Encyclopédie anarchiste/Bois - Bonheur
BOIS. Préhistorique et dans l’ancienne Égypte. ― La chose commune végétale que l’on dénomme le bois est la structure qui compose surtout l’arbre, il en est la partie dure et fibreuse. Nous ne traiterons pas ici ce sujet dans ses nombreux détails scientifiques, végétation, flore, etc.
Ce qui nous intéresse, c’est le travail du bois dans l’évolution de notre espèce animale et comment les humains des premières époques l’employèrent.
De très fortes civilisations précédèrent celles de l’Égypte, mais pour l’énumération technique des choses en bois nous sommes obligés, faute de documents, de ne point parler de l’Inde et de la Chine, où de puissantes civilisations existèrent. De ce qui se fit en bois dans ces pays rien ne nous reste, c’est le vague des siècles trop reculés ; tandis que des documents en pierre, que le temps n’a pas détruits, ornent les musées et attestent de grandes sociétés de travailleurs et d’importantes agglomérations d’individus.
Par le peu de vestiges qui nous restent, il est difficile de préciser les premiers objets en bois, dont nos ancêtres firent usage. Le primitif de l’Asie logeait dans les cavernes et dans le tronc des gros arbres il était en luttes continuelles contre les animaux et les intempéries de la nature. Il chercha d’abord à s’abriter et à se garantir. Nomade, il n’avait pas besoin de meubles ; fatigué, il s’asseyait à terre ; s’il voulait un lit moelleux, il le faisait avec des herbes séchées et des peaux d’animaux qui furent aussi ses premiers vêtements. Sa nourriture consistait surtout en végétaux, herbes, racines, fruits, plus tard en poissons et gibiers. Les premiers abris étaient des arbustes que ces primitifs réunissaient en faisceaux qu’ils recouvraient de branchages et de peaux de bêtes.
Si on possède des documents en granit, en pierre et en marbre sur les premiers âges de l’homme constructeur, il n’en est pas de même des choses faites en bois. Le bois pourrit à l’humidité, se ronge et tombe en poussière sous l’action de l’air, de la pluie et du soleil.
Avant de parler des premiers travaux en bois, il est nécessaire, d’examiner avec quels instruments ils furent exécutés. Procédons par quelques utiles descriptions : le premier âge de la pierre est l’époque que l’on nomme paléolithique, parce que les documents que nous possédons de ce temps ont été trouvés et découverts dans les alluvions des rivières.
L’homme vivait alors avec des animaux dont les espèces sont éteintes comme le mammouth, et peut-être aussi avec le tigre des cavernes également disparu. Il se nourrissait de végétaux, de pêche et de chasse, son instinct le poussa à se munir d’outils en pierre, en os et en corne. Les outils très bruts de cette époque étaient des éclats de silex cassés, dont on se servait à la pointe et au tranchant pour tailler des os ou du bois, pour faire des flèches, des harpons et pour couper les peaux d’animaux. Dans l’époque qui suit, qui est l’âge néolithique, c’est-à-dire la période récente de l’âge de la pierre, les outils sont, suivant les nécessités, des éclats ou des silex entiers, qui sont pointés, aplanis, ou percés d’un trou de part en part, pour y mettre un manche et pour servir de hache. Les silex sont façonnés en outils par l’usure, autrement dit par un ponçage ; c’est la pierre dite polie.
À la fin de cette période, l’homme devient constructeur ; certaines cités lacustres, entre autres celle de Robenthausen dans le canton de Zurich, datent de l’époque néolithique. C’est pour se préserver des animaux féroces que l’homme enfonça des pieux en bois dans un lac. Sur ces pilotis il mettait un plancher rudimentaire avec des petits arbres qu’il couchait et attachait avec des branches, se trouvant de cette manière préservé des animaux terrestres. Ce fut l’origine de la pirogue qui était un gros arbre creusé. Quand notre lointain aïeul prit en main une pierre pour creuser le roc et s’y abriter, dès ce moment il sortait de l’animalité instinctive et commença à penser. Avec ses seules ressources physiques, il satisfit d’abord aux nécessités matérielles et instinctives de son animalité ; avec l’outil, il prit le goût moral et intellectuel.
On constate que l’homme vraiment animal est très antérieur à la période paléolithique de l’âge de la pierre, car de ce temps, nous le répétons, nous avons des outils qui furent trouvés un peu partout, et partout relativement identiques. Ce qui prouve que les peuplades migraient d’un endroit à un autre. On en découvrit dans les grottes de Kent près Torquay, dans celles de Creswell Crags et à Torbryan en Angleterre ; on en découvrit en Espagne, en France à Saint-Archeul près d’Amiens, dans les grottes du lit de la Vézère dans la Dordogne, dans les cavernes de Bruniquel dans l’Aveyron ; en Belgique, en Syrie, en Palestine, en Égypte, etc. Les outils primitifs servirent à travailler la pierre, le bois, la corne et l’ivoire. Ils s’obtenaient en cassant dans le sens de la longueur de gros galets de silex ; suivant la façon de les briser on obtenait des outils ou longs, ou plats, ou de toutes autres formes, offrant toujours des angles très aigus. Encore très bruts à l’époque paléolithique, ces outils se tenaient dans la main pour taillader un arbre en creux, pour faire une barque, pour aplanir des branches qui servaient de rames ; on s’en servait également pour creuser un rocher ou un gros arbre pour s’y abriter. Dans la seconde époque de l’âge de la pierre, dans celle dite néolithique, les mêmes outils sont moins rugueux, mieux façonnés et polis, ils s’adaptent mieux dans la main. Outre ceux de silex, il y en eut en cristal de roche, en corne et en ivoire. Il est intéressant de passer en revue cet outillage primitif, bien antérieur aux anciennes dynasties égyptiennes qui sont de l’âge de bronze ; il nous faut les décrire avant d’en arriver aux travaux en bois des égyptiens.
Les outils de l’âge de la pierre peuvent se diviser ainsi :
1o Pierres dans la main, dans le poignet. 2o Pierres emmanchées dans des cornes (bois de cerf). 3o Pierres attachées et liées à des branches coupées. 4o Pierres percées emmanchées de bois. Les premières ont une forme qui s’ajustait dans la paume de la main et qui se terminait par une partie coupante et plate, quelquefois pointue, suivant les travaux auxquels on les affectait. Elles mesuraient de 10 à 15 centimètres de longueur, sur 6 ou 7 de largeur et environ 3 d’épaisseur ; elles tranchaient ou coupaient, c’étaient les ciseaux primitifs. De ces périodes, nous voyons le harpon qui était arrangé aussi en scie. Il était composé d’un éclat de silex de 10 à 18 centimètres de longueur, mince d’un demi centimètre ; l’angle aigu est denté par des cassures successives très régulières. Un autre morceau de silex comme le précédent non denté était le couteau. Le canif plus fin était fait de morceaux cassés quelquefois à un ou deux millimètres d’épaisseur et plus court que le couteau. La hache était de silex ou de granit, plus longue que les autres outils, plus large au tranchant, elle se tenait à poignée et non dans la paume de la main. Le burin était une brisure de silex très effilée devant servir de pointe pour piquer les peaux, comme l’alêne du cordonnier ; il servait aussi à tracer et à graver. Les pierres emmanchées dans des cornes, c’est-à-dire dans les bois du renne ou du cerf, jouèrent un grand rôle dans l’outillage néolithique, ce fut l’innovation des manches adaptés à l’outil en pierre. Des bois de cerfs très curieux furent découverts dans la vase des lacs suisses, de Neufchatel, de Bienne, de Constance, etc. Dans la partie la plus grosse du bois, celle qui est la plus proche de la tête, on enfonçait le morceau de silex qui servait de hache ; quand il s’employait comme hache, le bois était percé d’un trou cylindrique pour recevoir un manche fait d’une branche d’arbre. Avec la hache on équarrissait ou creusait le bois, la pierre, etc. La grosse partie du bois de cerf était employée pour les haches. Les pics à roc et les marteaux avaient à peu près la même monture composée des trois pièces : le manche, le bois de cerf et le silex. Les ciseaux sont emmanchés dans des sections du bois animal, longues de 5 à 7 centimètres. Plus tard, ces mêmes sections sont percées d’un trou comme pour la hache, emmanchées perpendiculairement d’une branche. On en a trouvé de toutes les formes, avec des silex pointus, à biseaux, etc. Dans des bois, le silex est attaché avec des lisières ou des lanières de peaux, des cordes et des herbes, certains y sont scellés avec un mortier spécial. On possède quelques objets de bois de cerf ; pris aux extrémités, dans la partie pleine, ils sont percés d’un trou et traversés d’un manche. Ici, remarquons que le bois ou corne généralement effilé sert lui-même d’outil ; on suppose que c’était pour travailler des matières plus tendres que le bois végétal et la pierre, peut-être pour creuser la terre. Les bois de cerf, étant très durs, ont pu être usagés pour des bois mous.
De ces époques on a des os d’animaux, effilés et biseautés qui servirent de burins, de ciseaux, de gouges creuses, de pointes à tracer, etc. Il en existe dans la collection du British-Museum, à Londres, qui ont la finesse des aiguilles à laine ; percées d’un trou ce sont les plus anciens documents qui servirent à coudre et à tisser. De petits morceaux de bois du cerf, montés avec de petits silex, étaient faits pour se tenir dans la main ; quelques uns ont déjà l’aspect des manches des sculpteurs actuels.
Il y eut encore une autre manière de fixer le silex comme petite hache et comme marteau : une branche d’arbre dont le bois est flexible était fendue en deux, les deux extrémités d’une de ces parties étaient ramenées ensemble à joindre à plat, on mettait le morceau de silex dans la partie ployée que l’on serrait très fortement avec des cordes et très près de la pierre. Un autre mode se pratiquait avec des branches coupées et seulement un peu fendues dans un bout, où on intercalait le silex il était encore serré avec des cordes ou des lisières de peaux. Notons aussi quelques curieux silex plats attachés par le même procédé, mais dans la section d’une autre branche et presque toujours à 90 degrés. Cet outil qui servait à planir, ressemble à l’herminette des charpentiers actuels. Enfin, il y eut la pierre percée pour recevoir un manche de bois. En granit ou en silex, elle a toutes les formes des outils pour façonner le bois, la pierre et plus tard le bronze. En plus gros elle ressemble au marteau moderne, à la masse du sculpteur, du forgeron ; certaines ont une partie tranchante ou pointue ou en fermoir, etc. C’est l’âge de la pierre polie perfectionnée.
