Encyclopédie anarchiste/Axiome
AXIOME. n. m. On appelle axiome l’énoncé d’une vérité élémentaire que son évidence dispense d’une démonstration d’ailleurs impossible. Il ne faut pas confondre l’axiome et l’aphorisme. L’aphorisme est une formule sentencieuse qui condense un résultat de l’expérience ou une conclusion de la sagesse.
Lorsque le physicien analyse ou décompose la matière, il arrive ou croit arriver à cet élément primordial qui ne peut plus être divisé ni scindé et qu’il appelle pour cette raison, l’atome.
L’axiome c’est l’atome, avec cette différence qu’il n’est pas le terme ultime de la déduction ; il en est au contraire le principe ; toute science part de lui ; il est le germe d’où sort l’arbre, quelque multiples qu’en soient les branches, quelque abondants qu’en soient les fruits.
On le prétend indiscutable. Il est indiscuté.
Axiome philosophique. — Lorsque Descartes voulut édifier la certitude, il prit pour base de son échafaudage cette affirmation : « Je pense donc je suis. » De tout le reste, il avait fait « table rase ».
« Je pense donc je suis » n’est pas un axiome, puisque c’est déjà la résultante d’une déduction. La noblesse, la beauté littéraire de cette déclaration des droits de l’homme ont fait la célébrité classique de la formule, mais on a contesté au philosophe la justesse de ses prémisses. On a fait observer qu’il serait aussi vrai de dire : « Je mange, je marche, donc je suis ».
Cette critique serait exacte en même temps que malicieuse, si Descartes, dans cette équation, avait donné à « je pense » une amplitude qu’il n’a pas. La pensée dont il s’agit, n’est pas la pensée « organisée » et logicienne. Si diminuée, si faible ou si pauvre que soit son intelligence, un être perçoit une sensation ; il la rapporte à lui. Nous disons qu’il en a conscience. La jouissance n’étant, à son état rudimentaire, que l’absence ou la cessation de la souffrance, la première parole que pourrait prononcer l’homme sur lui-même, c’est « Je souffre donc je suis » ; la seconde : « Je jouis donc je suis. »
Dans le raisonnement de Descartes : « Je pense donc je suis » où donc est l’axiome ? C’est « je », c’est l’affirmation du moi.
L’homme proclame qu’il est un être, distinct de ce qu’il appelle le monde extérieur, distinct des autres hommes, distinct des choses, distinct de ce qui peut être retranché de lui sans que lui périsse. Il dit « mon bras, ma jambe », parce que, sans bras et sans jambes, il serait encore un être, un « moi », et il lui semble que si on lui arrachait le cœur, il garderait encore, dans ses derniers retranchements, sans pouvoir dire dans quels arcanes ignorés, une personnalité qui constituerait son individualité.
Nous verrons par la suite, quelles conséquences il faut tirer pour l’infaillibilité des axiomes, de ces données primitives. Quand on fait « table rase » il reste encore la table qu’on ne songe pas à démolir : l’exemple de Descartes est bien fait pour nous le prouver.
Axiome arithmétique. — La sagesse des nations la plus vulgaire et la plus courante traite de fou, par avance, l’homme qui entreprendrait de démontrer que deux et deux font quatre, ou, ce qui revient au même, que un et un font deux.
« Un et un font deux » a d’abord la valeur d’un renseignement grammatical ou de vocabulaire. En français, je dis « un » pour désigner la chose isolée, et je dis « deux » pour désigner la « paire » c’est-à-dire la réunion de deux choses identiques.
Une pomme et une pomme font deux pommes, même si la seconde est plus petite que la première ou d’une espèce différente. Je les juge l’une et l’autre identiques en ne considérant que leur nature de pomme.
Une pomme et une figue ne font ni deux pommes ni deux figues, mais font deux fruits ; je fais abstraction de leur forme, de leur saveur, de leurs qualités et de leurs propriétés différentes, et je les considère comme identiques, à titre de produits alimentaires naturels, fournis par l’évolution spontanée de la fleur.
L’axiome arithmétique combine avec l’axiome primordial « je » un corollaire, c’est : « tu ». Parce que je proclame que je suis moi, parce que je me déclare distinct de ce qui m’entoure, j’en conclus que ce qui m’entoure n’est pas moi. J’ai la perception d’un autre être, et j’ai, par mes sens, la notion que cet être est lui-même distinct du monde extérieur, moi compris. Il est « tu ». Il est identique à moi en ce sens qu’il est distinct, individuel par rapport à ce qui m’entoure et l’entoure.
Je suis « je » ; il est « tu ». Nous sommes deux. Nous pouvons nous réunir sans fusionner. Je puis dire « tu » à la plante, à la rivière, au rocher que leur cohésion propre et leur individualisme apparent me font considérer comme des êtres.
L’axiome arithmétique « un et un font deux » n’est que l’axiome philosophique transposé et complété : il proclame le « moi », il reconnaît le « toi ».
Axiome géométrique § 1. La ligne droite. — L’axiome géométrique est la notion de la ligne droite.
« La ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre. »
Cette antique définition a vécu.
Elle était enfantine et inexacte ; elle oubliait de déterminer ce qu’il faut entendre par le plus court chemin. La ligne droite de Paris aux antipodes passe par le centre de la terre, mais ce n’est pas un chemin.
Le plus court chemin par terre et par mer est singulièrement sinueux. Il est courbe car il couvre la demi-circonférence du globe à vol d’oiseau ; il est courbe car il est extérieur à une circonférence qu’il rencontre en deux points, au départ et à l’arrivée. Il serait une ligne brisée si l’envol était oblique et rectiligne, le vol plan, et si l’aviateur, pour atterrir, piquait vers le sol.
Les travaux d’Einstein ont vulgarisé la notion de la ligne géodésique et ont montré que la ligne courbe peut être le plus court chemin utile pour les astres en mouvement.
