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Encyclopédie anarchiste/Bêtise - Bien

La bibliothèque libre.
Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Librairie internationale (tome 1p. 232-243).


BÊTISE. n. f. « L’éternelle, universelle, indestructible et omnipotente bêtise » (Maupassant), est la reine du monde. Elle règne sur les individus en maîtresse absolue. Elle les dirige, elle en fait ce qu’elle veut. Le troupeau amorphe et veule guidé par la bêtise offre un spectacle lamentable. Ces gens là font leur malheur eux mêmes et rien ne peut les décider à vaincre leur torpeur, à réfléchir, à s’instruire. Le moindre effort leur coûte. Encroûtés dans leurs routines, ils piétinent sur place. Ils sont bêtes, bêtes à pleurer. Qu’ont-ils dans le cerveau ? Rien. Dans le cœur ? Pas grand-chose. Tout chez eux se passe dans le ventre et le bas-ventre. Et encore ! ils ne savent même pas jouir. Dans l’humanité, les hommes intelligents sont rares. Ils sont aux prises avec la bêtise qui les traque, les poursuit sournoisement. La bêtise est le fruit de la lâcheté. Ceux qui n’ont aucun courage, ont celui de nuire et comme ils sont bêtes immensément, il faut s’attendre à tout de leur part.

Il y a la bêtise isolée et la bêtise associée. Elle se valent. Elles sont aussi nuisibles. Il y a la bêtise du politicien, de l’homme d’affaires, du mercanti, du juge, de l’avocat, du guerrier, du prêtre, du médecin, du pédagogue, de tant d’autres ; bêtise madrée, doublée de roublardise, de combinaisons, car la bêtise calcule, elle a son espèce d’intelligence obscure, d’instinct, qui la pousse à agir au moment voulu, à frapper au bon endroit, à profiter des circonstances. C’est la bêtise pratique, la plus dangereuse de toutes les bêtises, organisées et inorganisées. ― La bêtise béate qui plastronne, s’extasie sur elle-même, se mire et s’admire, se félicite de ses succès, se complaît dans ses tribulations, la bêtise satisfaite de ses petits gestes, de son incohérence, de sa suffisance, la bêtise puante des pédants, des cuistres, des vaniteux et des sots, cette bêtise est intolérable. Elle a cependant son côté comique : ceci compense cela. ― Il y a la bêtise parée d’un vernis de science, la bêtise doctorale qui essaie d’en imposer par ses titres et ses chamarrures, la bêtise en uniforme, gradée, galonnée, décorée. Vous la voyez s’étaler, se prélasser au premier rang, parader, s’exhiber, discourir, rabâcher des âneries, protester, la main sur le cœur, et avec des trémolos dans la voix, de son patriotisme et de l’amour du peuple, distribuer des récompenses et des punitions, se bourrer le crâne, en bourrant celui des autres, ― imbéciles qui applaudissent d’autres imbéciles. La bêtise qui administre, qui détient une parcelle d’autorité, un bout de ruban, la bêtise pontifiante, est propre aux aristocraties comme aux démocraties.

À des individus, pris isolément, on peut, avec beaucoup de mal, faire entendre raison ; dès qu’ils font partie d’une foule, leur bêtise est centuplée. Il n’y a rien à faire. La bêtise en nombre diffère de la bêtise individuelle. Agrégées, amalgamées, soudées, les petites bêtises individuelles composent une masse inerte contre laquelle l’intelligence, la raison et le bon sens viennent se briser. ― La bêtise du troupeau qui subit le fouet, le knout, le bagne et le reste, courbe l’échine devant la force, se résigne, encaisse les coups, reçoit les horions sans broncher, se laisse conduire à la boucherie, voler et dépouiller, malmener, mystifier, cette bêtise qui se bat… pour les autres, paye l’impôt en remerciant, obéit aveuglément à la loi et à l’autorité, s’agenouille devant le veau d’or, subit toutes les humiliations, toutes les vexations, boit, mange, digère, se vautre, vote, prend un fusil, va où on la mène, applaudit ce qui brille, ce qui miroite, tous les reniements, tous les cabotinismes, insulte l’homme qu’elle encensait la veille, encense celui qu’elle insultait, se lève contre celui qui est propre, viril, humain, cette bêtise est le pire des maux dont souffre l’humanité.

Chaque classe, chaque fonction, chaque métier constitue un réservoir d’où s’écoule la bêtise multiforme. Nous la trouvons partout où des hommes sont réunis, dans tous les milieux, dans tous les groupes. Elle plane sur les assemblées, parlementaires ou non. Elle s’adapte à toutes les tailles, à toutes les situations. On ne sait jusqu’où la bêtise peut mener un peuple ou un individu. La bêtise s’entête dans ses erreurs. Aujourd’hui, la bêtise est à son comble. Quand on ouvre un journal, on le referme avec dégoût. Ce qu’on y lit donne la nausée.

On accouple parfois les mots bon et bête. Attention ! Il s’agit ici d’une autre bêtise. Il ne s’agit point de la bêtise légale, traditionnelle. C’est plutôt une bêtise illégale, non tolérée, à l’index. La bêtise de l’homme bon, désintéressé, qui se donne sans arrière pensée, que ses amis exploitent, que ses ennemis calomnient, cette bêtise ne court pas les rues ; elle n’est point comparable à la bêtise méchante dont l’unique idéal est de nuire. Certes, il est bête en un certain sens, l’homme victime de sa générosité, de sa noblesse de cœur et d’esprit. On ne lui sait aucun gré de son dévouement. Comme il n’exploite personne, on le prend en pitié. Quel imbécile ! pensent les arrivistes. L’homme bon est incorrigible. Il sera bon jusqu’à sa mort. Il ne profite guère de son expérience. Dans ce cas, bêtise est synonyme de faiblesse. Trop d’indulgence confine à la bêtise, avouons-le. On ne peut pardonner à ceux qui, sciemment, passent leur temps à vous salir. Comment tendre la main à l’homme qui n’a qu’une pensée : vous assassiner ? Comment ne pas considérer sans méfiance, celui qui commet toujours les mêmes sottises, ment sans cesse, promet ceci, cela, et ne s’exécute jamais ? On finit par se lasser. C’est faire preuve de bêtise que de continuer à fréquenter l’individu qui ne vous a fait que des crasses. Il importe de l’éloigner. Trop de bonté sert les dessein de la méchanceté. Soyons bons sans êtres bêtes. Ne rendons pas service au premier venu. Cessons d’être poires avec ceux qui nous trahissent. Défendons-nous. Cependant, il est préférable d’être bête à force d’être bon que bête à force d’être méchant. ― La bêtise faite de bonté est rare. C’est une exception. La bêtise méchante est la règle. L’homme méchant est toujours bête, si l’homme bête n’est pas toujours méchant. La façon d’agir de certains individus prouve qu’ils sont des sots. S’ils étaient intelligents, ils n’agiraient pas de la sorte ; ils ne cherchent qu’à se rendre insupportables à tout le monde, qu’à se faire détester. Quand l’homme bête ne se contente pas d’être bête, quand il est méchant par surcroît, c’est un monstre, capable de tout. Voyez tous ceux qui représentent l’autorité : flics, juges, ministres, etc… ils ne font que des bêtises. En les additionnant, on aurait une pyramide plus haute que l’Himalaya ! Si la bonté s’allie parfois à la bêtise, l’atténuant en quelque sorte, la méchanceté ne la quitte pas. Elle se greffe sur elle et l’accentue. Sans doute, il est des gens intelligents, ou qui passent pour l’être, dont la méchanceté ne fait aucun doute. Mais en général, bête et méchant sont deux vocables jumeaux. La méchanceté unie à la bêtise engendre l’iniquité. Les gens méchants exagèrent, ils ont perdu tout sens commun, toute mesure. Ils ne savent ce qu’ils font, Ils manquent de tact. Ils sont bêtes, parce qu’ils créent de la douleur inutilement, parce qu’ils font leur malheur en même temps que celui des autres. Il y a des chances pour que les criminels de toute nature se recrutent parmi les imbéciles. Le soudard galonné ― depuis le général jusqu’au vulgaire sous-off, ― est le prototype de l’imbécile méchant. La bêtise qui commande et la bêtise qui obéit, aussi méchantes l’une que l’autre, sont faites de la même insincérité, de la même impuissance, du même néant.

On dit souvent d’un personnage plus ou moins nuisible « Il est plus bête que méchant ». Il est évident que de pauvres types font beaucoup de mal par leur bêtise. Au sein de la masse amorphe il y a beaucoup de simples d’esprit (en latin : imbecilis) qui, par leur façon de déraisonner, entravent tout progrès. Ils ont dans la bouche des sophismes de ce genre : « On ne peut pas vivre sans autorité… Il y aura toujours des guerres… Il faut bien qu’on se défende, puisqu’on a été attaqué… Qu’est-ce qui ferait les routes, si on refusait de payer les impôts ?… Sans police, les malfaiteurs feraient la loi… Etc…, etc… » La bêtise d’en haut correspond à celle d’en bas : « Il faut des riches pour faire vivre les pauvres… On ne peut se passer d’argent… La patrie est sacrée… On doit obéir aux lois de son pays… suivre la tradition de ses pères… La morale et la religion sont les bases de la société », et autres lieux communs aussi sensés. Décidément, la bêtise seule peut donner le sentiment de l’infini, comme disait Renan.

Les imbéciles répètent machinalement ce qu’on leur a dit. Dépourvus d’esprit critique, il sont incapables de discerner le vrai du faux. Leurs conversations, toujours les mêmes, sont idiotes. Ils parlent de la pluie et du beau temps, emploient les mêmes mots, les mêmes formules. Leurs gestes monotones sont aussi plats que leur paroles. Ils sont stupides. Que voulez-vous faire avec une majorité de crétins ? Impossible de réformer la société, avec des individus incapables de se réformer eux-mêmes, de joindre ensemble deux idées, de réfléchir tant soit peu. On leur fait croire que des vessies sont des lanternes. La masse moutonnière fréquente les temples et les mairies, se plie aux caprices de l’administration et se plaint timidement, pour la forme. Ces esclaves ont les maîtres qu’ils méritent. Bêtise collective et individuelle, bêtise des dirigeants et des dirigés, des savants et des ignorants, des riches et des pauvres, du peuple et des bourgeois, il y a tant de bêtise dans l’humanité qu’on en reste confondu. De voir tant de gens qui ne savent ce qu’ils disent, qui ont perdu tout sentiment du juste et de l’injuste, toute loyauté, tout courage, tout héroïsme, aveuglés par leurs passions, leurs préjugés, leur fanatisme et leur sectarisme, on est atterré. C’est quelque chose d’épouvantable. On ne peut surmonter son dégoût. Cette bêtise, que des siècles d’esclavage ont forgée, est aussi solide que le granit, et, comme l’univers, elle est sans bornes.