En bois, rien ne nous reste nous montrant ce que l’on pouvait faire avec les outils en pierre de la période paléolithique ; tout au plus de la période néolithique a-t-on découvert des troncs d’arbres et des morceaux de bois pétrifiés qui attestent qu’ils furent taillés à la hache ; les coups portés le prouvent de toute évidence. De cette période, dans les gisements ossifères de la Madeleine dans la Dordogne, on découvrit de l’ivoire, des os et des cornes ou bois de bêtes, sculptés et gravés primitivement ; un de ces morceaux d’ivoire, très bien conservé mesure 20 centimètres de long sur 10 de large et 3 d’épaisseur ; il est gravé d’un dessin représentant un mammouth, ce dessin qui n’accuse que la ligne du contour est régulier et sans rature ; par la rectitude de la ligne je crois pouvoir affirmer qu’Il fut exécuté en poussant le tranchant du silex plutôt qu’en grattant.
Dans le même lieu, on mit à jour des cornes sculptées de torsades et des os gravés représentant des chevaux ; ailleurs, on découvrit des pierres sphériques, de la grosseur d’une noisette, percées d’un trou ; elles durent servir de colliers, certainement les outils qui percèrent ces pierres percèrent aussi le bois, mais le bois est pourri et la pierre nous reste. À Bruniquel, dans l’Aveyron on trouva encore des pierres et des os gravés de dessins représentant des cerfs et des vaches ; on en trouva aussi dans les Pyrénées à Aurensan ; de même, certaines pierres des dolmens du Morbihan étaient gravées ; des manches trouvés au Dahomey sont sculptés en relief de figures fantaisistes. On peut dire en pleine sûreté qu’avec les outils en pierre on fit déjà des peignes en os ; des os sont taillés pour servir de flèches ; de petits silex sont effilés pour les pointes des lances, pour des harpons de pêcheurs en os et en pierre, quelques-uns sont finement exécutés. De même, avec les outils en pierre, on effila et perça des os qui servirent d’aiguilles. Des poteries de ces époques ont aussi été découvertes ; par leurs saillies, elles laissent penser que leurs moules furent sculptés et gravés. Les outils de pierre servirent à creuser les premiers moules dans lesquels on coula ceux en bronze que nous verrons ensuite.
Les outils en bronze nous font entrer dans le néo-développement de l’art et au commencement de celui de l’humanité dans le domaine de la science. Dans la période du bronze, ce métal ne donnant pas toujours la résistance nécessaire, on continua à se servir simultanément des outils en pierre et en bronze. Au début le cuivre fut employé pur, plus tard on lui allia l’étain pour obtenir plus de rigidité. Des objets et des outils en bronze furent découverts à Jubbelpore et dans la vallée de l’Indus, dans les tumulus de Nilgiri (Sud des Indes), à Gungéria (Indes centrales), en Égypte, en Chine, en Perse, en Grèce, au Cambodge, à Java, un peu dans toute l’Europe, surtout dans les lacs de la Suisse.
On se servit donc usuellement des premiers outils en bronze comme de ceux en pierre. Ce fut d’abord le simple morceau de cuivre biseauté d’un bout qui se tient dans la main, ils furent de tous les modèles, à plat comme le ciseau, épais comme le bédane, étroits comme le burin, etc. Les formes plates étaient les plus communes, elles s’utilisaient à la fois en se tenant dans la main, comme hache, ciseau ou herminette ; elles mesuraient en moyenne 10 centimètres de long, 5 de large et 6 à 10 millimètres d’épaisseur. Puis, il y en eut dont la tige avait de 40 à 50 centimètres de longueur et qui se tenaient à deux mains ; c’est la figure primitive de la bisaïque aiguisée d’un seul bout. Plus tard, au lieu de tenir le métal dans la main, on l’attacha et on l’entailla à l’extrémité d’un morceau de bois ; il servit ainsi aux mêmes usages, mais avec plus de facilité ; avec le bronze on retrouve des manches semblables à ceux de la pierre. Vinrent ensuite les manches en bois ; le couteau entrait dans un manche, le même couteau denté servait de scie, le manche avait une petite courbure pour en faciliter l’usage. Le ciseau en bronze était pareillement emmanché dans du bois, mais aucune buttée n’existait à la tige pour l’empêcher de s’enfoncer dans le manche. Une forme nouvelle appliquée aux gouges, le bois du manche entrait dans l’outil et s’y trouvait virolé comme les gros ciseaux actuels.
Beaucoup d’outils en bronze étaient percés d’un trou dans lequel s’enfonçait le manche comme à nos marteaux. En Grèce, on découvrit des haches et des serpes percées d’un trou ; une scie en bronze trouvée dans l’Île de Chypre est entrée dans le bois et rivée comme nos égoïnes ; en Espagne, on découvrit, presque pulvérisée, une lame de scie en bronze ; en Sibérie et en Chine on mit à jour des couteaux faits d’une seule pièce de bronze. De tous les outils fondus dans des moules en pierre, le plus curieux c’est la hache à ailerons qui fut fondue dans des moules à coquilles. L’une d’elles a été trouvée dans le lac de Bienne, d’autres ont été découvertes dans divers endroits, dans les lacs de Bienne, de Neufchatel et du Bourget, dans la vallée de la Meuse, en Belgique, au Danemark, etc. Dans le type moyen de la hache à ailerons, une extrémité est à biseau tranchant, l’autre ronde en goutte de suif ; au milieu sont deux ailettes assez minces pour se reployer sur le manche que l’on consolidait avec des fils de bronze ; un petit anneau sous la tête de la hache permettait de l’attacher au manche en faisant un triangle qui solidifiait l’outil ; c’est le spécimen le plus intéressant des outils préhistoriques en bronze. D’autres haches, avec le bout tranchant, avaient une buttée qui s’entaillait dans le manche et étaient retenues avec des fils en bronze, c’est la hache celtique que l’on trouva dans l’Isère, en Suisse, aux Pays-Bas, en Irlande, etc.
Avec la période du bronze, nous entrons dans cette Égypte qui fut le berceau de l’art et des premières connaissances scientifiques dont nous constatons l’existence. Nous précédons encore de 4.000 ans l’ère chrétienne. Déjà, les outils en bronze prennent toutes les formes, les ciseaux et les gouges sont des tiges fondues avec, au tranchant, le pas désiré : creux, rond, plat, en héron, en burin, etc. Afin de supporter le choc du maillet quelques tiges sont renflées à la tête. D’après les collections, on voit la plupart des outils emmanchés dans un bois arrondi ressemblant aux manches modernes. Des ciseaux, il en est de larges, d’étroits et en bédanes ; il en est de même du poinçon effilé qui était la pointe à tracer ; la vrille affutée en grain d’orge grattait pour percer. On trouva en Égypte une vrille en bronze dite « queue de cochon » ; elle est sans doute le type original des mèches du même nom que nous avons aujourd’hui en acier ; il est probable que cette dernière vrille ne fut pas très utilisée, le bronze ne conservant pas sa rigidité. Ce qui porte à conclure que la vrille à grain d’orge fut couramment employée pour percer le bois. On ne constate pas encore l’emploi de l’archet, ni d’un autre vilebrequin ; c’est ainsi que la vrille avait un manche en bois. Deux sortes de haches furent en usage dans l’ancienne Égypte : la hache commune et l’herminette, qui étaient des morceaux de bronze plats assujettis dans des branches et attachés avec des lianes ; la scie ressemble en tous points à celle déjà décrite. Le British-Museum possède aussi deux maillets en bois qui datent de 3.700 à 3.600 avant J.-C. ; l’un servit aux tailleurs et aux sculpteurs de pierres, l’autre à notre aïeul le charpentier. Le maillet et le manche ne sont qu’un seul morceau pris dans la masse, la forme est circulaire et l’usure produite autour par les chocs donnés sur l’outil prouve que l’ouvrier frappait plus sur le bronze que sur le manche en bois. On présume que c’est le type original du maillet en bois avec masse et manche.
Pour les outils arrêtons-nous là et continuons par la description des objets et des meubles des dynasties égyptiennes, commençant par l’ancien empire qui eut son centre sur les bords du Nil vers Memphis, où furent construites les premières pyramides dans lesquelles on retrouve beaucoup d’objets de cette époque.
La civilisation s’accentuant, les égyptiens remontèrent le fleuve, et le moyen empire eut son centre vers Thèbes. On y découvrit l’obélisque qui est sur la place de la Concorde à Paris et celui qui est sur le quai à Londres. (Travail d’ensemble, beau à sa source et dans son climat ; que la civilisation meurtrière des européens emporte de force pour le mettre par morceau isolé, comme un chien dans un jeu de quilles, sur une place moderne d’un tout autre style). À Thèbes on mit à jour des palais et des tombeaux des rois du genre artistique égyptien qui aujourd’hui étonne notre imagination, on découvrit des trônes et des sièges en bois incrustés de bronze et d’ivoire.
Enfin, le nouvel empire qui fut celui de la décadence de ce grand pays fut centralisé dans le delta formé par l’embouchure du Nil.
On comparera combien notre pauvre société est relativement en retard, en voyant où en étaient arrivés les égyptiens adorateurs du Soleil, ce qui n’était pas inférieur à l’adoration d’un dieu suprême, et puisse cette description faire sentir à chacun l’amour que nous ressentirons pour le grand et le beau, quand nous ne voudrons plus être des esclaves.
Dans l’antiquité, les métiers se classifiaient suivant les matériaux : il y eut ceux du bois, les restes que nous possédons le prouvent ; ceux de la pierre, du granit, du marbre, des métaux, de la terre ; enfin les pasteurs, les chasseurs et les guerriers. Les plus vieux documents en bois que nous possédons ont été retrouvés dans de grands sarcophages en marbre et en granit dans lesquels on ensevelissait les rois et les grands ; au-dessus, s’élevaient de gigantesques monuments, sous lesquels nos modernes archéologues ont découvert, assez bien conservés, beaucoup d’objets qui témoignent, un développement artistique très marqué. Quand un haut personnage mourait, on l’embaumait, puis on l’enroulait fortement avec des bandes de toile qui atteignaient pour une seule momie jusqu’à 350 mètres de longueur sur 12 centimètres de largeur ; ainsi bandé, on l’enduisait de bitume, de gomme et de carbonate de soude ; cet ensemble formait une cristallisation qui empêchait la perméabilité. Cette opération terminée, la momie était couchée sur le dos, et l’ouvrier du bois apparaissait pour exécuter la bière, coffre ou cercueil. Il commençait par découper les calibres des contours afin que la momie entrât dans le coffre comme dans une gaine. L’extrémité du coffre, avec les galbes atténués, avait à peu près le contours de l’intérieur. Ce premier coffre était placé dans un autre plus grand, plus rectiligne et mieux décoré ; ensuite il était mis dans un sarcophage en granit comme on en voit au Louvre et dans différents musées.
