Encyclopédie anarchiste/Capitalisme - Caserne

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Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Librairie internationale (tome 1p. 293-304).


CAPITALISME. n. m. Nom donné au régime ou ordre économique en vigueur dans les sociétés modernes. « L’ordre économique capitaliste est sorti des entrailles de l’ordre économique féodal » dit Karl Marx ; en effet, le capitalisme se substitua au régime féodal qui ne répondait plus aux exigences internationales du commerce et de l’industrie naissantes. La féodalité, qui courbait sous le joug du seigneur non seulement le paysan, mais même le boutiquier et l’artisan, entravait l’évolution du commerce qui étouffait du manque de liberté. Ce ne fut pas brutalement que la transformation se produisit ; ce fut une lutte sourde, lente et de longue haleine, car le seigneur avait intérêt à voir se perpétuer un régime qui assurait à la hiérarchie de propriétaires, et aux possesseurs de titres nobiliaires, tous les privilèges et toutes les richesses sociales.

Grâce aux machines, aux inventions, aux progrès des sciences appliquées, le capitalisme latent devait sortir victorieux de ce conflit et la lutte contre la puissance seigneuriale, commencée par Louis XI devait se terminer par l’éclatante révolution de 89 et 91. Mais, pour que le capitalisme puisse percer et s’étendre durant cette longue période de gestation, il lui fallait le concours des éléments laborieux qui étaient emprisonnés dans les corporations, leurs maîtrises et leurs jurandes. Aucun grand mouvement historique ne s’accomplit sans la participation du peuple. Aussi, sous couvert de libéralisme, le capitalisme embryonnaire cherchât-il à capter la confiance et la sympathie du producteur. Après trois siècles de batailles, au cours desquelles les corporations furent dissoutes et reformées à plusieurs reprises, le dernier pilier de la féodalité s’écroula, lorsque la loi du 17 mars 1791 supprima définitivement les corporations.

Le capitalisme était né.

Le producteur était affranchi de la tutelle du seigneur, mais se transformait en salarié et devenait la proie de l’exploiteur. Rien n’était changé dans la forme. La liberté du salarié n’était qu’une illusion, et le capitalisme allait spéculer sur cette illusoire liberté, pour agrandir sa puissance et étendre ses pouvoirs ; détenteur de tous les moyens de production, de tout le capital inerte, il fallait que le capitalisme devînt le maître du travail humain, pour pouvoir exploiter son domaine, et la tâche lui fut relativement facile, puisque le travailleur, dépourvu de toute richesse, ne pouvait et ne peut produire qu’à la condition d’avoir l’autorisation de se servir du champ, de la charrue, de la machine ou de l’outil qui appartient au capitalisme.

De même que le seigneur, exigeait du paysan une redevance, le capitalisme exige une redevance du travailleur. « Les formes ont changé, les relations sont restées les mêmes ». Pour le capitalisme, le travail est une marchandise, tout comme le minerai ou le coton, et il l’achète selon ses besoins. Le travailleur n’a pas à pénétrer dans ses intentions, il n’a pas à chercher qu’elle sera la destination de sa production ; il vend son travail pour une somme qu’on prétend librement acceptée de part et d’autre, et le capitalisme réalise sur ce travail, le bénéfice qui lui convient. C’est sur cette formule arbitraire de liberté que s’est échafaudé le capitalisme. Ce régime odieux est arrivé à faire admettre par les populations ouvrières cette invraisemblance que l’ouvrier était libre alors qu’en réalité, il est esclave et obligé d’accepter, s’il ne veut pas crever de faim, les conditions que veulent et peuvent lui imposer ses exploiteurs.

Le capitalisme, aidé dans son évolution par l’application des nouvelles méthodes de production devait acquérir, en un laps de temps extrêmement court, une puissance colossale ; l’emploi de la machine à vapeur, la captation des forces naturelles, la vulgarisation du téléphone et du télégraphe dans le commerce, de l’énergie dans l’industrie, ajoutèrent une force inouïe à son développement. Petit à petit, il se trouva à la base de tous les grands organismes ; aujourd’hui, en se servant d’hommes de paille qu’il place et déplace, selon ses intérêts, à la tête des gouvernements, il dirige les parties essentielles du système social. Il contrôle tous les rouages de la société, et par l’association de la finance et de l’industrie, forme les cadres d’une franc-maçonnerie dont les grands capitalistes sont les martres absolus.

