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Encyclopédie anarchiste/Bonhomme - Bourse du travail

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Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Librairie internationale (tome 1p. 264-278).


BONHOMME (JACQUES). Jacques Bonhomme est le nom sous lequel on désigne souvent le paysan français, quand on veut faire ressortir la condition misérable qu’il dut jadis supporter. Taillable et corvéable à merci, Jacques Bonhomme fut un véritable esclave sur qui le Seigneur possédait tous les droits. Crevant souvent de faim, ne pouvant même pas disposer de sa personne, Jacques Bonhomme était moins considéré qu’une bête de labour. Et le degré d’avilissement du malheureux était devenu tel, qu’il supporta, pendant des siècles, son épouvantable situation.

Il advint pourtant que, au cours du xive siècle (1358-1359), la misère et la souffrance du peuple des campagnes devinrent absolument intolérables. La famine sévissait avec une rigueur épouvantable et étendait un peu partout ses ravages ; les Anglais s’avançaient en vainqueurs à travers la France ; les paysans étaient réduits, pour ne pas mourir de faim, à se nourrir des herbes des champs. Le roi d’abord, les gentilshommes ensuite, rançonnaient impitoyablement les populations rurales. Aux murmures, aux plaintes, aux récriminations des malheureux pressurés à l’extrême, les seigneurs répondaient brutalement et en se moquant : « Bonhomme crie, bonhomme paiera. » Mais, exaspérés et révoltés par tant de froide cruauté, les paysans se groupèrent et se ruèrent en masse contre leurs bourreaux. Ce fut, alors, une effroyable boucherie de nobles, un carnage immense. Bientôt après, la lutte changea de face. Que pouvaient, en effet, des paysans épuisés par la fatigue et les misères, mourant de faim et sans autres armes que des socs de charrue, des fourches, des pelles et des pioches ? Que pouvaient-ils, malgré leur courage et la justice de leur cause, contre un ennemi entraîné aux choses de la guerre, bardé de fer, armé de pied en cap, en possession de forteresses crénelées, pouvant se réfugier dans ces sortes de nids d’aigle qu’étaient leurs manoirs, presque toujours haut perchés et dominant les alentours ? Aussi, à peine les nobles, s’étant à leur tour ligués, se prêtèrent-ils un appui mutuel, que l’extermination des insurgés commença, pour ne s’arrêter que lorsque Jacques Bonhomme, meurtri, blessé, tué, torturé, pendu, fut complètement vaincu, écrasé. Le soulèvement des Jacques fut appelé du nom de ceux-ci, « Jacquerie ». Après la défaite des Jacques, les paysans qui avaient survécu reprirent leur travaux et leur collier de servitude et de misère. Ils continuèrent à être, et de plus en plus, courbés sous le faix écrasant des tailles, aides, gabelles, dîmes et impôts de tous genres, jusqu’à ce que, ne se résignant plus à être plus maltraités, plus méprisés et plus pressurés que jamais, ils se révoltèrent à nouveau, firent la chasse à leurs maîtres, pillèrent leurs granges, incendièrent leurs châteaux et démolirent quelques-unes de leurs forteresses. Ce soulèvement de Jacques Bonhomme, à la veille de la prise de la Bastille, est magnifiquement décrit par Pierre Kropotkine, dans son livre remarquable « La Grande Révolution ». En 1789-1793, Jacques Bonhomme prit sa revanche : Suppression de la noblesse, renversement de la monarchie, triomphe du Tiers-État. Traqués à leur tour, obligés d’abandonner leurs terres et ne se sentant plus en sécurité dans leurs castels crénelés et fortifiés, détestés par leurs anciens vassaux, pourchassés par la Convention, les nobles émigrèrent en masse et, confisqués, leurs biens furent vendus au profit de la nation. Malheureusement, cette fois encore, Jacques Bonhomme fut odieusement berné. La bourgeoisie triomphante prit la place que la noblesse laissait vacante. Elle a, peu à peu, substitué la féodalité financière à la vieille féodalité. Pour celui qui cultive la terre sans la posséder, la situation ne s’est pas sensiblement améliorée. Il a, il est vrai, l’honneur discutable et l’avantage plus discutable encore d’être appelé, grâce au suffrage universel, à désigner, à choisir ceux qui le tondent et l’assujettissent, mais, en fin de compte, le sort du travailleur de la terre (voir : Agriculture, Travail agricole) est resté misérable. Quand Jacques Bonhomme prendra-t-il sa décisive, son ultime revanche ?


BONTÉ. Substantif féminin qui exprime la qualité de ce qui est bon. Bon, au féminin bonne, vient du latin « bonus » il se dit « tant au sens physique qu’au sens moral, de ce qui a les qualités convenables à sa nature, à sa destination, à l’emploi qu’on en doit faire, au résultat qu’on veut en obtenir, etc… » (Dictionnaire de l’Académie Française). Ex. : un bon cheval, une bonne soupe, un bon ouvrier, un bon esprit, un bon cœur. « Un bon livre est un bon ami » (B. de Saint Pierre). « Il vaut mieux être bon qu’habile » (Aubert).

Bonté, du latin bonitas, se dit « de cette qualité morale qui porte à faire du bien, à être doux, facile, indulgent ». (Dictionnaire de l’Académie Française). « La bonté est la première des vertus » (Mme Necker). « Une belle femme sans bonté est une fleur sans parfum » (L.-J. Larcher). « L’adversité peut tout chasser d’une âme excepté la bonté » (V. Hugo).

Les Romains appelaient « bona dea », la bonne déesse certaines divinités, entre autres Vénus, favorables aux femmes et à leur fécondité.

Bon s’emploie généralement comme adjectif : un homme bon, une bonne terre. Substantivement, on dit le bon pour la bonté, comme on dit le beau pour la beauté. « Le bon n’est que le beau mis en action » (J.-J. Rousseau). « Que le bon soit toujours camarade du beau, dès demain je chercherai femme » (La Fontaine).

Nous renvoyons aux différents dictionnaires pour les emplois nombreux et divers des mots bon et bonté. Le « Larousse », en particulier, en donne une énumération très complète.

Il est à remarquer que la plupart des ouvrages encyclopédiques ne renferment aucune étude de la bonté ou ne s’occupent que des usages de ce mot. Dans la Grande Encyclopédie, c’est à l’article bien qu’il en est parlé. Nous estimons qu’il y a lieu d’insister davantage, d’autant plus que le bien ne serait qu’une entité sans la bonté qui le produit. En latin, « bonum », le bien moral, signifie « ce qui est bon ». « Ils sont assez beaux s’ils sont bons, car beau est qui bien fait » (Goldsmith). « Si un homme bon est doué de talent, il travaillera toujours pour le bien du monde » (Gœthe). « Celui-là est bon qui fait le bien aux autres ; s’il souffre pour le bien qu’il fait, il est très bon » (La Bruyère).

La bonté est la première et la plus belle des qualités de la vie et des êtres, parce qu’elle met le bien en action. Victor Hugo a dit qu’elle est « la seule chose devant laquelle on doive s’agenouiller ». Elle est à la base de la vie naturelle comme de la vie en société. Sans sa prédominance sur toutes les formes contradictoires et perpétuellement en lutte de l’existence des êtres, le monde n’existerait plus, ainsi que l’ont démontré Kropotkine, dans l’ « Entr’aide », et Élisée Reclus, dans ce monument de foi humaine intitulé l’ « Homme et la Terre ». Reprenant les théories de Darwin, ils ont fait voir qu’elles avaient été mal interprétées pour justifier la férocité du « struggle for life », comme ont été déformées les idées de Nietzsche pour servir aux abus de prétendus « surhommes » mégalomanes assoiffés de puissance. Ce qui domine dans toute la nature, et que la continuité de la vie affirme irréfutablement, ce n’est pas « la lutte pour l’existence », c’est « l’accord pour l’existence », c’est l’entraide qui s’inspire de la solidarité, forme collective de la bonté. C’est cette bonté qui fait l’optimisme de tous ceux qui gardent, malgré les plus lamentables expériences et les plus décevantes constatations, leur espoir dans la vie et ne cessent de lutter pour elle et pour l’avenir, pour eux et pour les autres. C’est la bonté qui rend vaillants tous ceux qui ont la volonté d’une humanité meilleure, et les pousse dans l’action jusqu’au sacrifice de leurs intérêts les plus chers et parfois même de leur vie. Sans cette volonté optimiste, cette foi dans la bonté de la vie, pourquoi vivre, lutter, souffrir ? Ne serait-il pas mieux de s’abîmer immédiatement dans le néant, si on ne porte aucun espoir extraterrestre ? Ne le serait-il pas encore plus d’écourter le voyage, si on croit que la terre n’est « qu’une vallée de larmes » qu’on traverse pour aller au ciel ? Ceux qui sont certains qu’une divinité tutélaire les accueillera un jour à sa droite sont illogiques en restant attachés à la vie. Ils prétendent remplir un « devoir » par cet attachement. Ce devoir, qui n’a jamais été démontré bien sérieusement, ne fait que donner le change à cet espoir instinctif, naturel, qui persiste au fond d’eux-mêmes, d’une vie terrestre moins difficile pour eux ou pour ceux à qui ils se sont « dévoués ». Le « Pater » que les chrétiens font monter vers Dieu, ne dit pas : « Enlevez-nous de la terre pour aller vers vous » ; il dit : « Donnez-nous chaque jour notre pain quotidien », le pain qui nous fait vivre en corps et en esprit et nous permet de ne pas mourir. « Plutôt souffrir que mourir est la devise des hommes », a dit La Fontaine, parce que les hommes trouvent la vie bonne malgré leurs souffrances et leurs espoirs célestes.

Le dictionnaire Bescherelle donne cette définition morale de la bonté : « Attribut des êtres animés ou inanimés, elle indique l’utilité dont ils peuvent être pour les autres objets ou êtres de la création. » Nous ajoutons : La bonté est dans toute la nature, créée ou non, dans tout ce qui contribue à entretenir la vie, à la rendre meilleure. Pour tous les êtres « animés ou inanimés », elle n’est que dans la nature, malgré les théories des imposteurs qui mènent le monde et se servent d’elle pour mal le mener.

Bescherelle distingue d’abord la bonté essentielle, celle des êtres et des choses en eux-mêmes, dans « les attributs qui les constituent tels qu’ils sont ». C’est ainsi qu’un être ou une chose, même malfaisants pour les autres, sont « bons » en ce qu’ils possèdent tout ce qui est convenable à leur nature. On dit : « Cet arsenic est bon ou mauvais », selon qu’il est propre ou impropre à produire les effets de sa nature, et Bescherelle ajoute : « Dieu, après avoir créé les tigres et les serpents, dut voir, comme après avoir fait la lumière, qu’ils étaient bons ». Créés ou non par Dieu, les tigres et les serpents possèdent incontestablement cette bonté essentielle propre à chaque être, qui est tout à fait indépendante des rapports des êtres entre eux et de ce qui peut être bon ou mauvais à chacun dans ces rapports. L’arsenic sera bon ou mauvais à l’homme suivant l’usage qu’il en fera. Si l’homme rencontre un tigre ou un serpent, l’aventure sera mauvaise pour l’homme s’il se trouve sans défense ; elle sera mauvaise pour le tigre ou le serpent si l’homme, portant un fusil et étant bon tireur, tue le tigre ou le serpent. Bescherelle appelle fort exactement bonté relative celle qui découle de la bonté essentielle, tout en étant exclusive d’elle, et « qui consiste dans l’ordre, l’arrangement, les rapports, la symétrie que les choses et les êtres ont les uns avec les autres. » Mais il est moins exact lorsqu’il distingue ensuite la bonté animale qu’il définit ainsi : « Une économie dans les passions que toute créature sensible et bien constituée reçoit de la nature. » Il la voit dans « l’heureuse conformation de l’individu, la belle proportion de ses membres, aussi bien que dans certaines qualités instinctives », et il cite comme exemples : « Un bon chien de chasse », « un bon cheval de selle », « un bon soldat ». Nous voyons mal, en rapprochant la définition et les exemples, ce que l’auteur appelle la bonté animale et ce qui la distingue des précédentes. Par la définition, cette bonté rentre dans le cadre de la bonté essentielle ; par les exemples qui établissent des rapports avec d’autres êtres, elle se trouve dans l’ordre de la bonté relative.