Enfin le tout était transporté dans un caveau définitif sur lequel les égyptiens élevèrent des monuments comme les pyramides, qui aujourd’hui défient encore le temps. Un des plus antiques coffres de ce genre est à Londres, au British-Muséum. Il fut découvert en 1837 sous la troisième pyramide à Gizeh ; il contenait les restes de Mem-Kau-Rà ou Mycérinus, roi d’Égypte, il date de la IVe dynastie (3633 avant J.-C.). Pour comble de malheur le navire anglais qui transportait ces précieux restes, essuya une tempête et perdit plusieurs morceaux ; le sarcophage en granit et des parties de la momie furent perdus en mer. Mais par les portions du tour et du dessus on peut aisément reconstituer et décrire le coffre. Les courbes des côtés et les galbes du couvercle accusent le chantournement de la momie décrite ci-dessus. Le bois, qui paraît être du sapin, a une moyenne de 3 à 5 centimètres d’épaisseur. La partie de la tête du coffre est assemblée par des queues d’aronde, qui après le montage furent chevillées en biais. La partie des pieds est en feuillure dans les côtés et tenue par des chevilles en sens contrariés. Le couvercle est mis sur la boîte, guidé par des clés ou faux-tenons carrés ajustés dans les mortaises ; le scellement est fait par des chevilles qui traversent en biais du dessus aux côtés. La partie supérieure du couvercle donne les saillies de la tête, des seins et des pieds. Les saillies sont des morceaux rapportés comme nos collages mais, au lieu de colle, ils sont tenus avec des chevilles en sens opposés. L’endroit rond presque uni, des seins aux pieds, est gravé d’écritures régulières franchement coupées, des savants en donnent la traduction : « Osiris, roi du Nord au Sud, Mem-Kau-Rà vivant pour toujours, etc ».
Le bois de tout le coffre fut réglé à la gouge et au ciseau en bronze et aussi avec les outils en pierre. Il est d’une régularité qui dénote d’habiles ouvriers, qui connaissaient comme on vient de le voir les assemblages à queues, à clés et à chevilles. Il faut constater que l’évidement des mortaises est très net. De même que, pour percer les trous à chevilles de 10 à 15 centimètres de profondeur sur 7 à 8 millimètres de diamètre, ils utilisaient de bonnes mèches. Un magnifique coffre rectangulaire qui fut construit entre 3.500 et 2.500 ans avant l’ère chrétienne, va de suite donner une idée sur le travail du bois à ces époques. Il fut rapporté de Thèbes, il est long de deux mètres, large de 65 centimètres, haut de 80, l’épaisseur est de 9 centimètres en bois de sapin. Les quatre côtés sont faits chacun de deux morceaux assemblés à plats-joints, tenus par des clés en mortaises, chevillées au travers. Sur champ, les angles sont coupés à l’onglet jusqu’à environ trois centimètres du dessus afin de laisser un flottage qui est arasé sur les parties des bouts ; le flottage est percé d’un trou qui traverse jusqu’à la queue, dans lequel est enfoncée une cheville verticale qui maintient les onglets. Sur la hauteur à 45° c’est-à-dire perpendiculairement à l’onglet, cinq trous à chevilles traversent de part en part pour consolider ; les chevilles ont 15 millimètres de diamètre. Le fond mis dans une feuillure intérieure est tenu par des chevilles qui traversent perpendiculairement les côtés. Le dessus fait en deux morceaux, parfaitement plan et d’épaisseur, est consolidé par deux tasseaux intérieurs, chevillés en biais contrariés ; ils forment arrêts en longueur et en largeur quand le dessus est sur le coffre. Pour clore le tout, d’autres chevilles traversent les extrémités du coffre et pénètrent dans les tasseaux. Avant d’être monté, l’intérieur fut complètement gravé d’une magnifique écriture. L’extérieur est couvert par des caractères hiéroglyphiques ; deux yeux de double grandeur que nature sont incrustés sur le dessus ; par sa conservation, le blanc de l’œil paraît être en ivoire ; au centre la pupille est en bois noir ou en corne. C’est peut-être dans le bois, les premières incrustations et une manifestation de marquetterie ; enfin c’est le plus antique document incrusté.
À part les écritures, jusqu’ici les formes des objets en bois n’ont pas encore la tournure du style égyptien, ce n’est que dans un millier d’années que l’on verra des sarcophages, des sièges, des trônes, etc., ayant un caractère original, quand il s’affirme comme art et que, comme école, il impose pour les mêmes objets de semblables dispositions de goût. Après, l’art est flegmatique, parce qu’il s’est trop reposé sur quelque chose qui fut bien, mais qui n’est pas l’idéale perfection (vers laquelle on doit toujours se diriger sans jamais l’atteindre ; néanmoins c’est la seule route de la Vérité et du Bonheur).
Le châtaignier fut beaucoup employé dans les coffres égyptiens. Il existe, au British-Muséum, une statue en bois de chêne ou de châtaignier de demi grandeur naturelle ; elle fut trouvée dans le caveau d’une tombe de la IVe dynastie (3.700 ans av. J.-C.). D’après les écrits, elle représente le maire de Sakkara, ville au Sud de Memphis. Le physique de la figure n’a rien du type égyptien. Son modelé indique que l’ouvrier du bois qui la tailla était un artiste savant. À part sa vétusté cette statue passerait facilement pour avoir été faite de nos jours. Si nous pensons aux outils de pierre et de bronze d’alors, on conçoit qu’il fallut beaucoup de temps pour mettre au point et finir un aussi fort bloc de bois.
De l’ancien empire, c’est-à-dire jusqu’à 2.466 ans avant J.-C., les coffres ou cercueils se ressemblaient en dessin et en assemblage, seules les épaisseurs des bois varient suivant le rang des personnages à y placer. Ainsi, récemment, le président Carnot, Léon le treizième, et d’autres furent vidés de leurs tripes et embaumés, puis mis dans des cercueils en plomb et dans un autre en chêne décoré pompeusement. Voilà bien une preuve que nous n’avons guère progressé depuis 4.500 ans. Les égyptiens adoraient le Soleil et un grand nombre d’européens adorent un bonhomme tout nu, sculpté, et fixé sur deux bouts de bois.
Dans les dynasties qui suivirent, on employa le platane, le châtaignier, le chêne, le marronnier, le sapin, le sycomore, bois à la fois solides et imperméables. Deux curieux coffres qui datent de 2.600 et 2.500 ans avant J.-C. sont construits de deux uniques pièces de bois ; une partie est le dessous, l’autre est le dessus. Un plat-joint est au milieu, les deux parties sont assemblées avec des clés ou faux-tenons de chaque côté. L’un de ces cercueils a reçu les restes du roi An-Antef. La partie inférieure est creusée intérieurement d’après lese contours de la momie, arrangée et bandée comme il a déjà été dit. L’extérieur aux courbes plus allongées conserve le découpé de l’intérieur. Le dessus qui forme couvercle affleure le dessous, creusé aussi en dedans de toutes les saillies de la face du corps momifié. La partie supérieure du dessus est régulièrement sculptée et réglée. La tête rend, en bois, la première conception du type adopté pour les sphinx : large front, grands yeux qui sont ici des incrustations d’ivoire, de bois noir ou de pierres pour les prunelles ; lèvres à arrêtes marquées, grandes oreilles, coiffure carrée au-dessus avec revers qui descendent sur les épaules et sur la poitrine ; la partie du corps moins détaillée a le contour d’un demi cylindre qui va diminuant jusqu’aux pieds qui accusent une très forte saillie. La gravure représentant des oiseaux et d’autres signes a jusqu’à cinq millimètres de profondeur ; le tout est recouvert par une claire couche de goudron, ensuite des peintures très vives en rouge, bleu, blanc, jaune et du doré finissent la décoration intérieure et extérieure. Les couleurs sont pures, unies, l’on n’y voit pas d’ombres ; les dessins sont réguliers et ont tous une signification. La dorure qui recouvre et qui tient encore en beaucoup de places non désagrégées, a un ton beau et éclatant. Ne voulant pas sortir de notre sujet, on ne traversera pas l’isthme pour mentionner de nombreuses petites statuettes en bronze de Babylone en Chaldée, représentant des rois et des hauts dignitaires ; notons les en passant car elles datent de 3.200 à 3.300 avant J.-C., et intéressent les fondeurs, ciseleurs et monteurs en bronze qui verront que leur métier existait à ces époques. Le bronze, l’ivoire, le bois, les pierres servaient à l’ornementation et furent travaillées par les mêmes artisans qui n’étaient pas spécialisés et se confondaient. Les égyptiens façonnèrent de belles gaînes funéraires pour divers animaux. Dès les premières dynasties, à Memphis, le bœuf Apis était la divinité animale sacrée ; il était noir et avait au front une tâche blanche triangulaire ; quand il vieillissait on le noyait et il était embaumé comme les rois et les hauts personnages. Le chat, le crocodile et divers animaux furent aussi sacrés pour les égyptiens et avaient des funérailles spéciales. Le plus grand nombre des gaînes de nos musées ont renfermé des chats ; leur aspect est curieux et joli.
L’intérieur a la forme de l’animal assis sur son séant, droit sur les deux pattes de devant et la tête haute. La gaîne se sépare au milieu verticalement en deux parties semblables et chacune creusée dans le bois massif. L’extérieur est sculpté d’un chat proportionnellement plus gros de l’épaisseur laissée au bois et qui varie de trois à quatre centimètres. Les yeux sont souvent des incrustations d’ivoire et de pierres ou diamants transparents. Le tout est laqué en couleurs et en dorure. Ce travail de l’ouvrier du bois exigeait des gouges coudées pour le creusement intérieur. De même que pour les cercueils, la jointure est à clés chevillées au travers de chaque partie.
Au moyen empire, on trouve dans les cercueils des blocs en bois qui servirent d’oreillers pour les têtes des momies, ils sont gravés des noms des personnages qui y reposent. Il en est de toutes sortes, les plus anciens sont de petits blocs massifs un peu creusés à la partie supérieure pour y adapter la tête. Plus tard on les construisit en trois pièces : le haut, la tige, le socle, ressemblant un peu aux porte-chapeaux. L’assemblage consiste en un petit tenon à chaque bout de la tige, lequel est chevillé. Quelques autres supports sont d’un seul morceau, le contour est octogonal, rond ou galbé. À la fin du moyen empire vers 1.400 avant J.-C., ils prirent le style égyptien en découpage et en sculpture, puis on en fondit en bronze, ornementés et ciselés. Nous voici aux instruments qui servaient de palettes, porte-pinceaux et godets aux artistes qui peignaient les écrits hiéroglyphiques et les histoires de l’Égypte. La plus ancienne palette connue est du milieu du moyen empire, 1.700 ans avant J.-C., elle est faite d’un seul morceau de bois plat, de 25 centimètres de long, 35 millimètres de large et un centimètre d’épaisseur. Une rainure en sifflet de un centimètre sur un demi de profondeur est pratiquée au milieu pour les pinceaux qui y sont retenus par une barrette qui traverse la rainure au dessus et au milieu de la longueur. En général les palettes sont en bois fin non spongieux, je les suppose en pommier ou en poirier il en est en ivoire et en marbre. De chaque côté de la rainure aux pinceaux, sont creusées des petites cavités ou godets dont le nombre varie de deux à quatorze, suivant le genre de travail du peintre ; quelques palettes sont gravées du nom de l’artiste. J’en ai noté deux qui sont de 1.500 avant J.-C., l’une d’un nommé Ra-Méri, l’autre d’un Pa-aha, Une autre palette en ivoire, gravée, date de 1.300 avant J.-C. La remarque que font les modernes ouvriers du bois, est que ces palettes sont correctement exécutées et qu’aucun éclat n’existe dans le bois. Ce qui veut dire que ceux qui les exécutèrent avaient une grande pratique dans les petits travaux en bois et en ivoire. Les pinceaux sont des fines tiges du papyrus, lequel croît en roseaux sur les bords du Nil. Le papier qui en porte le nom était l’écorce déroulée et préparée. L’extrémité de la tige qui servait de pinceau était brindillée pour sponger la couleur. Les encres et les couleurs étaient surtout des produits végétaux. Des palettes sans godets ne contenaient que les pinceaux, d’autres n’avaient que des godets. Tous ces genres se sont maintenus jusqu’à la fin du dernier empire.