Mais toute médaille a son envers et tout ce qui a commencé a une fin. Le capitalisme renferme en lui le mal qui le tuera. Si, à ses origines, il eut besoin des sympathies du producteur, ce dernier ne tarda pas à s’apercevoir que ses destinées et ses intérêts étaient diamétralement opposés à celles de ses maîtres. Considéré comme une marchandise, le travailleur, à mesure que sa conscience s’éclairait, devenait de plus en plus exigeant, et par les lois de l’offre et de la demande, réclamait chaque jour un nouvel avantage à son exploiteur. Le machinisme, écarta ce premier danger en rendant inutile une certaine partie de la main-d’œuvre. Mais un autre danger fit place au premier. Ne trouvant plus à s’employer, le capital humain restait improductif et ne fournissait plus aux travailleurs ce qui était indispensable à leur existence et à celle de leur famille. Conséquences, le chômage, la grève, la révolte.

Or, le capitalisme qui est arrivé aujourd’hui à son apogée, évolue dans un cercle vicieux, duquel il ne peut plus sortir. Pour assurer sa vie et ne pas s’écrouler sous le poids de la misère humaine, il est obligé de fournir du travail à celui qui en réclame, et n’a que cela pour subsister. D’autre part, il ne peut fournir ce travail que s’il est assuré que la production soit écoulée. Si l’accumulation est profitable au capitalisme lorsqu’il entend imposer un prix et retire alors ses produits du marché, elle lui est néfaste si elle est rendue obligatoire par le manque d’acheteurs. Il faut invariablement, méthodiquement, mathématiquement, que le capitalisme écoule ses produits ou qu’il périsse. Il est donc contraint de s’étendre toujours et sans s’arrêter. Une halte et il est perdu. Il lui faut trouver des débouchés et comme il ne peut les trouver dans l’intérieur d’un pays, il est obligé de les chercher dans d’autres contrées. De là le capitalisme national et le jeu de la concurrence qui entravent l’unification du capitalisme international, et amène la formation des cartels, des trusts qui se combattent, dans l’espoir de rester seuls maîtres du marché. C’est de cette division que se meurt le capitalisme. Il ne retrouve, provisoirement, ― heureusement ― son unité et sa force que lorsqu’il est en lutte avec son adversaire le plus redouté et le plus dangereux : le travail.

Les conflits internationaux, les guerres coloniales n’ont pas d’autres origines que la nécessité, pour le capitalisme, de trouver l’écoulement de ses produits. Lorsque la diplomatie est inapte à régler un différend où sont en jeu les intérêts commerciaux ou industriels d’un capitalisme national, celui-ci a, alors, recours à la force brutale, à la violence, à la guerre.

Certains politiques, prétendent que la guerre est voulue par le capitalisme pour détruire une certaine partie de la main-d’œuvre, lorsque celle-ci devient trop encombrante. Le raisonnement est simpliste. C’est ce que l’on pourrait qualifier de philosophie pour classe pauvre. Si le capitalisme n’a pas intérêt à la surpopulation, il souffre cependant nationalement de la dépopulation, et, si la marchandise humaine n’apparaît que sur une faible échelle dans son budget, il faut cependant que la disponibilité du capital travail soit assez élevée pour atteindre les prix les plus bas possibles.

En réalité, la guerre fait partie du régime ; elle est un des membres dont le capitalisme est le corps, mais c’est un membre malade dont les capitalistes voudraient bien faire l’ablation. La guerre, elle est dû justement au développement intensif du commerce, de l’industrie, et plus particulièrement de l’industrie métallurgique, du pétrole et du caoutchouc qui a divisé le capitalisme en trois castes concurrentes à la tête desquelles se trouvent les grands potentats de la finance. Si quelques individualités assez aveugles puisent dans la guerre une source de profits, le capitalisme, en tant qu’ordre économique ne peut qu’y perdre, car elle ébranle les bases sur lesquelles est échafaudé le régime ; elle est inévitable pourtant et constitue avec la Révolution, les deux événements historiques qui détruiront cet ordre économique.

Le capitalisme disparaîtra donc. En égard des connaissances humaines, le développement intellectuel des travailleurs se poursuit méthodiquement, et la classe ouvrière cherche, par son action, à arracher au capitalisme ce qui fait sa puissance : son capital, dans le but de l’exploiter librement au bénéfice de tous.

Les économistes bourgeois ne sont pas sans voir le danger, et cherchent à détourner le cours de l’orientation capitaliste. Ils n’y arriveront pas, il est trop tard. Le capitalisme est perdu. Surpris lui-même par la rapidité de son extension, il a tout détruit sur son passage et s’est livré à une centralisation qui l’étouffera. Et pourtant il ne peut pas revenir en arrière. Obligé, pour vivre, en période de désaxage économique, de faire face aux exigences toujours grandissantes des classes laborieuses, il constate qu’il lui est Impossible de subsister s’il n’accorde pas aux travailleurs, surtout dans les pays de production intensive, un bien-être relatif, qui assurerait une paix momentanée, et lui permettrait de reprendre du souffle.