Que pouvons-nous contre elle ? Espérons cependant ― contre toute espérance ― qu’un jour viendra où elle disparaîtra de l’humanité. Ce sera long, très long, et ce ne sont pas les petits-fils de nos petits-fils qui verront la bêtise vaincue, terrassée par l’intelligence et l’amour. ― Gérard de Lacaze-Duthiers.


BIAISER. v. n. Le verbe biaiser qui signifie au sens propre : aller de biais, être de biais, est surtout employé au sens figuré : user de moyens indirects, détournés. Exemple : les Gouvernements sont habiles dans l’art de biaiser, lorsqu’ils veulent imposer des impôts nouveaux à la nation ; ils savent user de tous les moyens de persuasion, faire appel aux considérations les plus imprévues et, sous couvert de patriotisme et d’intérêt général, vider le porte-monnaie de leurs contribuables.


BIBLE (La). Formation du canon biblique. Antiquité de la Bible. Emprunts aux livres sacrés des peuples voisins des Israélites. Le Nouveau Testament. Les influences païennes et le christianisme.

On désigne sous le nom de Bible (du grec : Biblos, Biblion, livre) la collection des livres sacrés dont se servent les juifs et les chrétiens des différentes dénominations. Cette collection se compose de l’Ancien Testament, qui est le livre sacré des israélites et du Nouveau Testament, que les chrétiens considèrent comme le complément de l’Ancien. Ces termes, Ancien Testament et Nouveau Testament sont les traductions de source latine d’expressions employées par le grand propagandiste et vrai fondateur du christianisme, Saul de Tarse, connu sous le nom de Saint Paul, dans le 2e épître aux Corinthiens é palaia diathéke (l’ancienne alliance), ékainé diathéke (la nouvelle alliance) et qui lui servirent à distinguer la doctrine de celui qui, d’après Saint Paul, accomplissait les prophéties juives, de celle enseignée par les livres mosaïques.

Selon qu’il est catholique ou protestant, le canon (du grec kanôn règle) de l’Ancien Testament, comprend plus ou moins de livres. L’Ancien Testament se compose de livres écrits en hébreu (proto-canoniques) et de livres rédigés en grec (deutéro-canoniques). Les israélites et les protestants rejettent ces derniers qu’ils appellent apocryphes. (Ce sont les livres de Tobie, Judith, la Sagesse de Salomon, l’Ecclésiaste, Baruch, une épître de Jérémie, deux livres de Machabées, le cantique des trois jeunes Hébreux, l’histoire de Suzanne, l’histoire de Bel et du Dragon, et le livre d’Esther, à partir du chapitre 10). Les exégètes catholiques affirment que, bien que ces livres aient été rejetés du canon israélite, la tradition des juifs les faisait admettre comme sacrés et que pour l’usage public elle les plaçait à côté des livres canoniques.

L’Ancien Testament ou Bible hébraïque comprend trois parties : 1o la Thora (c’est-à-dire la loi) qu’on appelle aussi le Pentateuque (d’un mot grec qui signifie le volume des cinq livres), c’est la seule partie qu’admettaient comme canonique les Samaritains ; 2o les Prophètes (Nabim) : Josué, les Juges, Samuel I et II, les Rois I et II, Esaïe, Jérémie, Ezechiel, Osée, Joël, Amos, Abdias, Jonas, Michée, Nahum, Habakuk, Sophonie, Aggée, Zacharie, Malachie ; 3o Les Hagiographes (écrivains sacrés, Ketoubim) : les Psaumes, les Proverbes, Job, le Cantique des Cantiques, Ruth, les Lamentations de Jérémie, l’Ecclésiaste, Esther, Daniel, Esdras, Néhémie, Chronique I et II.

Le point de vue orthodoxe difficilement soutenable après les travaux de la critique moderne, c’est que la Bible est une merveilleuse manifestation d’unité religieuse, sinon dictée par Dieu lui-même, tout au moins inspirée par son esprit. Dans le livre de l’Exode (le second de la Thora) il est dit, que sur la montagne du Sinaï, le Seigneur remit à Moïse « les deux tables du témoignage écrites du doigt de Dieu » (Exode XXXI, 18).

Les fouilles entreprises en Syrie depuis que l’accès en ce pays est devenu plus facile, et avec les moyens d’investigation scientifiques dont on dispose actuellement, ont permis de se rendre compte que les mythes bibliques décelaient une parenté étroite avec ceux qui avaient cours chez les Assyriens, particulièrement les Babyloniens (et autres habitants de l’Asie antérieure), parmi lesquels la partie la plus notable et la plus intellectuelle des Israélites subit un long exil.

La cosmogonie de l’Ancien Testament, la création telle que la Genèse l’expose ont leurs correspondants dans les récits assyriens. Le parallélisme se poursuit même parfois jusque dans les moindres détails. Le récit biblique remarque à plusieurs reprises que « Dieu vit que sa création était bonne », Or, dans le texte cunéiforme, le créateur affirme qu’il a « bien fait » les stations des grands dieux (les étoiles). Dans un autre document assyrien, le sabbat est appelé « le jour du repos du cœur » ; il est interdit de travailler ce jour-là, en particulier d’allumer le feu pour cuire la viande, et de prendre des remèdes en cas de maladie, Un juif, un pharisien, rigide observateur de la loi, n’aurait point parlé autrement.

Les prescriptions légales, dites mosaïques, présentent des analogies frappantes avec le code d’Hammourabi, roi babylonien du xviiie siècle avant l’ère chrétienne.

Dans les écrits antérieurs au livre de Daniel, c’est-à-dire rédigés avant le iie siècle qui a précédé l’ère chrétienne, il n’existe aucune idée d’immortalité de l’âme, aucune idée autre que la croyance au Schéol, à « la fosse creusée dans les profondeurs de la terre, séjour des ténèbres, du froid, du silence, de l’oubli, du sommeil, de l’ignorance, de l’inactivité physique, intellectuelle et morale, où languissent dans une durée indéterminée les ombres des corps, dont les âmes sont retournées à l’Éternel, qui les avait données, et qui les a reprises, car elles ne sont que son souffle ». En fait, le Schéol n’est point une représentation de la vie à venir : c’est plutôt l’expression mûrement pesée de la mort qui anéantit tout et qui ne laisse après elle aucune espérance. L’inscription du phénicien Echmunazar datant du iiie siècle avant l’ère chrétienne, découverte dans l’antique nécropole de Sidon (on la trouve au Louvre), confirme cette opinion, puisque le prince au nom duquel elle est rédigée, se représente le monde à venir comme une chambre de repos, une couche où les ombres végètent et s’endorment de l’éternel sommeil. Quant aux inscriptions assyriennes, qui nous offrent les mêmes idées, elles s’accordent avec l’Ancien Testament pour déclarer que le « Schéol » est le séjour d’où l’on ne revient pas. (Psaumes CXV, 17 ; LXXXVIII, 11. Isaïe XXXVIII, 18).

Toutes les légendes de la Bible font partie, sous une forme ou une autre, du folklore primitif. Elles ont pour objet de rappeler à l’homme qu’il est sous la dépendance de Dieu, des dieux ou du surnaturel, et que s’il désobéit c’est malheur à lui. Partout on retrouve la légende du déluge avec ce thème initial : destruction d’un groupement d’hommes par les eaux à l’exception d’une seule famille destinée à la reconstitution du genre humain. Il y a des variantes ; parfois même comme dans la légende de la ville d’Ys, il ne s’agit plus que d’une cité et non de l’humanité ou d’une région. Les mythes d’Adam, d’Ève, de Satan, de Noé, d’Abraham, de Moïse, de Salomon, ont des parallèles dans l’Amérique du Nord, chez les fino-ougriens, les turco-mongols, bien ailleurs. Ces découvertes et un examen serré des textes ont permis aux critiques de situer la composition des livres bibliques au retour de la « Captivité », à l’époque d’Esdras (nom d’un homme ou d’un groupe qui entreprit de ressusciter le judaïsme dans ce qu’il y avait de plus nationaliste en lui : la religion).

La rédaction de la Thora ne remonterait donc pas au-delà du ive siècle pour les livres légendaires et historiques ; de la fin du ive et pendant le cours du iiie pour la plupart des livres prophétiques ; du iie et du ier siècle pour les Psaumes, le livre de Daniel, et les Hagiographes en général.

On est parvenu à distinguer jusqu’à quatre influences ou apports dans la rédaction du Pentateuque, qui détruisent absolument l’idée de l’unité de conception de la Thora : l’influence élohiste, l’influence jahviste, le deutéronome, le code sacerdotal. Qu’on lise le récit de la création tel que le raconte le début de la Genèse jusqu’au 2e chapitre et le nouveau récit qui commence au 4e verset de ce même chapitre, on se rendra facilement compte qu’on se trouve en présence de deux compilations qui ont peu de ressemblance. À l’une de ces compilations on donne le nom d’élohiste, parce que la divinité y est appelée Elohim, à l’autre, le nom de jéhoviste ou jahviste parce qu’on y dénomme l’entité divine Jéhovah ou plus littéralement Iahveh. Une autre preuve de la rédaction relativement moderne des livres de la Bible c’est que ceux qui les ont écrits semblent n’avoir jamais entendu parler du rôle joué par certains peuples à l’époque où se déroulaient les événements qu’ils décrivent. C’est ainsi qu’ils ignorent l’empire des héthéens (situé au nord de la Palestine) qui existait au temps des invasions égyptiennes ou assyriennes ; ou bien ils attribuent à un seul homme l’œuvre de plusieurs générations, telle la migration dirigée par Abraham. Il semble donc que les Noé, les Abraham (xxe siècle avant J.-C. selon la tradition) les Jacob, les Moïse (XVIe siècle idem) les Josué, sont des héros aussi mythiques que les Samson, l’hercule juif, ou les Samuel. Les sultans David, Salomon et leur histoire semblent avoir été annexés au judaïsme bon gré, mal gré ; avant eux, c’est la nuit noire ou à peu près. Non seulement les récits bibliques pour ce qui concerne le prétendu séjour en Égypte des Israélites, et leur sortie de ce pays, fourmillent d’invraisemblances et d’impossibilités matérielles, géographiques, historiques, mais encore parmi les monuments égyptiens aucun ne mentionne l’épisode israélite. Qu’une horde de pillards et de nomades pasteurs soit apparue quinze ou dix-huit cents ans avant l’ère chrétienne sur les plateaux de la Syrie méridionale, traînant à leur suite leurs troupeaux et leurs femmes ; que, les armes à la main, après avoir parcouru le désert à la recherche d’un puits, d’une fontaine, d’un silo, ils aient fini par s’établir, féroces et exterminant les tribus déjà installées, impuissantes à les repousser, ― cela se peut ; qu’aient persisté des souvenirs se rattachant à une délivrance de l’autorité égyptienne, à un certain Moïse, et à d’autres noms, on peut l’admettre ; mais tout le reste est imagination, création intellectuelle de la classe sacerdotale pour façonner la mentalité judaïque selon ses intérêts et son patriotisme.