La plupart de ces notes furent prises à Londres, à Bruxelles et à Paris. Quoique incomplète, cette énumération facilitera les camarades avides de savoir, qui visiteront les musées.
Par la suite, le Bois se confondra dans l’historique des métiers de Charpentiers, Huchiers, Menuisiers, Ébénistes, Charrons, etc., et sera continué dans leurs descriptions. ― L. Guérineau.
P. S. ― On trouva en Égypte : de 2.600 avant J.-C. une statue en bronze ; de 2.000 à 1.370 des figures et divers objets en bois ; de 1.333 une statue en bois de Ramsès II ; de 1.200 à Thèbes, une porte de tombe en bois ; de 2.000 à 1.200 des objets de toilette, des poupées et des petites cabines de bateaux, des tablettes sépulcrales gravées à la fin du dernier empire, des poulies, des sièges, un trône. ― L. G.
BOLCHEVISME. n. m. C’est depuis la révolution de 1917 que ce phénomène — le bolchevisme — acquit sa haute célébrité internationale. Avant cette époque, le nom de bolchevisme était à peine connu en dehors des milieux révolutionnaires « professionnels » russes, où il était considéré comme la fraction gauche du mouvement social-démocrate du pays.
Cependant, cette fraction représentait, avant la révolution déjà, un parti politique vigoureux, attaché avec des fils solides au mouvement ouvrier révolutionnaire, aspirant à le dominer, tout en se raillant aux mots d’ordre de révolution et de démocratie bourgeoises.
La profondeur, l’élan prodigieux de la révolution russe de 1917, ont fourni à toute une pléiade de partis politiques un excellent terrain pour tenter la fortune, pour courir la chance, dans l’ambiance favorable d’un cataclysme social sans précédent dans l’histoire humaine. Le parti bolchevique fut un des partis formant cette pléiade. Lui aussi, il prit part à la course au bonheur.
L’effondrement complet du régime agraire et industriel de l’ancienne Russie — effondrement que laissait de plus en plus prévoir la marche ascendante de la révolution — obligea ce parti à changer brusquement sa tactique social-démocrate et le poussa à une hardiesse politique à laquelle il n’avait jamais osé songer avant : la prise du pouvoir politique, en s’appuyant sur un bouleversement social.
Le succès de la révolution lui permit de s’installer solidement au pouvoir et de s’adjuger une situation de maître de toute la révolution russe. Ce fait suggéra l’idée que le bolchevisme était l’aile gauche la plus révolutionnaire du mouvement ouvrier russe, laquelle a remporté la victoire sur le capitalisme.
Très répandue dans les milieux bourgeois et aussi dans certains milieux révolutionnaires peu au courant de la véritable situation des choses, soutenue, de plus, par une démagogie bien appropriée des bolcheviks eux-mêmes, cette idée est, pourtant, fondamentalement erronée.
Le bolchevisme est l’héritier direct et le porte-parole puissant, non pas des aspirations révolutionnaires de classe des ouvriers et des paysans, mais de la lutte politique qui fut menée, tout un siècle, par la couche des intellectuels démocrates russes (l’ « intelligenzia » démocratique) contre le système politique du tsarisme, en vue de conquérir pour elle certains droits politiques.
Pour pouvoir établir la généalogie ainsi que la nature sociale et de classe du bolchevisme, il est indispensable de nous occuper, ne fut-ce que succinctement, du mouvement russe émancipateur en général.
Le mouvement révolutionnaire en Russie avança, durant des siècles, en deux courants séparés : l’un, plus jeune, sortit immédiatement du sein du labeur assujetti ; l’autre eut sa source dans les milieux intellectuels démocrates de la société russe, milieux qui s’étaient formés plus tard, qui jouissaient comparativement aux ouvriers et paysans, de privilèges sociaux et économiques considérables, mais étaient hostiles au régime politique du tsarisme, à cause de son absolutisme.
Le premier courant populaire du mouvement portait toujours un caractère social ; il était une révolte du monde de travail contre son asservissement social et tendait au renversement des bases mêmes de cet asservissement. Telle fut la fameuse révolte de Rasine au xviie siècle, révolte qui faillit soulever des millions de paysans des régions de la Volga, du Don et autres contrées pour l’extermination des seigneurs agrariens et des nobles, au nom « d’un royaume paysan libre ». Une révolte analogue fut celle du xviiie siècle, guidée par Pougatchoff. Le même caractère portaient les innombrables émeutes et insurrections paysannes de moindre envergure, à l’époque du servage. De même nature étaient enfin, par leur sens et leurs tendances, les vastes mouvements de grève accomplis par le prolétariat des villes se formant rapidement dans la deuxième moitié du xixe siècle, — mouvements qui prirent en 1900-1903 des dimensions panrusses.
L’autre courant du mouvement révolutionnaire russe, issu des milieux intellectuels démocrates, avait un caractère nettement politique. Son but fondamental et constant, était celui d’une transformation du système absolutiste du tsarisme en un système constitutionnel ou républicain démocrate.
On peut considérer comme début de ce mouvement l’insurrection des « décabristes », le 14 décembre 1825, date à laquelle un groupe d’officiers, à la tête de quelques régiments qui leur étaient subordonnés, tentèrent de faire un coup d’État en faveur de la Constitution. L’insurrection fut noyée dans le sang par le tzar Nicolas Ier. Mais, une fois déclenché, le mouvement ne put pas être étouffé. Au contraire, les générations qui suivirent le continuèrent et l’approfondirent. Les étapes les plus remarquables de ce mouvement furent le « Narodnitchestvo » et le « Narodovoltchestvo ».
Le Narodnitchestvo (1860-1870) fut un mouvement dont le trait essentiel était une sorte de pèlerinage dans les couches profondes de la masse paysanne. Des milliers de jeunes gens appartenant aux classes privilégiées abandonnaient leurs familles et leur carrière, rompaient avec leur classe, s’habillaient en paysans, ouvriers, etc., et s’en allaient vers la campagne paysanne afin d’y vivre et travailler en simples paysans, s’occupant en même temps de la propagande : ils cherchaient à éveiller dans les masses paysannes l’intérêt pour les mots d’ordre politiques, pour une révolution politique des intellectuels-démocrates.
Le Narodovoltchestvo fut l’apogée du mouvement révolutionnaire de l’ « intelligenzia ». À cette époque le mouvement était devenu nettement socialiste par son caractère et ses mots d’ordre. Il produisit une magnifique série de natures héroïques qui, par leur idéalisme et le sacrifice de soi-même dans la lutte contre le tsarisme, s’élevèrent au-dessus des intérêts de caste de l’ « intelligenzia » et se rapprochèrent des aspirations plus vastes du labeur. Tels furent : Sophie Pérovskaïa et autres. L’organisation clandestine « Narodnaïa Volia » (La Volonté du Peuple) créée à cette époque (1879), livra un combat acharné contre le tsarisme. Ce combat, terminé par l’assassinat du tzar Alexandre II (le 11 mars 1881), amena la destruction de la « Narodnaïa Volia » et l’avènement d’un régime de réaction politique épouvantable sous le règne du tzar Alexandre III. Ce résultat était à prévoir, car le parti de la « Narodnaïa Volia » n’était qu’une petite organisation clandestine et conspiratrice qui, tout en exhortant les paysans à l’insurrection, n’avait pas pratiquement derrière elle des masses organisées et puissantes et était, par conséquent, obligée de se limiter à ses propres moyens, à sa seule action.
Les échecs de ces petites organisations d’un type conspirateur, et aussi la pénétration en Russie des idées du marxisme, finirent par créer dans les milieu intellectuels russes un nouveau courant qui voulut s’orienter, dans sa lutte contre le tsarisme, non pas sur les masses paysannes pulvérisées, comme c’était le cas jusqu’alors, mais exclusivement sur le prolétariat des villes. — « La Révolution en Russie, réussira seulement comme un mouvement de la classe ouvrière ; sinon elle ne se produira jamais ». C’est ainsi que le nouveau courant formula, par la bouche de Plékhanoff, son point de départ dans la lutte contre le tsarisme. Le jeune prolétariat des villes, qui venait de naître alors en Russie, offrit à ce mouvement un terrain propice. Le premier groupe social-démocrate ( « groupe Libération du Travail » ) fut fondé en 1880. Quinze à dix-huit ans après, presque tous les centres industriels de Russie possédaient déjà des organisations social-démocrates dirigées par des politiciens professionnels recrutés dans l’ « intelligenzia ».
Le premier Congrès de toutes ces organisations, qui aboutit à la création du Parti Ouvrier Social-Démocrate Russe, eut lieu en 1898.
Quelques années après, une scission sérieuse s’était dessinée au sein du Parti. Au deuxième Congrès de Londres, en 1903, le Parti s’était fendu en deux courants opposés : la majorité gauche, et la minorité droite. La cause immédiate de la scission fut le fameux projet d’organisation proposé par Lénine. La majorité (en russe : bolchinstvo) des membres du Parti suivirent Lénine, d’où leur dénomination : bolcheviques, et le dérivé : « bolchevisme ». Ainsi, le terme ne fut qu’un hasard ( « bolchevisme » du « bolchinstvo » = majorité). Cependant, un contenu tout à fait déterminé se cachait derrière ce terme de hasard.