La distinction de la bonté animale ne nous paraît donc pas justifiée. Elle l’est d’autant moins qu’à notre avis, toute distinction entre une bonté animale et une bonté humaine ne peut être que fausse et conventionnelle. Aussi, nous séparons-nous complètement de Bescherelle lorsqu’il traite de la bonté proprement dite, c’est-à-dire de cette « qualité morale qui porte à faire, du bien, à être doux, facile, indulgent » dans les rapports des êtres entre eux. Il appelle bonté raisonnée « la qualité propre à l’homme qui consiste dans les rapports de mœurs avec l’ordre essentiel, éternel, immuable, règle et modèle de toutes les acceptions réfléchies. » Cette bonté, dit-il, se confond avec la vertu. En même temps, il constate, toujours chez l’homme seulement, « une autre bonté qui tient moins de l’intelligence, qui part du cœur, et qui le porte à secourir son semblable, à le défendre, à lui pardonner. » Il définit ensuite les différentes nuances de cette bonté humaine qui vient soit de la raison, soit du cœur et qu’on appelle suivant les cas : humanité, philanthropie, charité, générosité, clémence, magnanimité, bonhomie, faiblesse. Enfin, il termine ainsi : « Plutarque a dit de la bonté qu’elle a plus d’étendue que la justice et que, ainsi que la reconnaissance, elle s’étend souvent jusque sur les animaux. Et nous pouvons dire que, quel que soit le caractère de cette vertu, elle est celle qui rapproche le plus l’homme de son créateur, et qu’en même temps qu’elle contribue au bonheur de tout ce qui nous entoure, elle trouve sa récompense en elle même. »

Bescherelle, qui croit que Dieu a créé les tigres, les serpents et l’homme, voit dans la bonté ce qui rapproche le plus l’homme de ce créateur. Mais pourquoi réserve-t-il ce rapprochement à l’homme et pourquoi les tigres et les serpents, qui sont, au yeux de Dieu, aussi « bons » que l’homme, n’en auraient-ils pas aussi la faculté ? C’est que Bescherelle, lorsqu’il est arrivé aux rapports des êtres entre eux, ne s’est pas placé au point de vue de l’observation de la nature ; il a adopté la façon de voir de l’homme, de certains hommes, et avec elle la thèse conventionnelle des faiseurs de systèmes et particulièrement des sophistiqueurs religieux. Or, ne pas constater que les animaux sont bons non seulement en eux-mêmes, mais qu’ils possèdent la bonté raisonnée et la bonté du cœur au moins autant que l’homme, c’est partager l’aveuglement ou la mauvaise foi d’un Malebranche qui, niant la sensibilité animale, donnait un coup de pied dans le ventre de sa chienne et disait à Fontenelle, malgré les cris poussés par sa victime : « Ne savez-vous pas bien que cela ne sent pas ? »

Notre temps, malgré toutes ses prétentions rationalistes et ses affirmations de sincérité scientifique, subit toujours l’envoûtement du dogmatisme religieux dans le dessein de rabaisser la vie naturelle et d’exalter chez l’homme ses prétendus rapports avec la divinité. On n’a que trop bien réussi à faire mépriser par la bêtise humaine tout ce qui n’était pas l’homme et à lui faire exercer, en vertu d’une souveraineté fallacieuse qu’il aurait reçue de Dieu et sous le nom de bonté, la plus sauvage dictature et la plus épouvantable terreur sur toute la nature. Aussi, n’est-il pas de pire imposture que la bonté qui « rapproche l’homme de son créateur », et pas d’hypocrisie plus monstrueuse que cette hiérarchie vertueuse qui établit des degrés dans la bonté et se couronne de ce qu’on appelle la charité chrétienne.

Lorsqu’il entendait des hommes parlant de l’âme des bêtes avec cette suffisance bouffonne qui les fait pontifier à propos de ce qu’ils ignorent, Voltaire disait : « Écoutez d’autres bêtes raisonnant sur les bêtes ». Les bêtes raisonnant sur les bêtes avaient commencé par refuser une âme à la femme que les théologiens méprisaient en l’appelant « vas informus ». Quand elles voulurent bien lui en donner une, sans quoi elles auraient dû en priver la « Vierge Marie » elle-même et toutes les « saintes » de leur calendrier, elles continuèrent à la refuser aux animaux. La philosophie cartésienne, qui domine toujours notre prétendue liberté d’esprit et de conscience, ne voulut voir en eux que de pures machines sans aucune sensibilité, et aujourd’hui encore, l’opinion de nombreux savants encroûtés dans des théories qui favorisent leur égoïsme et mettent leur sénilité en quiétude, comme la croyance moutonnière et générale du « vulgum pecus », est que les animaux ne sont, par rapport aux hommes, que des « frères inférieurs ». Or, la véritable science a démontré que les animaux sont pour le moins aussi sociables que les hommes et que, dans tous les domaines : physiologie et psychologie, intelligence et expérience, morale et sentiment, « l’homme est resté et restera sans doute la bête la moins bien partagée du globe terrestre » parce que « sa perfectibilité est, en réalité, très faible ». (Dr Ph. Maréchal. Supériorité des animaux sur l’homme). Dieu doit être médiocrement flatté de la prétention qu’ont les hommes d’être faits à son image.

Dans le domaine de la morale officielle, non seulement on ne reconnaît pas la bonté chez les animaux, mais on a établi toute une hiérarchie de la bonté humaine. Les hommes « vertueux » des gouvernements et des académies, soucieux de ne jamais mêler les torchons et les serviettes, comme on dit vulgairement, lui ont donné toutes ces formes d’hypocrisie qui font comprendre ce mot de Machiavel : « Tout le mal de ce monde vient de ce qu’on n’est pas assez bon ou pas assez pervers », la bonté et la perversité ne se distinguant plus l’une de l’autre. La bonté d’un chef d’État s’appelle clémence ou magnanimité, même lorsqu’il ne pardonne aux autres que ses propres crimes. Celle du commun des hommes est seulement de la générosité et celle du naïf, considérée en riant, n’est que de la bonhomie. On appellera bienveillance celle du patron qui voudra bien ne pas laisser sans aucune ressource le vieux serviteur qu’il aura congédié, et si celui-ci n’a pas cette bonté passive qui se nomme résignation et qui est l’adhésion aux pires déchéances, s’il ne se déclare pas satisfait de l’os qu’on lui donnera à ronger et réclame tout un pot-au-feu, on le taxera d’ingratitude. Celui qui, après avoir raflé des millions en spéculant sur la misère publique, donne cent mille francs pour les pauvres, est un philanthrope, un bienfaiteur, tel ce M. de Montyon qui, depuis sa mort, récompense académiquement la vertu après l’avoir, de son vivant, exploitée sans vergogne comme propriétaire. L’humanité consistera en particulier dans le perfectionnement des engins de mort. On a ainsi la guillotine et la guerre humanitaires parce qu’elles tuent le plus grand nombre de gens dans le moins de temps possible. La guerre de 1914, qui a tué plus d’hommes que toutes les guerres du xixe siècle réunies, est appelée la « Guerre du Droit et de la civilisation supérieure ». Mais le sommet de cette hiérarchie, ce qui en est la plus grande gloire, c’est la charité qui mêle le divin à l’humain et par laquelle le ciel et la terre se passent la rhubarbe et le sené. C’est grâce à cette forme « supérieure » de la bonté et plus particulièrement à la charité chrétienne, que, depuis bientôt deux mille ans, les « moralistes », les « gens vertueux », sauvent les âmes en tuant les corps. C’est au nom de la charité chrétienne qu’on a détruit les monuments et tué les hommes du paganisme : Saint Augustin faisait appel aux Vandales pour fonder la Cité de Dieu. Bien qu’il devait déplorer la dévastation de Rome par Alaric, Saint Jérôme disait : « La véritable pitié, c’est d’être impitoyable ! » C’est au nom de la même charité que Charlemagne s’est livré à ces massacres qui en ont fait un si grand empereur, qu’on a vu les croisades, l’extermination des indigènes d’Amérique, les bûchers de l’Inquisition qui faisait brûler les gens « pour les punir aussi charitablement que possible et sans effusion de sang » (É. Reclus), les dragonnades et toutes les expéditions coloniales où le prêtre a montré la route au soldat. « Tuez ! Tuez ! Dieu reconnaîtra les siens ! » disait le saint homme qui dirigeait la Croisade des Albigeois. Cette reconnaissance devait sans doute permettre la réalisation de cette promesse de Thomas d’Aquin : « Bienheureux seront les saints puisqu’ils auront la joie de voir les souffrances des damnés. » C’est ainsi que les théologiens comprenaient le sacrifie du Fils de Dieu qui était mort pour le salut de tous les hommes. C’est par la torture et la mort lentement donnée qu’on suivait son commandement : « Aimez-vous les uns les autres », car si la « bonté » des « humanitaires » laïques, qui ne comprennent rien aux choses du ciel, veut la mort rapide, celle des charitables chrétiens la veut très tourmentée pour que l’âme gagne mieux le ciel. C’est encore au nom de la charité chrétienne que, de nos jours, on continue à prêcher librement, dans l’État laïque, le « massacre des hérétiques », comme le faisait le père Janvier à Notre-Dame, le 25 mars 1912, et qu’à la suite de la dernière guerre gréco-turque, en 1921, un nommé Vassilios, évêque de Nicée, déclarait : « L’armée grecque a été beaucoup trop douce dans la répression. Moi qui ne suis pas un militaire, mais un ecclésiastique, j’aurais voulu qu’on exterminât tous les Turcs sans en laisser un seul. » Quelle bonne âme, et combien digne de parler au nom de Dieu !… Mais ces gens charitables, qui se disent chrétiens, et qui ont perfectionné la barbarie, ne s’exercent pas seulement dans l’assassinat ; ils pratiquent aussi le pillage et l’accaparement des richesses, toujours « ad majorem dei gloriam ». Dès qu’ils sont entrés en lutte contre le paganisme, les gens d’église ont commencé à piller. Par une longue continuité d’efforts, ils n’ont pas cessé, à travers les siècles, pour arriver à leur exploit contemporain le plus éclatant, les pillages de la guerre de Chine, en 1900, sous la haute direction de l’évêque Favier. Steinlen a composé sur ce sujet, et sur la bonté de ce qu’on appelle « la civilisation » en général, le plus beau des numéros de « L’Assiette au Beurre » (numéro 47, 26 février 1902. « La Vision de Hugo ». La charité chrétienne supprima l’esclavage antique, disent triomphalement ses thuriféraires. Oui, mais elle le laissa remplacer par le servage non moins odieux qui livra à l’Église les hommes et les biens comme mainmortables. Le communisme primitif n’avait pas duré longtemps dans l’Église, car, dès le commencement du ive siècle, elle possédait des biens-fonds considérables sur lesquels une première confiscation était opérée par Dioclétien et Maximien. Saint Jérôme écrivait en ce temps-là à Eustochie : « Quand vous les voyez (les gens d’église) aborder d’un air doux et sanctifié les riches veuves qu’ils rencontrent, vous croiriez que leur main ne s’étend que pour leur donner des bénédictions ; mais c’est, au contraire, pour recevoir le prix de leur hypocrisie. » Au moyen-âge, la cupidité des gens d’église fut flétrie par les prédicateurs populaires, les Maillard, les Menet, et un abbé Trithème dénonça leurs mœurs dans une harangue en latin que Voltaire a traduite ainsi :


Ils se moquent du ciel et de la Providence ;
Ils aiment mieux Bacchus et la mère d’amour ;
Ce sont leurs deux grands saints pour la nuit et le jour.
Des pauvres, à prix d’or, ils vendent la substance.
Ils s’abreuvent dans l’or ; l’or est sur leurs lambris ;
L’or est sur leurs catins qu’on paie au plus haut prix ;
Et, passant mollement de leur lit à la table,
Ils ne craignent ni lois, ni rois, ni dieu, ni diable.

Malgré d’autres confiscations, les biens d’Église n’en atteignirent pas moins une valeur de plus de quatre milliards, en France, en 1789. (Voir dans la « Grande Encyclopédie », l’article important de L. Pasquier sur les biens du clergé et nationaux). Si on compare à ces richesses de l’Église l’état où étaient tenus ses serfs, bêtes humaines qui n’avaient à manger que de l’herbe et dont la misère stupéfiait les étrangers, on voit ce que valait sa charité. Fénelon, lui-même, en disait ceci : « Tout se réduit à fermer les yeux et à ouvrir la main, pour prendre toujours. » Aujourd’hui, si on considère le sort de ceux qui sont encore réduits à vivre de la charité de l’Église, on voit qu’elle est toujours aussi qualifiée pour enseigner le désintéressement que pour prêcher la bonté. On pourrait, par exemple, demander aux Chinois ce qu’ils pensent de cette charité. Après avoir montré les ruines accumulées chez eux par les guerriers internationaux au service d’un Favier et de ses compères, ils pourraient conduire leurs visiteurs dans ces filatures de Shang-Haï où les Européens charitables font travailler des enfants de cinq ans, jour et nuit, pendant douze heures consécutives. (L’Œuvre, 18 juin 1925). Plus que jamais, les pharisiens ferment les yeux et ouvrent la main pour prendre toujours.