Sous le règne de Ptolémée, roi grec d’Égypte, le nombre des Juifs habitant son royaume et principalement Alexandrie était considérable. Or, ils ne parlaient plus l’hébreu. Ce fut pour eux que vers la moitié du iiie siècle, on commença à traduire en grec les livres du canon d’Esdras, en commençant par la Thora. C’est cette version grecque qu’on appelle la version des Septante (parce que selon la tradition, 72 traducteurs s’en seraient occupés) ou d’Alexandrie, composée par des savants juifs établis en Égypte et très probablement achevée en l’an 150 avant l’ère chrétienne.

C’est de cette version que les chrétiens des premiers siècles se servirent lorsqu’ils traduisirent la Bible en latin ; la meilleure de ces traductions latines est connue sous le nom de la Vetus Itala, mais elle était remplie d’imperfections. Un des Pères de l’Église les plus remarquables, Jérôme, s’étant adonné à l’étude du chaldéen et de l’hébreu, qu’il apprit à Jérusalem même par les soins d’un rabbin nommé Barhanina, qui l’enseignait la nuit par crainte de ses compatriotes ― il prit la résolution de traduire la Bible directement sur les textes originaux : ce travail lui demanda vingt ans, de 385 à 405. Maints catholiques, dont Saint Augustin, en voulurent à Jérôme d’avoir osé traduire autrement que l’avaient fait les Septante. Finalement, sous le nom de Vulgate, la version de Jérôme a fini par s’implanter comme texte officiel de l’église catholique romaine. Pour être complet, il convient d’ajouter que c’est sur la Vulgate qu’ont été faites les premières traductions en langue vulgaire de la Bible : les versions françaises protestantes de Lefèvre d’Etaples et de Pierre Robert Olivetan, un picard parent de Calvin, la version allemande de Martin Luther, les versions anglaises de John Wyclif et de Tyndal. La version catholique française de Lemaistre de Sacy est de même origine.

Il existe un certain nombre de livres apocryphes qui ne figurent pas dans le canon de l’Ancien Testament, qui sont d’auteurs inconnus et que l’église romaine a rejetés, tels sont la prière de Manassé, le 4e livre d’Esdras, le psaume 151 (on les trouve dans la version des Septante) ― un discours de la femme de Job, les psaumes d’Adam et d’Ève, l’Évangile d’Ève, l’ascension et l’assomption de Moïse, la petite Genèse, le Testament des Douze Patriarches. D’autres livres ont été perdus, comme le livre d’Hénoch, les 3.000 Paraboles, les 1.005 cantiques et l’Histoire Naturelle du roi Salomon.

Dans l’église orthodoxe grecque, c’est la version des Septante qui constitue le texte officiel.

Pour le Nouveau Testament, le canon définitif ne fut fixé qu’après de longues discussions et chicanes, au Concile d’Hippone, en 393, et encore fût-ce grâce aux efforts de Saint Augustin. Il se divise également en livres proto-canoniques, ce sont ceux acceptés sans difficultés : les quatre Évangiles, les Actes des Apôtres, les 13 épîtres attribuées à Saint Paul. Les autres, c’est-à-dire les deutero-canoniques, ne furent admis qu’après de longues hésitations : les épîtres de Jude, de Pierre, de Jean, l’Apocalypse et l’épître aux Hébreux. Les chrétiens occidentaux tenaient pour l’Apocalypse, les orientaux n’en voulaient pas ; les orientaux tenaient pour l’épître aux Hébreux, les occidentaux ne voulaient pas en entendre parler. Toutes ces contestations montrent que loin d’avoir été déterminé à l’unanimité des membres du Concile « sous l’inspiration directe du Saint-Esprit » comme l’affirment les prêtres, pasteurs et popes orthodoxes des églises catholiques, protestantes et grecques, le canon du Nouveau Testament, le fondement de leur religion, a été le résultat d’un jugement humain hésitant et hasardeux.

Le choix fut tellement arbitraire qu’on a peine à comprendre le rejet de livres vénérés par les chrétiens primitifs, comme le Pasteur d’Hermas, l’Évangile des Hébreux, l’épître de Barnabé, l’épître de Clément Romain qui avaient longtemps figuré dans la collection des livres dont les premiers siècles chrétiens faisaient leur lecture.

Depuis quelques années, on se demande si c’est réellement dans la Bible hébraïque qu’il faut chercher l’origine des doctrines dont le livre sacré des chrétiens se fait l’interprète. Au lieu de considérer le Nouveau Testament comme l’héritier de la foi et l’accomplissement des espérances du peuple juif, on tend de plus en plus à le regarder comme un trait d’union entre les idées religieuses du monde païen et le sombre et étroit monothéisme sémitique. Il est évident que l’évangile attribué à Saint Jean est fortement empreint d’hellénisme, de notions platoniciennes. Mais les épîtres de Paul de Tarse montrent de singuliers rappels des pratiques, des mystères orphistes ou égyptiens. Ainsi, le baptême pour les morts dont il est question dans la première épître aux Corinthiens (XV, 29) fait souvenir de cette prescription orphiste, que pour éviter à ses proches décédés le péril des naissances successives, on pouvait faire accomplir à leur intention le rite de libération. Le même Saint Paul considère le christianisme comme une association fermée, une fraternité close, un « mystère » avec ses degrés et à certains moments la similitude avec les mystères païens est presque absolue.

De même qu’on pouvait appeler le fidèle de l’Attis phrygien un « Attis », le myste égyptien un « Osiris », dans l’épître aux Galathes (II, 20), Paul déclare : « Ce n’est plus moi qui vis, c’est Christ qui vit en moi », dans la 2e épitre aux Corinthiens, au chapitre V, l’apôtre parle de « la vie de Jésus manifestée en nous, en notre chair mortelle ». Au chapitre V (17), il ne craint point de proclamer que « si quelqu’un est en Christ, il est une nouvelle créature. Toujours dans cette même épître, il reconnaît avoir entendu des paroles ineffables, qu’Il n’est pas permis à un homme de répéter » (XII, 4).

Un professeur de littérature grecque à l’Université de Varsovie, Thadée Zielinski, qu’on considère comme l’un des meilleurs hellénistes de notre époque, est d’opinion que c’est la religion antique, la religion des habitants des pays qu’engloba l’empire romain, qui est le véritable Ancien Testament, l’ancêtre du christianisme et surtout du catholicisme.

Le culte des héros ― Corinthos à Corinthe, Cécrops à cesseur celui que les grecs rendaient à Alcmène, l’épouse d’Amphytrion, que Zeus visita pour lui donner Héraclès (Hercule) ― le Sauveur grec. Toutes les déesses-mères, toutes les déesses-vierges de l’Olympe préparèrent le monde romain à recevoir l’idée de la naissance miraculeuse du Christ telle qu’elle est décrite par les Évangiles et à accepter plus tard la Mariolâtrie.

Le culte des héros : Corinthos à Corinthe, Cécrops à Athènes, Romulus à Rome ― a préparé le culte des saints locaux : Saint-Denis pour Paris, Saint-Léopold pour Vienne, Saint-Stanislas pour Cracovie, Saint-Janvier pour Naples, etc. Or, le judaïsme ne connaissait pas de culte d’Abraham, de Moïse, de David.

Il est juste de faire remarquer que le culte des saints et les dogmes concernant Marie ― ainsi que plusieurs autres ― ne se rencontrent pas dans le Nouveau Testament.

Les sentiments des athéniens à l’égard de l’Athena-Polias de l’Acropole ne différaient en rien de ceux des catholiques éclairés à l’égard de la vierge de Lourdes ; par exemple : ils n’identifiaient nullement l’idole vénérable avec Minerve elle-même, qu’ils croyaient, du haut de l’Olympe, veiller sur le sort de sa cité bien-aimée. Il y avait des fétichistes avérés chez les grecs et les romains, comme il y en a au fond des Calabres ou de l’Andalousie, des campagnards qui mettent en pièces leur Ecce Homo quand leurs prières demeurent sans réponse.

Enfin, il y avait des Apocalypses païennes. L’antiquité a connu les terreurs de l’attente de la fin du monde, elle a attendu avec angoisse un Messie (ou Oint, Christos en grec, Mashiah en hébreu). Cassandre l’infortunée fille du roi Priam avait prédit la catastrophe suprême et l’avait située à mille ans après la prise de Troie. Des calculs avaient fixé cette date d’abord à l’an 184, puis à 84 avant l’ère chrétienne. Rome connut des heures de panique et jusqu’à ce qu’Auguste se fut donné pour le Sauveur annoncé (en l’an 17), la république, puis l’empire, subirent de violentes commotions. Le monde païen était préparé pour l’annonce de la venue d’un Sauveur. ― E. Armand.

BIBLIOGRAPHIE : Eichhorn : Einleitung ins alt Testament. Garretson : The Talmudic Jésus. Halévy (Joseph) : Recherches Bibliques. Harnack : Précis de l’histoire des Dogmes. Havet : Le Christianisme et ses Origines. Kroll (Ludwig) : Primitive Christianity. Ledrain : La Bible. Loisy : Études Bibliques. Quinn (John W.) : The Bible Unveiled. Renan : Histoire d’Israël. Reuss : L’Histoire Sainte et la Loi. Smith : Assyrian Discoveries. Smith and Muller : Dictionary of the Bible. Vernes (Maurice) : Résultats des Exégèses Bibliques, etc. Van Gennep : Formation des Légendes. Zielinski : La Sibylle.