La géométrie s’est perfectionnée ; la ligne droite est maintenant « une ligne entièrement définie par la connaissance de deux de ses points ».
Que pense la logique de cette amélioration ?
La logique, si l’on ose parler en son nom, pense que le brouillard a changé de place et de couleur. Une ligne droite ne peut être définie entièrement par la connaissance de deux points que pour celui qui a déjà la notion de la ligne droite. Cette définition de la ligne droite forme un cercle, un cercle vicieux.
L’ancienne formule définissait l’espace par la marche progressive, en utilisant le mot « chemin ».
Ce n’est pas une querelle de dialectique que nous cherchons à la géométrie, mais une querelle d’axiome : nous recherchons si la notion de ligne droite peut être décomposée.
D’où nous vient la notion de ligne droite ? D’où nous vient cette croyance superstitieuse qu’elle est la norme régulière dont la nature, qui passait jadis pour avoir horreur du vide, ne s’écarte qu’avec ennui ?
La question a son importance, car cette ligne droite que nous prolongeons indéfiniment, nous mène à la conception de l’indéfini. Si nous posons l’index sur la tête d’une épingle, si nous considérons qu’un nombre infini de lignes peuvent passer par notre index en ce point, horizontales, obliques ou verticales, et que ces lignes peuvent se prolonger indéfiniment, nous arrivons à la notion de l’infini.
Nous écartons, bien entendu, la théorie philosophique d’après laquelle l’idée de l’infini serait une idée innée. Il n’y a pas plus d’idées innées, selon nous, qu’il n’y a jamais eu de génération spontanée.
L’idée de ligne droite ne nous est pas fournie par les exemples de la nature. Le ciel a l’apparence d’une voûte, l’horizon est circulaire, le nuage forme des volutes, l’oiseau qui vole dans les airs est circonflexe ; l’homme et l’animal n’érigent au dessus de la terre que des masses rondes étagées. Nous savons maintenant que la lumière est pesante : déviée par l’attraction ― si l’attraction existe, et si cette déviation n’est pas une orientation naturelle, ― elle ne nous arrive pas en ligne droite et la pierre qui tombe doit à la résistance de l’air combinée avec la translation et la rotation terrestres de ne pas suivre une ligne droite rigoureuse.
Les rares spécimens que nous pourrions trouver d’objets ou de mouvements rectilignes dans les champs de la nature, n’expliqueraient pas que nous ayons dégagé la ligne droite de l’ensemble, qu’elle soit la plus satisfaisante pour notre esprit, qu’il s’agisse de logique ou d’esthétique. Nous aimons les courbes régulières, celles qu’elle engendre : la circonférence, produite par le rayon tournant autour d’un point fixe, l’ellipse, produite par deux droites partant de deux foyers, la sphère et le cylindre, produits par la révolution d’un cercle sur son axe ou d’un rectangle sur son arête ; nos arabesques artistiques sont composées de courbes régulières associées en fragments successifs. On trouve, dans l’église de Brou, la plus délicate dentelle de pierre ; elle court le long des entablements ajourés ou se détache des arceaux en pendentifs. Cette floraison n’a rien de capricieux, elle se ramène à des courbes régulières qui se raccordent ou qui se coupent.
L’abstraction est une faculté qui nous permet d’éliminer dans la considération des objets, ce qui est négligeable.
Nous arrivons, par l’abstraction, à cette fiction qui s’appelle la ligne, car si nous raisonnons sur des barres, comme Pascal enfant, mais sur des barres matérielles, nous nous apercevons bientôt que leur épaisseur est sans importance pour la détermination de leurs rapports géométriques, et qu’il est avantageux de la considérer comme nulle.
L’algèbre, pour le même avantage, raisonne sur des signes, car la chair lui importe peu, le squelette lui suffit ; la règle est générale quelle que soit l’espèce ; la loi, vraie pour tous les nombres, s’établit sans considération d’aucun nombre précisé.
Des joueurs de football, chargés de trouver, dans la campagne, un emplacement favorable pour un match, reviennent et déclarent qu’ils ont découvert un terrain idéalement plan. Ils savent bien que ce champ clos a, pour le moins, les aspérités de la route terrestre et suit ; si peu que ce soit, la courbe du méridien ; mais cette inégalité insignifiante, et cette incurvation insensible peuvent être considérées comme inexistantes. L’abstraction les retranche.
Trop souvent, nous opérons ainsi lorsque, intellectuellement, nous construisons le monde ; l’erreur infinitésimale, inappréciable à l’origine, devient infinie à l’infini ; les premiers hommes qui regardaient la terre comme plate ont été abusés par une superstition : la ligne droite prolongée.
Faut-il donc croire que nous arrivons à la notion de la ligne droite par abstraction, en corrigeant la courbe ? Pourquoi serions-nous tentés de faire cette correction ?
Lorsque notre vision s’exerce, nous reportons devant nous l’image des choses qui se forme, renversée sur notre rétine. Dans cette opération géométrique, qui constitue le mécanisme de la vue, nous prenons sans doute la notion de la ligne médiane qui est l’axe de cette construction symétrique.
Pure hypothèse ; car nous n’avons qu’un mince droit de regard sur notre monde intérieur. Les philosophes, pour expliquer que nous ayons la conscience de notre être, ont inventé un sixième sens : le sens intime. Ce sens postiche usurpe sa place dans la série. Ce n’est qu’une fausse fenêtre sur l’inconnu. Ce n’est pas le dieu qui sort de la machine, c’est le dieu dans la machine, et sa voix sourde nous avertit mal de ce qui s’y trouve.
Quelle que soit la provenance de l’axiome géométrique, cet axiome, comme tous les autres, constate et traduit une sensation.
§ 2. La Perpendiculaire. — La géométrie, impuissante à définir la ligne droite, n’est pas moins gênée pour donner une définition de la perpendiculaire.