Voilà par quelles sottises, par quelles aberrations et par quels crimes se manifeste la « bonté » conventionnelle, officielle, d’une humanité qui prétend être supérieure à l’animalité et qui a divinisé ses turpitudes.

La vraie bonté est dans la nature et elle est propre à tous les êtres qui ne s’inspirent que de la nature. « La nature n’est pas belle dans toutes ses manifestations ; ses intentions sont toujours bonnes » (Gœthe). Lorsqu’elle agit, lorsqu’elle se manifeste socialement, la bonté n’a qu’un nom où elle est tout entière ; elle s’appelle la solidarité. La solidarité est le grand acte de foi de tous les êtres dans la vie. Elle les rend moralement égaux. Elle ignore l’hypocrisie de la hiérarchie vertueuse et de la charité. Elle ne traite pas avec Dieu, ou avec toute autre puissance, à la façon des usuriers et elle ne dit pas, avec la joie d’avoir donné un œuf pour recevoir un bœuf : « Qui donne aux hommes prête à Dieu. » Elle respecte la dignité de chacun. Elle a d’autant plus d’égards pour celui qui a besoin d’elle qu’il est plus malheureux. Avec elle, l’obligé est celui qui donne, car elle lui fournit l’occasion d’exercer la bonté de son cœur autrement que par des bavardages. Cette solidarité s’exerce d’autant plus noblement qu’elle vient d’individus qui n’en font aucun tapage et la pratiquent tout naturellement. C’est celle des animaux et des hommes primitifs. Quand l’homme est devenu « civilisé », il s’est mis à étaler d’autant plus bruyamment ses vertus qu’il les perdait davantage. Les animaux n’ont jamais eu besoin de l’enseignement des prêtres pour pratiquer cette bonté raisonnée et du cœur dont ils donnent de si multiples exemples, et pour fournir les modèles d’une haute sociabilité qui ne ménage pas son assistance aux éclopés, aux infirmes, et qui va jusqu’au pardon des offenses. Les Européens ont constaté chez tous les peuples primitifs qu’ils ont plus ou moins exterminés ces qualités que Kolben a observées chez les Hottentots : « Leur parole est sacrée. Ils ne connaissent rien de la corruption et des artifices trompeurs de l’Europe. Ils vivent dans une grande tranquillité et ne sont que rarement en guerre avec leurs voisins. Ils sont toute bonté et bonne volonté les uns envers les autres. » Chez tous les primitifs, le premier principe de la vie sociale est le « chacun pour tous ». Les Esquimaux vivent en communisme. Dall a rapporté que chez eux, « quand un homme est devenu riche, il convoque tous les gens de son clan à une grande fête, et, après que tous ont bien mangé, il leur distribue toute sa fortune. » Le missionnaire russe Veniaminoff, qui a vécu longtemps chez les Aléoutes, a vanté l’élévation de leur moralité. Durant un siècle entier, un seul meurtre y avait été commis dans une population de 60 000 habitants, et, parmi 18 000 Aléoutes, aucune violation de droit commun n’avait été relatée depuis quarante ans. Bock a dit des Dayaks : « Le brigandage et le vol sont tout à fait inconnus parmi eux. Je les ai trouvés généralement honnêtes, bons et réservés… et même beaucoup plus qu’aucune autre nation que je connaisse. » Les témoignages de ce genre abondent sur les peuples primitifs, malgré la constatation du Dr Rinck, que « l’homme blanc, qu’il soit missionnaire ou commerçant, a l’opinion dogmatique bien arrêtée que le plus vulgaire Européen est supérieur à l’indigène le plus distingué. » Cette opinion de l’homme blanc généralise devant certaines mœurs indigènes, comme l’infanticide ou l’abandon des vieillards pratiqués lorsqu’il y a pénurie de nourriture pour la collectivité, qui choquent les sentiments des Européens ; mais, comme dit Kropotkine, « si ces mêmes Européens avaient à dire à un sauvage que des gens, extrêmement aimables, aimant tendrement leurs enfants, si impressionnables qu’ils pleurent lorsqu’ils voient une infortune simulée sur la scène, vivent en Europe à quelques pas de taudis où des enfants meurent littéralement de faim, le sauvage à son tour ne les comprendrait pas. » (Voir l’ « Entraide parmi les sauvages » ). Le sauvage ne comprendrait pas davantage si on lui disait que dans les villes qui regorgent de produits et où l’on fait un gaspillage insensé de richesses, des vieillards errent sans abri et meurent dans les rues de « misère physiologique », suivant l’euphémisme inventé par l’hypocrisie sociale pour ne pas dire qu’ils meurent de faim. Les peuples primitifs chez qui on a constaté le moins de bonté sont ceux qui avaient une religion et qui obéissaient à de prétendus représentants d’une divinité. Les religions ont, les premières, légalisé le meurtre individuel et collectif ; elles en ont fait un droit par les sacrifices sanglants qu’elles exigeaient sous prétexte d’apaiser la colère des dieux. Elles ont développé le cannibalisme, si elles ne l’ont pas fait naître, et la communion dans laquelle les chrétiens reçoivent symboliquement le corps de Jésus Christ sous les espèces du pain et du vin, ou de l’hostie, a son origine dans les sacrifices humains et le cannibalisme. Les formes les plus révoltantes du cannibalisme ont été observées chez les populations du Mexique et des îles Fidji qui étaient parmi les primitifs les plus superstitieux et les plus livrés aux excitations des sorciers « messagers du ciel. » Chez les peuples appelés « civilisés », les guerres les plus nombreuses et les plus atroces ont été les guerres de religions.

Il y a d’autant plus lieu d’insister comme nous le faisons au sujet de la charité et des mœurs des primitifs, que les religions prétendent avoir inventé la vertu et en particulier la bonté qui est la plus belle des vertus. Chacune d’elles veut en avoir le monopole pour en tenir boutique le plus avantageusement possible. C’est ainsi que l’abbé de la Bleterie a écrit dans sa Vie de l’Empereur Julien ceci : « Il n’appartient qu’à la véritable religion de produire de véritables vertus. Il n’en faut point chercher chez ceux qui l’ignorent ; beaucoup moins dans ceux qui l’ont abandonnée. » Bien entendu, la véritable religion était celle de cet abbé. Elles sont deux ou trois mille dans le monde qui prétendent à cette prééminence. Nous ne chercherons pas quelle est la meilleure, sachant qu’elles sont toutes malfaisantes, mais nous sommes obligés de voir particulièrement, parce qu’elles s’exercent autour de nous, la malfaisance des différentes sectes dites chrétiennes dont les principes fondamentaux, « tu ne tueras pas » et « aimez-vous les uns les autres », sont interprétés avec tant de cynisme par leurs représentants respectifs pour justifier les guerres, les spoliations et tous les attentats à la liberté et à la vie humaines. Dans le Nouveau Larousse illustré, on lit que « l’antiquité gréco-romaine a ignoré l’amour du prochain… Les étrangers, les barbares, c’est-à-dire la plus grande partie du genre humain, étaient considérés comme des ennemis. C’est Jésus Christ qui a créé la confraternité humaine ; il a révélé en Dieu un père dont nous sommes les enfants. Aux yeux du chrétien, le prochain, c’est tout homme, sans distinction aucune, et sans exception. » Nous avons vu plus haut comment, au nom du christianisme, on a pratiqué l’amour du prochain depuis 1 900 ans. Ajoutons cet exemple qui répond particulièrement au Nouveau Larousse illustré. Il est tiré du catéchisme des écoles congréganistes françaises d’Orient, à l’usage des petits musulmans :

« ― Les hommes sont-ils nos frères ?

« ― Tous les chrétiens sont nos frères.

« ― Les Turcs sont-ils nos frères ?

« ― Non, parce qu’ils ne sont pas chrétiens. »

La véritable bonté, comme la véritable vertu, n’est l’apanage d’aucune secte. La fraternité humaine a été enseignée par Socrate et par Confucius bien avant que Jésus vint au monde. Elle a été pratiquée bien avant d’être enseignée. Les laboureurs de l’Italie antique qui priaient les dieux de faire venir le grain « pour eux et pour leurs voisins », (Michelet), ignoraient le christianisme. De même les barbares normands dont le droit coutumier commandait d’agir selon un esprit de douceur et des principes d’équité. Il disait : « entre voisins, la vache et l’écuelle à lait sont communes », et aussi « que la vache soit traite pour vous et pour celui qui a besoin de lait. » Les habitants de l’Altaï disent encore aujourd’hui : « Quand tu vas mourir, ne jette pas ton pain ; quand tu quittes un champ, commence par le semer », (É. Reclus). Et au nom du christianisme on va « civiliser » ces « sauvages » à coups de canon !…

C’est par les actes et non par des phrases, si haut placés que soient leurs auteurs, que la véritable bonté se manifeste. « Il n’est pas de bon mot qui vaille un bon office », a dit C. Delavigne. Silvestre de Sacy constatait que « les moralistes sont bons à lire et le sont rarement à voir. » Aristote disait : « On devient vertueux non pas en apprenant ou en formulant des définitions de la vertu, mais en accomplissant des actes de vertu, de même qu’on devient joueur de cithare en en jouant et non en expliquant comment la cithare est faite. » Il y a plus de bonté dans le geste du malheureux qui partage son unique morceau de pain avec un autre malheureux qu’il n’y en a dans tous les sermons et dans toutes les prières de la terre. Les êtres sont bons naturellement ; ils croient à la bonté des autres et ne sont pas en garde contre la duplicité. C’est ce qui fait leur faiblesse devant les audacieux qui les violentent et les fourbes qui les abusent. Il n’est guère d’animal qu’on ne puisse domestiquer en usant avec lui de bons procédés. Seuls ne sont pas domesticables ceux, comme les grands fauves, qui vivent isolés, étrangers à cette sociabilité si développée chez presque tous les animaux. Encore, faudrait-il savoir les raisons de cette insociabilité. Elle ne fut peut-être pas de tout temps, pas plus que celle des tigres humains, autrement dangereux que ceux de la brousse, dont l’individualisme féroce terrorise l’humanité. L’homme est bon naturellement. C’est par une aberration inconcevable qu’il en est arrivé, contre sa nature, à constituer un état social basé sur l’iniquité. « L’homme est bon, les hommes sont méchants », a dit J.-J. Rousseau dont on a raillé les théories à ce sujet. Mais ce qui démontre leur exactitude ce sont les conditions dans lesquelles s’est organisée et se continue l’exploitation de l’homme par l’homme. Si elle n’avait d’autre moyen que la force, comment les quelques mille ploutocrates capitalistes qui règnent sur le monde pourraient-ils tenir sous le joug des millions de prolétaires ? Comment cent mille soldats anglais arriveraient-ils à imposer l’ordre britannique à deux cents millions d’hindous ? Cet état de choses n’a pu s’organiser et ne peut subsister que parce que les hommes abusés dans leur bonté ont cru et croient encore aux bonnes intentions de leurs exploiteurs. C’est parce qu’ils étaient bons qu’ils ont eu la faiblesse de tendre la joue gauche après avoir été frappés sur la droite. C’est parce qu’ils étaient capables de cette bonté que leurs exploiteurs religieux l’ont formulée en dogme. Le gendarme moral, le prêtre, plus que le gendarme avec un grand sabre, a établi et maintient cette exploitation. Lorsqu’elle a été menacée de crouler sous les coups de la raison, le politicien est arrivé à la rescousse, promettant pour tout de suite, le temps de s’installer au gouvernement, ce que le prêtre ne promettait que dans le ciel. « Il faut une religion pour le peuple », disent les prêtres et les politiciens, ― ses exploiteurs n’en ont pas besoin, ils ont fait leur paradis sur la terre, ― et comme le soporifique des prêtres commençait à ne plus produire d’effet, les politiciens ont fabriqué la religion laïque aussi « endormitive », aurait dit Molière, que l’autre.