Bible (La valeur historique de la). Un écrivain a dit : « La Bible est le livre dont on parle le plus et qu’on lit le moins. » Cet aphorisme n’est pas toujours exact, car chez beaucoup de sectaires ce livre est le seul qu’ils lisent ; dans les pays anglo-saxons la Bible est presque le seul ouvrage qu’on permette aux jeunes gens de lire le dimanche et les jeunes Anglais lisent souvent un chapitre comme soporifique avant de s’endormir. Les vieux huguenots croyaient qu’il était indispensable de lire chaque jour un ou deux chapitres des Saintes Écritures ; pourtant on n’exécutait pas toujours bien régulièrement cette obligation. Cela me rappelle une anecdote caractéristique :

Dans une visite pastorale un nouveau ministre demande à une vieille si elle lisait bien régulièrement les Saintes Écritures. « Tous les jours M. le pasteur. » « Mais je ne vois pas la Bible chez vous », La bonne femme dit alors à son petit-fils d’aller chercher le gros livre dans la garde robe. Le petit garçon revient triomphalement, apportant la grande Bible de famille. Quand la femme eut ouvert le volume qu’elle prétendait lire tous les jours, elle s’écria involontairement, en découvrant ses lunettes entre les pages du volume : « Ah ! que je suis contente, voilà les lunettes que je croyais perdues depuis trois mois ! »

Les historiographes russes racontent un fait de ce genre qui se serait passé en Ukraine : Le tzar Alexandre Ier, dans un de ses voyages, entra dans la maison d’un pope qui était en train de cultiver son jardin. Pendant qu’on allait chercher l’ecclésiastique, l’Empereur feuilleta une belle Bible qui se trouvait dans la chambre, il glissa entre les feuilles un billet de cent roubles et referma le volume. En prenant congé du prêtre, il lui conseilla de lire chaque jour le livre de Dieu, le meilleur livre qu’il y ait au monde. L’année suivante, le tzar, repassant par le même village, entra de nouveau chez le prêtre et lui demanda s’il lisait régulièrement la Bible. « Tous les jours », Le tzar ouvrit la Bible et y retrouva son billet de cent roubles qu’il mit dans sa poche, en disant : « Tu vois bien, menteur, que tu ne lis pas la parole de Dieu tous les jours. »

Je suppose que même parmi ceux qui ont été élevés dans la religion protestante la plus étroite et qui dans leur jeunesse ont suivi les cours de religion et ont dû lire la Bible, au moins en grande partie, il en est bien peu qui se rappellent leurs lectures. Les extraits connus sous le nom d’Histoire Sainte se sont, par contre, mieux imprimés dans les cerveaux des enfants, ce que font aussi les contes de fées, comme ceux qui ont été recueillis par Perrault, Grimm, Andersen, etc., contes qui, selon moi, corrompent les esprits des enfants, qu’ils accoutument à croire à toutes les invraisemblances, toutes les sornettes des religions, comme les miracles de Jésus et des innombrables saints catholiques romains, orthodoxes, musulmans, hindous, etc…

Ces sortes d’histoires abracadabrantes foisonnent dans la Bible et c’est peut-être à elles qu’il faut attribuer une grande partie de l’influence qu’exerce encore ce livre.

On raconte que la reine Victoria, femme d’une intelligence très bornée, mais révérée pourtant pendant son règne comme un fétiche, aurait dit, en présentant une Bible à quelques grands diplomates : « C’est à la Bible que l’Angleterre doit sa grandeur ». ― Moi, j’ose dire que ce fétiche des protestants, base de la religion chrétienne, a été au contraire funeste à l’Angleterre, car c’est à la religion qu’on doit la dégradation des classes inférieures à qui l’on prêche la soumission, le respect des puissances établies, la patience dans la misère, grâce à l’espoir d’obtenir le royaume des cieux.

Mais ce livre fameux, on se contente d’en extraire les passages qui conviennent à nos seigneurs et maîtres, le reste est laissé dans l’ombre ; car on trouve de tout dans la Bible, depuis des paroles de sagesse jusqu’à l’invitation au meurtre, au vol, au vice le plus dégoûtant, au mensonge, à la paresse, à la haine, etc.

On ne lit guère la Bible comme on le devrait, en étudiant, en comparant une page avec une autre, un récit avec un autre, etc. On lit des yeux, et, le chapitre fini, on l’oublie. Qui donc parmi nous se souvient des histoires des rois d’Israël, des prophètes ? Mais on se rappelle les versets pornographiques du Cantique des Cantiques. Presque tout le monde connaît l’histoire de la création du monde, de la pomme d’Ève, du serpent parlant, du paradis terrestre, du passage par la Mer Rouge, de David et Goliath, du massacre des innocents, de la fuite en Égypte, etc., contes aussi véridiques que ceux des Mille et une Nuits. Malgré ces insanités, les chrétiens sont prêts à jurer que la Bible est véridique, qu’il n’y a pas un iota de faux d’un bout à l’autre. On voit, par exemple, un certain pasteur américain, Voliva, chef d’une secte fondée par Dowie et qui est maître absolu de la ville de Sion aux États-Unis, affirmer que la terre est plate et que le soleil tourne autour de la terre, puisque la Bible l’a dit. Un pasteur de Berlin avait dit la même chose quelques années avant la guerre.

Pour un vrai chrétien, c’est presque un crime de douter de la théopneustie, c’est-à-dire de l’inspiration plénière des Saintes Écritures, crime qui a conduit bien des penseurs au bûcher. Je citerai ce qui m’est arrivé à moi-même, alors que j’étais étudiant en théologie à Paris. Élevé dans les idées les plus fanatiques des sectaires protestants, je ne pouvais supposer qu’un homme intelligent pût jamais douter de cette inspiration et j’aurais fui comme la peste toute personne qui m’aurait exprimé un doute à cet égard. Un jour j’accompagnai des amis dans une grande salle où le pasteur libéral Athanase Coquerel fit un discours magnifique. Ce grand orateur dit : « J’entrai un jour dans une église anglicane ; le pasteur, de sa voix sonore, lisait un passage de l’Ancien Testament. Le roi Saül venait de massacrer toute une population de vieillards, de femmes et d’enfants. Il les avait fait scier entre deux planches et avait fait passer la herse sur leurs cadavres. Samuel, le prophète des Dieux, se présente devant le roi et lui fait des reproches amers.

Était-ce d’avoir massacré tant de victimes innocentes ? Non ! c’était d’avoir épargné un seul homme, le Roi. Et vous me direz que ces pages sont inspirées ? Non, non, c’est impossible. Ces pages ne sont pas inspirées. »

Je fus tellement choqué de ces paroles que je me levai immédiatement, quittant mes amis pour protester contre cette profanation.

Je n’étais pas probablement le seul à avoir cette idée biscornue.

J’ai déjà dit que les protestants font un fétiche de leur Bible.

Voici, jusqu’où peut aller un sentiment d’adoration pour un livre.

Un mien cousin, très connu à Lausanne, il y a bien des années, estropié et zélé distributeur de traités religieux, ne quittait jamais son appartement le matin sans ouvrir la Bible comme moyen divinatoire et les premiers mots qu’il rencontrait au hasard, à droite ou à gauche, lui indiquaient ce qui lui arriverait pendant la journée. Ayant dit à ce même cousin la distance qui sépare la terre de la lune et du soleil, je fus frappé de l’entendre dire que les astronomes étaient des imbéciles car, si le ciel était si loin, Étienne, au moment où il fut lapidé, n’aurait pas pu voir le Seigneur assis à la droite de Dieu ?

Ainsi, au commencement du xxe siècle, un homme assez instruit mettait une légende biblique absurde au-dessus de l’astronomie, une des sciences les plus incontestables.

L’histoire, la peinture, la sculpture, etc., puisent constamment des sujets dans la Bible : il est vrai qu’on en puise aussi dans les mythologies : grecque, latine, germanique, indienne. Mais, alors on avoue que ce ne sont que des mythologies, c’est-à-dire des inventions poétiques mais mensongères. Je ne m’oppose nullement à ce qu’on enseigne les miracles de la Bible, pourvu qu’on les présente comme de simples contes de fées, comme ils le sont en effet. Mais c’est tout autre chose quand on enseigne aux jeunes générations ces mensonges comme des vérités, quand les prétentions historiques de la Bible gouvernent le monde, quand la haine semée dans les cœurs par la prétendue histoire sacrée excite aux massacres des Juifs et des Musulmans par les Chrétiens, des Irlandais protestants par des Irlandais catholiques.

Je pourrais démontrer que la Bible est un livre funeste ; mais ce sujet est trop vaste. Je me bornerai donc à démontrer que la Bible n’est pas un livre d’histoire et que sa valeur historique est nulle.

M. R. Naville, célèbre égyptologue genevois, élevé dans les idées chrétiennes les plus étroites, a pourtant été conduit par de profondes études d’égyptologie à reconnaître que la Bible, telle que nous la possédons, n’est pas l’œuvre divine que prétendent les Chrétiens. Voici quelques extraits de son fameux ouvrage : Archéologie de l’Ancien Testament, qu’il a écrit d’abord en anglais, puis traduit en français :

« L’Hébreu écrit en lettres carrées ne remonte guère plus haut que l’ère catholique, il doit avoir à cette époque remplacé l’ancien cananéen. Avant Moïse et après lui, le babylonien et l’assyrien, étaient employés en Palestine, c’était la forme populaire du babylonien et de l’assyrien, ainsi que nous l’enseignent les tablettes bilingues et d’autres documents, tels que la version araméenne de l’inscription de Béhistoun. Les Juifs établis en Égypte écrivaient et parlaient l’araméen, l’écriture propre à la langue judaïque était l’alphabet araméen. »

Et plus loin :

« En examinant cette question à la lumière des trouvailles des 30 dernières années, nous arrivons à la conclusion qui paraît s’imposer que, les plus anciens documents de la littérature hébraïque n’ont pas été écrits dans la langue hébraïque, mais dans l’idiome et avec les caractères de Tel Al-Amarna, c’est-à-dire en babylonien cunéiforme. »

Plus loin, le distingué professeur cherche à excuser les contradictions et les répétitions si fréquentes dans les premiers livres de la Bible par le fait que ces œuvres ont été inscrites sur des tablettes d’argile séchées au soleil, comme on en voit tant au Louvre à Paris. L’écrivain ou les écrivains de l’Ancien Testament ne connaissaient pas toujours les premières tablettes ou bien faisaient des répétitions pour rappeler ce qui avait été dit dans ces premières tablettes : on y remarque une complète absence de proportion dans la façon dont chaque sujet est traité.