On lit, dans les anciens manuels, que la perpendiculaire est la direction du fil à plomb à la surface des eaux tranquilles. Que le plomb soit mal suspendu, le fil mal fixé, ou que l’expérimentateur se trompe sur le calme suffisant des eaux, la démonstration fait le plongeon, et l’empirique perpendiculaire peut, sans dommage, être abandonnée au musée des poissons.
Les traités plus récents nous montrent deux angles adjacents égaux et, en déduisent que leur côté commun est une perpendiculaire. C’est définir la perpendiculaire par sa propriété la plus apparente comme si l’on disait : le feu c’est ce qui brûle.
La notion de la perpendiculaire peut s’expliquer autrement.
La ligne médiane, qui est l’axe de notre vision, est perpendiculaire à la ligne idéale sur laquelle nous replions, pour les reporter en avant de nous, les images que les objets forment au fond de notre œil.
Cette explication rentre dans l’hypothèse que nous avons énoncée au paragraphe précédent.
Quelle est la valeur des axiomes ?
Pour comparer une fois de plus l’entendement à une montre, ils sont ses roues intérieures, ils font marcher les aiguilles de la vie pratique.
Leur valeur absolue est fort contestable.
L’homme promène dans l’univers sa ligne droite. Elle traverse les cycles des astres, elle troue les dômes des espaces ; qui nous dit qu’elle ne soit pas factice comme ce que nous appelons le rayon lumineux ? La matière est discontinue.
L’homme dit : je suis un, je suis moi. Qui sait si, traversé par des effluves électriques, baigné dans des courants magnétiques non étudiés, non explorés, non connus, il ne se comporte pas comme un appareil de T. S. F. qui croirait vibrer librement et qui serait asservi à une énergie, à une pensée, à une force lointaines ?
Mais il y a plus.
Les axiomes, fondement de la science, sont en contradiction avec la science plus avancée.
L’axiome philosophique, l’axiome « je », la notion du « moi » suppose la comparaison de deux états successifs. J’affirme que j’existe parce que la sensation, une fois perçue et remplacée par une autre qui lui succède, je constate ma permanence. Une sensation passe et je reste.
L’axiome « je » comprend donc l’axiome « temps ».
L’axiome mathématique, l’axiome de la ligne droite suppose l’espace.
Or, le temps et l’espace ne semblent plus, à la science actuelle, que des fantômes. Le temps et l’espace n’auraient pas de réalité propre. Comme l’a fait observer un grand vulgarisateur scientifique, un des parrains français d’Einstein, le temps et l’espace sont des clous qui tombent avec les vieilles cloisons que la science démolit.
Il y aurait donc incompatibilité entre l’axiome et la réalité.
L’axiome ne serait qu’une tranche de pain dans le bissac de l’homme qui chemine à l’aventure en s’agitant beaucoup ; mais l’univers ne vit pas de ce pain-là.
Les savants sont des anarchistes inconscients.
Axiomes moraux. ― Axiomes sociaux. — L’homme ne prend pas toujours le mot vérité dans le même sens. De ses premières ébauches intellectuelles, il dégage des principes qui correspondent aux conditions de son entendement, et des premiers essais par lesquels son activité s’exerce, d’autres principes qui lui semblent indispensables, pour le meilleur rendement de son action. Il dit uniformément de ces principes si dissemblables qu’ils sont vrais. Il est vrai que la ligne droite est mon plus court chemin pour me rendre d’un point à un autre, et il est vrai que, sur terre, pour me rendre d’un point à un autre, j’ai besoin de n’être ni arrêté ni tué par le voisin qui m’interdirait ou me disputerait le chemin.
Ces deux propositions sont également nécessaires, comme disent les mathématiciens ; elles s’imposent, l’une et l’autre, à la raison, qui adopte aussitôt l’une, et cède immédiatement à l’autre ; mais leur nécessité n’est pas du même ordre.
L’axiome se proclame et le dogme se promulgue ; l’axiome crée le mètre et le dogme le gendarme ; les axiomes demeurent, les dogmes finissent ; la nécessité des uns et des autres est inégalement relative ; expliquons-nous tout d’abord sur ce point.
L’axiome de la ligne droite, suppose, nous l’avons dit, l’espace, et n’a de valeur que par rapport à l’espace. L’axiome deux et deux font quatre, suppose le nombre et, par suite, le discernement de l’unité. Ces axiomes serviront, tant qu’il y aura des hommes, pour l’exigence de leur vie pratique, mais il est possible que l’esprit s’élève jusqu’à la conception d’un monde qui ne serait plus conditionné par les données de nos sens. Nous connaissons la lumière par l’excitation heureuse et vive qu’elle détermine dans l’appareil récepteur de notre œil, mais nous comprenons que la lumière ne peut être définie en elle-même par l’effet tout contingent que produit sa rencontre avec notre rétine. Les premiers humains ont appelé ciel le dôme fictif auquel semblent suspendus les astres visibles, mais le télescope a révélé ou le calcul a décelé des astres que notre regard n’atteignait pas ; l’idée rudimentaire du ciel s’est fondue au fur et à mesure que la voûte a grandi, et que le plafond s’est dissous. Cependant, pour nos besoins courants, et dans la limite du monde ambiant, l’idée de ciel est demeurée commode. Nous disons qu’une tour s’élève vers le ciel, que l’étoile filante a traversé le ciel de Paris. La nécessité des axiomes se prolongera aussi longtemps que nos mains manieront des outils, ou que nos outils s’attaqueront à la matière. Pour les dogmes, il en est autrement. Leur valeur se modifie avec leur utilité. Ce sont des arbres de haute futaie, mais l’humanité défriche. Prenons un exemple entre tous ceux que pourrait suggérer l’analogie.