Quoi qu’il en soit, même si l’homme ne possédait pas naturellement la bonté, il aurait pour lui suppléer la raison. Or, la raison, formée par l’observation et la réflexion, l’oblige à conclure sans réfutation possible que la vie ne peut exister sans la bonté et qu’elle est indispensable à son véritable bien. La même raison lui fait voir que la véritable bonté n’est pas dans le pharisaïsme des prêtres et des politiciens, pas davantage dans la faiblesse résignée de leurs victimes. La bonté qui devient de la résignation se fait la complice de l’arbitraire et l’encourage au lieu de le désarmer. Qu’est-ce donc que la véritable bonté ? C’est celle qui ne se sépare pas de la justice, qui réclame l’équité. « L’équité et la bonté sont les deux piliers de l’équilibre moral », a dit Élisée Reclus. Elles sont les deux principes auxquels la société devra se soumettre si elle ne veut pas s’effondrer définitivement dans sa pourriture. Et l’homme vraiment bon est celui qui, possédant cet équilibre moral, transforme sa bonté en révolte contre ceux qui violent la justice. Tous les êtres véritablement bons ont été des révoltés. Une Louise Michel, qui n’attendait rien des cieux, a été autrement grande dans l’exercice de la bonté qu’un St-Vincent de Paul ; elle ne se bornait pas à secourir les misérables, elle voulait qu’il n’y ait plus de misérable. Sa vie fut l’apostolat de la bonté en révolte pour la justice. J.-J. Rousseau a dit : « Soyons bons premièrement et puis nous serons heureux ». Soyons bons premièrement, oui, pour donner l’exemple, et pratiquons cette bonté qui est « le don gratuit de soi-même » (Lacordaire), mais nous ne serons heureux, et les autres ne seront heureux avec nous, que si nous refusons de pratiquer la bonté en faveur de l’injustice. Certes, il ne peut être de plus grand bonheur que de faire le don complet de soi-même, d’ouvrir largement son cœur et de donner ses forces dans des élans généreux ; mais dans une société où ce don et ces élans sont considérés comme du « poirisme », suivant le mot des plus distingués représentants de « l’élite » actuelle, la véritable bonté est de les réfréner pour ne les distribuer qu’à bon escient. « Tout homme bon, envahi par l’amour, doit mettre sa force, même sa force physique, au service de la bonté ; la défense personnelle et la défense collective sont légitimes et la théorie de la résignation me paraît anti-humaine », (É. Reclus). Jésus, s’il avait réellement le pouvoir de ne pas se laisser crucifier, ne fut pas bon en ne résistant pas à ses bourreaux. Il fut lâche, et il a voué l’humanité au malheur en lui léguant la doctrine de la non résistance au mal. L’état social, bâti sur l’iniquité, rabaisse, flétrit, exploite, souille tout ce qu’il y a de grand, de noble, de généreux, de pur. Il bâillonne la vérité, bafoue la justice, ridiculise la beauté et oblige la bonté à se contraindre pour ne pas aggraver l’exploitation humaine. Ne jetons pas les perles de la bonté aux pourceaux de l’iniquité ; réservons les pour le diadème qui couronnera une vie devenue vraie, bonne et belle pour tous. La bonté ne sera possible, et nous ne devons la vouloir, qu’avec la justice, dans une société qui obligera les hommes à ne plus faire aux autres ce qu’ils ne veulent pas qu’il leur soit fait. ― Édouard Rothen.


BOTANIQUE. n. f. (du grec : bataniké, de botané, plante). La botanique est la partie de l’histoire naturelle qui a pour objet l’étude des végétaux. On peut diviser la botanique en botanique générale et botanique spéciale. La botanique générale étudie la plante dans sa forme, dans ses organes ; elle examine les états successifs que traverse celle-ci depuis son germe jusqu’à sa mort. Elle considère aussi les divers phénomènes qui s’accomplissent dans le corps de cette plante à ses divers âges. La botanique spéciale classe les plantes d’après la valeur des caractères qu’elles présentent. Les individus ayant même origine et même caractère constituent l’espèce. Une variation des caractères donne la variété, et les espèces qui se ressemblent constituent les genres. La collection des genres voisins est une famille ou une tribu ; la réunion des familles qui se ressemblent est un ordre, puis viennent les classes, les embranchements, formant le règne végétal. Pour donner un nom aux plantes, on emploie la nomenclature binaire ou linnéenne. Tous les noms sont latins ; le premier indique le genre : c’est un substantif, le deuxième désigne l’espèce : c’est un adjectif. Les noms des familles prennent la terminaison acées (ex. : malvacées) et les noms des tribus la terminaison ées (ex. : malvées). Dans des sens plus particuliers on distingue la botanique agricole, la botanique médicale, la botanique industrielle, etc… La classification végétale ou taxinomie est cette partie de la botanique qui s’occupe du rangement, de l’ordre des innombrables espèces de plantes. Ce rangement doit s’opérer en fonction des affinités et des différences. Ainsi deux espèces données devront être d’autant plus voisines dans le rangement qu’elles ont davantage de caractères communs et moins de caractères différents. Ainsi comprise, la classification est dite naturelle par opposition aux anciens rangements qui procédaient sans tenir un compte suffisant des affinités naturelles des végétaux ; et que l’on gratifie aujourd’hui de classifications artificielles ou systèmes. La classification botanique est d’une importance considérable ; une plante n’est connue que quand on peut la classer. Dans la nature il n’y a que des individus — aussi bien dans le monde végétal que dans le monde humain. Mais l’homme pour la facilité de ses connaissances et la possibilité de les enseigner a été obligé de les rapprocher par catégories hiérarchisées. Trois de ces catégories sont indispensables : l’espèce, le genre, la famille. L’espèce est le groupement élémentaire : c’est l’ensemble de tous les individus ayant tous les caractères communs ; ces individus ne sont pas absolument identiques mais ont tous un air de parenté. Le genre est un ensemble d’espèces ayant plusieurs caractères communs. De même la famille est un ensemble de genres et tous les genres d’une même famille doivent posséder au moins un caractère commun. Le nombre des végétaux est presque infini ; tellement la science en découvre et en catalogue tous les jours de nouveaux. Ainsi, on évaluait à 30.000 le nombre des végétaux connus vers l’an 1800. En 1868. il était porté à 120.000. À notre époque, on estime que, pour les seules plantes fleurissantes (ou phanérogames), il y a plus de 100.000 espèces ; que, pour les seuls phanérogames, il y a actuellement 280 familles et 9.700 genres. Il serait assez vain de donner ici une énumération aride qui ne fixerait rien de vivant dans l’esprit du lecteur. Contentons-nous de terminer en citant parmi les savants qui illustrèrent la botanique : Tournefort, Linné, les Jussieu, etc…


BOUCHERIE. n. f. Au sens propre : lieu où l’on débite de la viande. Au sens figuré : massacre. Exemple : la « Grande guerre du Droit » de 1914-1918 fut une atroce boucherie. De tous temps, les soudards galonnés et chamarrés ont conduit leurs malheureuses victimes à des hécatombes inutiles. Tantôt, sous un prétexte, tantôt sous un autre, les gouvernants, pour satisfaire leurs ambitions ou leurs haines, ont déchaîné des boucheries internationales. Jadis, ils ne donnaient aucune raison à ceux qu’ils envoyaient à la mort. Aujourd’hui, plus prudents, ils essaient de camoufler leur infamie avec de ronflantes tirades : « La boucherie qu’ils provoquent sera la dernière, elle sauvera l’humanité, elle sauvera le droit des peuples, etc., etc… » et, convaincues, les malheureuses victimes marchent à l’abattoir sans une défection… Cependant, de jour en jour, la conscience populaire s’éveille, les hommes commencent à se demander pour quelle raison ils doivent ainsi se faire égorger par millions et égorger par la même occasion de pauvres bougres qui ne leur ont jamais rien fait. De jour en jour plus nombreux sont les rebelles qui se refusent à cette sanglante comédie. Les yeux s’ouvrent. Et les anarchistes ne sont pas les derniers à provoquer cette salutaire clairvoyance des générations montantes. Espérons que bientôt les boucheries n’existeront plus, faute de victimes. Si les gouvernants estiment qu’elles sont toujours nécessaires, qu’ils se battent entre eux et laissent les autres en paix. S’ils s’entretuent, ce sera un bon débarras pour les peuples. Toutefois, n’entretenons pas cet espoir ; si les gouvernants aiment la boucherie pour leurs sujets, ils ne l’ont jamais beaucoup aimée pour eux-mêmes. Le jour où les soldats se rebelleront, les chefs ennemis s’enfuiront ensemble comme larrons démasqués.


BOULEVERSEMENT. n. m. Bouleversement est généralement employé comme synonyme de troubles violents et de désordre. La Révolution, comme toutes les révolutions, sera forcément un bouleversement momentané qui aidera au reclassement des valeurs. Lorsque règne un désordre profond et éternisé, un bouleversement est nécessaire pour permettre ensuite l’établissement d’un ordre véritable et normal. La Révolution sociale sera le bouleversement nécessaire à l’avènement de l’ordre futur.


BOURGEOISIE. n. f. (de bourg). Classe sociale privilégiée qui a pris la suite de la noblesse, sa concurrente, dans l’exploitation et l’oppression du peuple. Jadis comme aujourd’hui, le qualificatif de bourgeois désignait non pas tous les habitants d’une ville (bourg), mais ceux d’entre eux, seulement, qui pouvaient prendre part à l’administration de la cité. La bourgeoisie était l’ensemble des bourgeois. Son origine paraît avoir été dans le groupement de marchands qui se formèrent en sociétés au moyen-âge et dominèrent ou gouvernèrent de nombreuses villes. On appelait, au moyen-âge, villes de bourgeoisie celles qui, sans avoir de droits souverains, étaient parvenues à limiter d’une manière précise les droits seigneuriaux. Enfin, le droit de bourgeoisie royale conférait à son titulaire le privilège de ne relever judiciairement que du roi seul et de ses officiers, quelle que fût la situation de la ville où il résidât. ― La bourgeoisie, longtemps courbée sous le joug de l’aristocratie seigneuriale, n’arriva à s’en libérer qu’avec l’aide du peuple qui lui prêta sans compter le secours de ses enfants. La bourgeoisie, hypocrite et mielleuse, fit miroiter aux yeux des travailleurs la fin de leur servitude ; elle leur dénonça les iniquités dont ils étaient les victimes et parvint à éveiller leur indignation. Par la suite, tandis que le peuple, confiant et sans arrière-pensée, donnait son sang pour des révolutions, elle profita du moment pour asseoir et affermir son pouvoir qui ne tarda pas à être aussi despotique que le pouvoir de la noblesse. De toutes les belles promesses faites à la classe laborieuse, aucune ne fut tenue. Le peuple, une fois encore, avait été dupé par de criminels aigrefins et s’était donné de nouveaux maîtres. Maintenant, la bourgeoisie règne avec insolence sur le monde entier, alors que les travailleurs restent courbés sur leur tâche ingrate. Propriétaire de tous les biens des nations, la classe bourgeoise peut exploiter à son gré et imposer sa loi arrogante. Sans scrupules et sans pitié, elle n’hésite pas à écraser les hommes libres qui se refusent à subir son arbitraire. N’ayant pour idéal que l’argent, elle ne craint pas de déchaîner des guerres, de susciter des catastrophes si ces guerres et ces catastrophes peuvent être utiles à sa soif de spéculation jouisseuse, elle se plaît à satisfaire ses vices multiples et entretient et développe les chancres sociaux : ignorance, alcoolisme, prostitution, jeu, etc… Ivre de sa puissance, elle est arrivée à un degré d’abjection que n’avait pas connu la noblesse elle-même. Toutefois, le peuple, depuis un demi-siècle surtout, a pu voir suffisamment clair pour ne plus supporter longtemps la tragique mascarade que son aveuglement a tolérée jusqu’à ce jour. Les esprits s’indignent ou s’émeuvent. Et lorsque la colère populaire éclatera, la bourgeoisie sera balayée comme fut balayée la noblesse. Mais, cette fois, le peuple, instruit par de cruelles expériences, ne se laissera plus voler le fruit de son sacrifice. Ayant fait la révolution lui-même, c’est lui-même, et sans le secours intéressé d’aucun politicien, qui bâtira un monde entièrement nouveau. S’il veut conquérir ― enfin ― la liberté positive à laquelle il aspire, il sera indispensable qu’il brise l’État, source fatale de domination et qu’il rende ainsi impossible la restauration d’un pouvoir gouvernemental quelconque. S’il a le malheur de laisser une dictature ― quelle qu’elle soit ― succéder à la dictature bourgeoise, il perdra immanquablement le fruit de la Révolution qu’il aura faite et payée de son sang. ― Georges Vidal.

Bourgeoisie : Qualité de bourgeois ; privilège, droit des bourgeois, classe possédante ; qui fait travailler ; qui possède. On nommait autrefois : bourgeoisie, le territoire même dont les habitants, sous le titre de bourgeois, possédaient des privilèges en commun ; et la redevance annuelle dont les bourgeois étaient chargés pour le prix de ces privilèges.

Bourgeoisie désignait la classe des habitants des villes, des bourgs, par opposition à la classe des habitants de la campagne ; puis la classe des roturiers par opposition à la classe des nobles.