Et déjà les grands seigneurs américains consentent à accorder à leur prolétariat certaines satisfactions économiques, à la condition que celui-ci abandonne la prétention d’établir un ordre nouveau.

En vérité, le problème serait résolu, provisoirement toutefois, si le capitalisme n’était pas comme nous l’avons dit plus haut, animé par des intérêts qui se combattent, et n’était pas obligé pour la circonstance, surtout dans des pays comme la France, l’Italie ou l’Espagne, de sacrifier une grande partie des petits industriels, des petits commerçants, dont les intérêts particuliers dépassent les intérêts de classe, et qui ne veulent pas servir d’agneau pascal sur l’autel du capitalisme.

Quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, rongé à l’intérieur, luttant à l’extérieur, le capitalisme est arrivé au point culminant de sa trajectoire et après son ascension rapide commence sa descente effrénée. Certains sociologues, préconisent une nouvelle forme de capitalisme, qui assurerait l’égalité économique de tous ; le Capitalisme d’État. (Voir : Collectivisme, Socialisme, Bolchevisme.)

Les Anarchistes sont contre tout capitalisme, même d’État. Ils conçoivent que celui-ci ne peut s’élever que sur les piliers de l’Autorité. Par l’établissement de la Commune libertaire, ils espèrent rénover l’humanité et élaborer une société de libre production et de libre consommation où l’individu ne sera plus soumis à l’emprise d’un oligarchisme qui emprisonne les facultés et détruit toute liberté d’expansion et d’extension sociale. ― J. Chazoff.


CAPITALISTE. (la classe). Fraction de la collectivité qui détient toute la richesse sociale. Minorité qui possède tout le capital. Je ne connais dans l’État que trois classes d’homme : les salariés, les mendiants et les voleurs. (Mirabeau.)

En réalité, la société peut se partager en deux camps : d’un côté, ceux qui peinent, qui souffrent, pour arracher à la matière brute ce qui est indispensable à la vie de l’homme ; et, de l’autre, ceux qui prélèvent sur ce travail, sans avoir dépensé aucune énergie utile, la plus grande partie de la richesse produite. Ces derniers composent la classe capitaliste.

De même que le capitalisme a pris la place occupée antérieurement par la féodalité ; les capitalistes ont remplacé, dans l’ordre économique et politique, les seigneurs d’antan. Ils représentent la nouvelle noblesse : la noblesse d’argent. S’ils ne peuvent se réclamer de leurs ascendants et se réclamer de leurs titres nobiliaires, par la transmission même des richesses acquises, par le jeu de l’héritage, ils forment une noblesse héréditaire qui se perpétue et donne naissance à un esprit de caste, de race, de classe.

Les économistes bourgeois présentent comme un axiome que chacun, par le travail et l’économie, peut, dans nos sociétés démocratiques, sortir de sa situation inférieure et acquérir non seulement le bien-être, mais la fortune. Il serait presque inutile de souligner cette erreur intéressée. S’il est vrai que, de nos jours, aucune loi n’interdit à quiconque de faire fortune, la classe capitaliste est, en fait, aussi impénétrable pour le plébéien, le travailleur, que ne l’était l’ancienne noblesse, du fait même que la richesse ne fut et ne sera jamais la conséquence du travail, de l’honnêteté et de la sobriété, mais le produit de l’exploitation et du vol.

Les capitalistes forment donc bien une classe, à la tête de laquelle se trouve une aristocratie qui dirige, en leur nom, tous les rouages économiques, administratifs et politiques de la Société.

La ploutocratie exerce une telle ascendance sur le monde moderne, que, dans les pays où l’esprit du peuple est encore subjugué par les mots et les titres ronflants ― telle l’Angleterre ― le monarque ne manque jamais d’ennoblir un capitaliste influent. En France, déjà au xvi et xvii, les gros commerçants étaient considérés comme étant d’essence supérieure, et Louis XIV, le roi Soleil, déclara les marchands en gros capables d’être revêtus des charges de secrétaire du roi « ce qui donnait la noblesse ».

Maîtresse absolue des moyens de production, la classe capitaliste subordonne toute la population du globe. Seule détentrice de la fortune publique, seule, elle a la possibilité d’instruire et d’éduquer les enfants issus de sa classe, et c’est ce qui explique que tous les hommes occupant un poste élevé sur l’échelle sociale, travaillent à son profit : à leurs profits.