L’idée fondamentale du bolchevisme, développée par Lénine, fut la suivante :
« La masse travailleuse n’est que la porteuse d’instincts de révolte d’une énergie révolutionnaire. De par sa nature même, elle est incapable d’un rôle organisateur, créateur. Elle n’est pas capable de tracer les voies de la révolution ni de créer les formes de la société future. Cette dernière tâche incombe au groupe de révolutionnaires éclairés, s’étant consacrés à l’idée de la révolution. Par conséquent, le premier devoir du Parti des révolutionnaires éclairés, est celui d’établir son hégémonie entière sur les masses. Cette hégémonie n’est possible qu’à la condition que le Parti lui-même soit construit sur le principe de la centralisation la plus sévère. Le Parti devra être un organisme au centre duquel fonctionnera un mécanisme très fin prenant toutes les dispositions vis-à-vis du Parti, ne tolérant aucun frottement, aucun grain de poussière. Ce mécanisme sera le Comité Central du Parti. Sa volonté et ses dispositions feront loi pour tout le Parti ».
Telle fut la thèse qui servit de base à la construction du Parti Bolchevique.
Recrutant ses membres surtout parmi l’ « intelligenzia » révolutionnaire, les éduquant dans l’ambiance du « sous-sol » et des mesures conspiratrices extrêmes (une autre ambiance n’a jamais existé en Russie), leur greffant la psychologie spécifique de révolutionnaires professionnels, le bolchevisme préparait ainsi des cadres de gens prenant l’habitude de se considérer comme guides infaillibles du prolétariat, grâce à l’esprit éclairé et l’expérience révolutionnaire desquels seulement peut sortir l’émancipation des masses. C’était le chemin ouvert, droit, inévitable vers l’inauguration de la dictature, sur le Parti d’abord, sur les masses ensuite. En effet, le projet de Lénine qui brisa la social-démocratie russe en deux fractions, introduisait déjà le principe de la dictature dans les rangs du Parti.
Faisant l’analyse du livre de Lénine : « Un pas en avant, deux pas en arrière », où étaient établies les bases de la tactique bolcheviste, Rosa Luxembourg écrivait : « …il (le bolchevisme) est un système de centralisme ne s’arrêtant devant rien, dont les principes vitaux sont : d’une part, celui de délimiter, de séparer l’avant-garde organisée de révolutionnaires professionnels actifs, du milieu inorganisé, mais révolutionnairement actifs les entourant ; d’autre part, celui d’une discipline sévère et d’une ingérence directe, catégorique, décisive du Comité Central du Parti dans tous les gestes et actes de ce dernier. Il suffit, par exemple, de rappeler que, conformément à cette conception, (le bolchevisme), le Comité Central du Parti a le droit d’organiser tous ses comités locaux, par conséquent, de déterminer la composition personnelle de toute organisation de Genève et Liége jusqu’à Tomsk et Irkoutsk, d’imposer à chaque organisation les statuts élaborés au centre, de dissoudre ou de recréer ces organisations et, par conséquent d’influencer finalement et directement la composition même de l’instance suprême du parti : le Congrès. De cette façon, le Comité Central devient le noyau tout-puissant du Parti, tandis que toutes les autres organisations ne sont que ses organes exécutifs ». (Art. de Rosa Luxembourg : « Neue Zeit », juillet 1904).
Dès son origine, le Parti bolchevique établit, à son intérieur, la dictature du Comité Central. Peu après, cette dictature commença à se répandre aussi par-dessus les masses ouvrières.
Ainsi, sur le champ du mouvement révolutionnaire de l’ « intelligenzia » russe, apparut et se développa un parti politique puissant, basé sur le centralisme et la discipline les plus rigoureux, plein d’une foi inébranlable en son infaillibilité et aspirant de toute sa volonté à devenir le maître de tout le mouvement révolutionnaire russe. Ce parti succéda directement à ceux des étapes antérieures du mouvement révolutionnaire de l’ « intelligenzia » russe. Il était étroitement, immédiatement lié à tous ces mouvements. Tout le long de son existence, jusqu’à la révolution de 1917, il agissait sous les mots d’ordre qui étaient toujours typiques pour le mouvement de cette « intelligenzia » : la Constituante (Assemblée Nationale), République démocratique, Parlement, etc. Cette circonstance a une grande importance pour celui qui voudra apprécier le véritable rôle et les vraies intentions du bolchevisme dans la révolution russe.
Cependant, le courant populaire du mouvement révolutionnaire allait son chemin, se manifestant de temps à autre en des actes typiques d’un sens social. Dans la révolution de 1905-1906 déjà, les ouvriers et, surtout, les paysans, manifestèrent un intérêt très limité aux exigences politiques de la démocratie. Ils se signalèrent, d’autre part, par des actes d’un caractère social : les paysans, par la prise, de force, des domaines seigneuriaux ; les ouvriers, par la fondation, par endroits, des Soviets (Conseils) des députés ouvriers. L’une et l’autre action étaient l’expression de profondes tendances sociales et révolutionnaires inhérentes aux masses laborieuses et se distinguant nettement, par leur caractère, des tendances démocratiques. Les dix ans d’une réaction tsariste et agrarienne, qui suivirent la débâcle de la révolution de 1914-1917, ne firent que développer et fortifier ces tendances dans les masses.
Dans la révolution de 1917, après que le premier obstacle — l’absolutisme tzariste — eut été détruit, ces tendances se firent jour, avec toute l’énergie accumulée depuis des siècles, et formèrent un mouvement déterminé, inévitable des masses, dirigé, au fond, vers le renversement du régime agraire et industriel de la Russie.
Malgré tous les efforts de nombreux partis démocratiques, y compris le parti social-démocrate et le parti socialiste-révolutionnaire, d’introduire les événements révolutionnaires de Russie dans les cadres d’une république démocratique bourgeoise, les paysans et les ouvriers se ralliaient au mot d’ordre puissant : « La terre aux paysans ! Les usines aux ouvriers ! » Oui, dès les premiers jours du bouleversement politique (mars 1917), le sort du régime agraire et industriel du pays était décidé. Toute la Russie ouvrière et paysanne se trouvait déjà en pleine activité reconstructive. Avec la force et la rapidité propres à l’action spontanée des masses, les Soviets des ouvriers et soldats députés furent créés, ceci en pleine connaissance de cause, dans toutes les villes. Dans toutes les usines, fabriques, entreprises de l’industrie manufacturière et extractive, des comités révolutionnaires furent créés, comme organes guidant et aidant les masses ouvrières dans leur action. Tout ceci se faisait indépendamment et en dehors des organisations politiques. Les paysans reprenaient de force, en acte révolutionnaire, les domaines des agrariens, et la « question agraire », discutée durant des dizaines d’années dans les programmes de différents partis politiques, trouva sa solution pratique dans les actes révolutionnaires des masses paysannes en mai, juin, juillet et août 1917. Les Soviets paysans se créaient dans les villages.
L’attitude des bolcheviques était, à ce moment, extrêmement hésitante. Leur groupe central guidant le parti, Lénine en tête, venait d’arriver de l’étranger où tous ses membres avaient séjourné durant la dernière huitaine d’années en qualité d’émigrés. Lénine voyait parfaitement bien que les événements ne s’arrêteraient pas au renversement du système politique du tzarisme, que les choses iraient plus loin. Mais, jusqu’où iraient-elles ? Ni Lénine ni ses camarades ne pouvaient le prévoir. C’est pourquoi, pendant les premiers mois qui suivirent le coup d’État de mars 1917, l’attitude des bolcheviques fut équivoque : d’une part, ils faisaient à moitié chorus avec les masses, se ralliant à leurs mots d’ordre sociaux ; d’autre part, ils ne rompaient pas complètement avec les mots d’ordres politiques de la bourgeoisie démocratique. (À ce moment, leur parti se nommait encore parti social-démocrate bolchevique). De là, leur attitude flottante, pas entière ; de là, leur mot d’ordre : « contrôle sur la production », substitué à celui des masses : « les usines aux ouvriers » ; de là aussi, leur mot d’ordre de l’Assemblée nationale constituante, en contradiction avec celui des masses : « la révolution sociale ».
Ce ne fut que plusieurs mois après — période critique et décisive, et lorsqu’il devenait de plus en plus évident que le bouleversement social était infaillible — ce ne fut qu’alors que les bolcheviques se décidèrent en faveur de ce bouleversement ; mais, comme nous le verrons tout de suite, dans l’unique but d’arriver au pouvoir, en mettant à profit ce bouleversement. Ce fut alors que Lénine changea le nom de son parti ; le baptisant « parti communiste » (au lieu de « parti social-démocrate » ), cherchant ainsi à se séparer, en face des masses, de ses collègues de la droite — les social-démocrates mencheviques (minoritaires) et les socialistes-révolutionnaires — qui défendaient toujours le principe de la république démocratique bourgeoise et se compromettaient, tous les jours davantage, aux yeux des masses révolutionnaires. Ce fut alors que Lénine se mit à donner raison aux anarchistes, à parler de sa profonde parenté spirituelle avec eux, dans la négation du parlementarisme, de la démocratie, de l’étatisme (sous certaines réserves quant à ce dernier), de même que dans une série d’autres problèmes capitaux de la révolution sociale. Or, comme les événements ultérieurs vont le démontrer, son unique but était de trouver des alliés parmi les anarchistes et de s’assurer les sympathies des masses.
Les mouvements des masses : ceux d’avant octobre et aussi celui d’octobre, tendant au renversement du système capitaliste en Russie, avaient besoin d’éléments qui pourraient les guider d’une façon déterminée, au point de vue idée et organisation, éléments qui aideraient ces mouvements à aboutir, et à atteindre le but des aspirations des masses : la construction d’un régime libre et égalitaire ouvrier et paysan. Cette tâche, de guider les mouvements des masses, appartenait, au fond, uniquement à l’anarchisme, vrai porteur des idées de la révolution sociale. Mais, grâce à leur manque habituel d’organisation, qui affaiblit le mouvement libertaire dans tous les pays, les anarchistes russes se montrèrent mal préparés et impuissants à remplir leur mission ; et l’action dirigeante, l’influence prépondérante sur les événements, dans l’espace du pays entier, avait, entre temps, passé aux bolcheviques. S’étant définitivement rangés du côté du bouleversement social, ces derniers déclenchèrent des attaques décisives contre le système capitaliste. Ils dirigèrent toutes leurs forces disponibles dans les profondeurs de la classe ouvrière et aussi dans l’armée. De là, ils menèrent une lutte acharnée contre la bourgeoisie et leur gouvernement (qui se nommait « provisoire révolutionnaire »). Ils avaient bien apprécié l’importance colossale et la puissance des Soviets des députés ouvriers, créés par les masses directement et devenus tout de suite forteresses du labeur dans sa lutte contre le capital. Ils déployèrent toute leur énergie pour les conquérir. Mais à ce moment déjà, ils substituèrent, à l’idée de la révolution sociale, celle du « pouvoir soviétique », ayant lancé le mot d’ordre : « Tous pouvoirs aux Soviets ! »
Au moment où la majorité des membres des soviets centraux étaient partisans du bolchevisme, les bolcheviques frappèrent le coup décisif : ils renversèrent le gouvernement de coalition socialiste-bourgeoise, s’appuyant sur les soviets comme organes dirigeants de la révolution. Le rôle capital du système des Soviets des ouvriers et soldats députés trouva plus tard son appréciation dans les paroles de Lénine qui dit que si les masses n’avaient pas créé les Soviets, jamais les bolcheviques ne seraient venus au pouvoir.