« Esdras », dit encore Naville, « en coordonnant les tablettes ne pouvait commencer autrement que par celles qui ont rapport à la création ». Le professeur cherche alors à indiquer le contenu des différentes tablettes telles qu’elles ont dû être écrites. »

Nous voici donc bien loin de l’histoire de la littérature hébraïque écrite sur des peaux et portée dans l’arche sainte. Ici, nous voyons des collections de plaques de terre où l’on écrivait en enfonçant le médius de la main droite et qui auraient été recueillies au hasard après le retour de la transportation en Babylonie. Ces plaques écrites en caractères cunéiformes auraient servi de base à la compilation d’Esdras en admettant qu’Esdras ait recueilli toute la Bible, ce qui est impossible, puisque quelques livres canoniques ne datent que d’un siècle avant notre ère. Au surplus, où sont ces fameuses tablettes ? Pourquoi ont-elles disparu ? Comment admettre qu’elles aient existé, sans avoir laissé de trace ? On a bien retrouvé les tablettes des lois d’Hamaurabi, bien plus anciennes que l’épopée attribuée au mythique Moïse. Ne peut-ont pas plutôt supposer que les compilateurs ont recueilli les traditions orales de la bouche des vieillards comme Hilferding, Kiréyewski, l’ont fait pour les épopées populaires de la Russie « Les Bylines ». comme aussi Drajomenow l’a fait pour les chants historiques de l’Ukraine et comme on l’a probablement fait pour les poèmes homériques ?

Voici quelques paragraphes extraits de Maurice Vernes, l’une des plus grandes autorités en matière de critique religieuse :

« Depuis cent ans, un travail considérable a été consacré en Allemagne et en Hollande, puis en France à l’élucidation des questions qui touchent à l’origine et à la composition des livres saints. Quand on recherche les motifs qui ont dicté à la tradition ses différentes solutions, on constate ceci : pour toute la série du pentateuque et des livres historiques, la tradition s’est bornée à attribuer l’œuvre à l’homme qui en est le principal personnage ou, à son défaut, à une haute individualité aussi rapprochée des événements que possible. Les cinq « Lieri de Moyse » sont devenus « Libri Moysii » ; le livre de Josué est consacré aux exploits de ce héros, on lui en attribue aussitôt la paternité. Le livre des « Juges » ne pouvait être attribué à aucun des personnages qui y figurent ; on a choisi Samuel, le successeur immédiat du dernier des héros dont ce livre rapporte les aventures. Le livre de Samuel consacré à ce personnage, puis à David, seront les œuvres de Samuel pour les événements contemporains du prophète, puis de ses collègues et successeurs Gad et Nathan, dont les noms y paraissent plusieurs fois. Jérémie le grand plaintif qui assiste à la ruine de Jérusalem, aura rédigé le livres des Rois… La théologie traditionnelle juive ou chrétienne affirme d’une manière générale leur authenticité sans attacher du reste à ce mot un sens bien précis et rassurée sur ce point, elle ne se met guère en peine des invraisemblances et des difficultés proprement littéraires qu’on peut lui signaler dans ces affirmations. Ainsi a procédé une fois la Synagogue, ainsi a fait à son tour l’Église chrétienne qui a accepté, les yeux fermés, l’ensemble des désignations qu’on lui offrait, sans les soumettre à une vérification sévère, satisfaite d’avoir constaté que ces désignations lui laissaient toute latitude en théologie pour édifier le dogme et nourrir la piété. »

Voici encore ce que dit le professeur Vernes :

« En résumant les résultats qui ont généralement cours dans les ouvrages de la critique moderne, on peut dresser à côté et en contraste de la liste des données traditionnelles, le tableau suivant :

« Pentateuque. Loin d’être l’œuvre d’un seul homme et d’une seule époque, c’est une compilation où sont entrés des écrits de dates diverses et de plusieurs auteurs. Selon les critiques, ces écrits s’échelonnent assez inégalement du douzième jusqu’au cinquième siècle avant notre ère : l’œuvre n’aurait reçu sa forme définitive qu’à cette date dernière, peut-être par le soin d’Esdras. Les auteurs des différents documents, comme des recensions, sont inconnus, le livre pris en gros est anonyme. Le Pentateuque, les Juges, les Samuel sont tellement mélangés de folklore (espèces de contes de fées) que ce ne sont guère que des romans. « Les Livres des Rois » sont un peu plus définis ; probablement parce que les Rois ont, pour la première fois, fait faire des annales de leurs règnes, où l’on pouvait trouver des renseignements ; mais les rabbins, chargés de l’historiographie, ne se sont pas gênés pour broder. Ils ont inventé de toutes pièces des romans comme Ruth, Esther et Daniel.

« On sait combien les chroniques, même relativement récentes, sont, comme celle de Froissard, peu dignes de foi ; que dire de celles de la Bible ? Elles contiennent de longues généalogies absolument contradictoires. On sait combien il est difficile, même de nos jours, d’avoir des généalogies absolument incontestables des familles actuelles ; comment pourrait-on admettre celles que donnent des livres qu’on prétend écrits à des époques où l’écriture n’existait pas encore ? Comment pourrait-on ajouter foi à de longues listes de noms qui se contredisent fréquemment ? La paléontologie, la physiologie, l’anatomie ont démontré que les êtres préhistoriques ne pouvaient guère avoir une existence plus longue que la nôtre. Pouvons-nous croire qu’Adam ait vécu 930 ans et qu’il ait eu son premier fils à l’âge de 230 ans, selon la version des septante ou de 130 ans selon le texte hébraïque ? Seth, 912 ans, Enos 705, Cainan 910, Maléel 895, Jared 962, Enoch 365 (la Bible dit : Enoch marchait selon Dieu et ne mourut pas mais disparut, Dieu l’avait enlevé, prototype de l’ascension et de l’assomption), Mathusalem 969 ans, Lemeth 777, Noé 950, Sem 600, Arfaxad 438, Abraham 175 ? Il faut avoir la foi bien ancrée dans la cervelle pour ne pas être frappé de la folie de ces chiffres. »

« Autre preuve de la véracité des livres de la Bible : dans I Samuel XIII, on lit : Saül avait un an quand il commença à régner et il régna 2 ans sur Israël. Dans Salomon, il est dit qu’il avait régné 40 ans, période indéterminée en hébreu. »

« C’est à l’époque qui s’écoula entre la chute de Samarie, 722 avant la naissance de J.-C. et la destruction de Jérusalem par Nébuchadrézar (Nabuchodonozor ou Nébuchadrézar), qu’on découvrit dans le temple le livre sacré (Deutéronome) sous le règne de Josias qui voulut imposer les réformes religieuses fondées sur cette découverte, mais il fut tué dans la bataille de Méggido par l’armée du Pharaon, Nécho. »

« Voici, d’après les savants théologiens les plus autorisés, qu’elles seraient les plus anciennes parties de la Bible recueillies par tradition. Comme la poésie chez tous les peuples a été la plus ancienne forme de la littérature, le plus ancien fragment de la Bible serait le chant de Déborah et de Barak (Juges V.). Vient ensuite le chant de l’épée (Genèse IV.), la bénédiction de Jacob (Genèse 49), le chant de triomphe de la Mer Rouge (Exode V.), le chant de Moïse (Deutéronome 32), la bénédiction de Moïse (Deutéronome 30), tous répétés de mémoire et recueillis par Esdras. »

« Le Livre de Josué consiste en diverses traditions et fragments qui ont été ajoutés jusqu’à l’époque grecque. Ce livre attribue à un homme, à une génération des événements qui se sont passés en plus d’un siècle. On y trouve force contradictions. »

« Les Juges. C’est une collection de légendes sur les champions nationaux, arrangées dans le but d’exposer les enseignements de Glosée et de Jérémie. »

« Samuel. Les deux livres de Samuel ont été tellement interpolés et arrangés, qu’il est difficile d’en suivre l’histoire. Samuel était un sorcier dans le genre des sorciers des sauvages : il n’avait guère qu’une réputation locale, il était inconnu de Saül, avant que son domestique lui en ait parlé (I Samuel IX 5–10). Les histoires de son enfance et le chant sur les Amalécites sont des additions plus récentes. Il faut remarquer la contradiction : I Samuel XII dit que c’est le peuple qui a réclamé un roi et aux chapitres 9 et 10 verset 6, c’est Dieu qui choisit un roi de son propre mouvement. »

« Les Rois. Ce livre contient beaucoup de folklore, de légendes de héros, surtout sur Salomon. La légende d’Élie est évidemment tirée d’un ancien mythe solaire. Le livre a été recueilli après le retour de l’exil, car il descend jusqu’à l’époque d’Evil-Mérodak. »

« Jérémie a été composé à l’époque de la chute du royaume de Judas, mais on y a ajouté toutes espèces de discours pour augmenter les paroles du prophète. Jérémie, dans ses moments de lucidité, prêchait les réformes de Josias et s’était, comme tous les réformateurs, mis à dos une partie de la population. Les prophètes étaient des espèces de déments semblables aux derviches orientaux. »

« Ezechiel. Pour encourager ses concitoyens en exil, le prophète leur parlait de l’avenir des Juifs et excitait à la haine de l’étranger. Ses créatures ailées étaient empruntées aux sculptures babyloniennes, mais je ne sais où il avait emprunté l’idée de manger des excréments. »

« Les Chroniques d’Esdras et Néhémie furent compilées environ 300 ans avant l’ère chrétienne, par des prêtres qui portèrent leur récit jusqu’à la reconstruction du temple et introduisirent le code ecclésiastique ou Lévitique, etc… Les compilateurs ont recueilli les traditions d’Esdras et de Néhémie. Ces ecclésiastiques écrivaient l’histoire à la façon du père Lorriquet, de Capefigue, de Thiers ou de Marco de St. Hilaire ; ces derniers historiens, adorateurs de Bonaparte, supprimant tout ce qui ne leur plaisait pas, exagérant les faits et gestes de leurs héros. Ces compilateurs avaient surtout pour but d’exalter la grandeur de David et de Salomon, deux atroces bandits quand on étudie sans prévention les récits des Rois et des Chroniques. Les compilateurs citent les livres non canoniques, comme le livre des Rois d’Isra et de Judas (2 Chroniques XVIII, 13), l’Histoire de Jéhu (2 Chroniques XX 34e), Commentaires ou Misdrah d’Iddo (2 Chroniques VI V 27e), Shemaïak et Iddo (2 Chroniques XII 15), Esdras et Néhémie sont des livres d’édification plutôt que des livres d’histoire. Des parties d’Esdras comme IV, 8–26, V-I ; VI 18 ; VII 12–26, sont écrits en aramaïque, la langue officielle de la cour de Perse.