Malgré l’illusion démocratique (voir Démocratie), elle gère, à sa guise, à sa fantaisie et selon ses intérêts momentanés, tout ce qui a trait à l’économie et à la politique. Les gouvernants sont des pantins à sa solde et les parlements sont à plat ventre devant-elle, et toutes les lois sont élaborées à son avantage. En plus de son argent et des stocks de marchandises accumulées, qui peuvent lui permettre, dans une certaine mesure, d’attendre et de résister durant les périodes de trouble ou de révolte prolétarienne, elle a, pour se défendre, toutes les organisations policières, militaires, juridiques, pénitentiaires, dont la seule raison d’être est de faire respecter la propriété et les privilèges accaparés par le capitalisme. La grande Presse, ce poison quotidien qui déverse lentement, le mensonge et l’erreur dans le cerveau humain, est une arme terrible dont elle se sert à merveille pour étouffer tout sentiment de libéralisme ou de fraternité ; et le savant, le philosophe, le penseur, qui refusent de se prostituer à la cause de la classe capitaliste, sont impitoyablement écrasés et acculés à la misère la plus atroce.

Tout appartient à la classe capitaliste, rien ne lui échappe. Elle est un centre d’attraction pour tout ce qui peut être une source de bien-être moral et matériel et détruit ou tente de détruire tout ce qui peut présenter à ses yeux une menace immédiate ou future.

Si Louis XIV disait : « L’État, c’est moi ». La classe capitaliste peut dire : « Le Monde, c’est moi ».

Devant cette puissance colossale, établie sur des siècles et des siècles d’ignorance, de servilité et de servitude, certains se demandent s’il sera un jour possible d’en ébranler les assises et d’en finir, une fois pour toutes, avec la cupidité et l’impudence de cette minorité qui entrave l’évolution et arrête la marche en avant de l’humanité.

C’est un lieu commun de dire, que la classe capitaliste n’est forte que de la faiblesse de la classe ouvrière ; c’est cependant la vérité la plus simple.

Par la vitesse acquise, la classe capitaliste se main tient encore, mais elle chancelle sur ses bases. Une poussée et le château féodal s’écroule. Sa vie est subordonnée à la volonté et au courage des opprimés. De l’énergie des exploités et des opprimés dépend tout l’avenir des exploiteurs et des oppresseurs.

La faiblesse de la classe capitaliste est que son unité n’est qu’apparente, et qu’en réalité elle est divisée. La classe ouvrière peut, elle, trouver son unité, car ses intérêts sont « uniques ».

Il est difficile de tracer une ligne de démarcation entre les diverses catégories de la classe capitaliste, il est cependant évident que l’esprit qui anime le petit commerçant est différent de celui du gros industriel et que, si leurs intérêts de classe sont solidaires, leurs intérêts individuels sont en concurrence.

À mesure que le Capital se centralise, il se crée une lutte intérieure dans la classe capitaliste, et cela nuit à la bonne harmonie indispensable à sa vie ; nous sentons déjà qu’elle est menacée en raison des divergences et des intérêts contraires qui se heurtent.

De même que tout ce qui est né doit mourir, la classe capitaliste doit disparaître. Elle a vécu plus qu’elle ne vivra. Elle se désagrège petit à petit, mais cherche à se raccrocher au radeau, comme un malheureux perdu dans l’océan. Elle ne peut cependant échapper au tourbillon qui l’engloutira.

Le capitalisme a parcouru sa route à pas de géant, il a gravi la montagne, mais il n’échappe à personne que sa maison est bâtie sur des neiges et que sa philosophie est basée sur une erreur. Or, l’humanité veut et cherche la vérité. Aveugle parfois, elle s’égare ; elle tâtonne comme un enfant qui hésite à faire son premier pas ; mais une fois qu’elle a conquis l’assurance, que la lumière éblouissante est venue l’éclairer, alors elle retrouve une énergie indomptable ; elle pénètre partout pour y écraser le mensonge, arrache le masque de tous les fantoches, de tous les pantins et termine la comédie qui a duré parfois des siècles.

La classe capitaliste moribonde se défend contre l’ouragan. Elle élève des digues puissantes pour échapper à la tempête ; elle torture son cerveau pour inventer les monstres géants, mécaniques et scientifiques qui lui permettront de retarder l’échéance fatale. Tout lui échappera cependant, car la vérité est en marche et la vérité doit vaincre l’erreur. ― J. Chazoff.