Droit accordé aux habitants d’un lieu, ou à ceux qui leur étaient associés, de jouir, à certaines conditions, de privilèges communs. La bourgeoisie ne pouvait être accordée qu’à des personnes libres. Si on voulait l’accorder à des serfs, on les affranchissait auparavant. L’homme affranchi n’en restait pas moins soumis à la juridiction féodale. Plus tard, la politique royale dispensa de cette condition : on put devenir bourgeois du roi sans relever du seigneur sur les terres duquel on habitait. Ces bourgeois du roi, à plusieurs reprises, apportèrent une aide puissante au roi, contre les seigneurs ; aussi, en 1302, sous Philippe Le Bel, les députés des villes vinrent siéger à côté de la noblesse et du clergé. La bourgeoisie prit une telle importance, tant par ses organisations que sa fortune que, lors des guerres avec l’Angleterre, ce sont des bourgeois qui servirent d’otages, et non point les nobles ou le clergé. La différence était grande pourtant, entre les bourgeois et les nobles ; ceux-ci ne payaient pas d’impôts ; aussi, lorsque, aux États Généraux de Tours, en 1484, les bourgeois demandèrent l’impôt pour tous, un député de la noblesse put leur répondre : « Personne n’ignore qu’elle est la division des États et des membres de la nation. Par cette division, il est donné au clergé de prier pour les autres, de conseiller, de prêcher ; à la noblesse de les protéger par les armes et aux tiers-État de nourrir et d’entretenir les nobles et les gens d’église, au moyen des impôts et de l’agriculture. » L’importance de la bourgeoisie alla crescendo jusqu’au xviiie siècle, jusqu’au jour où elle se sentit assez forte pour prendre le pouvoir.

Voici comment Agathon de Potter explique, d’après Colins, l’évolution de la bourgeoisie.

« L’aliénation du sol à une ou plusieurs familles commence aussitôt après la fin de l’état nomade. Ce sol se trouve toujours transmis héréditairement. Les familles qui se sont ainsi emparées du sol à l’exclusion des autres, n’ont pu le faire que par ce qu’elles avaient d’une manière quelconque, l’intelligence plus-développée. Il est facile de voir que, dès ce moment, ces familles peuvent : 1o Monopoliser les développements de l’intelligence, à l’aide de leurs propriétés ; 2o acquérir le pouvoir et la propriété, au moyen des développements de leur intelligence. Au début de la forme sociale actuelle, ― il s’agit de la forme relative à l’appropriation individuelle du sol, ― le monopole des développements de l’intelligence et celui de la propriété se trouvent donc réunis dans la même classe, qui devient ensuite caste par le fait de la transmission héréditaire de ces mêmes monopoles. Cette caste se compose ainsi de despotes complets, de despotes tant sous le rapport de l’intelligence que sous celui de la propriété de nobles enfin ; et la féodalité, c’est la forme sociale dans laquelle il y a une caste semblable, exclusivement relative à la propriété du sol. Dans toute société féodale, il y a donc une caste monopolisant au profit des siens le pouvoir et la propriété, composée de nobles ; et une caste constituée par les esclaves ou le peuple. Mais il en naît bientôt une troisième, formée par ceux qui possèdent de la propriété, indépendamment du pouvoir. Les nobles, par devoir, dédaignent tout travail manuel. « Qu’aucun citoyen, dit Platon, ni même le serviteur d’aucun citoyen, n’exerce de profession mécanique. Le citoyen a une occupation qui exige de lui beaucoup d’étude et d’exercice : c’est de travailler à mettre, et à conserver le bon ordre dans l’État. » Or, il y a du travail manuel, mécanique, dans l’exploitation de la caste du peuple. Les nobles sont donc obligés de confier ce travail à des esclaves, auxquels ils transmettent un certain degré de pouvoir. Ils choisissent naturellement pour cet emploi ceux dont l’intelligence est le mieux développée ; ils développent même parfois expressément l’intelligence de quelques-uns d’entre eux, afin de pouvoir s’en faire mieux aider dans l’exploitation des masses. Ces esclaves, auxquels est ainsi déléguée une certaine autorité, deviennent dès lors des affranchis. Les affranchis, par le travail et l’industrie que la caste privilégiée leur abandonne comme ignobles, amassent, nécessairement, presque toute la richesse mobilière productive ; d’autant plus que la propriété territoriale leur est interdite autant que possible. Par la seule force de cet état de choses, les affranchis deviennent de plus en plus nombreux. Lorsque leur nombre les a rendus redoutables pour les nobles, contre lesquels ils pourraient soulever le peuple à l’aide de l’action plus directe et plus immédiate qu’ils exercent sur lui, il faut que la caste des nobles, pour engager les affranchis à continuer à leur profit commun, le système d’oppression établi, les admette au partage des bénéfices du despotisme. C’est alors que les affranchis privilégiés prennent le nom de bourgeois et deviennent caste politique. La propriété bourgeoise se transmet, non par droit de primogéniture, mais par simple hérédité, avec faculté d’aliéner. Or, par suite de ces deux conditions, il arrive nécessairement qu’une partie des affranchis se trouve privée de propriété. Et ainsi il s’établit, parmi eux, deux divisions plus ou moins tranchées : l’une de propriétaires, l’autre de prolétaires. Mais les bourgeois ne se contentent bientôt plus de partager les bénéfices de l’exploitation avec la classe supérieure ; ils veulent tout avoir. Pour atteindre ce but, ils soulèvent, au moyen de sophismes, la masse des exploités contre les nobles et le clergé, et parviennent ainsi à les renverser. Il suffit, pour ôter toute influence sociale à la noblesse, de lui enlever le privilège de la propriété foncière, et d’abolir l’hérédité par primogéniture quand elle existe. Les bourgeois, autrefois classe moyenne, tout à la fois exploitante et exploitée, sont devenus classe supérieure ou exploitante. Autrefois il y avait trois classes, il n’y en a dès lors plus que deux. Le gouvernement nobiliaire a fait place au gouvernement bourgeois. » (Colins, Science sociale, Tome II, pages 249 et suiv.).

Parvenue à ses fins en 1789, la bourgeoisie ne fut réellement maîtresse de ses destinées qu’en 1830, après les « trois glorieuses ».

Pendant quelques années, premiers dans les écoles, novateurs dans les sciences, les bourgeois, intelligents, firent faire un grand pas au progrès ; mais le pouvoir les grisa, les affola ; le second empire ouvrit l’ère de la décadence. Les théories bourgeoises portent en elles mêmes leur destruction et l’heure de la classe prolétarienne va sonner. Le bourgeois est aujourd’hui : un être borné, sans idéal, infect à force de bassesse. C’est de lui que, pour le bien définir, Th. Gautier a dit : « J’appelle bourgeois celui qui pense bassement ». ― A. Lapeyre.


BOURREAU. n. m. Le bourreau est l’homme chargé de mettre à exécution les peines corporelles prononcées par une cour criminelle, notamment la peine de mort. Par extension, on désigne également sous ce nom tout homme qui se plaît à exercer sur ses semblables une cruauté matérielle ou morale. Par exemple, sont de véritables bourreaux les misérables gardes-chiourmes qui, soit à Biribi, soit au bagne, profitent de leur poste pour martyriser des détenus impuissants. Sont aussi des bourreaux — et non les moins criminels — les généraux et gouvernants qui envoient à la mort, pour satisfaire leurs ambitions personnelles, d’infortunés soldats que l’on a abrutis par de pompeuses proclamations. — Notons quelques détails sur le bourreau en tant qu’exécuteur officiel : ni chez les Hébreux, ni chez les Grecs, la fonction d’exécuteur des condamnés n’apparaît comme une institution légale. À Rome même, les licteurs étaient chargés d’exécuter les sentences capitales. En France, il faut arriver au xiiie siècle pour trouver dans chaque bailliage un individu chargé de fouetter, marquer, pendre, décapiter, rouer et brûler au nom de la loi. C’était l’exécuteur de haute justice, qui percevait, comme émoluments, une foule de droits sur les denrées. En 1720, ces droits furent remplacés par un traitement de 16.000 livres. En 1793, la Convention établit dans chaque département un exécuteur payé par l’État. Louis-Philippe en réduisit le nombre. Sous le Second Empire, il n’y en eut plus qu’un par cour d’appel. En 1870, il n’y en eut plus que trois pour la France, la Corse et l’Algérie. Celui de Corse a, depuis, été supprimé. Ainsi la « civilisation » en est arrivée à posséder un ou plusieurs assassins officiels, alors que l’antiquité n’en avait pas…


BOURSE (La). n. f. Il y a deux sortes de Bourses : les Bourses des valeurs et les Bourses de Commerce.

1o Bourse des valeurs. — La Bourse des valeurs est le lieu où s’opèrent les négociations, les transactions, les spéculations qui déterminent les cours des changes des marchandises, des assurances, du fret, des transports, des effets publics ou privés.

La Bourse des valeurs est placée sous le contrôle des Agents de Change, réunis en Compagnie. La Compagnie des Agents de Change désigne un Syndic qui la représente et est responsable de la bonne tenue de la Bourse.

Seuls, les Agents de change ont le droit de négocier les achats et ventes sur le marché officiel ou parquet. — Pendant la durée de la Bourse, chaque jour, sauf les jours fériés, les Agents de change se tiennent au Parquet, d’où ils dominent la Bourse. Le cercle absolument fermé qu’ils forment ainsi entre eux s’appelle la corbeille. C’est le marché officiel.

Dans d’autres locaux de la Bourse, se tient le marché libre, où opèrent les coulissiers, banquiers, remisiers, intermédiaires et changeurs.

Les valeurs qui se négocient à la Bourse sont ou non inscrites à la Cote Officielle ou Bulletin des Cours, dans des conditions variables, selon qu’il s’agit de valeurs nationales ou étrangères. L’inscription à la Cote est très importante. Seules, ou à peu près, les valeurs classées, solides y figurent. Une valeur non inscrite est généralement considérée comme un titre peu sérieux, peu solide, sur lequel il est bon de réfléchir avant de l’acheter (ce qui, bien entendu, ne signifie pas que les valeurs cotées soient sérieuses, solides ou de tout repos).

Les opérations qui s’effectuent en Bourse sont de deux sortes : le terme et le comptant.

Les opérations à terme constituent le marché fermé. Celles qui se font à primes sont traitées au marché à primes.

Opérations à terme ou au comptant. — C’est-à-dire que ces opérations ont lieu avec ou sans stipulation de délai, suivant qu’il s’agit de terme ou de comptant, tant pour le payement que pour la remise des titres.

Opérations à terme. — Dans les opérations à terme, l’une des parties conserve le droit de se dégager du marché conclu, en payant un prix convenu, appelé prime. Dans les marchés fermés, la perte peut être sans limite. L’acheteur évite cette perte possible en renonçant à l’opération engagée. Sous réserve de versement d’un dédit appelé « prime ». — Ce droit n’appartient qu’à l’acheteur seul. — Le vendeur ne peut limiter sa perte, à moins de se faire lui-même acheteur de « primes » d’une valeur égale. Une prime est d’autant plus élevée que la date de réalisation du contrat est moins rapprochée.

Les opérations à terme ne sont réalisées qu’à une date ultérieure fixée par les parties et à l’avance. — La réalisation prend le nom de liquidation.

Aux dates fixées pour les échéances, vendeurs et acheteurs doivent remplir leurs obligations réciproques ou convenir d’accord d’un nouveau délai de réalisation. — Ce nouveau délai, qui fait l’objet d’une convention qui proroge l’ancienne prend le nom de report. Il prend le nom de déport si l’opération est payée par le vendeur. Si, au contraire, c’est l’acheteur qui sollicite le délai, il conserve le nom de report.

Report et déport donnent lieu à des opérations assez compliquées. Le report se produit lorsque les acheteurs ne pouvant payer les titres achetés sont plus nombreux que les vendeurs ne pouvant livrer les titres vendus. — Le second cas, le déport, est l’inverse du précédent. De cette façon, acheteurs et vendeurs se font ce qu’on appelle « la contre-partie » pour le plus grand nombre de transactions engagées. — Il ne reste alors qu’un solde à la charge du vendeur ou de l’acheteur pour la réalisation duquel les intermédiaires s’adressent à des tiers qui s’occupent de ce genre de placement particulier. Cette opération constitue une espèce de prêt sur titres.

Les autres opérations de Bourse sont le cours (titres et monnaies), la vente à découvert, la spéculation, l’arbitrage, l’agio, l’agiotage, le change, le pair, vente et achat des devises.

Cours. — La constatation officielle du cours s’opère au moyen de l’établissement d’un Bulletin officiel de la Bourse, qui prend le nom de cote, quand il s’agit de fonds publics (ou de prix courant lorsqu’il s’agit de marchandises : Bourses de Commerce).