Le code civil, carrosse admirablement travaillé, mais démodé, et qui se transforme, nous porte encore. Les hommes qui l’ont construit, en utilisant le bois solide fourni par les coutumes, ont considéré que la fortune consistait principalement en immeubles et accessoirement en meubles. On les aurait fort étonnés en contestant ce principe proportionnel. Ils ignoraient les valeurs de Bourse ; ils connaissaient à peine les effets de commerce, et les traites de place en place leur semblaient le plus audacieux expédient de l’échange. L’économie financière a renversé les « idées admises ». Les idées admises ne sont, pour la plupart, que des postulats, indûment consacrés, et plus témérairement encore érigés en axiomes, quand leur simplicité et leur généralité le permet.
Sondons ces assises granitiques sur lesquels l’homme a édifié la société. Nous examinerons les articles majeurs du Credo social, car il y a un Credo social : il n’y a pas de Credo scientifique.
La philosophie a des écoles et ne connaît pas de chapelles ; nous procéderons à notre exploration avec le scrupule de la loyauté la plus entière et dans l’indépendance complète qui est assurée à notre pensée.
Dieu. — Les sociétés antiques, comme les sociétés modernes, montrent à la dissection un squelette symétriquement distribué, dont les ramifications sont insérées sur une arête centrale : l’ordre public. L’animal amphibie auquel appartient ce système intérieur a deux têtes : l’une qui s’est exagérément développée est tournée vers le temporel, et l’autre, qui s’est atrophiée, est dirigée vers le spirituel.
Dieu a gouverné et le prince a régné, puis Dieu a continué de régner tout en cessant de gouverner. Comment s’est formée la notion de Dieu ?
On appelle hasard la coïncidence ou l’identité de deux effets dont les causes n’ont pas été calculées pour produire cette coïncidence ou cette identité. Cette définition un peu géométrique va être éclaircie, aérée et vivifiée par quelques exemples.
Je passe devant un magasin : une enseigne tombe et me fracasse le bras. Voilà un hasard.
Ma présence à cet endroit n’a rien de miraculeux. C’est un fait qui est le résultat de plusieurs facteurs : la détermination que j’ai prise de sortir, l’allure à laquelle j’ai marché, le chemin que j’ai suivi.
La chute de l’enseigne n’a rien qui tienne du prodige. Elle est la conséquence rationnelle des causes qui l’ont amenée : l’humidité de l’air, les secousses successives du vent, le poids du panneau, la détérioration de sa planche, la rupture des clous corrodés.
Mais je n’ai point calculé l’heure de ma sortie ni la rapidité de mon pas, ni le dessin de mon itinéraire pour arriver en ce lieu à l’instant où l’événement imprévu allait s’y produire.
La densité du bois, la résistance des clous, l’action des intempéries n’ont pas été calculées pour réaliser la chute de l’enseigne au moment où ma présence me ferait recevoir le choc de l’objet effondré.
Mon accident est dû au hasard, au hasard par coïncidence.
J’installe par temps calme, devant une cible, à courte distance, un chevalet de tir dont l’étau maintient une carabine à répétition. La première balle fait mouche, la seconde également. Ce doublé n’a rien que de naturel et de prévu. L’appareil a été réglé pour le produire.
Je mets l’arme entre les mains d’un tireur. La première balle atteint la cible en un point quelconque. Je bande les yeux à mon sujet, je le fais aller, venir, tourner sur lui-même. Puis il épaule, et la seconde balle tirée double encore la première, en frappant la cible au même point.
Cette concordance des résultats, indépendante de tout calcul qui la réalise est due au hasard, au hasard par identité.
Il semble qu’inversement il y ait hasard, lorsque les causes ayant été calculées pour produire une coïncidence ou une identité de résultats, cette coïncidence et cette identité ne se produisent pas, un événement imprévu, né d’une autre cause, ayant traversé le projet et dérangé le calcul.
Il semble encore, dans le même ordre d’idées, qu’il y ait hasard, lorsque les causes ayant été calculées pour qu’une coïncidence ou une identité de résultats ne se produisent pas, cette coïncidence et cette identité se produisent pour la même raison.
J’ai calculé la marche de deux trains pour qu’ils se croisent à la même seconde dans une gare, mais une des locomotives a une avarie, les arrivées ne coïncident pas.
J’ai réglé deux horloges pour qu’elles sonnent ensemble le premier coup de midi, mais le balancier de l’une s’est allongé par suite d’un fléchissement de son support, l’égalité de mouvement qui doit réaliser la coïncidence des sonneries n’est pas obtenue.
Ne nous laissons pas tromper par une apparence : le hasard réside dans la coïncidence du résultat produit par l’accident survenu à la locomotive ou à l’horloge, avec le résultat produit par leur marche. Les deux résultats sont positifs et ont une conséquence négative : la non-réalisation de mon projet.
Enfin, examinons un dernier cas. Je me rends à quatre heures du soir, un jour ordinaire, rue Royale. Je suis certain d’y rencontrer des piétons et des voitures. Que j’y rencontre un passant déterminé ou la limousine d’un ami revenant de Versailles, c’est un hasard, s’il n’y a pas eu d’entente préalable entre ce passant ou cet ami et moi. Mais que je rencontre, dans cette voie si fréquentée, des inconnus, rien de plus naturel, et le hasard incroyable serait que la rue fût vide au moment où j’y arrive. Pourtant, tous les gens qui s’y trouvent auraient pu n’y pas venir, et la coïncidence de leur présence avec la mienne ne pas se produire. Cette coïncidence constitue donc bien un hasard. Mais la ligne qui joint la cause : ma sortie avec son résultat : ma présence rue Royale, va à la rencontre d’une infinité d’autres lignes, issues de causes innombrables et destinées à produire des résultats identiques, de telle sorte que mon résultat doit nécessairement coïncider avec un ou plusieurs de ces résultats.