« Daniel a été compilé à l’époque grecque, vers 150 ans avant J.-C. L’aramaïque est employé au ch. II 4 et à la fin du ch. VII. Daniel est un roman historique à la façon d’Alexandre Dumas, c’est-à-dire que les prêtres, ses auteurs, ont falsifié l’histoire, probablement pour stimuler la rébellion des Macchabées. Au ch. I verset 16 I, l’ouvrage contredit le deuxième livre des Rois XXII-XXIV. Tout le livre montre l’ignorance de la vraie histoire de la chute de Babylone et de la succession des rois de Perse. Daniel contient beaucoup de mots inconnus à l’époque où on prétend que ce livre a été écrit. »

« Esther a probablement été écrit au troisième siècle avant notre ère. C’est un roman sans aucune base historique emprunté aux mythes babyloniens. »

« Ruth, autre roman, probablement inventé pour faire croire que David descendait de Ruth, une Moabite. »

« Les Proverbes, attribués à Salomon, sont une collection d’aphorismes des sages de l’Orient, surtout de la Perse. La forme actuelle en est grecque. »

« Job, le plus beau poème de la littérature hébraïque. On y voit une époque déjà avancée où l’homme osait juger les actions de Dieu. On y trouve bien des interpolations, comme le chapitre XXVIII et les discours d’Elihu (XXXII-XXXVI). »

« L’Écclésiaste date de la dernière époque avant notre ère. C’est une œuvre philosophique attribuée à Salomon où sont enseignées des idées différentes de celles des Juifs. »

« Les Psaumes appartiennent aux plus anciens livres de la Bible, mais quelques-uns datent de l’époque grecque. Ils appartiennent à un grand nombre d’auteurs. Ce sont des chansons populaires, comme les vieux lieds allemands ou les antiques romances françaises. Les Babyloniens ayant beaucoup de chants religieux ont dû influencer les auteurs des psaumes. »

« Les Lamentations, cinq poèmes dûs à différentes personnes, écrits probablement peu après la chute de Jérusalem qu’ils décrivent. »

« Le Cantique des Cantiques, admirable poème érotique, l’un des plus beaux de l’Orient. Pour nos idées, ce livre est plutôt pornographique, mais il contient une splendide suite d’images poétiques. C’était probablement une sorte d’épithalame chanté aux noces. Il ne faut point y voir l’amour du Christ pour l’église ou vice-versa, c’est essentiellement une peinture de l’amour physique. On trouve dans la langue des traces d’araméen. »

« Les 12 Petits Prophètes. Hosée, Amos, Abdias, Habbakuk, etc., ont été écrits entre le retour de l’exil et le dernier siècle avant l’ère chrétienne. La rédaction d’Esdras, de Néhémie, doit être rapportée à un écrivain inconnu, ne vivant guère que deux siècles avant notre ère ; toutefois, il est conservé dans les deux premiers livres d’importants fragments authentiques relatifs aux personnages dont il porte le nom. »

« Daniel n’est pas de l’époque de la captivité, mais en réalité de 4 siècles plus tard, de l’époque des Macchabées, comme on peut le voir à sa connaissance des luttes entre les Ptolémées et les Séleucides et à sa description de la persécution religieuse dirigée contre les Juifs par Épiphane. »

« Joël, Jonas, sont des écrits de basse date. Zacharie est attribué à trois plumes différentes. L’Ecclésiastique serait de fort basse date, contemporain des successeurs d’Alexandre. »

« Les savants refusent de reconnaître aucune authenticité au livre de Ruth, d’Esther, et aux Lamentations. » (Vernes.)

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L’histoire du texte de la Bible se ramène donc à ces deux traits essentiels : une première édition du texte a été constituée, il y a environ 20 siècles, dans des conditions qui exposaient les livres à toutes sortes d’accidents !

Après 10 siècles, les savants arrêtent et fixent la version la plus autorisée de leur temps, laquelle formera un véritable textus receptus pour l’Europe moderne. Or, les auteurs de cette révision ou recension avouent eux-mêmes, en distinguant entre ce qui est écrit et ce qu’il convient de lire, que le texte ancien ne leur est point parvenu sans altérations. Ils notent aussi maintes difficultés de détails et signalent les lettres douteuses. Selon l’usage des langues sémitiques, ces textes ont été écrits avec des consonnes seulement, c’est-à-dire sans voyelles, accents ou signes de ponctuation. On suppose même que les mots étaient écrits sans séparations, ce qui, joint à l’absence de voyelles, déterminant la prononciation, est de nature à donner naissance à bien des erreurs.

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Tous les sténographes écrivant sans voyelles savent qu’il est facile de se tromper, en lisant sa propre écriture quelques mois après avoir écrit. Si c’est la sténographie d’une autre personne, c’est encore bien pire ! Les erreurs les plus ridicules sont inévitables. Or, les œuvres bibliques ayant été écrites en caractères cunéiformes, puis traduites en caractères hébreux sans voyelles, on voit qu’il est impossible de croire à l’exactitude des manuscrits qui sont, d’ailleurs, de date toute récente. ― L. Brocher.

Bible. — Ce mot d’origine grecque (biblion) signifie simplement le livre. Parce que, aux yeux de ses admirateurs, c’est le livre par excellence, le livre suprême. Le mot biblion vient lui-même du mot biblos, nom de l’écorce de papyrus.

Et pourtant, la Bible n’est pas un livre ; c’est une bibliothèque, un recueil de livres écrits par des auteurs très divers et dont les Israélites, les Chrétiens de toutes confessions et les Musulmans ont fait la base de leurs croyances.

Les Israélites ne reconnaissent comme canoniques, c’est-à-dire servant de règle, que les trente-neuf livres de ce qu’il est convenu de nommer l’Ancien Testament. Le mot testament est ici pris dans le sens latin : témoignage.

Les catholiques tiennent pour inspirés, non seulement les livres admis par les Juifs, mais aussi les livres apocryphes (du grec : caché ou secret). Mais les exégètes prêtent à ce mot le sens de douteux.

Il est vrai que les livres apocryphes n’ont ni la grandeur ni la simplicité des autres livres qu’ils contredisent même par endroits.

Outre l’Ancien Testament, tous les chrétiens, sans distinction, incorporent à la Bible les livres du Nouveau Testament, qui sont au nombre de vingt-sept.

Les Musulmans aussi considèrent les livres du Nouveau Testament comme partie des livres saints, oracles de Dieu, mais ils déclarent tous ces oracles périmés, la quintessence de la pensée divine se trouvant dans le Coran. (Voir ce mot.)

Jésus avait dit : Le Père nous donnera un autre consolateur… Si je ne m’en vais, le consolateur ne viendra pas… (Jean XIV. 16, XV. 26 et XVI. 7.)

Pour les Chrétiens, ce consolateur devait être le Saint-Esprit, pour les Musulmans ce devait être Mohamed. À cause de cela, l’Apocalypse ferme, pour les chrétiens, la série des livres inspirés, tandis que pour les Musulmans, le Coran les parachève, les résume et les remplace.

Les livres de la Bible ont été écrits à diverses époques d’une vingtaine de siècles. Les plus vieux manuscrits qu’on en possède sont en hébreu, en chaldéen, en araméen et en grec.

Le plus ancien livre est celui de Job. Fût-il écrit par Moïse pendant sa retraite au désert d’Arabie ? Est-il antérieur encore à cette époque ? Dans ce dernier cas, qui est le plus probable, Moïse l’aurait recueilli. C’est un merveilleux conte arabe, écrit en vers hébreux avec prologue et épilogue en prose, le tout très artistique. La langue hébreue de ce conte contient une foule d’arabismes qui en marquent l’origine.

Ce n’est pas par ce vieux livre que commence la Bible parce que les traducteurs n’ont pas fait leur classement dans l’ordre chronologique (c’eût été à peu près impossible) mais par genres.

Les livres de l’Ancien Testament forment quatre groupes :

1o Le Pentateuque ou les cinq livres unanimement attribués à Moïse ;

2o Les Livres historiques ;

3o Les Livres poétiques ;

4o Les Livres prophétiques.

Mais, comme il sied à toute littérature orientale, les livres des quatre groupes ont une allure très poétique.

Dans la Genèse, il est manifeste que Moïse était documenté par deux manuscrits ou deux traditions dont les conceptions de la divinité n’étaient pas identiques. Nous nous limiterons à en donner comme exemple le nom même de la divinité qui est, tour à tour, I. H. V. H. (Jéhovah, au singulier) et L. H. M. (Elohim, au pluriel).

Les Hébreux ne sont donc pas, à l’origine, très purs monothéistes et, jusqu’aux derniers de leurs prophètes, nous trouvons des preuves d’actes de retour au paganisme et aux dieux divers.

En se livrant à une exégèse serrée, on aboutit à cette solution que le dieu de la Bible est plutôt une famille divine dont l’œuvre est harmonieuse. Les membres principaux de cette famille sont la Sagesse, le Verbe, le Saint-Esprit.

Les cinq livres de Moïse sont historiques, philosophiques, juridiques.

Le deuxième groupe comprend douze ouvrages d’auteurs divers dont voici la liste dans l’ordre que leur assigne la Bible. Nous y joignons la date supposée de leur scription : Josué (1427 avant notre ère.) Les Juges (1406). Ruth (1312). Premier livre de Samuel (1055.) Deuxième livre de Samuel (1018.) Premier livre des Rois (les onze premiers chapitres en 1004, les autres en 897.) Deuxième livre des Rois (590.) Premier livre des Chroniques (1015). Deuxième livre des Chroniques (les neuf premiers chapitres en 1004, les autres en 623). Esdras (457). Néhémie (434). Esther (509).

Viennent ensuite les cinq livres poétiques : Job, dont nous avons dit l’antiquité et qu’à titre de doyen nous avons décrit avant tous les autres, le livre des Psaumes, à qui il est impossible d’assigner une date, tant les chants qui le composent ont des âges différents. On a eu le tort de les imputer uniquement à David qui en écrivit seulement une grande partie. Il est, d’autre part, certain que la Bible ne contient pas tous les poèmes de ce barde. Les autres auteurs les plus évidents des psaumes qui composent ce livre sont Moïse, Salomon, Héman, Ezrahite, Ethan, Asaph.

Certains psaumes portent comme titre un mot qui peut être considéré comme le nom de leur auteur ou du personnage à qui il était dédié ou du chantre qui le chantait aux offices. Enfin, quelques-uns de ces supposés noms sont de simples indications musicales.

Quoi qu’il en soit, la plupart de ces poèmes ont un charme qui vaut la lecture.

Avec un peu d’arbitraire encore, les Proverbes de Salomon sont intégralement attribués à cet auteur qui semble bien en avoir écrit beaucoup, mais sûrement pas tous. La compilation tient en ce livre la plus grande place.

On a toutes bonnes raisons de croire que Salomon est aussi l’auteur du livre suivant qui porte ce titre : L’ecclésiaste. (Assembleur ou Chef de l’Assemblée.)