CAPITULATION. n. f. En langage militaire : action d’abandonner une place forte, une armée, entre les mains de l’ennemi. « La Capitulation de Sedan. »

Au sens bourgeois et patriotique, la capitulation entraîne toujours le déshonneur de celui qui la décide. En vertu des lois militaires ― plus ridicules encore que les lois civiles ― une armée doit se faire hacher jusqu’au dernier homme, plutôt que de se rendre, quelles que soient les forces supérieures qui lui sont opposées. Déposer les armes et capituler est une « lâcheté », Bien des généraux et des chefs d’État s’en sont cependant rendus coupables : La Capitulation de Bazaine, la Capitulation de Napoléon III et, plus récemment encore, durant la guerre russo-japonaise, la Capitulation des généraux russes, à Port Arthur.

Il n’y a pas, hélas, que des capitulations militaires. Il y a aussi les capitulations d’ordre moral. Combien y a-t-il de gens dont la loyauté ne peut être mise à l’épreuve sans qu’ils capitulent pour satisfaire leurs appétits et leur soif de jouissance ?

Le monde politique nous offre un terrain propice à la recherche de ces éléments. Les parlements fourmillent de tristes individus qui capitulèrent pour obtenir une place, un poste, une charge, et ces hommes trouvent toujours des excuses pour légitimer leur capitulation.

Si la capitulation militaire peut parfois arracher à la mort certaine sur les champs de bataille des milliers de pauvres bougres déguisés en soldats, la capitulation de conscience est un acte indélicat et immoral, profitable uniquement à celui qui le commet, et il faut mettre celui qui s’y abaisse au ban de l’humanité.


CAPTATION. n. f. Action qui consiste à subordonner la volonté d’autrui dans le but d’obtenir des avantages.

Captation d’héritages ; captation de suffrages.

La Captation est donc un acte malhonnête au sens propre du mot, dont sont victimes plus particulièrement les êtres faibles. Elle ne tombe pas sous le coup de la loi. L’ancienne législature française avait bien introduit dans son droit, un article qui annulait tous les avantages, profits ou privilèges acquis par suggestion, flatterie, artifice, subordination, Captation, mais la jurisprudence actuelle n’est pas armée pour réprimer les captateurs, et cela se comprend.

La Captation étend ses ravages dans tous les domaines : le commerce, l’industrie, la finance, la religion, la politique ne peuvent se perpétuer qu’avec l’aide de l’abus de confiance, qu’une poignée de jouisseurs exercent sur la grande majorité des hommes. Par le verbe enjôleur et mielleux, la religion capta la confiance de millions de pauvres hères ; par le mensonge et les promesses le candidat capte les suffrages des candidats naïfs. L’appât du gain, le désir d’augmenter indéfiniment ses bénéfices fait du commerçant ou de l’industriel, un captateur qui trompe l’acheteur sur la valeur réelle de la marchandise vendue, et du financier un escroc qui induit en erreur le malheureux qui lui confie ses économies.

En notre siècle de ploutocratie, d’amoralité, la captation est considérée comme un acte normal de la vie courante, puisque les sociétés modernes sont construites sur le mensonge. Elle ne peut, par conséquent, être frappée par les lois.

Étant un des effets dont le capitalisme et l’autorité sont les causes, la captation ne prendra fin que lorsqu’aura vécu la société bourgeoise.


CAPTIEUX. adj. Se dit des individus ou des idées qui, sous une apparence de vérité ou de sincérité, se signalent complètement faux à l’analyse.

Un discours captieux ; des raisonnements captieux. En mathématique, une démonstration par « l’absurde » : une démonstration captieuse.

Les captieux sont nombreux, et de même que les captateurs, ils agissent ordinairement en vue de buts intéressés. Que de discours vides de sens ; que de mots creux et sonores sont employés par les captieux pour convaincre un auditoire qui se laisse griser par les belles paroles, sans vouloir pénétrer le fond des idées bellement exprimées !

Il faut éviter les captieux, conscients ou inconscients ; car ils sont un danger social, et ne jamais s’arrêter à la présentation ou à l’enveloppe d’une idée, mais rechercher ce qu’elle contient.


CARACTÈRE. s. m. (du grec Kharassein : graver). Empreinte, marque, figure tracée sur une surface quelconque avec un burin, une plume, ou de quelque autre manière, et à laquelle on attribue une certaine signification. Se dit particulièrement des lettres et autres figures dont on se sert dans l’écriture ou dans l’impression. Titre, dignité, qualité, puissance, attachées à certains états. Être revêtu du caractère d’ambassadeur. Son caractère sacré. Dans les sciences naturelles, ce mot désigne certaines marques essentielles qui servent à distinguer un animal, une plante, une substance, de toute autre, ce qui individualise un être, fait qu’il a quelque chose bien à lui, distinct des autres êtres ; ce qui est sa personnalité. Le caractère des individus, est un produit de l’hérédité, du milieu et de l’éducation ; c’est dire que le caractère subit des évolutions et peut être amélioré par une bonne éducation.