Le hasard qui réside dans cette coïncidence produite par l’intersection de ma ligne avec une ligne quelconque est faible, infime ou voisin de zéro. Sa qualité, c’est-à-dire son utilité pour moi varie dans la même proportion.
Il y a, en effet, et on le voit par cet exemple, une qualité du hasard. Quand le résultat produit par la coïncidence ou l’identité constitue un événement favorable, heureux, inespéré, il prend le nom de chance.
Quand il constitue un événement défavorable, malheureux, qui défie toute prévision et survient en dehors de toute attente, on le désigne encore sous le nom de chance, mais dans la série des quantités négatives : chance adverse ou chance contraire.
Et si ce bonheur ou ce malheur, leur éclosion ou leur épanouissement sont remarquables, ils donnent naissance à la plus étrange des superstitions.
Le bénéficiaire ou la victime du hasard, sachant bien qu’il n’a pas calculé les causes et ne les a pas dosées en vue de leurs résultats d’où l’événement découle, s’imagine qu’une autre intelligence et une autre volonté les ont calculées, parce que le produit définitif de l’opération dont il profite ou dont il souffre lui semble « intelligent ».
C’est ainsi que les peuples polythéistes sont arrivés à la notion du « fatum » de « l’ananchè », puissance nébuleuse qui dominait les dieux eux-mêmes sans pouvoir troubler leur félicité éternelle, et sans les gêner sur la terre, quand il leur convenait d’y tenir un lit de justice ou d’y passer d’heureux moments.
La force des choses c’est l’ensemble des causes ignorées de nous mais non surnaturelles, et des effets qu’elles produisent.
Le fatum ou destin personnifie la force des choses. Il recèle en lui les causes inconnues de nous. Il passe pour leur avoir donné naissance ; il se voit attribuer leurs effets. Là est l’erreur ; les causes sont naturelles, leurs effets sont normaux. Appelons ligne virtuelle la ligne qui relie la cause à l’effet. Le fatum préside à l’intersection des lignes virtuelles qui échappent à notre connaissance avec celles que nous avons établies et calculées. Au point de rencontre, l’événement jaillit. Cet événement, suivant les cas, amplifie, diminue, ou empêche, en coupant le rameau, le résultat pour lequel nous avions étudié la cause et que nous appelions de nos vœux.
Les Romains étaient trop sensés et trop robustes, les Grecs trop agiles et trop déliés pour être fatalistes, au sens où les Orientaux l’entendent. Leurs dieux même étaient des ministres magnifiques et influents qui s’étaient distribué les portefeuilles de la nature. Jupiter, le président du Conseil, avait seul, grâce à la foudre, une autorité moins nominale.
Les peuples monothéistes ont incorporé le destin à l’être suprême. Ils ont imaginé le Dieu-Providence, et ont été conduits à une contradiction redoutable. Car, comment concilier la liberté de l’homme qui peut agir ou ne pas agir, qui peut créer ou non créer, avec la prévision de l’avenir qui suppose le problème par avance résolu ? La difficulté n’a pas été tranchée ; le paradoxe sacré a été promulgué comme un dogme ; quand la foi et la raison se combattent, elles se trouvent acculées au dilemme célèbre : se soumettre ou se démettre ; la raison se démet, la foi se soumet.
La théorie de la Providence est essentiellement hébraïque. Au début du monde, Dieu conversait avec Adam, il avertissait Noé, il marchait dans une nuée devant son peuple et divisait la Mer Rouge, il dictait à Moïse les sept commandements. Puis, retiré dans son sublime domaine, il se fit plus lointain, sans cesser d’étendre sa droite pour mettre un frein à la fureur des flots et pour arrêter les complots des méchants.
Le poète latin, dans des vers bien frappés, se demandait avec inquiétude si les Immortels se mêlaient de nos affaires.
Sœpe mihi dubiam traxit sententia mentem
Curarent superi terras aut nullus inesset
Rector et incerto fluerent mortalia casu.
Ce qui peut se traduire ainsi :
Mon esprit tut souvent tourmenté par un doute :
Les Dieux surveillent-ils la terre et ses destins,
Ou bien l’humanité, sans guide pour sa route,
Erre-t-elle, au hasard, en lacets incertains ?
L’âme juive n’a jamais révoqué en doute l’intervention de l’Éternel :
« Impitoyable Dieu, toi seul as tout conduit. »
Mais peu à peu, le Dieu-Providence est descendu au rôle que lui assignent les théodicées modernes : Dieu statisticien et sismologue, qui prévoit le crime sans arrêter le poignard, la catastrophe sans consolider le terrain croulant, Dieu inspecteur qui nous regarde émietter notre pain de seigle, souffler dans nos doigts et chausser nos souliers.
La nécessité d’un Régent suprême n’aurait pas déterminé l’homme à découvrir ou à inventer Dieu, suivant le mot de Voltaire, si l’homme n’avait été contraint, pour s’expliquer sa propre existence et celle des créatures, de procéder à la recherche de la paternité.
Cicéron, dans un de ses plus beaux élans oratoires, tire d’une caverne un homme qu’il y suppose enfermé de naissance. Quand cet homme, dit-il, verra le soleil et la puissance qu’il a de faire le jour, quand, la nuit venue, il contemplera les astres, il ploiera le genou, et il proclamera qu’il y a des dieux.
La splendeur de cette éloquence et l’orthodoxie pieuse de ce pluriel déguisent assez mal la pauvreté de la preuve. L’homme de la caverne, s’il avait été tiré de son ermitage natal, aurait probablement souffert pour acclimater son visage dans l’air libre et pour accommoder ses yeux à la lumière. Il ne se serait pas demandé qui avait créé la clarté plus qu’il ne s’était déjà demandé qui avait fabriqué les ténèbres.