Salomon fut sûrement un esprit encyclopédique : tout semble l’avoir intéressé. Incontestablement, il fut un grand poète en dépit de ses inégalités. Inégalités que nous nous exagérons, même si nous avons assez de lettres pour lire ses œuvres dans sa langue. Nous sommes des hommes d’une autre race, d’une autre époque, d’un autre cadre.

Le groupe des livres poétiques qui commence si tristement par le livre de Job, se ferme heureusement sur le Cantique des cantiques. L’opinion la plus générale le prête à Salomon, se fondant sur le titre : Cantique des Cantiques de Salomon. Il est, en effet, très probable que ce grand érotique fut l’auteur de ce joli poème, mais peu importe. Il faut l’avoir lu.

Il est étonnant que les chrétiens, ordinairement portés à une interprétation exagérément littérale des textes bibliques, se soient révoltés à l’idée de recevoir dans son simple sens ce joli chant d’amour. Ils se sont torturé l’imagination pour y voir une allégorie, un récit poétique de l’union du Messie et de l’Église !

Il est pourtant difficile d’équivoquer sur des vers comme ceux-ci :

Elle. ― Que mon bien-aimé entre dans son jardin
Et qu’il mange de ses fruits excellents.
Lui. ― J’entre dans mon jardin, ma sœur, ma fiancée,
Je cueille ma myrrhe avec ses aromates,
Je bois mon vin avec mon lait.
Mangez, amis, buvez, enivrez-vous d’amour !

Cantique IV. 16 et V. 1.

C’est à regret qu’on s’arrache à la douce beauté de ces transports d’amour pour passer à la lecture des dix sept livres prophétiques.

Les prophètes ne sont généralement pas des auteurs gais. Il leur arrive même de n’être pas polis, tel Esaïe (XXVI. 18) qui, pour donner une idée de la vanité des efforts humains dénués du secours divin, s’écrie : Nous avons conçu, nous avons éprouvé les douleurs de l’enfantement, et quand nous accouchons, ce n’est qu’un pet.

Les passages de ce genre sont généralement atténués par les traducteurs. Cette pudeur montre combien nous sommes peu capables de juger sainement les hommes d’autres époques. Nous oublions que les grecs, très cultivés, très affinés, prenaient plaisir au théâtre d’Aristophane.

Mais revenons aux prophètes juifs : Il faut les avoir lus pour se faire une idée de ce que fut l’antique Israël. La Bible nous donne en outre l’explication de certaines expressions proverbiales comme, par exemple, les jérémiades. L’argot lui-même y a appris à nommer le client de la marchande de volupté : Michée est le nom du prophète qui avait épousé une prostituée.

À ce propos : notons en passant qu’au temps de Michée (750 ans avant notre ère) les Juifs étaient le seul peuple qui méprisât le commerce de la volupté. Les autres peuples honoraient la marchande de sensualités, et le rut rituel étant pratiqué par les peuples voisins d’Israël, les prophètes avaient grand-peine à empêcher les juifs de goûter au culte des païens.

Disons, pour en finir avec les livres prophétiques, que la plupart ont une réelle valeur littéraire.

Nous avons vu tous les livres tenus pour saints par les israélites. Nous nous sommes conformés, pour leur division, à l’usage protestant qui nous a semblé le plus rationnel ; mais voici, avec leurs noms, les groupes pratiqués par les israélites : Le Pentateuque est généralement nommé Thora (La Loi) qui comprend : Genèse, Exode, Lévitique, Nombres, Deutéronome. Le groupe Nebiim (les prophètes) comprend Josué, Juges, les deux livres de Samuel, les deux livres des Rois, Esaïe, Jérémie, Ézéchiel, Osée, Joël, Amos, Abdias, Jonas, Michée, Nahum, Habacuc, Sophonie, Aggée, Zacharie et Malachie. Le troisième et dernier groupe, Ketoubim (les écrivains), comprend les Psaumes, les Proverbes, Job, le Cantique, Ruth, les Lamentations, l’Ecclésiaste, Esther, Daniel, Esdras, Néhémie et les deux livres des Chroniques.

Cependant quand un juif dit : Thora ou Nebiim (La Loi et les Prophètes) il enveloppe dans cette formule tous les livres de l’Ancien Testament.

Bien que tous les livres dont nous avons parlé jusqu’ici soient pour les israélites les seuls livres révélés, ils ont, petit à petit, accordé au Talmud, (voir ce mot) ensemble de commentaires rabbiniques, une telle autorité que la religion israélite s’en est trouvée transformée à ce point que le pratiquant judaïque de notre époque est aussi différent d’un juif antique qu’un catholique est différent d’un chrétien du premier siècle.



Nous aborderons naturellement le Nouveau Testament par les quatre Évangiles qui sont loin d’être les seuls récits de la vie de Jésus tenus pour authentiques par la primitive Église. Ce ne sont que les quatre survivants de livres disparus.

Le mot évangile signifie bonne nouvelle. La bonne nouvelle de la venue du Messie séculairement attendu.

C’est une aubaine pour le chercheur que les quatre Évangiles survivants aient été écrits par des hommes si différents de tempérament et d’éducation : Lévy Matthieu, fils d’Alphée, est un juif employé d’octroi, profession justement méprisée puisque le juif péager pressurait ses frères vaincus au profit du César vainqueur.

Dans l’Évangile de Matthieu, les chapitres V, VI et VII, sont un passage admirable devenu célèbre sous le titre de Sermon sur la Montagne.

Les commentateurs estiment que Matthieu écrivit son livre en Judée en l’an 38.

Marc, que ce soit le compagnon de Jésus ou un disciple de ses disciples, était un juif instruit et devint un actif propagandiste en pays étrangers. Il fut un des collaborateurs de Paul et dut écrire son Évangile à Rome en 65.

Luc (abréviation de Lucain et de Lucifer : Lumineux) est très différent des deux précédents auteurs. On le suppose de race grecque, né à Antioche en Syrie. Il est certain qu’il était médecin ; des pères de l’Église affirment qu’il était aussi artiste peintre. Peintre, il l’est sûrement par son style pur, élégant, savant et simple.

La tradition prétend qu’il fut un des premiers disciples, mais qu’il se détourna de Jésus le jour où il employa cette image brutale : « Celui qui ne mange pas ma chair et ne boit pas mon sang n’est pas digne de moi » et qu’il fut ramené à la foi par Paul. C’est d’autant plus admissible que l’image de Jésus devait blesser cet esprit délicat.

Luc écrivit son Évangile en Grèce en 63. Il écrivit aussi le livre des Actes des Apôtres l’année suivante et fut, comme Marc, un compagnon d’apostolat de Paul. On peut imaginer que l’artiste dut souvent souffrir des violences du tribun.

Jean, auteur du quatrième Évangile, était un illettré, pêcheur sur le lac de Génésareth. Tempérament impétueux, passionné, tour à tour violent et doux, en un mot : impulsif.

Il avait plus d’un point de ressemblance avec son compagnon Pierre. Sachons, pour apprécier ces hommes rudes, qu’en outre de la lutte contre la tempête, ils faisaient, par leur travail, directement face à tous leurs besoins : leurs filets et leurs bateaux étaient parmi leurs œuvres.

Jean fut le disciple préféré de Jésus et, si son Évangile n’est pas très littéraire, pas très savant et, peut être, pas tout à fait impartial, c’est, au moins, le témoignage d’un acteur qui fut constamment mêlé au drame.

Il nous déplairait de nous associer aux critiques qui reprochent aux quatre Évangiles leurs contradictions. Il est tout naturel que quatre hommes aussi différents de culture et de caractère aient modifié la nature ou l’aspect des faits qu’ils rapportent. Nous voyons dans ces différences même un indice de sincérité, tandis que, au contraire, l’accord parfait nous serait suspect.

Jean a vraisemblablement écrit son Évangile en Asie Mineure en 97.

Le livre des Actes des Apôtres, écrit par Luc en Grèce en 64, nous l’avons dit en parlant de son Évangile, est d’autant plus précieux qu’il nous montre, en une série de tableaux vivants, l’activité des chrétiens pendant les années qui suivirent la disparition de Jésus.

Après ce livre vient tout un dossier de correspondances : les Épitres, non moins intéressantes que les Actes, à qui veut étudier le christianisme du premier siècle.

Le dernier livre du Nouveau Testament est l’Apocalypse (révélation) écrit par Jean en 97 dans l’Ile de Pathmos. C’est une prophétie sur la fin du monde actuel.

Puisque nous parlons pour la dernière fois de prophétie, notons ce détail : le prophète, bien qu’il parle d’événements futurs, parle généralement au passé parce que, ce qu’il raconte, il l’a vu dans un rêve ou, dans une extase où les faits se sont déroulés comme en un film.

La Bible est, parmi tous les livres prétendus divins, un ouvrage spécialement remarquable parce que profondément humain. Les deux plus grands héros de la Bible, Moïse et Jésus, ont pour nous cet attrait : ils sont des hommes de notre humanité.

Cette œuvre monumentale n’a pas seulement inspiré des philosophes comme Lamennais et Renan, elle fut aussi la muse de grands poètes, comme Vigny et Hugo. Elle fut l’initiatrice de grands révoltés, comme Élisée et Élie Reclus. Enfin, beaucoup plus près de nous, deux de nos camarades ont puisé dans la Bible leurs premières idées libertaires. ― Raoul Odin.


BIBLIOGRAPHIE. n. f. (du grec : biblion livre et graphéin : écrire). Science du bibliographe, c’est-à-dire de celui qui est versé dans la science des livres, des éditions ou encore l’ensemble des livres écrits sur une question. Ex. : la bibliographie de l’anarchisme.


BIBLIOTHÈQUE. n. f. (du grec : biblion livre et théké armoire). Collection de livres manuscrits, etc… classés. Parmi les grandes bibliothèques citons : à Paris, les bibliothèques Nationale, de l’Arsenal, de la Chambre des Députés, Mazarine et Sainte-Geneviève ; en Allemagne, celles de Leipzig, de Dresde et de Munich ; en Angleterre, celles du British Museum et la Bodléienne d’Oxford ; en Espagne, celle de I’Escurial ; en Italie, celle du Vatican, l’Ambrosienne de Milan, la Laurentienne de Florence.