En conséquence de la révolution, le pouvoir se trouva naturellement entre les mains des bolcheviques devenus ses guides principaux. L’action révolutionnaire des bolcheviks prit fin à ce moment-là et fut remplacée, consécutivement, par une activité nettement contre-révolutionnaire.
S’étant emparé du pouvoir, les bolcheviques s’employèrent méthodiquement à adapter le régime politique et social de tout le pays au régime de leur parti. Érigé sur les principes d’un centralisme absolu et d’une discipline militaire, ce parti devint le modèle, le tracé d’après lequel les bolcheviques commencèrent à construire le nouveau système économique et social de la Russie. Une gigantesque machine étatiste et bureaucratique se forma ainsi, qui se mit à guider, à diriger toute l’activité économique, politique et sociale de tout le peuple, à s’occuper de tous ses besoins, à contrôler toute sa vie, sa façon de penser, etc., etc.
C’est ainsi que le projet d’organisation proposé par Lénine en 1913, selon lequel la direction dictatoriale de toute la vie et de toute l’activité du Parti se concentrait entre les mains du Comité Central, était appliquée maintenant à l’échelle de toute la Russie révolutionnaire.
L’activité créatrice économique et sociale des bolcheviques se divise en deux périodes : celle du « communisme » d’État, et celle de la N. E. P.
Le trait essentiel du communisme étatiste des bolcheviques, est la nationalisation de l’industrie et du commerce. (En ce qui concerne la terre, les bolcheviques, impuissants, tout d’abord, à soumettre les paysans à l’aide des moyens « physiques », ont signé le décret sur la socialisation des terres. Par cet acte, ils cherchaient, en même temps, à s’assurer le concours actif des masses paysannes dans la lutte contre le « gouvernement provisoire » de Kerensky. « Qu’ils (c’est-à-dire le gouvernement provisoire révolutionne) essayent maintenant de nous prendre ! » dit Lénine, en signant, après le coup d’État d’octobre, le décret sur la socialisation des terres. Plus tard, au fur et à mesure que l’autorité des bolcheviques se renforçait, le décret fut annulé par celui du fermage des terre, par d’autres décrets du Conseil des Commissaire du Peuple).
La nationalisation de l’industrie et du commerce signifiait que l’État devenait dorénavant propriétaire et organisateur de toute l’industrie et de tout le commerce du pays. C’est l’État qui dirigera et réglementera, à l’avenir, tous les moindres détails du processus économique et commercial. L’élaboration des tarifs, l’échelle des salaires, l’embauche et le congédiement des ouvriers, l’arrangement à l’intérieur des entreprises, — toutes ces mesures seront des droits inaliénables de l’État. Le but sera atteint à l’aide d’une étatisation des organisations ouvrières professionnelles qui deviendront ainsi organes de contrôle policier sur les ouvriers.
Nul changement, cependant, dans le caractère, dans l’essence même de l’industrie. Les principes : du travail salarié, d’une échelle de salaires, ainsi que de la plus-value laissée par l’ouvrier entre les mains de l’embaucheur restent. L’industrie garde ses formes et son essence capitalistes antérieures.
Quant au commerce, là également, la nationalisation bolcheviste conserva entièrement le principe d’ « achat-vente », s’étant bornée, dans ce domaine, à l’établissement d’un monopole d’État.
Et quant au domaine des relations agraires, les bolcheviques s’y bornaient, à l’époque du communisme d’État, à enlever aux paysans « l’excédent du blé », ce qui signifiait qu’on leur prenait de force tout l’approvisionnement présent, moins le minimum le plus strict dont ils avaient besoin pour ne pas mourir de faim.
Le communisme d’État des bolcheviques ne fut ainsi qu’un capitalisme d’État qui n’améliora nullement la situation du monde travailleur, ni économiquement, ni du point de vue des « droits sociaux ». Plus encore : à l’époque de la décadence et de la crise aiguë de 1920, ce capitalisme essaya de réaliser l’idée de la militarisation du travail et du travail obligatoire qui devait réduire la classe ouvrière tout entière à l’état « d’enfermée en caserne ».
Il est tout naturel que la dictature du Parti et l’activité capitaliste des bolcheviques aient soulevé des protestations et provoqué une résistance énergique de la part des milieux révolutionnaires prolétariens et paysans, cherchant, en conformité avec les aspirations de la révolution sociale, à commencer la véritable création socialiste : la socialisation de l’industrie et de la terre sur les bases de leur auto-direction.
Ce fut par la terreur que le pouvoir communiste répondit à ces protestations et à ces actes de résistance. Il ouvrit ainsi la guerre civile à gauche, au cours de laquelle, les partisans de l’anarchisme communiste, du syndicalisme révolutionnaire et du maximalisme socialiste furent, en partie anéantis, en partie jetés en prison ou obligés de se cacher et d’agir clandestinement. Toute la presse ouvrière révolutionnaire de tendance non « communiste », fut étouffée. Les organisations furent anéanties.
Les masses paysannes révolutionnaires, qui ne voulaient plus reconnaître aucune autorité, furent traitées par le gouvernement communiste avec encore plus de férocité. Il agissait, tout simplement, à l’aide des divisions militaires, asservissant les régions indépendantes et rebelles à coups de canons.
Ayant étouffé toute tentative de création socialiste, d’auto-direction socialiste des ouvriers et paysans, les bolcheviques ont, par là même, désorganisé et frappé de mort le développement économique du pays. Ils le plongèrent dans un état de putréfaction et de décomposition.
La désorganisation économique a atteint son point culminant en 1920, au moment même de la militarisation du travail et de l’introduction du travail obligatoire. Ce fut aussi le point culminant de la terreur gouvernementale appelée à défendre les positions du pouvoir. Les voix protestataires des masses révolutionnaires se faisaient entendre tous les jours davantage. Dans le Midi de la Russie tonnaient, depuis bientôt trois ans, les canons des insurgés révolutionnaires, paysans et ouvriers, en lutte contre la dictature du parti et pour la libre création socialiste. En mars 1921, des dizaines de milliers d’ouvriers et de matelots révolutionnaires, fils de Cronstadt, citadelle de la révolution, se levèrent, les armes à la main, pour protester définitivement contre la mutilation de la Révolution par les bolcheviques, contre sa transformation en une simple base pour le capitalisme. Ils exigeaient catégoriquement : le rétablissement de la liberté des élections dans les Soviets ; le rétablissement des libertés et droits révolutionnaires ; le droit d’organisation et de presse pour les anarchistes et les courants socialistes de gauche et, en général, le retour aux mots d’ordre et aux conquêtes des ouvriers et paysans dans la révolution d’octobre.
La voix de Cronstadt sonna le tocsin dans toute la Russie révolutionnaire.
Le moment de la catastrophe du bolchevisme paraissait proche. Il fallait trouver à tout prix une issue. Alors, le pouvoir « communiste » mobilise à la hâte ses forces militaires et les lance de Petrograd (Léningrad) à l’écrasement définitif de Cronstadt. Une lutte acharnée s’ensuit où périssent des milliers de « ceux de Cronstadt » — pionniers et héros de la révolution d’octobre. En même temps, les dernières forces du mouvement révolutionnaire-insurrectionnel sont écrasées dans le Midi.
Le bolchevisme est vainqueur. Immédiatement après, il déclare la nouvelle politique économique : la « N. E. P. ».
C’est à partir de ce moment que commence la deuxième période de l’activité économique constructive des bolcheviques en Russie.
Le sens de la « N. E. P. » est celui-ci : tout en maintenant entre les mains de l’État la grande industrie et l’énorme réserve de terres, de même que le monopole du commerce extérieur, les bolcheviques ont réservé au capital privé la deuxième moitié de l’industrie : le droit de commerce (intérieur), celui d’exploiter la force vive (force ouvrière), celui de fermage de la terre en vue du profit personnel.
Un concubinat des capitaux : privés et d’État fut établi de cette façon. Ce qui mena à la création de nouvelles classes d’exploiteurs : celle de la bourgeoisie des villes et des campagnes, des « nepmen » et des « koulaks » (paysans riches exploitant les autres).
Conformément aux données officielles du Commissariat des Finances, la bourgeoisie rurale constituait, en 1925 déjà, 13 % de toutes les fermes paysannes, concentrant entre ses mains plus de 50 % de toute la production agraire. La même bourgeoisie fait 85,4 % dans les coopératives agricoles ; (les « koulaks », paysans cossus, 30,1 % ; les « sséredniaks », paysans moyens, 55,3 %), de sorte que les paysans pauvres y figurent pour 14,6 % seulement. Bien entendu, c’est elle aussi, la bourgeoisie rurale, qui détient les places dirigeantes dans les organes du pouvoir des Soviets à la campagne.
Les « nepmen » sont, à leur tour, une force économique et politique considérable dans les villes. Là, cependant, la force capitaliste dominante est le parti bolcheviste lui-même. Cette puissance capitaliste tient entre ses mains toute la grande industrie et des espaces de terre immenses.
L’inauguration de la « N. E. P. » fut la conséquence naturelle et inévitable de la contradiction qui s’était produite entre la politique de dictature des bolcheviques d’une part, et les aspirations des masses révolutionnaires à leur autogestion socialiste, d’autre part. Ayant éliminé ces masses de toutes les fonctions créatrices de l’édification socialiste, les bolcheviques se créèrent ainsi la situation d’un groupe isolé, tenant entre ses mains, par la force du Pouvoir, l’économie nationale, mais impuissant à la mettre en marche par ses propres moyens. Il fallait choisir : ou bien rendre aux masses le droit de l’initiative et de la création socialiste (en la personne de leurs organisations de production) en prenant, eux-mêmes, place dans les rangs des travailleurs, au même titre que tous les autres, ou alors, maintenir le monopole du Pouvoir et de la Dictature, en s’appuyant sur d’autres classes sociales. Les bolcheviques ont choisi la seconde voie. Ils établirent, par la « N. E. P. », la base sociale qui leur faisait défaut, ayant ainsi créé des classes privilégiées économiquement, partant, intéressées à la conservation du pouvoir communiste. Quant aux ouvriers et aux paysans, ils restèrent dans leur situation habituelle : des « classes travailleuses ».
Dans le domaine de la politique internationale, le bolchevisme manifeste les mêmes tendances et méthodes d’organisation, qui caractérisent son activité politique en Russie : il aspire à soumettre à son centre le mouvement ouvrier international et, par son intermédiaire, toutes les classes de la société contemporaine.