Ce qui frappe le plus l’homme, dans l’universalité des choses, c’est l’être organisé, l’individu ; et pourtant l’être, l’individu sont un accident dans la nature. Ils sont le nœud à la ficelle. Notre besoin de symétrie engendre cette harmonie que nous voulons voir régner dans l’ensemble qui contient le spécial et le particulier. La matière qui est compacte n’est pas continue comme nous convie à le croire la faiblesse de notre courte vue. La voie lactée est un essaim de mondes séparés par de prodigieux espaces. La pierre comme la chair, la matière insensible comme la matière vivante, sont composées de systèmes cosmiques : les électrons tournant autour d’un centre. Quand nous brisons une barre d’acier, pourquoi les deux parties, à moins d’être refondues, restent-elles étrangères l’une à l’autre, quelque puisse être leur rapprochement ? Quel abîme s’est creusé entre les systèmes qui étaient dans la dépendance les uns des autres ?
Le système total lutte, pour parler au figuré, contre sa dissociation. Mais de tout corps, incessamment, s’éliminent des parcelles d’énergie qui, à la vitesse de la lumière, 200.000 kilomètres par seconde, fuient nous ne savons où. Tout corps inerte, tout corps vivant tendent à se dissocier, tendent à mourir. Les travaux d’un génie trop peu célèbre, M. Gustave Le Bon, nous ont initiés à la déperdition de la matière.
Tout dans le monde n’est que mouvement : le soleil qu’on enseignait jadis immobile, fuit à une vitesse vertigineuse, vers un point ignoré, il entraîne avec lui ses planètes. Un corps matériel n’est que l’agglomérat provisoire de particules organisées que leur cohésion retient dans l’esclavage, mais qui tendent à reprendre leur essor. Quelle loi respectent-elles en s’associant ? À quelle loi obéissent-elles en s’échappant ?
Einstein a ébranlé la statue de Newton. Ce sera sa gloire. Une pomme nous avait fait perdre le paradis terrestre, une pomme nous avait révélé le paradis céleste. Mais la loi de l’attraction a trouvé des sceptiques. Quelle serait cette force qui, constamment émise, immédiatement transmise pourrait agir à une pareille distance, d’un astre sur un autre et retenir le plus faible dans la sujétion du plus fort ? Il est bien probable que si la terre dégageait une force capable d’enchaîner la lune, nous aurions les pieds rivés à la surface de notre globe. L’avion ne pourrait s’élever.
Demandons-nous pourquoi autour d’un noyau tourne l’électron, comme l’a dit avec tant de justesse Madame Curie. C’est le secret de l’horloge. Nous rechercherons ensuite si, comme le veut un vers classique, l’horloge est l’œuvre d’un horloger.
Les problèmes de la philosophie s’agitent devant l’insouciance et l’indifférence des foules. Un seul fait exception. Le déiste et l’athée s’affrontent, les yeux chargés d’éclairs. Le premier inquiète la sécurité du second qui craint une liquidation pénible à la Bourse des châtiments et des récompenses. Le second scandalise le premier auquel il semble reprocher d’abjurer la raison ; il alarme le candidat aux palmes éternelles.
Dieu existe-t-il ? Ce qu’on peut dire de mieux c’est que l’homme ne doit pas être le terme de l’intelligence qui doit se continuer au delà de lui par des échelons et jusqu’à des cimes qu’il est impossible à notre mentalité d’imaginer.
Les philosophes connaissent l’homunculus mis en scène par un des leurs. C’est un lilliputien imaginaire, que son inventeur suppose dénué d’épaisseur mais doué d’intelligence. Supposons que ce microbe pensant vive et réside dans le sang d’un mammifère. Il pourra étudier et connaître le grand courant circulatoire qui sera son gulf-stream ; les parois des veines lui apparaîtront comme des voûtes célestes matérielles ; il se figurera qu’au delà de leur substance se continue un monde physiologique. Pourra-t-il jamais soupçonner qu’il est inclus dans un animal et qu’au delà de sa prison animée, il y a les champs, les villes et les constellations ?
Nous raisonnons trop, quand nous construisons l’univers, par amour et par dévotion pour la continuité. Si, comme Henri Poincaré en formulait un jour l’hypothèse, nous sommes, nous et les constellations que nous pouvons connaître, emprisonnés dans une bulle d’éther qui voyage, qu’en saurons-nous jamais ?
Nous ne connaissons même pas le mouvement absolu, nous ne connaissons que des mouvements relatifs, celui, par exemple, d’un train par rapport à un pilier supposé immobile, alors que ce pilier est entraîné par la translation terrestre. Nous connaissons le mouvement de la terre par rapport au soleil, mais le mouvement absolu de la terre, si le soleil se meut lui-même, malgré toutes les expériences et toutes les tentatives, rien n’a pu, rien ne peut le déceler.
Sans Dieu, plus de morale, disent les théoriciens de la vertu. Nous leur dirons au contraire que la morale s’abaisse, là où Dieu règne, et là surtout où un régime politique le fait gouverner. Si ce Dieu est réputé cruel, ses fanatiques s’empressent d’exercer des sévices en son nom. Ils se font les exécuteurs de son prétendu courroux. Si ce Dieu est supposé bénin, ses familiers le regardent avec complaisance. « Nous avons fait le mal, lui disent-ils, mais votre indulgence nous est acquise ; ne sommes-nous pas de vos amis ? »
On doit refuser, faute d’évidence, la qualité d’axiome à l’hypothèse « Dieu », et on peut, très honnêtement, n’attacher aucune importance au problème « Dieu ».
La Propriété, la Famille. — Les développements que comportent ces deux institutions trouveront leur place dans cet ouvrage sous les deux mots Famille et Propriété. Nous ne retenons ici l’un et l’autre de ces principes sociaux qu’à raison de leur prétendue nécessité. La propriété consacre le droit du plus fort : le conquérant ; il a pris, il garde. La famille consacre le droit du plus faible : l’enfant ; il est né, il doit vivre. La société est intéressée à la prospérité de ceux qui la composent, la développent et la défendent ; elle reconnaît et protège la propriété. La société est intéressée à la propagation de l’espèce ; trop égoïste pour élever l’enfant, elle le met en nourrice dans la famille ; elle le reprendra plus tard à son service.