Les cours varient selon que les opérations sont faites au comptant ou à terme.

Le premier cours n’est rendu public qu’après la fermeture de la Bourse. En fait, il est toujours connu pour permettre la spéculation. Le dernier cours, qui est plutôt conventionnel, est déterminé par la Chambre des Agents de change.

On obtient le cours moyen — qui sert pour les opérations qui se feront jusqu’au premier cours du lendemain — en totalisant le premier et le dernier cours et en divisant la somme par deux.

Il y a aussi le cours de compensation qui est fictif. Il sert de base de règlement entre acheteurs et vendeurs qui continuent leur opération d’une liquidation sur l’autre en se faisant reporter. Il clôt le compte de liquidation écoulé et fixe le point de départ de la nouvelle liquidation.

Vente à découvert. — Vente de valeurs qu’on ne possède pas au moment de la vente et qu’on espère acquérir pour la date de livraison. Souvent ces opérations, non réalisées, donnent lieu à contestations et procès.

Spéculation et arbitrage. — La spéculation est une opération qui a pour but de faire monter ou baisser exagérément le cours des valeurs ou des marchandises pour s’en débarrasser ou les acquérir avec profit.

L’arbitrage est une opération par laquelle un banquier ou un commerçant cherche à utiliser les écarts de prix sur une même marchandise ou une même valeur sur des marchés différents. — L’arbitrage peut également s’appliquer aux effets de commerce, aux monnaies et métaux précieux, aux diamants, etc…

Supposons que le papier, par exemple, soit bon marché à Paris et qu’il ne soit que bon marché relatif à Berlin ou à Amsterdam : le banquier pourra acheter des effets de commerce sur Berlin ou Amsterdam et il achète sur ces places du papier qu’il revendra à Paris, il fera baisser le papier sur l’une des deux places. Les arbitrages prennent encore la forme d’opérations à terme sur marchandises. Pour les céréales, café, coton, etc., le commerce y recourt chaque jour.

Agio. Agiotage. — L’agio est la différence qui existe entre la valeur nominale et la valeur réelle des monnaies. C’est aussi le bénéfice qui résulte de l’échange des valeurs. — On donne le nom d’agio à la spéculation sur les effets publics.

L’agiotage. — Contrairement à la spéculation, qui est considérée comme une opération régulière, l’agiotage est un pari où les joueurs trichent s’ils le peuvent. — On traite généralement à terme avec l’espoir de ne pas prendre livraison des valeurs ou marchandises achetées ou avec l’intention de ne pas vendre ce qu’on a rendu et qu’on ne possède souvent pas.

Change. — Le change dépend au mouvement des affaires entre les principales places de commerce, c’est-à-dire de l’offre et de la demande du papier. Les variations des cours du change donnent naissance à l’arbitrage.

Pour se rendre compte de la valeur du change public chaque jour, il faut connaître le pair, qui indique la valeur des étalons monétaires de chaque pays, par rapport à la valeur de l’étalon du pays où on se trouve.

Il y a deux sortes de change : le change manuel ou local, qui se fait de la main à la main, sur une même place, à la même heure, et le change tiré, qui s’opère par lettre de change.

En dehors des Agents de change qui opèrent au marché officiel, fermé, il y a les coulissiers, changeurs, qui effectuent des opérations sur le marché libre. Ils emploient eux-mêmes des courtiers et remisiers qui servent d’intermédiaires entre eux et les clients.

Bourses de Commerce. — Les Bourses de Commerce sont le lieu où se traitent : la vente des matières métalliques, la vente des marchandises de toutes sortes, les assurances maritimes, les effets publics.

Ces opérations peuvent être classées en deux grandes catégories : les négociations sur les marchandises et les négociations sur effets publics. Il convient donc de distinguer entre les Bourses de marchandises et les Bourses d’effets publics.

Dans les Bourses de marchandises, les intermédiaires qui servent à la conclusion des marchés sont des courtiers. Ils jouent un rôle analogue à celui des Agents de change. Ils n’agissent toutefois pas pour le compte des clients, ils se bornent à prêter leur entremise, à mettre en relations acheteurs et vendeurs. Les résultats des opérations faites dans ces Bourses, le caractère des demandes et des offres, déterminent le cours des marchandises.


De même que la Bourse des valeurs permet toutes sortes de transactions plus ou moins licites, la Bourse de Commerce permet des opérations de spéculation qui ont souvent de redoutables conséquences économiques.

Ce sont ces organismes qui, pour l’achat à terme, permettent aux spéculateurs de stocker et de réaliser sur le dos du public des bénéfices scandaleux. Tantôt, ils provoquent la raréfaction, tantôt ils jettent sur le marché des quantités énormes de marchandise, ce qui provoque des crises de prix dont le consommateur fait tous les frais.

À plusieurs reprises, notamment à Paris, le gouvernement ordonna la fermeture de la Bourse de Commerce, véritable officine d’agiotage au lieu d’être un régulateur des cours sur des bases raisonnables correspondant aux disponibilités et aux besoins en marchandises.

La Bourse des valeurs et la Bourse de Commerce sont à la vérité entre les mains des banquiers. Ce sont eux qui dirigent ici et là, ouvertement ou non, les opérations non pas dans l’intérêt public, mais dans leur intérêt propre, ce qui est tout différent, comme chacun sait.

Si les Coopératives de production et de consommation étaient plus nombreuses et pouvaient jouer leur rôle, les Bourses de Commerce auraient vécu.

Banques et Bourses sont les piliers du régime actuel. C’est là que réside la véritable puissance. Pour les atteindre, les faire disparaître, il faut s’en prendre au régime lui-même.

Ce ne sera fait qu’après la prise des moyens de production et d’échange par les travailleurs. — Pierre Besnard.


BOURSE DU TRAVAIL. La Bourse du Travail est un organisme ouvrier qui groupe dans son sein tous les Syndicats d’une même localité et coordonne leur action sociale. Elle a pour but, dans le cadre actuel, d’unifier les revendications des travailleurs des diverses professions et de tenter de les faire aboutir ; d’étudier et de propager l’action du syndicalisme dans les centres industriels et agricoles ; de réunir les éléments statistiques de la production, des salaires, des besoins, d’opérer le placement gratuit des travailleurs des deux sexes ; de leur permettre de se rendre d’une localité à une autre par le versement du secours de route (Viaticum).

Historique. — Pour étudier sérieusement l’histoire des Bourses du Travail, il est nécessaire de remonter assez loin en arrière, d’examiner le mouvement ouvrier français à la suite de la guerre de 1870-71.

Comme chacun sait, la Ire Internationale fut, pour des raisons multiples, dont quelques-unes, pour ne pas dire toutes, se retrouveront en 1914, impuissante à arrêter le déclenchement de la guerre franco-allemande. La séparation du Conseil général de l’Internationale, la dispersion de ses membres, eurent une profonde répercussion sur le mouvement ouvrier de tous les pays.

En France, le mouvement syndical se trouve, après la guerre, complètement démantelé. Il surgit cependant à nouveau dès 1872. À cette époque, se constitua le Cercle de l’Union ouvrière, qui avait pour but de relier solidairement les syndicats ouvriers et de faire contrepoids à l’Union nationale du Commerce et de l’Industrie, organisation patronale qui s’était, elle aussi, reformée aussitôt après la guerre. Barberet fut l’initiateur de ce Cercle de l’Union ouvrière.

Quoiqu’il se gardât bien de formuler des buts et moyens révolutionnaires, bien qu’il s’appliquât, au contraire, à mettre en évidence son action d’entente entre le patronat et le salariat, il n’en fut pas moins déclaré hors la loi et dissout en 1873. Malgré cette dissolution, il continua son action, en l’accentuant du fait de la persécution dont il était l’objet, et on rapporte qu’en 1875, il comptait 135 syndicats, dont un grand nombre étaient importants.

Après le Congrès de Bologne et le départ pour Philadelphie de la délégation ouvrière, il fut proposé de réunir à Paris, les travailleurs de Paris et de province, afin de mettre debout un programme socialiste commun. Cette proposition souleva l’enthousiasme des travailleurs. Le Congrès se tint à Paris, le 2 octobre 1876, Salle des Écoles, rue d’Arras. Y participèrent : Chausse, Chabert, Isidore Finance, V. Delahaye, Simon, Soëns, Barberet, Narcisse Paillot, Aimé Lamy, Jeltesse. La majeure partie était composée de coopérateurs et de mutualistes. On y remarquait cependant quelques collectivistes et anarchistes.

Le caractère du rapport d’ouverture suffira à montrer l’esprit qui animait les congressistes. Il disait : « Ce que nous voulons, c’est faire que l’ouvrier laborieux ne manque jamais d’ouvrage, c’est que le prix du travail soit véritablement rémunérateur, c’est que l’ouvrier ait le moyen de s’assurer contre le chômage, la maladie et la vieillesse… Nous avons voulu également, ajoutaient les rapporteurs, avec le Congrès, montrer à nos gouvernants, à nos classes dirigeantes qui se disputent et se battent pour s’emparer du gouvernement et s’y maintenir, qu’il y a dans le pays une fraction énorme de la population qui souffre, qui a besoin de réformes et dont on ne s’occupe pas assez.

« Nous avons voulu que le Congrès fût exclusivement ouvrier et chacun a compris de suite nos raisons. Il ne faut pas l’oublier : tous les systèmes, toutes les utopies qu’on a reprochés aux travailleurs ne sont jamais venus d’eux ; tous émanaient des bourgeois bien intentionnés sans doute, mais qui allaient chercher les remèdes à nos maux dans des idées et des élucubrations, au lieu de prendre conseil de nos besoins et de la réalité. Si nous n’avions pas décidé, comme mesure indispensable, qu’il fallait être ouvrier pour parler et voter dans le Congrès, nous aurions vu la répétition de ce qui s’est passé à une autre époque, c’est-à-dire des faiseurs de systèmes bourgeois qui seraient venus gêner nos débats et leur imposer un caractère que nous avons toujours repoussé. Il faut qu’on sache bien que l’intention des travailleurs n’est pas de vouloir améliorer leur sort en dépouillant les autres. Ils veulent que les économistes qui ne se préoccupent que des produits et pour lesquels l’homme n’est rien, considèrent également l’homme en même temps que le produit : ils attendent de la nouvelle Science économique toutes les améliorations qui consistent dans la solution de la question sociale. »

À côté de bonne choses incontestables, que d’inexactitudes renferme ce document qui montre bien que le Cercle de l’Union ouvrière cherchait sa voie. Sa défiance envers la Ire Internationale y éclate également et si on ne peut dire que les 360 délégués étaient unanimement de cet avis, on n’en reste pas moins confondu lorsqu’on apprend que des hommes comme Varlin, de Paëpe, Émile Aubry, Albert Richard, Dupont, furent placés par le Congrès sur le même pied d’égalité que des politiciens comme Louis Blanc, alors qu’ils avaient professé et répandu les doctrines de l’Internationale.

Celle-ci n’en marqua pas moins fortement le Congrès de son empreinte. Sur la première question, le Congrès préconisa l’application du principe : À travail égal, salaire égal. Il recommanda la formation de syndicats féminins et demanda la réduction légale du travail à 8 heures sans diminution de salaires.

Il se dressa, par contre, contre la coopération dont il déclara l’action utopique et dangereuse. Il s’éleva contre les sociétés de secours mutuels qui ne donnent aucun moyen d’amener l’extinction du salariat, proclama-t-il. Il ajouta que ces sociétés sanctionnaient l’existence du salariat, et que ce qui devrait absorber ses pensées et ses actions, c’est d’ouvrir un débouché, en vue de notre émancipation économique. Il demanda enfin l’institution de caisses de retraites soustraites à la tutelle de l’État. J’avoue que toutes ces choses, malgré quelques graves erreurs d’appréciations, me trouvent moins sévère à l’égard de ce Congrès que ne se montra Fernand Pelloutier, dans son « Histoire des Bourses du Travail ».

Le Congrès eut encore à se prononcer sur un projet de loi déposé par Lockroy qui avait pour but de réglementer très sévèrement le fonctionnement des Chambres syndicales et de leur imposer des formalités draconiennes. Non seulement le Congrès n’accepta pas ce projet, mais il en demanda le retrait à l’Assemblée Nationale.