La victoire aisée qu’il avait remportée sur le capital agraire et industriel en Russie, ainsi que la situation générale révolutionnaire en Europe, lui inspirèrent, au début, la foi en l’effondrement très proche du système capitaliste en toute l’Europe et l’Amérique, et le remplirent d’espérance en son hégémonie mondiale.
Le « Comintern » et le « Profintern » furent créés en qualité d’organes appelés à réaliser les directives du Comité Central dans le mouvement révolutionnaire international. Le devoir direct de ces deux institutions devait être : l’établissement de l’hégémonie du bolchevisme sur le mouvement révolutionnaire de l’Europe, de l’Amérique et d’autres pays.
La tactique des « poutchs », adoptée pendant plusieurs années en Allemagne, en Esthonie, en Bulgarie) ; celles des scissions produites dans les partis socialistes et dans le mouvement ouvrier professionnel ; celle, plus récente, du « contact » et du « front unique », toutes ces manœuvres ne furent que des manifestations de la stratégie politique générale du Comité Central du parti bolchevique.
Mais au fur et à mesure que les bolcheviques stimulaient le développement du capitalisme en Russie et renforçaient ce dernier, au fur et à mesure que des contradictions survenaient et se précisaient ainsi entre leur système social et les intérêts réels des masses laborieuses, se transformant en de véritables antagonismes sociaux, — la politique internationale des bolcheviques subissait des modifications profondes.
Le centre de cette politique se déplaçait petit à petit du milieu prolétarien vers celui de la bourgeoisie internationale. Depuis 1925, les bolcheviques mènent avec cette dernière des pourparlers sérieux tendant à leur incorporation dans le réseau général des États capitalistes. La base des pourparlers n’est autre que le renoncement complet aux « pêchés d’octobre » dans la politique intérieure et internationale du pouvoir des Soviets.
Dans la politique intérieure, ce renoncement a commencé, il y a longtemps. Le 14e Congrès du P. C. de l’U. R. S. S. en décembre 1925, rompit les derniers liens qui attachaient encore les bolcheviques à la révolution d’octobre, en écrasant l’opposition représentée par Zinoviev, Kamenev et Kroupskaïa, et en prenant, sans plus de façon, la route de la restauration du capitalisme en Russie.
À l’heure actuelle, le bolchevisme s’appuie en Russie, à part la bourgeoisie des villes et des campagnes, sur des forces d’ordre mécanique :
Un énorme parti qui représente une organisation puissante basée sur des principes ultra-militaires, jouissant des privilèges sociaux et des monopoles, déployant un maximum d’énergie et d’activité ;
Une armée rouge magnifiquement organisée (dans le sens étatiste), armée et disciplinée, dépassant par ses qualités militaires toutes les armées du monde ;
Et une police politique (la G. P. U.), qui déploya un système d’espionnage sans précédent dans l’histoire des États, espionnage pénétrant dans tous les pores de l’existence des masses laborieuses de l’U. R. S. S.
Telles sont la face et la route historique du bolchevisme.
Ce mouvement provint des aspirations politiques et étatistes de l’ « intelligenzia » démocratique. Cherchant à se rendre maître de la puissance révolutionnaire des masses travailleuses, ce fut à contre-cœur qu’il paya le tribut à leurs aspirations socialistes et à leurs mots d’ordre révolutionnaires. Ayant réussi, dans la révolution, à se faire cette situation de maître, il revint à son point de départ, et restaura l’édifice de la domination de classe, sur la base d’un asservissement forcé et d’une exploitation imposée des masses travailleuses. — P. Archinoff.
BOMBE. n. f. (italien bomba ; du latin bombus, fracas). Le mot bombe signifiait simplement tout d’abord un projectile creux en forme de boule, plein de poudre et muni d’une mêche qui le fait éclater en communiquant le feu à la charge. Par extension, le mot bombe sert aussi à désigner, aujourd’hui, un appareil explosible, de forme et de composition variables, qui se lance ou se place à la main. Les bombes datent du xvie siècle, mais ne sont plus employées dans l’artillerie moderne où elles ont été remplacées par les obus. On appelle encore bombes les engins explosifs que lancent les avions, les dirigeables et qui peuvent atteindre un volume et un poids considérables. — Il fut une époque où la bombe était l’armée préférée des terroristes et des anarchistes propagandistes par le fait (voir Attentat. Propagande par le fait). Lorsqu’un gouvernement tyrannique interdit, en effet, toute manifestation libre par l’écrit ou par la parole, la violence est le seul moyen de protestation qui soit laissé aux révolutionnaires. Et ils sont obligés d’y recourir — malgré qu’ils répugnent à son emploi — puisque c’est par une violence pire qu’on les bâillonne. D’où le terrorisme et l’emploi de la bombe, par exemple, chez les nihilistes russes d’avant la révolution de 1917. Parmi les attentats célèbres où les terroristes russes firent emploi de la bombe, citons : le 1er mars 1881, l’engin de Grinevitzky, qui frappa mortellement le tsar Alexandre II. (Voir Attentat. Explosifs.)
BONHEUR. n. m. En tout temps et en tous lieux, les humains ont recherché le bonheur avec autant d’ardeur que de persévérance. Cette poursuite du bonheur a ce double caractère : la constance et l’universalité ; la constance, car jamais on n’a eu l’occasion de rencontrer un individu ou une collectivité faisant fi du bonheur ; l’universalité, car, de l’orient à l’occident et du nord au midi, tous les humains, sans distinction ni exception d’aucune sorte, ont cherché et cherchent à être heureux. Cette constatation, qui me paraît hors de doute, me conduit à estimer que « le bonheur est le but vers lequel tendent tous les efforts, toutes les aspirations et tous les espoirs des vivants. »
On pourrait objecter que l’existence de certaines personnes donne un démenti à cette règle générale et en démontre l’inexactitude. Je réponds que cette objection procède d’une observation superficielle et rudimentaire, s’arrêtant aux apparences qui, en l’espèce, font illusion et masquent la réalité. Exemple : je suppose une jeune fille bien portante, belle et riche. Santé, beauté, fortune, elle a le privilège de posséder ces trois avantages qui, aux yeux de l’immense majorité, sont les éléments constitutifs d’une vie heureuse. J’ajoute qu’elle est chérie de ses parents dont elle est l’idole et qu’elle a inspiré un amour passionné à un jeune homme, possesseur, comme elle, d’une belle santé, d’un physique séduisant et d’une grande fortune. L’avenir semble, dans ces conditions, promettre à cette jeune fille toutes les joies désirables. Et voici que, appartenant à une famille très pieuse, élevée au couvent, douée d’un tempérament mystique et cédant aux entraînements d’une foi exaltée, elle renonce brusquement à cette attrayante perspective de félicité, pour s’enfermer dans un cloître et faire vœu de pauvreté, de chasteté et d’obéissance. Elle dit volontairement et définitivement adieu au monde dans lequel elle aurait brillé, à la famille qui lui prodigue l’affection la plus tendre, à la fortune qui la comble et à l’amour qui lui sourit. Et tout le monde de croire qu’elle fait fi du bonheur qui l’attend et, délibérément, se voue au sacrifice d’elle-même, en préférant la pauvreté à la richesse, la chasteté à l’amour, l’obéissance passive à la liberté, l’obscurité monastique à l’éclat mondain. Je n’invente rien ; je ne crée pas, pour les besoins de ma démonstration, un être imaginaire : j’ai connu plusieurs jeunes filles dont l’existence a été et, peut-être, est encore celle que je viens d’exposer.
Eh bien ! Ils se tromperaient lourdement ceux qui penseraient que la conduite de cette jeune fille s’inscrit en faux contre cette « Loi » à laquelle je prétends que nul n’échappe : la recherche du bonheur.
Le bonheur ? Cette jeune fille où le place-t-elle ? Pour elle, en quoi consiste-t-il ? Et pour mériter et conquérir le bonheur auquel elle aspire, que doit-elle faire ? ― Réfléchissons.
Prédisposée par l’atmosphère qu’elle a respirée dès la plus tendre enfance, par l’éducation qu’elle a reçue, par les exemples qu’elle a eus sous les yeux, par les conversations qu’elle a entendues, par les lectures qu’elle a faites, par les conseils qui lui ont été donnés, par les rêveries mystiques auxquelles elle s’est abandonnée, par les appels mystérieux et entraînants d’une « vocation » à laquelle elle se croit irrésistiblement appelée, par cet ensemble de faits quotidiens et d’aspirations incessantes dans lesquels, jusqu’à l’âge de vingt ans, toute sa vie s’est développée, cette jeune fille s’est insensiblement éloignée des « biens de ce monde » et elle s’est attachée aux « biens célestes et éternels », dans la mesure même où, peu à peu, elle se détachait de la fortune, de l’amour, des succès mondains, des vanités terrestres. Dépréciées, méprisées même, pis encore : considérées par elle comme une sorte de tentation diabolique, les félicités de la vie passagère ne lui sont d’aucun prix, comparées aux béatitudes éternelles que doit lui assurer l’entrée en religion. Dès lors, n’est-il pas naturel et n’est-il pas devenu en quelque sorte fatal qu’elle préfère les joies qu’elle prise à celles qu’elle méprise ? Et, lorsqu’elle renonce à celles-ci en faveur de celles-là, où est le sacrifice ?… C’est encore, toujours et quand même, en dépit des apparences, le bonheur qu’elle recherche. Ce bonheur n’est pas le vôtre ? ― Soit. Il n’est pas le mien ? ― Soit encore. Mais c’est le sien ; et, bien loin que cet exemple contredise l’affirmation que j’ai formulée au seuil de cette étude, il la confirme expressément.
Veut-on un autre exemple ? Le voici. Je vous présente un homme en possession de tout ce qui est propre à lui assurer une heureuse existence : il est jeune, sympathique, robuste, actif, intelligent, instruit ; il gagne largement sa vie et devant lui s’ouvre une brillante carrière. Pour être heureux ― au sens banal et accoutumé de cette expression ― il n’a qu’à se laisser vivre. Mais il est doué d’une vive sensibilité et d’un sens profond d’équité. Le spectacle de la misère l’émeut, celui de l’injustice l’indigne ; il est de prime abord attristé et par la suite tourmenté, torturé, révolté, par le drame social dans lequel, qu’il le veuille ou non, il tient son emploi. Puisque de toutes façons il est mêlé à ce drame, il pourrait continuer à jouer son rôle de privilégié et se dire que, somme toute, puisque des circonstances favorables lui ont épargné les situations douloureuses, il aurait bien tort de n’en pas profiter. Il lui suffirait de fermer les yeux et de garder le silence. Certes, il sent bien que ce serait une lâcheté ; mais il pourrait porter cette lâcheté au compte de l’impuissance et trouver dans cette impuissance une excuse valable. Que peut-il, en effet, seul ou avec quelques camarades, contre l’immense multitude qui trime, souffre et se résigne ? Et, pourtant, si faible, si isolé qu’il soit, il sent qu’il ne peut se condamner à l’indifférence. Sa nature et sa conscience le lui interdisent ; sa raison aussi. Il se rapproche insensiblement de ceux qui sont constamment humiliés, frappés, meurtris, éprouvés, méconnus, sacrifiés ; il en arrive à pleurer avec ceux qui pleurent, à souffrir avec ceux qui souffrent, à rougir de son aisance et de sa tranquillité. Il n’y peut plus tenir : il déserte le milieu dans lequel jusqu’alors il a vécu ; il brise des amitiés qui lui sont précieuses, il renonce aux affections qui lui sont chères, il abandonne la situation qu’il occupe et il se donne tout entier à la Cause vers laquelle le pousse la force devenue irrésistible de ses sentiments et de ses convictions. Il sait qu’il sera en butte à toutes les malveillances, calomnies et persécutions. N’importe ! Il va, la tête haute, le cœur ardent, la volonté tendue, vers l’Idéal pour lequel il brûle d’un feu dévorant.
