matérialiste moderne. Il en formula les principes fondamentaux, admettant un nombre infini d’atomes se combinant diversement au gré des mouvements multiples qui les animent et de la combinaison desquels résulte l’innombrable diversité des êtres. Les phénomènes psychiques sont les résultats de combinaisons spéciales des atomes les plus déliés, les plus subtils.

« La conception matérialiste de l’âme était assez répandue dans les derniers temps du paganisme. Le christianisme survint, qui apporta les idées spiritualistes des religions hindoues. Puis, l’invasion des Barbares, en faisant subir à la civilisation romaine un recul de plusieurs siècles, ramena la philosophie à l’époque de ses plus grossières conceptions. La longue période de brigandages, de guerres continuelles qui suivit arrêta tout essai de la pensée et tout ce qui concernait l’art ou les sciences se réfugia dans les couvents. Là tout l’effort de la pensée se perdit en luttes stériles, sur des questions de dogme, querelles byzantines qui ne firent faire aucun progrès à la philosophie.

« Cependant, quelques esprits indépendants, bravant le despotisme et l’intolérance religieuse, posèrent les problèmes généraux de la philosophie. Malgré les persécutions, les supplices de toutes sortes, grâce aux progrès de la science, la pensée philosophique commença à se dégager des doctrines de pure imagination où elle avait sa place. Le philosophe anglais Hobbes ose, en plein xviie siècle, formuler la théorie matérialiste ; mais les conséquences qu’il en tire au point de vue social portent l’empreinte de la barbarie de l’époque.

« Les doctrines spiritualiste et panthéiste sont formulées par Descartes et Spinoza. Locke, en Angleterre, fait dériver les idées des sensations et pose les bases du « Sensualisme » que Condillac et la plupart des philosophes du xviiie siècle développèrent avec tant d’autorité. L’avènement de la doctrine sensualiste concorde avec l’essor que Vésale, Ambroise Paré, Harwez, etc., venaient de donner à la science physiologique.

« On le voit : à mesure que la science positive augmente le nombre de ses données, l’hypothèse spiritualiste perd du terrain et la doctrine matérialiste assied plus solidement ses bases. Les grands philosophes du xviiie siècle : Voltaire, Helvétius, d’Alembert, quoique n’étant pas rigoureusement matérialistes, contribuent, par leur esprit positif, leur méthode scientifique, aux progrès du matérialisme que développent d’Holbach, Diderot, La Mettrie. En Allemagne, Kant porte à la dialectique un coup fatal et pose, lui aussi, la sensation comme origine des idées, tout en admettant l’existence et l’immortalité de l’âme.

Ce n’est qu’au xixe siècle, en même temps que les sciences physiologique, biologique et anthropologique acquièrent un développement inouï jusqu’alors, que la doctrine matérialiste, niant l’âme, s’assied sur des bases positives. Auguste Comte, Cabanis, Broussais, Büchner, fondent définitivement le matérialisme, pendant que la doctrine spiritualiste décline avec les philosophes de second ordre : Victor Cousin, Royer Collard, Jouffroy, etc.

« Se basant sur la théorie transformiste formulée par Lamarck et développée par Darwin, le matérialisme moderne explique les phénomènes physiques les plus embarrassants jadis, tels que les idées innées, la mémoire, les aptitudes natives, etc., sans avoir recours à l’hypothèse d’une âme spirituelle. Dès lors, que devient la valeur de cette hypothèse, si sa nécessité est nulle pour expliquer les phénomènes de tout ordre ? La notion de l’âme spirituelle ira fatalement rejoindre au néant les « entités logiques du moyen-âge. »

Longues sont ces citations empruntées au dictionnaire philosophique de Voltaire et au dictionnaire La Châtre. Mais l’une et l’autre sont d’un grand intérêt, non seulement par elles-mêmes, mais encore et surtout par rapport aux deux doctrines importantes que nous aurons à étudier aux mots « Matérialisme et Spiritualisme ».

Il se peut que certains esprits ne saisissent pas ou ne conçoivent que confusément les conséquences qui découlent, sur le plan social, de l’adoption de l’une ou de l’autre de ces deux thèses qui se prononcent en sens contraire sur les problèmes les plus considérables de la science et de la philosophie.

C’est pourquoi, nous prions le lecteur de se reporter aux mots « Matérialisme et Spiritualisme ». Ils y trouveront une étude complète qui ne manquera pas de les éclairer et de leur faire toucher du doigt la puissance des liens qui, scientifiquement et socialement, unissent l’Anarchisme à la thèse matérialiste.

Sébastien Faure.


AME n. f. (du latin anima, souffle, vie) Le mot âme a toujours eu de nombreuses acceptions. Il sert en général à désigner l’ensemble des facultés morales et intellectuelles, la sensibilité, la conscience, la pensée intime, le sentiment et en somme tout ce qui, chez l’être humain, ne se rattache pas directement à l’enveloppe charnelle. Nous sentons, nous pensons, nous voulons. On désigne sous le nom d’âme ce qui en nous sent, pense et veut. Diversement dénommée, niée par certaines écoles philosophiques, l’activité spirituelle reste irréductible jusqu’ici à toute explication mécanique ou physiologique. L’école spiritualiste voit en tout de la pensée, de l’âme ; pour l’école matérialiste, la pensée est un produit du cerveau. Les religions sont venues compliquer à leur tour ce problème déjà bien assez complexe par lui-même. La croyance en l’immortalité de l’âme est un des dogmes fondamentaux du christianisme. Malgré tous les efforts des philosophes la question semble devoir rester longtemps encore insoluble. (Voir Matérialisme, Spiritualisme, etc…)