CARDINAL. n. m. Dans l’église catholique, le plus haut dignitaire après le pape. Le cardinal ne fut pas de tous temps le personnage influent qu’il est aujourd’hui ; à l’origine était ainsi dénommé le prêtre chargé de l’aumônerie de l’église ; et, bien que supérieur au curé ordinaire de la paroisse, dans l’ordre hiérarchisé, son influence était pour ainsi dire nulle.

À cette époque, c’étaient les membres de l’épiscopat, nommés par le peuple du diocèse qui étaient chargés de veiller à l’application des saintes doctrines de l’église chrétienne. Ils avaient le titre d’évêques et étaient les plus hauts dignitaires de l’église, tout en n’ayant pas la puissance qu’ils surent acquérir par la suite.

À mesure que la papauté étendit sur le monde son ascendance, les cardinaux de Rome qui étaient en contact direct avec le saint Père et étaient chargés de l’assister dans la célébration du Saint Office, surent acquérir certains privilèges qui leur donnèrent une certaine prédominance sur le reste du clergé. Ce ne fut pourtant que lorsque la papauté devint toute puissante que, s’élevant avec elle, les cardinaux prirent et conservèrent la première place dans la hiérarchie ecclésiastique.

Lorsque, arrivée à son apogée, la Papauté fut considérée non pas seulement comme une puissance spirituelle, mais encore temporelle, par presque tous les grands États d’Europe, les cardinaux furent chargés de représenter le chef de l’église auprès des monarques étrangers et on commença à les qualifier « princes de l’Église ». Leur activité prit de l’extension et, loin le s’adonner spécifiquement aux devoirs de leurs charges spirituelles, ils pénétrèrent dans la politique, et on les vit à la tête des gouvernements où ils cumulèrent les hautes fonctions civiles et religieuses : Richelieu, Mazarin, Alberoni, furent ministres et cardinaux.

Antérieurement, le pape était nommé par le clergé et par le peuple, mais depuis le Concile de Latran (1179) seuls les cardinaux ont le droit de participer à cette élection ; leur pouvoir est très étendu et, au cas de division d’opinion sur le dogme ou la discipline religieuse, seuls ils ont la faculté de convoquer l’assemblée des évêques pour trancher les différends inhérents à l’Église.

De nos jours, les progrès de la science et de la philosophie ont évidemment diminué l’influence des princes de l’Église. Cependant, il est peu de pays au monde qui ne conservent des relations diplomatiques avec le Saint Siège, et comme au temps jadis, les cardinaux font office de ministres du pape auprès des Pouvoirs civils. Les cardinaux sont nommés par le pape qui doit, auparavant, prendre l’avis du sacré collège (assemblée des cardinaux).

Il est d’usage que la barrette, bonnet que le pape envoie aux cardinaux après leur nomination, leur soit remise par le chef de l’État intéressé ; et même en France, le président de la République ― parfois de religion opposée ou farouche anticlérical ― ne se refuse pas à cette grotesque cérémonie. C’est dire que malgré les coups qui lui furent portés par la raison, l’Église est une force avec laquelle il faut encore compter et ses princes des suppôts de l’État bourgeois.


CARÊME. n. m. (du latin : quadragesima. Quarantième). Le Carême consiste en quarante jours de jeûne ou d’abstinence, prescrit par l’église catholique, avant les fêtes de Pâques. On ignore son origine, mais certains théologiens le font remonter au temps des apôtres. Ce ne fut qu’au Concile de Nicée, en l’an 325, qu’il reçut le sceau légal de l’Église. Durant ces quarante jours, il est interdit de manger d’autre chair que celle du poisson, à laquelle on peut ajouter des œufs, des fruits et des légumes. En vérité, de nos jours, le carême n’est plus observé que par de vieilles bigotes, et encore pas toujours, car il est des accommodements avec le ciel, et l’Église ne refuse jamais, moyennant finance, d’accorder des dispenses aux fidèles qui en demandent.

En un temps, le carême eut sans doute une certaine utilité et répondait à une nécessité sociale. À l’époque où l’ignorance régnait en maîtresse sur le monde, il est possible que le législateur religieux ait prescrit le jeûne et l’abstinence, pour réfréner les bas instincts de l’homme, en imposant un peu d’hygiène et de décence publique. Durant le carême, il n’était pas seulement interdit de manger certains mets, mais il fallait se priver également, selon les lois de l’église, de tout amusement, sortie, récréation, et s’abstenir de tout contact charnel. De cette dernière mesure subsiste encore l’interdiction de se marier durant le carême.