Les gens qui ne jugent que sur les apparences, les piètres observateurs qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez, traiteront cet homme d’insensé et seront portés à croire qu’il tourne sottement le dos au bonheur. Ces myopes de la psychologie tomberont dans l’erreur que j’ai signalée précédemment, parce qu’ils ne comprennent pas que l’homme dont je viens de parler aurait été profondément malheureux s’il était resté prisonnier de sa situation, de son milieu, de son éducation et ils ne se rendent pas compte qu’en s’évadant de cette prison, c’est vers le bonheur qu’il s’est élancé. Ce bonheur n’est pas le vôtre ? ― Soit. Mais c’est le sien et, encore une fois, bien loin que cet exemple contredise mon affirmation, il la corrobore.
Par ce qui précède, on voit que j’énonce une vérité indéniable quand je dis que « le bonheur est le but vers lequel tendent, constamment et universellement, tous les efforts, toutes les aspirations et tous les espoirs des vivants ». Mais s’il est vrai que tous les hommes recherchent obstinément et âprement le bonheur, il faut reconnaître que celui-ci est, selon les époques et selon les individus, extrêmement divers.
Qu’est-ce que le bonheur ? En quoi consiste-t-il ? Quelles sont les voies qui y conduisent ? Toujours et partout, les hommes se sont posé ces questions. Ils ont demandé aux religions et aux philosophies la solution de ce troublant problème et les réponses philosophiques et religieuses ont été et sont encore si confuses et si contradictoires, qu’elles ont obscurci et compliqué le problème au lieu de l’éclaircir et de le simplifier et on peut dire que, posées depuis des siècles, ces questions en sont encore au même point. L’être humain aspire toujours vers cet état de satisfaction intérieure et de bien être extérieur qui sont comme les assises naturelles du bonheur ; il y aspire avec la même ferveur et la même ténacité ; mais il ignore encore quelle en est la nature véritable et quel est le chemin qui, le plus sûrement et le plus vite, y conduit.
Ce n’est pas que les religions et les philosophies aient été avares de définitions. Elles en ont été prodigues et, si nous estimions utile, sans les énumérer toutes (ce serait fastidieux et démesurément long) de citer les plus importantes, on serait surpris de leur diversité et de leur imprécision. En voici, toutefois, quelques-unes : il n’est point de route plus sûre, pour aller au bonheur, que celle de la vertu. (J.-J. Rousseau). ― On ne fait son bonheur qu’en s’occupant de celui des autres. (Bernardin de Saint-Pierre). Le bonheur dépend uniquement de l’heureux accord de notre caractère avec l’état et les circonstances dans lesquels la fortune nous place. (Helvétius). ― Le bonheur n’est qu’un sentiment du Bien. (Volney). ― Le bonheur est, en général, le résultat des commodités. (Raynal). ― Le bonheur tient plus aux affections qu’aux événements (Mme Roland). ― Le bonheur est le résultat des sensations agréables. (Sénaucourt). ― Le bonheur consiste à avoir beaucoup de passions et beaucoup de moyens de les satisfaire. (Fourier). ― Le véritable bonheur est nécessairement le partage exclusif de la véritable vertu. (Cabanis). ― Religion à part, le bonheur est de s’ignorer et d’arriver à la mort sans avoir senti la vie. (Chateaubriand). ― Tout bonheur est fait de courage et de travail. (Balzac)…
Les religions sont encore moins explicites que les philosophies. Elles placent le bonheur dans l’amour de Dieu et dans l’obéissance à ses commandements. Elles affirment que seul est heureux celui qui confie aveuglément à la Providence le soin de sa destinée. Elles disent encore que le bonheur réside dans la pratique constante de la vertu, en sous-entendant ― cela va de soi ― que la vertu elle-même réside dans l’observation scrupuleuse de la Loi de Dieu. S’avisant enfin que cette conception abstraite du bonheur est sans cesse infirmée par l’expérience et l’observation, les Religions proclament sentencieusement que « le bonheur n’est pas de ce monde ». Il est aisé de concevoir pour quels motifs et dans quel but les clergés de tous les Cultes enseignent que, sur notre infortunée planète, nul ne peut être heureux : savoir que l’homme a soif de bonheur et lui dire qu’il le cherchera vainement ici-bas, c’est lui dire du même coup qu’il ne le trouvera que dans la Patrie céleste dont les représentants de Dieu possèdent les clefs ; c’est aussi, jeter dans le cœur humain ces germes de résignation qui couvrent la terre de têtes inclinées, de volontés soumises et de genoux ployés ; c’est avilir l’existence éphémère que limitent le berceau et la tombe ; c’est donner corps au fantôme d’une vie impérissable dans laquelle le bonheur serait, pour les élus, le fait constant et universel. Il me paraît superflu d’insister.
Ainsi : d’une part, les philosophies, encroûtées dans la glorification béate de ce qu’elles appellent la vertu, s’avèrent impuissantes à définir clairement le bonheur, à en préciser la nature et à en indiquer le chemin ; et, d’autre part, les religions en font comme un mirage lointain qui ne peut devenir une réalité positive que dans les Paradis problématiques qui appartiennent à l’empire de l’au-delà.
Eh bien ! Puisque les religions et les philosophies se refusent à nous renseigner, cherchons ailleurs. Descendons en nous-mêmes et, simplement, modestement, cherchons à découvrir ce qui nous rend heureux et ce qui nous rend malheureux. Car, le mot « bonheur » est, en soi, vide de sens précis. Bonheur et malheur, joie et tristesse, rires et larmes sont des mots qui, intrinsèquement, ne signifient rien ; ils ne représentent rien de positif en dehors des êtres qui sont heureux ou malheureux, joyeux ou affligés, riant ou pleurant. De même que « bien et mal », « vice et vertu » sont des expressions qui ne veulent dire quelque chose que si elles se rapportent à une action donnée, qu’on qualifie de bonne ou mauvaise, de juste ou injuste, de vicieuse ou vertueuse, les termes « bonheur ou malheur » n’ont un sens réel et concret que s’ils se rapportent à un être sensible à la souffrance ou au plaisir ; heureux ou malheureux. C’est donc à l’individu qu’il faut en venir pour définir le bonheur, puisqu’il s’agit de préciser ce qu’est un homme heureux ; c’est à l’individu qu’il faut laisser le soin de chercher et de trouver son propre bonheur. La base et la mesure du bonheur se trouvent en lui, tout en lui et tout autre substratum serait erroné et toute autre mesure serait arbitraire.
Et, maintenant, je propose la définition suivante, dont j’ai pesé un à un tous les termes : « Le bonheur consiste dans la possibilité, pour chaque individu, de satisfaire librement tous ses besoins : physiques, intellectuels et moraux ». Plus cette possibilité s’étendra, plus diminueront le nombre et la puissance des obstacles naturels et artificiels qui diminuent ou paralysent cette « possibilité » et plus la somme de bonheur réalisée sera accrue. Je dis : « la possibilité » et, par conséquent, non pas seulement « le droit » ― ce qui pourrait être tout platonique et, au surplus, existe déjà ― mais « la possibilité », ce par quoi j’entends les moyens pratiques, mis à la portée de tous, permettant à chacun de satisfaire ses besoins, tous ses besoins : physiques, intellectuels et moraux, au fur et à mesure qu’ils se présentent et selon le degré d’intensité qu’ils possèdent. J’ajoute que, telle que je la comprends, l’exacte notion de ce qui est le bonheur, non seulement comporte, pour l’individu, cette possibilité, mais encore implique la certitude que cette possibilité ne lui sera jamais ravie par une contrainte d’ordre social. Car si c’est une souffrance pour lui que d’éprouver un besoin et de ne point avoir la possibilité de le satisfaire, c’en est une aussi que de prévoir qu’en un jour plus ou moins rapproché, une force extérieure pourra le priver de cette possibilité. La sécurité du lendemain donne à l’esprit cette tranquille sérénité qui, à elle seule, constitue déjà un bonheur très appréciable.
Il importe de tourner carrément le dos à ceux qui nous présentent un plan social qui confierait à quelques-uns, fussent-ils les meilleurs ― et qui donc les garantirait tels ? ― la mission d’assurer le bonheur de tous. Ce bonheur prévu, uniforme, réglementé, mesuré, dosé, distribué à jours et heures fixes, à Pierre comme à Jeanne et à Paul comme à Lucie, ce serait tout de suite la contrainte pour tous et promptement l’ennui pour le plus grand nombre. « Chacun prend son plaisir où il le trouve », dit un vieux dicton populaire. Ce proverbe est parfaitement exact et comme les goûts, les aspirations, les aptitudes, les sentiments, bref, les besoins, forment un tout d’une variété quasi infinie, non seulement en ce qui concerne la multitude des êtres, mais encore en ce qui touche le même individu doué d’une extrême sensibilité ; comme la nature est essentiellement spontanée, capricieuse et ondoyante, le seul moyen qui soit de garantir à chacun toute la somme de bonheur réalisable, c’est de ne tolérer aucune institution sociale susceptible de mutiler chez qui que ce soit cette adorable fantaisie des aspirations et cette merveilleuse diversité des goûts. N’obligez personne à se désaltérer à la même coupe que vous : vos lèvres y puisent un nectar délicieux ; les lèvres d’un autre pourraient y trouver du fiel !
Il est curieux de constater que dans l’étude des problèmes les plus ardus et où règnent la confusion et l’équivoque, il suffit de fuir les solutions inspirées de l’esprit et des méthodes autoritaires pour que les termes de ce problème se précisent et que la lumière se fasse. Cette constatation, que le lecteur a déjà eu et aura maintes fois encore l’occasion de faire, prouve l’excellence et la supériorité des méthodes et de l’esprit libertaires.― Sébastien Faure.