Aussitôt la fin du Congrès, une Commission de 62 membres fut nommée par les syndicats parisiens pour solutionner la question des Chambres syndicales. Elle se mit immédiatement à l’œuvre et tenta de reconstituer le Cercle de l’Union syndicale ouvrière. Le gouvernement s’y opposa. Après avoir tenté d’opposer un texte au projet Lockroy, qui fut d’ailleurs repoussé par les Chambres, il fut décidé de rester dans le statu quo, c’est-à-dire de se tenir en marge de la loi. Il en fut ainsi jusqu’en 1878, au Congrès de Lyon où se tint un second Congrès ouvrier. Il eut une très grande importance. Déjà, la lutte était ouverte entre les socialistes révolutionnaires et les syndicalistes de cette époque. En relisant le discours prononcé par Ballivet, des Mécaniciens de Lyon, on croirait presque que c’est hier que ces choses se passaient.

Je ne résiste pas au désir de rappeler ici la partie la plus importante de ce discours. Ballivet fut, lui-même, un précurseur de Pelloutier. Écoutons-le :

« Pour nous, la question doit être posée en ces termes : Y a-t-il avantage ou inconvénient à ce que le prolétariat se fasse représenter dans nos assemblées législatives ? À cette question, nous répondons nettement : le prolétariat ne retirerait de cette représentation que des avantages illusoires, que des succès de pure apparence, et cette représentation entraînerait pour lui d’assez graves inconvénients. Parmi les socialistes qui se prononcent pour la représentation directe du prolétariat au Parlement…, les plus illusionnés espèrent arriver à conquérir légalement la majorité dans les assemblées politiques. Une fois la main au gouvernail, ils comptent faire fonctionner au profit des ouvriers, tout ce mécanisme gouvernemental qui, jusqu’à ce jour, a fonctionné constamment contre eux. Quelques-uns ont des espérances plus modestes. Ils aspirent seulement à faire pénétrer dans les assemblées une minorité assez forte de députés ouvriers pour arracher à la majorité bourgeoise une amélioration matérielle dans la situation du travailleur, tantôt de nouveaux droits politiques qui lui permettent de poursuivre l’œuvre de son émancipation avec plus de chance de succès. Les plus expérimentés, les socialistes allemands, par exemple, ne croient plus à la conquête du pouvoir par voie électorale.

» En admettant cette tactique (la candidature ouvrière), ils ont en vue seulement un but de propagande et d’organisation. Nous allons réfuter, les uns après les autres, les arguments de ces diverses catégories de partisans de la représentation directe du prolétariat au Parlement.

» Est-ce en France que l’on peut se bercer de cette illusion folle : la bourgeoisie assister les bras croisés, dans le plus grand respect de la légalité, à son expropriation légale. Le jour où les travailleurs feront mine de toucher à ses privilèges économiques, il n’y aura pas de loi qu’elle ne viole, de suffrage qu’elle ne fausse, de prisons qu’elle n’ouvre, de proscription qu’elle n’organise, de fusillades qu’elle ne prépare.

» L’espoir que forment d’autres socialistes de faire pénétrer dans les assemblées législatives une minorité de députés ouvriers assez forte pour arracher à la majorité quelques concessions, est aussi illusoire. Cette minorité, par cela même qu’elle est minorité, ne pourra rien par elle-même. Elle sera naturellement entraînée à contracter des alliances avec les fractions bourgeoises du Parlement. Certaines réformes politiques, direz-vous cependant, telles que la liberté de réunion et la liberté d’association, peuvent hâter notre émancipation, et si les députés que nous envoyons au Parlement n’obtenaient que ces deux réformes, il vaudrait déjà la peine de les y avoir envoyés. Mais y a-t-il vraiment nécessité d’envoyer des nôtres pour obtenir ces libertés ? La bourgeoisie républicaine n’a-t-elle pas autant d’intérêt à nous les donner que nous en avons à les demander ? Ce qui est une arme dans ses mains devient entre les nôtres un instrument inutile (dès cette époque Ballivet avait déjà pressenti l’œuvre de Waldeck Rousseau. Liberté de la presse. Mais que nous importe à nous, d’avoir le droit de faire une chose si nous n’en avons pas les moyens. Liberté d’association ! Pour entendre les débiteurs de belles phrases que la Bourgeoisie nous envoie. Liberté d’association ! Associez la misère à la misère ; total : misère. Ces libertés-là, citoyens, seront les conséquences et non la cause de notre émancipation.

» Ceux-là qui, parmi les socialistes connaissent assez la bourgeoisie pour savoir qu’on ne lui arrachera aucune réforme par la voie légale, mettent en avant ce raisonnement : La participation des ouvriers aux

élections nous permet un excellent moyen de propagande.

» Eh bien ! Nous prétendons que la représentation directe ne fournit pas aux ouvriers un bon moyen de propagande et que, si elle les conduit à la formation d’un parti nombreux, elle les conduit à un parti sans organisation et sans force réelle. Quand on parle de propagande, il faut se demander ordinairement deux choses : d’abord quels sont les principes qu’on veut propager, ensuite si le moyen choisi est très efficace pour cela. Ne savons-nous pas que la cause véritable de notre misère est l’accumulation, dans quelques mains, de toute la richesse sociale…, et ne voulons-nous pas mettre fin à cet état de choses en remplaçant le mode individuel d’appropriation par le mode collectif ? Ne savons-nous pas, en outre, que ce qui maintient cette injustice économique c’est l’organisation politique centralisée, autrement dit l’État, et ne devons-nous pas être anti-autoritaires et anti-étatistes ?

» Les deux principes qu’il faut donc propager sont les principes de la propriété collective et celui de la négation de l’État. Eh bien ! pendant une période électorale, on ne souffle pas un mot de tout cela. Il faut avant tout faire passer son candidat. Aussi, que voit-on dans les programmes électoraux ? la boursouflure de la forme et le peu de radicalisme du fond.

» Mais, dira-t-on, une fois élu, le député ouvrier développera son programme dans le retentissement de la tribune française et, tiré à plusieurs mille par tous les journaux, ce programme sera profondément répandu. Nouvelle erreur ! Quand un député ouvrier paraîtra à la tribune, il y sera accueilli par des huées, des interruptions et la musique des couteaux à papier. Les journaux, dites-vous, reproduiront sa harangue ? Oui, tous les journaux de la bourgeoisie la falsifieront, en feront circuler la caricature ; seuls, les journaux socialistes, s’il en existe, inséreront le discours tel quel, et alors ce discours d’un député, dont l’élection a coûté des milliers de francs aux pauvres bourses ouvrières, jouera ni plus ni moins le rôle d’un article ordinaire que l’on eût pu rédiger et imprimer à bien meilleur compte et sans tant de fracas.

» J’admets, qu’en montrant le moins possible de rouge dans notre programme, nous arrivions, en France comme en Allemagne, à constituer un parti nombreux ; le jour où nous deviendrons dangereux aux yeux de la bourgeoisie…, ce jour de l’intervention brutale, violente, illégale de la bourgeoisie, ce parti nombreux sera-t-il aussi un parti fort, capable de résister ?

» Eh bien ! Non, disons-le franchement. Quand un instrument a été fabriqué pour une besogne, il ne faut pas lui en demander une autre. Ce parti, constitué en vue de l’action électorale, n’aura que des rouages électoraux, ses soldats seront des électeurs, ses chefs des avocats. Il pourra sortir de son sein des héros, des martyrs, des Baudin qui sauront mourir pour ce droit ; mais ce parti, armée toute pacifique et légale, n’aura pas l’organisation qu’il lui faut pour résister aux violences des armées de coups d’État ».

Ce discours, qui contient tant de griefs d’aujourd’hui contre l’électoralisme, le pouvoir politique, l’État, le rôle des Partis, fit une telle impression sur le Congrès que les leaders syndicaux prirent peur et interdirent la répétition de telles paroles.

La résolution que Ballivet présenta, en accord avec Dupire, fut rejetée, mais la route était tracée vers l’autonomie et l’indépendance du mouvement syndical, la naissance de la Fédération des Bourses datent de ce jour-là où Ballivet assigna au syndicalisme sa vraie mission sociale.

L’année suivante, en 1879, le Congrès des Syndicats se tint à Marseille. Ce Congrès fut marqué par une forte offensive socialiste, du reste frappée de stupeur en relisant le programme qui fut révisé à cette occasion par Jules Guesde et Paul Lafargue. Il n’y est question que de l’égalité. En outre ; les adeptes n’avaient nulle action à effectuer pour aboutir. Ils n’avaient qu’à attendre tout de leurs députés. Il n’en est d’ailleurs guère autrement aujourd’hui. Il fallait, disait Guesde, organiser, le Prolétariat en parti politique distinct et conquérir la majorité du Parlement. Vieille rengaine de quarante-huit ! En attendant, quelques « lois sociales », le gouvernement réduisit à néant l’action du Parti socialiste auquel, d’ailleurs, les ouvriers n’adhérèrent pas.

Pendant ce temps, les diverses fractions socialistes se divisaient jusqu’à l’émiettement et c’est condamnées à l’impuissance qu’elles tinrent le Congrès de Saint-Étienne, en 1882.

Les syndicalistes socialistes, qui avaient divorcé avec les Pouvoirs publics, en 1876, rompirent avec les syndicats légalistes et « barbaristes ».

C’est alors que se dessine la deuxième phase de l’évolution du syndicat socialiste. Un programme nettement ouvrier fut élaboré sur le principe de l’opposition des classes.

En 1886, les syndicats sentirent le besoin de se fédérer pour se développer et agir avec succès. Pourtant, en dépit d’affirmations déjà anciennes, la Fédération des Syndicats fut, à ses débuts, une machine de guerre entre les mains du Parti ouvrier français. Son programme, son action s’en ressentirent et bientôt il apparut que les dirigeants de la Fédération voulaient surtout faire entrer dans le « Parti » l’armée réellement ouvrière.

Les attributions de la Fédération ne furent pas précisées. Les trois Commissions qui la composaient : propagande, publication d’un bulletin mensuel, statistique, ne firent aucun travail utile. La Fédération des Syndicats en groupes corporatifs français fut impuissante à créer des relations locales ou régionales entre ses syndicats. Elle resta sans moyens devant une tâche gigantesque. Les Congrès n’introduisirent aucun progrès dans l’ordre de l’organisation sociale de combat ; organisés dans la même ville, à la même date que les Congrès du Parti, ils n’avaient pour but, menés par les mêmes leaders, que de donner du lustre à ceux du Parti.

La Fédération était donc vouée à un échec rapide, à une dissolution certaine.

Deux circonstances hâtèrent sa fin : la naissance de la Bourse du Travail de Paris, la constitution de la Fédération des Bourses du Travail de France ; la résolution d’action directe et de grève générale du Congrès de Tours (4 septembre 1892).

En effet, l’année même que se constitua la Fédération des Syndicats, la Bourse du Travail de Paris naissait, le 5 novembre 1886, sur la proposition de Mesureur.

Bientôt, d’autres Bourses surgirent à : Béziers, Montpellier, Cette, Lyon, Marseille, Saint-Étienne, Nîmes, Toulouse, Bordeaux, Toulon, Cholet.

Cette formation des Bourses du Travail eut immédiatement pour résultat de nouer entre les organisations ouvrières de solides et permanentes relations, de leur permettre de s’entendre, par une éducation mutuelle dont l’absence avait jusqu’alors été l’insurmontable obstacle à leur développement et à leur efficacité, Grâce à la Bourse, les syndicats pouvaient s’unir, d’abord par professions similaires pour la garde et la défense de leurs intérêts professionnels, comparer avec les ressources particulières de leur industrie, la durée leur labeur, le taux de leur salaire (et si cette durée était excessive et ce taux dérisoire), rechercher la valeur de leur force productrice ; ils pouvaient, en outre, se fédérer sans distinction de métiers pour dégager les données générales du problème économique, étudier le mécanisme des échanges, bref, chercher dans le système social actuel les éléments d’un système nouveau et, en même temps, éviter les efforts incohérents faits jusqu’à ce jour.

Outre le service fondamental du placement des ouvriers, toutes ces Bourses possédaient bibliothèques, cours professionnels, conférences économiques, scientifiques, techniques.

C’était, en moins de six ans, une véritable révolution qui s’était opérée. Une tâche énorme que ne soupçonnait même pas la Fédération des Syndicats, avait été accomplie.

L’idée de fédérer les Bourses du Travail devait inévitablement germer, et le Congrès de Saint-Étienne, le 7 février 1892, décida la constitution de la Fédération des Bourses du Travail de France, sur la proposition de la Bourse de Paris.

Il existait, à partir de cet instant, deux organisations corporatives centrales : l’une, la Fédération des Syndicats sans programme bien défini, sans organisation fédérative réelle, machine politique d’un parti, vouée pour toutes raisons à l’impuissance et à l’échec ; l’autre, la Fédération des Bourses du Travail de France possédait, au contraire, tous les éléments du succès. Outre qu’elle se composait d’unions locales vivantes, elle répondait à un besoin réel. Elle joignait à l’attrait de la nouveauté, l’avantage d’intéresser directement à l’administration et au développement des syndicats tous les syndiqués, de les obliger et de les aider à étudier les grandes questions économiques.