Des prescriptions similaires se retrouvent dans toutes les religions. Les Juifs doivent également jeûner plusieurs jours par an ; les Mahométans ont le « ramadam », et les Bouddhistes exercent les mêmes pratiques. Il semble donc bien que le carême n’est pas d’essence spécifiquement chrétienne, mais qu’il fut institué bien avant le Christianisme et avait pour but d’élever le moral de l’espèce humaine.

En vertu de vieilles coutumes, entretenues par certains intérêts commerciaux, on continue dans certains pays à ne pas manger de viande le Vendredi Saint, précédent le dimanche des Pâques. En dehors de ce jour, le carême religieux a vécu. Mais il est des malheureux que leur situation oblige à faire carême d’un bout de l’année à l’autre. Le travailleur est contraint par la société de s’abstenir de manger à sa faim, cependant que les magasins regorgent de vivres, de vêtements, de nourriture. Si le carême religieux a disparu, le carême social subsiste, et il faut le détruire comme le premier. Ce sera l’œuvre des Anarchistes.


CARENCE. n. f. Faire défaut. Manquement. « Dresser un procès de carence », c’est-à-dire dresser un acte qui constate qu’à un lieu donné, l’officier public n’a pas trouvé ce qu’il attendait : meubles, argent, etc… Le terme est également usité dans le langage social et politique. Il signifie : se dérober à une discussion, à une controverse, à un débat ; ou encore l’incapacité où l’on se trouve, pour combattre les arguments opposés par un adversaire. La carence des politiciens est légendaire. Ils évitent toujours de se mesurer sur un terrain solide et logique ; ils aiment mieux faire défaut, que de subir un échec qui nuirait à leur renommée.

La carence d’une personne sur laquelle on comptait pour accomplir une action, ce qui revient à dire le manquement de cette personne à tenir ses engagements ou ses promesses.


CARICATURE. n. f. (de l’italien : caricare, charger). Reproduction grotesque, exagérée des traits et des manières d’une personne, dans le but, généralement, de la ridiculiser en faisant ressortir les défauts de sa tournure ou de ses manières. La caricature n’est pas à la portée de tous ; c’est un art subtil et fin qui nécessite, non pas seulement du talent, mais du génie. Il faut au caricaturiste de l’intelligence, de l’esprit, de la psychologie et de l’observation, pour que son crayon puisse reproduire sur le papier, souvent en quelques traits, les tares et les vices d’un individu. La caricature est dangereuse, car le ridicule tue ; de même que le pamphlet elle est une arme redoutable. Elle s’inspire surtout de politique et, de nos jours, il n’est pas un organe de presse qui n’ait recours à elle pour provoquer la risée et la moquerie contre un adversaire que l’on veut abattre. C’est donc une arme à double tranchant. Si par son mordant, sa finesse, son ironie, elle flagelle et dénonce les faiblesses et les infirmités morales de certains, en se faisant l’auxiliaire de la bourgeoisie elle accomplit souvent une besogne peu louable. Il reste pourtant certains caricaturistes, véritables artistes qui surent et qui savent conserver leur indépendance, et se refusent à prostituer leur crayon. Il faut citer parmi les plus célèbres caricaturistes : Daumier, Gavarni, Cham, Caran d’Ache, qui ont produit de véritables chefs-d’œuvres.


CARMAGNOLE. (La) n. f. Sorte de vêtement qui fut très à la mode pendant la Révolution française et qui était porté surtout par les Jacobins. La Carmagnole est plus connue à présent par la chanson à laquelle elle a donné son nom et qui fut composée en 1792 après l’arrestation de Louis XVI. L’auteur est resté inconnu. Le refrain de même que les couplets ne sont ignorés de personne, il est donc inutile de les citer.

La Carmagnole marque une époque de la Grande Révolution française. Abandonnant les partisans de la Monarchie absolue, en 1789, le peuple, assoiffé de liberté, réclamait une Constitution, mais la trahison de Louis XVI, sa fuite et son arrestation allaient ouvrir les yeux de la populace. La Constitution ne lui parut pas suffisante ; c’est la République qu’il voulait. Et la « République », dans son lointain, semblait belle à ceux qui demandaient « du fer, du plomb, et puis du pain », « pour travailler, pour se venger et pour vivre ».

C’est au chant de la Carmagnole que l’on se battait pour sauver la République en danger. Elle était un hymne de guerre contre les tyrans, mais elle était aussi un hymne joyeux, et on l’entendait dans les bals, les théâtres, les fêtes et les places publiques. C’était l’époque héroïque de la République triomphante.