La cité antique a sacrifié sans pitié l’intérêt particulier à l’intérêt général. La république romaine fut la plus intraitable conservatrice de la chose publique. Appuyée sur ses deux extrêmes : l’esclavage et l’aristocratie, elle unifiait sa puissance par la force qu’elle donnait à la cité et qu’elle prélevait sur le citoyen, par l’obéissance servile de l’homme libre à la loi. La loi, sans mansuétude mais sans caprice, se faisait couronner par les sénateurs et marchait entourée de licteurs. Le père avait sur ses enfants droit de vie et de mort ; l’épouse romaine n’avait pas d’obligation plus stricte que la fidélité, d’espoir plus grand ni plus consolant que la maternité. À l’époux procréateur insuffisant et convaincu d’insuffisance, se substituait légitimement un de ses proches. L’enfant, sous sa robe prétexte, appartenait au père, et, sous la toge virile, se devait à la république. Telle était la famille, dont le droit privé était dominé par le droit public dans l’intérêt du bien public.
Quant à la propriété, « Cuique Suum » : à chacun ce qui lui revient. Le créancier, dans les premiers âges de la loi, avait le droit de couper une livre de chair sur son débiteur insolvable ou récalcitrant. C’était la contrainte par corps la plus rudimentaire et la prestation en nature la plus vindicative à défaut de paiement.
L’équité, le droit individuel, le sacrifice au droit commun, c’est Rome tout entière, à son omnipotence attachée. L’antiquité est imaginative et non sentimentale. Le Christ a opéré une révolution en prêchant dans le monde l’amour du prochain.
Les civilisations qui se sont inspiré de la tradition hébraïque ont conçu la famille et la propriété comme étant de droit divin. La famille tire son origine en tant que principe social de la croyance au premier couple. C’est Dieu qui a fondé la famille. Dieu a créé l’homme et la femme et, les ayant délaissés à découvrir l’amour, leur a dit cependant : « Croissez et multipliez. » Dieu, de même, ayant formé Adam, lui a donné un corps, et n’a pas omis d’ajouter au principal l’accessoire. Les animaux ont été soumis au premier homme, et le premier homme s’est trouvé avoir le droit de jouissance, à une exception près, sur les arbres, les fruits, et, dans la mesure où il pouvait les atteindre, sur tous les biens de la création. L’homme fonde la notion de la propriété sur la certitude qu’il a un corps et que ce corps lui appartient. Il a étendu très loin les conséquences de cet axiome possessif, auquel les Sociétés ont apporté un tempérament par les besognes auxquelles elles nous condamnent, et les corvées auxquelles elles nous astreignent. Mais la propriété d’Adam sur le monde est devenu un héritage ; les descendants du lointain ancêtre ont tous droit à sa succession, et nul précepte divin, nul principe humain ne sauraient autoriser ou sanctionner le partage inéquitable que nous voyons réalisé sous nos yeux.
La femme s’imagine qu’elle est la victime des institutions et des législations construites par la main de l’homme. La victime, c’est l’enfant ; il naît spolié. On ne peut réfuter Rousseau ni l’idée maîtresse de son « Contrat social ». Confiné dans la hutte de la famille, pour reproduire un mot récent, prononcé à la tribune de la Chambre, l’enfant commence la vie, sans l’avoir voulu, et ne reçoit même pas le secours social qui compenserait, par un bon gratuit de subsistance et d’instruction, la part en nature qui ne lui a pas été réservée dans les richesses collectives du genre humain.
Quant à la famille, doit-on la considérer comme nécessaire ? Cette nécessité est-elle un axiome moral ou un axiome social ?
La Genèse ne s’est point demandé ce que le genre humain serait devenu si Adam et Ève, s’étant déplu, s’étaient tourné le dos, s’ils avaient pris des chemins divergents. Elle a tout au moins, compté sur cet instinct de sociabilité qui, dans les Édens récents comme dans les îles désertes, rapproche deux étrangers ou deux ennemis et les concilie contre le péril auquel les exposent l’indifférence ou l’inimitié de la nature. La Bible aurait été plus logique si elle avait fait surgir d’abord dans le monde la femme pour l’éclusage de la vie. L’ancien testament n’aurait pas été en peine d’expliquer la naissance de Caïn et d’Abel comme le nouveau testament celle de Jésus-Christ. Mais si l’homme avait été le succédané de la femme ou seulement son cadet, quelle atteinte au prestige du maître et à son autorité préétablie !
Coexistant et cohabitant, Adam et Ève furent un couple suffisant et nécessaire. Combien de couples pourraient en dire autant ? Le Code a réglé la procédure, ses publications et ses affiches comme si, dans une bourgade, eût existé un procès unique, qui eût occupé entièrement ses plaideurs, à la vue des tiers. Le Code a organisé le mariage pour des époux voués l’un à l’autre, occupés l’un par l’autre, et repoussant l’intervention des tiers ; qu’est devenue cette conception idéale ? L’agitation de la vie, les progrès du luxe et même ceux du chauffage ont fait disparaître le foyer. Deux conjoints n’ont, de nos jours, dans les grandes villes, plus de maison. Ils dépensent en travaillant, chacun de son côté, des efforts indépendants qui ne sont pas toujours parallèles ; une trinité sainte : le père, la mère et l’enfant, est remplacée par une trilogie profane : le mari, la femme et l’amant. La famille n’a plus l’évidence d’un axiome, elle se réduit au mensonge d’une fiction. La ruche doit modifier sa cellule qui s’effrite, et, qu’il s’agisse de la propriété ou de la famille, nous n’avons pas, comme le disaient les hommes de la « Constituante » « un monde à refaire », nous avons le monde à refaire.