BIEN (Le). s. m. (latin : Bene, bien ; de Bonum, bon). Ce qui est bon, utile, avantageux, ce qui est juste, honnête. Se dit au sens physique et au sens moral. Il se prend aussi au sens absolu et est précédé de l’article Le Bien. Le Bien, est : la conformité des actions à la règle, tant individuelle que sociale. Le Bien, au sens propre, sous-entend : universalité et immuabilité de la Règle, de la Loi. Afin de savoir si Le Bien est autre chose qu’un mot et quelle valeur on doit lui accorder, il est nécessaire d’examiner si une Règle des actions, une Loi existe, qui soit la même partout et dans tous les temps.

Si Dieu : Être essentiellement immuable, existe, Sa Volonté, nécessairement immuable et éternelle, comme Dieu même, est la seule Loi. Le Bien, sera, en dernière analyse : Être. Car il est évident que Dieu, Tout-Puissant, a ce qu’Il veut ; que l’homme, fait ce qu’Il veut et ne peut pas ne pas le faire ; que Dieu existant, il n’y a en réalité ni Bien, ni Mal, mais Dieu.

Les Religions, qui ne s’embarrassent guère de logique, énoncent : Une règle des actions révélée par Dieu. ― Dans toute humanité dans l’enfance cette Révélation sert de Loi, et le Bien est l’obéissance à cette Loi. Or, il y a autant de Religions, donc, de Révélations, que de peuplades ; d’où il s’en suit que Le Bien n’est pas le même partout, qu’il n’est pas Universel, ni immuable, qu’il n’est pas Le Bien. Sous la poussée du libre examen et des progrès de la science, dans chaque Religion, la Règle est soumise à la critique, et l’Ordre qu’elle crée dans la société est mis en danger. Dès lors, ce sont les plus forts qui édictent une règle et qui l’imposent aux faibles, par des sophismes, une fausse éducation, une police et une armée. Le Bien est en cette époque : Être fort. Or, la force, est par essence, changement, mouvement ; le fort d’aujourd’hui est le faible de demain et Le Bien n’est pas constant, immuable, il n’est pas Le Bien.

Mais si Le Bien, au sens propre, n’existe pas, il est cependant des règles de conduite ― des lois ― qui ont un caractère de nécessité, pour l’homme. Il ne peut désobéir à ces lois, sans en être puni. Il ne peut pas échapper à ces conséquences qui sont parfois mortelles. Ce sont les lois immuables de la Matière. L’Homme doit : manger ou mourir, ne pas se jeter au feu, se tirer un coup de fusil, etc… sans mourir. Il ne peut se jeter par la fenêtre sans tomber ; marcher sur la mer sans se noyer, etc…

Toutes les notions morales et sociales, au contraire, ne revêtent pas ce caractère de nécessité. Tuer un homme, voler, frapper, déserter, actes considérés comme mal, ne reçoivent pas nécessairement leur châtiment.

Au sens étymologique de Bien, est bien, ce qui est : agréable, bon, utile à l’Individu. L’Individu seul, peut s’appliquer une Règle des actions, une morale, qui ne soit pas une contrainte, un mensonge, qui soit le produit d’un raisonnement incontestable. ― A. Lapeyre.

Bien (Le). Il est fort difficile ― sinon impossible ― de définir le sens de ce mot qui, de même que le mot « mal », a été employé de tous temps par les moralistes religieux ou bourgeois pour influer sur l’esprit public. Ces moralistes, valets de pouvoir ou esclaves d’une mentalité étroite, qualifient de bien tous les actes nécessaires au maintien de ce pouvoir ou de cette mentalité étroite. Ainsi, les moralistes officiels diront : il est bien de défendre la patrie, de payer ses impôts, de travailler 15 heures par jour lorsque le pays est pauvre, de faire beaucoup d’enfants, etc… Les moralistes religieux diront : il est bien de craindre Dieu et d’obéir à ses représentants sur la terre : les gens d’église, etc… Nous voyons donc que la notion de bien varie avec les intérêts et ne possède aucune base réelle. D’autre part, la notion de bien varie avec le temps et avec les lieux ; ce qui était bien au moyen-âge ne l’est plus maintenant, ce qui est bien en Orient ne l’est pas en Occident, etc… Quelle valeur peut-on, alors, donner à une notion aussi fantaisiste ? Aucune. Le Bien n’existe pas plus que le Mal et n’a de raison d’être que pour ceux qui l’exploitent. Est-ce à dire qu’il ne peut exister aucune notion du Bien ? Non. On peut admettre une notion du bien très générale ; on peut dire avec raison : il est bien de rendre service à son voisin, il est bien de défendre sa liberté contre tout et contre tous, il est bien de pratiquer la solidarité et la fraternité, il est bien de s’instruire, etc. Au contraire, un grand nombre des actes qualifiés bons par la morale bourgeoise sont des actes néfastes ou criminels qu’on pourrait avec juste raison cataloguer parmi les actes mauvais. Mais enfin il convient surtout de n’accepter jamais ces entités : Bien, Mal, Justice, etc…, qu’on orne de majuscules pour les rendre plus imposantes et respectables à la foule. C’est à l’individu conscient et humain de voir par lui-même ce qui est véritablement bien, c’est-à-dire conforme aux sentiments généreux de l’humanité, et ce qui ne l’est pas.

Le Bien. Comment le définir ? Les dictionnaires à l’usage des bons citoyens et des bons sujets des pays et des États civilisés définissent le mot Bien par « ce qui est juste, louable, digne d’approbation », ce qui constitue, porté à sa suprême expression, « la perfection morale ». Tout cela, sans expliquer ce qu’il faut entendre par ces différentes qualifications ou périphrases. Les philosophes anciens et modernes ont donné des définitions moins vagues de ce même mot Bien, définitions qu’on peut grosso modo classer de la façon suivante : Le bien se trouve dans le plaisir (Aristippe, Épicure) ― dans la ressemblance avec Dieu (Platon) ― dans l’exercice de la raison (Aristote) ― dans la conformité avec la nature (Stoïciens) ― dans l’ordre (Malebranche) ― dans le plus haut degré d’être et d’intelligibilité (Leibniz) ― dans la sublimation du sentiment (Jacobi, Adam Smith) ― dans l’intérêt bien entendu (Hume, Bentham, Stuart Mill) ― dans l’adaptation à l’évolution universelle (Spencer) ― il est l’objet d’une volonté universelle (Kant). Une définition pragmatique englobe toutes ces doctrines, toutes ces opinions : le bien, c’est ce qui doit être.

Acceptons cette définition et demandons-nous en toute simplicité ce qui doit être pour nous rendre heureux, car c’est à nous rendre heureux que tend ce qui est juste, louable, digne d’approbation. Une conception du bien qui tendrait à nous rendre malheureux est illogique, incompréhensible, cruelle, inhumaine ― va à l’encontre de son but. En nous interrogeant, nous trouvons facilement que pour être heureux il nous faudrait être en situation de faire tout ce qui nous plaît, et ne pas être forcés de faire ce qui nous déplaît.

L’examen des circonstances qui conditionnent notre vie quotidienne nous montre que des puissances d’ordre matériel et moral nous empêchent fréquemment de faire tout ce qui nous plaît et nous contraignent souvent à faire ce qui nous déplaît. Nous nous trouvons, à notre entrée dans la vie, en présence d’un état de choses qui nous place sous la dépendance d’organisations politiques, intellectuelles, morales : État, École, Église, ― lois, conventions, commandements, ― auxquelles nous devons obéir ou nous conformer sous peine de sanctions matérielles ou de mise à l’écart parfois aussi pénibles que les punitions pénales ou les châtiments disciplinaires.

À en juger par les résultats de la méthode de domination de l’homme sur l’homme et d’exploitation de l’homme par l’homme, ― misère économique et morale générale, guerres, oppression politique, ― il ne semble pas que le système en usage jusqu’ici ― autorité, violence organisée et systématisée ― ait amené le bonheur parmi les hommes, ait instauré « le bien ». On est donc fondé à proclamer la faillite des méthodes de coercition gouvernementale ou ecclésiastique, qu’il s’agisse d’économie sociale ou politique, aussi bien que d’éducation laïque ou religieuse.

La restriction, la contrainte, s’étant montrées impuissantes à faire régner « le bien » parmi les hommes, à leur assurer le bonheur, il vient de suite à l’esprit que la méthode contraire, celle de la liberté absolue, pour l’individu, de faire à sa guise, pourrait amener des résultats opposés. Or, jusqu’ici nulle part on n’a essayé de pratiquer le bien sous cette forme : créer une mentalité qui rende usuel, ordinaire, commun, courant, pour l’unité humaine isolée ou associée, la possibilité de faire tout ce qui lui plaît, sans qu’il lui vienne à l’esprit d’empiéter sur la possibilité d’autrui d’en faire autant. On enseigne bien aux enfants dans les écoles laïques et religieuses, qu’en compensation des droits qu’on leur accorde sur leur prochain, ils ont des devoirs à remplir à son égard, mais ces droits et ces devoirs sont inclus dans des réglementations d’ordre légal ou moral qui les canalisent et les amputent de telle sorte que jamais personne ne peut se conduire ou évoluer comme il le ferait, s’il n’était pas forcé d’agir ou de faire comme les conducteurs politiques ou religieux de l’humanité exigent qu’on agisse ou fasse pour qu’ils se maintiennent en possession du pouvoir temporel ou spirituel.

Le « bien », au point de vue individualiste anarchiste, c’est de pouvoir faire individuellement tout ce qu’on veut, à ses risques et périls, sans aucune limite ou barrière d’ordre étatiste ou gouvernemental, sans aucune autre réserve que l’abstention d’empêcher autrui d’agir de même. « Le bien » c’est, isolément ou en s’associant, déterminer la ligne de conduite ou de poursuivre le but qui peut personnellement procurer le plus de jouissances d’un ordre ou d’un autre, sans empiéter sur la ligne de conduite d’autrui, isolé ou associé, sans porter de jugement sur la façon de se comporter de quiconque évolue en dehors ou à côté de soi, dès lors que cette façon de se comporter n’implique point domination ou exploitation.

Je prétends que cette conception anarchiste de la vie est « le bien » parce qu’elle inclut le bonheur, c’est-à-dire la disparition de la servitude : esclavage de la crainte de tenter seul ou de s’associer pour des expériences ou des fins que réprouveront toujours les gouvernants et les dirigeants de toutes les sociétés à base autoritaire, l’esclavage de l’emprise des préjugés sociaux et moraux. Être libéré de la servitude, c’est le bien, c’est le bonheur suprême. Être libéré au point de se permettre toutes choses, sauf user de violence, sauf empiéter sur la liberté d’autrui et l’obliger à faire ce qui ne lui convient pas, est-il réalisation plus juste, plus louable, plus digne d’approbation ? Est-il perfection morale, plus évidente ? ― E. Armand.