Rapidement les Bourses du Travail édifièrent sur le terrain économique un admirable système. En se communiquant entre elles les résultats obtenus, elles firent naître l’émulation et bientôt, profitant de l’inertie et de l’incapacité de la Fédération des Syndicats, à réaliser son programme économique par le jeu de l’action parlementaire, les associations ouvrières groupées dans la Fédération des Bourses cherchèrent sans trêve un moyen d’action qui, pourvu d’un caractère nettement économique, mit surtout en œuvre l’énergie ouvrière. Ce moyen fut soumis au Congrès de la Fédération des Syndicats en septembre 1892, à Marseille, par le citoyen Aristide Briand qui commenta le projet de résolution adopté à Tours quelques jours avant, sur la proposition de Fernand Pelloutier. (Voir à ce sujet l’histoire des Bourses du Travail, pages 116 et 117.)

L’idée de la grève générale comme moyen révolutionnaire était lancée. Malgré le magnifique exposé de Briand, le Congrès de Marseille, loin d’adopter la résolution de Tours, la repoussa, marquant ainsi publiquement et définitivement son désaccord avec les Syndicats. C’était, accentué, le divorce du Parti et des Syndicats. Il osa déclarer que la grève générale était une utopie et s’en tint à son vieux programme de collaboration et d’action parlementaire.

Malgré cette ex-communication ex-cathedra, la grève générale fit son chemin et en 1893, elle fut acclamée su Congrès tenu à Paris, après les incidents qui marquèrent la fermeture de la Bourse du Travail de Paris.

C’était un grave échec pour le Parti ouvrier qui décida de tenir son Congrès de 1894, à Nantes, avant le Congrès des Bourses. Malgré les efforts de Guesde, Lafargue, Delcluze, Salembier, Jean Coulet, Raymond Lavigne, les politiques furent durement défaits. Ce fut la fin de la Fédération des Syndicats.

La Fédération des Bourses restait la seule organisation vraiment vivante. Elle donna naissance à la C. G. T. en 1895, à Limoges.

Les Congrès de Nîmes (1895), Tours (1896), Toulouse (1897), Rennes (1898), Paris (1900), marquèrent le mouvement ascendant des Bourses du Travail et lorsque la fusion se fit en 1902 à Montpellier, il n’y avait plus, en fait qu’une seule organisation. Le Congrès de Paris comptait 57 Bourses et {1065 Syndicats. C’est assez dire l’importance de ce mouvement purement économique, après 14 années d’existence seulement.



Origine des Bourses du Travail. — Politiquement, dit Pelloutier, les Bourses du Travail datent d’un siècle. C’est-à-dire du jour (2 mars 1790), où un rapport (devenu introuvable), de M. de Corcelles, en agita le projet devant la Constituante, au moment même où Le Chapelier proscrivait les corporations mais mettait, en fait, les syndicats, qu’il sentait venir déjà, hors la loi.

Ce projet fut enterré par le département des Travaux publics.

Il ne revoit le jour qu’en 1845, c’est-à-dire 55 ans après. M. de Molinari, rédacteur en chef du Journal des Économistes, conçut l’idée d’une Bourse ouvrière. Il la définit dans son célèbre ouvrage les Bourses du Travail (1 vol. in-18). Pour la réaliser, il se mit en rapport avec les associations populaires et les entrepreneurs publics parisiens. Il ne fut compris ni par les uns ni par les autres. Après 7 années d’efforts et un essai de publication d’un Bulletin de la Bourse du Travail, il dut abandonner ses efforts.

Pourtant, dans cette époque la question de la Bourse des Travailleurs fut agitée tant à l’Assemblée législative qu’au Conseil Municipal où M. Ducoux, alors Préfet de Police, soumit, en 1848, un projet très complet. Le 3 février 1857, le même M. Ducoux, devenu Représentant du Peuple, disait à l’Assemblée, par allusion à la Bourse des valeurs : « Que nos agioteurs se promènent dans un palais somptueux, peu m’importe ; mais accordez-moi un modeste asile, un lieu de réunion pour les travailleurs. »

Langage subversif dans une telle bouche, et que ne tiendraient point ses successeurs d’aujourd’hui.

Il n’obtint pas satisfaction, bien qu’il eût à nouveau reposé la question le 12 août suivant.

Vingt-quatre années s’écoulèrent avant qu’il fût question de la Bourse du Travail au Conseil Municipal. C’est le 24 février 1875 qu’il fût de nouveau présenté un projet de construire deux salles : l’une rue de Flandre, l’autre avenue Laumière, « afin de pouvoir abriter les groupes d’ouvriers, qui se réunissent chaque matin pour l’embauche », disait ce projet.

Cet essai n’eut pas plus de succès que les précédents. Ce n’est qu’en 1886, le 5 novembre, que M. Mesureur déposa son rapport au Conseil Municipal de Paris, concluant à la création d’une Bourse du Travail à Paris. On trouvera rapport et statuts pages 126 et 127 de l’Histoire des Bourses du Travail.

Cette fois la cause fut gagnée et le 3 février 1887, le Conseil Municipal remettait solennellement aux Syndicats, l’immeuble de la rue Jean-Jacques Rousseau, auquel il ajoutait, en 1892, celui de la rue du Château-d’Eau.

Désormais l’immeuble existait. Il s’agissait d’en faire une œuvre syndicale, de la développer, de l’étendre au reste du pays. Ce fut le rôle du Congrès de Saint-Étienne en 1892 et dès 1894, les Bourses du Travail repoussaient, sous quelque forme que ce soit, l’ingérence, dans leur administration, des autorités gouvernementales et communales.

En juin 1895, la Fédération des Bourses comptait déjà 34 Bourses avec 606 Syndicats ; en 1896, 46 Bourses et 862 Syndicats ; en 1900, 57 Bourses et 1.065 Syndicats.

Cette progression continue, l’affirmation d’indépendance formulée dès 1894, montrent mieux qu’on ne pourrait le faire aujourd’hui, la grande vitalité et le caractère de classe de ce mouvement économique de la classe ouvrière exerçant son action hors de toute tutelle politique. En 1901, le 30 juin, il y avait 74 Bourses et près de 1.200 Syndicats. C’était la forte ossature de la C. G. T. à la veille du Congrès de Montpellier (1902).



Comment se crée une Bourse du Travail. — De toute évidence pour constituer une Bourse du Travail, il faut, au préalable, constituer des Syndicats. Lorsque plusieurs Syndicats existent dans une même ville, leur première tâche doit être d’établir entre eux des relations suivies pour coordonner leur action face à celle des Chambres patronales. La Bourse du Travail ou Union locale des Syndicats, est l’organisme qui permet d’établir cette liaison indispensable. La constitution de la Bourse du Travail a pour but, dans la société actuelle, de former une « Association de résistance », capable de devenir à tout moment, une association d’organisation, de gestion et de répartition.

En ce moment, la Bourse du Travail a donc déjà deux tâches à remplir : lutte contre le patronat, préparation des organismes et des cadres de l’ordre social reposant sur le travailleur.

Dès qu’il y a plusieurs Syndicats dans une même localité ou dans les environs, il convient de provoquer une réunion de ces Syndicats, d’exposer à leurs représentants le rôle et l’utilité de la Bourse du Travail.

Aussitôt constitution de la Bourse, il faut, tout de suite, la doter d’un programme d’action immédiate : lutte pour augmentation des salaires, mesures à prendre contre le chômage, la vie chère, application des lois sociales, organiser un service de placement ouvrier.

Les services qui doivent être créés immédiatement sont : le Secrétariat, la Trésorerie, les archives, la bibliothèque, le placement, la tenue du registre de chômeurs par professions, la caisse de secours pour les ouvriers de passage, le service de l’enseignement professionnel, l’organisation de cours et conférences économiques.

Pour conserver son indépendance, il est préférable, si elle le peut, que la Bourse n’accepte pas de subvention communale ou départementale et qu’elle organise ses services dans un local lui appartenant. Si elle ne peut agir ainsi, si elle est obligée, en raison de la modicité de ses ressources, d’accepter une subvention, si elle s’abrite dans un local municipal, elle doit, dès le début affirmer son caractère d’indépendance vis-à-vis des pouvoirs départementaux et locaux et déclarer très nettement qu’elle se tiendra, et exclusivement, sur son terrain particulier de classe.



L’œuvre des Bourses du Travail. — Les services créés par la Bourse du Travail peuvent se diviser en quatre classes : 1o le service de la Mutualité qui comprend le placement, les secours de chômage, le viaticum ou secours de route, les secours contre les accidents ; 2o le service de l’enseignement qui comprend la bibliothèque, l’office de renseignements, le musée social, les cours professionnels et ceux de l’enseignement général ; 3o le service de la propagande, qui comprend les études statistiques et économiques préparatoires, la création des Syndicats industriels, agricoles, maritimes, des Sailors’ homes (maisons du marin), des sociétés coopératives, la demande de conseils de prud’hommes, etc. ; 4o le service de « résistance » qui s’occupe du mode d’organisation des grèves, des caisses de grève et de l’agitation contre les projets de loi inquiétants pour l’action économique.

Tous ces services divers exigent une somme d’aptitudes considérable et l’éducation rapidement poussée doit fournir aux Bourses les militants qui sont chargés de faire mouvoir les services.

Chaque service doit, autant que possible être divisé en Commissions ou Sous-Commissions qui spécialisent leur activité dans une branche générale et augmentent leurs connaissances générales par des conférences qui réunissent périodiquement toutes les Commissions par service d’abord et ensuite, ensemble, toutes les Commissions par un examen général de la situation de la Bourse, de son action, des difficultés économiques et sociales.

Peu à peu, les aspérités disparaissent et le fonctionnement s’assouplit, chaque service prend sa place et l’ensemble se meut avec régularité.



Le rôle d’avenir des Bourses du Travail. — Organismes de propagande et d’action faisant œuvre de résistance et d’éducation dans la société actuelle, les Bourses du Travail, qui devront se multiplier rapidement en période révolutionnaire, sont appelées à former les bases de la société nouvelle. Elles seront, par destination, les organes de l’organisation du travail, de la répartition des matières premières et des produits fabriqués, de l’échange entre les localités voisines. C’est dans leur sein, par le canal des représentants directs et contrôlés des travailleurs de tous les métiers, de toutes les industries que s’élaboreront les conditions de la vie urbaine, que se traiteront toutes les questions relatives à l’habitation, aux œuvres sociales, à l’enseignement, à tous les degrés. C’est sous la direction générale de la Bourse du Travail que travailleront de façon harmonique les Syndicats ; de même que c’est sous le contrôle et l’impulsion de ceux-ci que se coordonnera l’organisation de la production par les conseils d’usine et les Comités d’ateliers.

La Bourse du Travail sera dont la véritable base de l’organisation sociale dans la localité. Elle est appelée à remplacer la commune d’aujourd’hui, sans que, par avance, on fixe comme limites de son action celles de cette commune.

Fédérées entre elles, elles formeront l’organisation souple et vivace qui doit remplacer, dans le cadre de la région industrielle agricole, le vieil édifice départemental qui ne répond à aucune nécessité économique.

L’association des Bourses du Travail par régions, celles des régions pour l’ensemble du pays, constitue tout l’appareil nécessaire au fonctionnement social. Dotées des prérogatives qui découlent de leur rôle, une telle organisation doit-être en mesure de répondre à tous les besoins matériels et moraux des travailleurs.

En même temps qu’elle permettra le maximum d’initiative individuelle et d’expériences multiples qui feront franchir de nouveaux stades aux progrès, à l’évolution, découlant d’une émulation continue et non refrénée, la Bourse du Travail, coordonnera tous les efforts de tous et les fera converger vers un but unique.

Les confrontations des résultats obtenus par toutes les Bourses au cours des Conférences régionales ou des congrès nationaux, assurera la continuité des efforts sur le plan des réalisations nécessaires et du développement matériel et moral de la Société. Les essais techniques, les inventions, les applications infinies de la science limitées aux œuvres de la vie, non limitées dans les recherches et les expériences, permettront, sous l’égide des Bourses du Travail, d’accentuer le rythme de l’évolution humaine vers le mieux et d’ouvrir tous les horizons à une civilisation nouvelle qui sera pacifiquement propagée dans le cadre le plus large de la liberté individuelle, n’ayant pour limite que la liberté de tous et la nécessité de satisfaire les besoins de chacun et de tous associés dans une même œuvre de vie féconde et fraternelle. — Pierre Besnard.