Le Vrai, le Bien, le Beau. — Il y a, dans la mythologie, trois Grâces. Il y a, dans la philosophie, trois états de grâce : le vrai, le bien et le beau. La définition épinglée avec honneur dans les anthologies : « le beau est la splendeur du vrai » n’explique pas de quelle source lumineuse vient cette splendeur, et, ― la remarque en a été faite, ― on pourrait dire, avec non moins d’exactitude, que le beau est la splendeur du bien. Le bien, par lui-même, a déjà son éclat. Le vrai aussi, mais, comme la glace, un éclat sans chaleur.
Nous disons qu’une chose est vraie, quand nous croyons la connaître absolument, indépendamment de ses apparences.
Nous disons qu’une chose est vraie, quand nous la jugeons conforme à ses apparences.
Enfin, nous disons qu’une chose est vraie quand nous l’estimons conforme à une autre chose que nous réputons vraie. Voilà pourquoi nous disons qu’une nouvelle est vraie, qu’une peinture est vraie, qu’une parole est vraie.
Nous accordons la priorité à la vérité mathématique, car les objets qu’elle se propose n’ont ni forme, ni couleur, ni matière, et sont par suite dénués de ces apparences qu’il faut percer pour connaître l’objet en soi.
Un ouvrier dit à son camarade : « Tu ne viens donc pas déjeuner ? » Le camarade regarde à l’horloge de l’usine et dit : « C’est vrai, il est midi. »
Il se borne à vérifier l’affirmation de l’ami par l’indication de la montre. Les deux sont conformes, et l’expérimentateur considère que le cadran consulté lui donne vraiment l’heure.
Supposons que cette horloge avance : peu importe au travailleur, puisqu’elle règle, pour les ouvriers de l’usine, les heures du travail.
Et, quand même l’horloge serait exacte, il n’est pas vrai qu’il soit absolument midi, puisque l’heure de midi, acceptée par l’usage, est déterminée d’après le temps moyen, et se trouve en discordance avec l’heure astronomique. Et quand même l’heure du temps moyen et l’heure du temps astronomique concorderaient, il serait midi pour les êtres liés à notre système planétaire, non pour les autres, dont l’existence est probable, mais qui vivent sous un autre régime que notre régime solaire.
C’est en ce sens, nous l’avons dit, que la vérité est relative. Nous n’avons besoin d’elle que dans la mesure où elle répond à un problème posé, et nous ne pouvons la pénétrer que dans la mesure où nos moyens nous permettent de la dégager des apparences qui répondent à la perception de l’objet par nos sens.
La vérité est comme une perle que pèle un praticien pour le compte d’un joaillier. Car on peut peler les perles, les dépouiller de leurs tuniques superposées. On le tente notamment lorsque un léger point noir déprécie le précieux fruit, lorsqu’on peut espérer que la tache est superficielle et que la perle gagnera en valeur, par son pur orient, ce qu’elle perdra en volume.
Nous nous arrêtons de peler quand le point noir a disparu et quand la certitude acquise nous suffit pour la solution cherchée. Si nous pelons plus avant, la perle s’évanouira sans que son âme nous apparaisse.
Toute vérité est donc contingente et nous ne pouvons nous flatter d’atteindre la vérité absolue, si elle existe indépendamment de tout. Que serait le mouvement en dehors du chemin parcouru, des points morts ou des points mobiles dépassés ?
Il est vrai que le soleil se couche dans la mer. C’est-à-dire que tous les témoins qui, sur la côte, assistent à son déclin auront cette impression.
Il n’est pas vrai que le soleil se couche dans la mer. C’est-à-dire que nous traduisons mal une apparence réelle, en nous fiant à nos seuls yeux.
L’idée de bien implique une idée de sacrifice. Le bien consiste dans le sacrifice d’un intérêt personnel pour respecter le droit d’autrui ou pour le rétablir.
Donner vingt francs à un aveugle nécessiteux est bien. Car son infirmité attribue à ce pauvre hère le droit d’être secouru.
Donner vingt francs à un ivrogne qui veut boire n’est pas bien. Car cet homme qui cultive son vice n’a pas le droit de dilapider ce que le bienfaiteur retranche de sa dépense.
Il ne faut pas confondre l’idée de bien avec l’idée de correction ou de rectitude à moins que ces qualités ne supposent l’effort accompli, le défaut dominé, le prélèvement sur la ressource, le sacrifice du repos, du bien-être ou de l’inertie.
L’idée de beau implique l’idée de retranchement ou de sacrifice. Lorsque, pour composer un tout, les parties intégrantes sont sacrifiées ou se sacrifient, sont modérées ou se modèrent, dans une juste subordination des unes aux autres, pour donner à l’ensemble toute sa valeur utile, avec la plus grande rapidité d’achèvement et la plus grande simplicité de moyens, l’œuvre est belle.
Le Panthéon est beau parce que ses assises et ses étages sont proportionnés au poids à supporter, parce que sa colonnade supprime, pour la rapidité avec laquelle le monument s’élance, des soutiens intermédiaires, et parce que les tranches superposées de l’édifice, au lieu de se développer pour elles-mêmes, dans toute l’ampleur qu’elles pourraient isolément recevoir se rapportent à l’œuvre qu’il s’agit de réaliser, s’astreignent et se restreignent à son service.
Le « Qu’il mourût », de Corneille, est beau, parce que, supprimant toute timidité de recherche, toute hésitation de courage, tout échelonnement de discussion, il va droit à la solution sublime qui contient l’héroïsme cumulé du père et du fils.
L’homme admet le vrai, approuve le bien, admire le beau.
Le vrai, le beau, le bien, trois relativités, trois contingences, les trois galons de l’idéal. ― Paul Morel.