Hélas ! Ce ne fut qu’un rêve. Le peuple, trop jeune encore, ne sut pas enfoncer son couteau jusqu’au fond de la plaie sociale. Bonaparte apparut, général d’abord, Premier Consul ensuite. Fatigué, le peuple laissa s’implanter la dictature. La lutte pour la Liberté prit fin. Le chant de la Carmagnole sonnait mal aux oreilles du futur empereur. Il la fit rayer du répertoire. Le peuple accepta, et avec la Carmagnole disparurent, pour un temps, ses espoirs de libération.


CARNAGE. n. m. (de l’italien : carnaggio). Massacre, tuerie, assassinat collectif. Les carnages ont coûté la vie à des millions et des millions d’individus. Il n’est pas besoin de rechercher bien loin et de remonter bien haut ; la guerre de 1914-1918 nous offre le spectacle du plus grandiose et du plus horrible des carnages. Quelles que soient les causes qui le déterminent, le carnage est toujours une monstruosité, car c’est une orgie de sang qui ne répond à aucune utilité ou nécessité sociale. D’autre part, ce sont toujours les mêmes qui en sont victimes. Le peuple est une proie facile et inconsciente. S’il acceptait de verser librement la cent millionième partie du sang qu’il a donné involontairement, au plus grand bénéfice de ses bourreaux, les carnages disparaîtraient de notre globe. On peut affirmer que les carnages sont toujours organisés au profit du capitalisme. Que ce soit l’Église qui s’en rende coupable ou complice, comme durant l’Inquisition ou les guerres de religion ; que ce soit un gouvernement, qui, comme sous le régime tsariste, organisait des pogroms où périrent des milliers d’innocents, que ce soit une guerre défensive ou offensive, nationale ou coloniale, le carnage est toujours un désastre pour la classe ouvrière et n’a pour but que la défense des privilèges capitalistes.

On reproche aux révolutionnaires de provoquer des « carnages ». C’est un argument intéressé de la bourgeoisie qui lui permet de faire vibrer la corde sentimentale de certains pacifistes ignorants, et de critiquer les mouvements insurrectionnels.

C’est une malice cousue de fil blanc. Les révolutionnaires sont les adversaires irréductibles de la tuerie, et jamais au cours des Révolutions le sang ne fut versé inutilement et par plaisir ou soif de vengeance. Ce ne sont pas les communards de 71 qui exécutèrent lâchement 40.000 malheureux sans défense. C’est la bourgeoisie, représentée alors par Thiers, qui porte à son passif cet ignoble carnage.

Les révolutionnaires veulent la paix. Ils ont horreur du carnage et c’est pour le voir disparaître qu’ils veulent élaborer une société harmonieuse où l’intérêt particulier, faisant place à l’intérêt collectif, le carnage n’aura plus de raison d’être et ne troublera plus la quiétude de l’humanité.


CARNIVORE. adj. et n. (du latin : caro, carnis, chair et vorare, dévorer). Se dit de tous les animaux qui se nourrissent particulièrement de chair ; ceux qui ne mangent que des végétaux sont nommés herbivores.

L’homme, le chien, et presque tous les animaux domestiques sont omnivores ; c’est-à-dire qu’ils se nourrissent de chair et de végétaux. Le lion, le tigre, sont des carnassiers (synonyme de carnivore). Les carnivores et les omnivores se signalent par leur appareil dentaire qui est différent de celui des animaux ne se nourrissant que de végétaux. Il existe une secte, très répandue en Angleterre et en Amérique, qui combat le carnivorisme, et milite pour enrayer la consommation de la viande par l’homme. Ceux qui se réclament de cette doctrine se nomment végétaliens ou végétariens. (Voir les mots : Végétalisme, Végétarisme.)

Nous pensons que, depuis les temps les plus reculés, l’homme fut, par nature, carnivore, et sa mâchoire est belle et bien composée de canines, de molaires, et d’incisives qui lui permettent de déchirer et de mâcher la chair.


CARTEL. n. m. Le Cartel est l’une des formes de concentration de l’industrie moderne. Le Cartel est d’origine allemande. Il suivit de près la formation des trusts américains. Il est légèrement différent de ceux-ci. Tandis que les trusts américains ont pour but de grouper les firmes de même industrie ou les exploitants de matière première de même nature pour la défense des intérêts mis en commun, les Cartels, selon la forme allemande, n’associent les fabricants que pour la vente par les soins d’un syndicat chargé d’établir les prix, de rechercher et de servir les clients, d’opérer la répartition des commandes entre les firmes syndiquées, tour en laissant autonomes les fabricants participants au Cartel.

Ces Cartels sont connus sous le nom de concentration en largeur.

Depuis la fin de la guerre, quoi qu’elle fût depuis longtemps en gestation dans l’esprit d’Hugo Stinnes, une nouvelle forme de Cartel a été réalisée. Il s’agit de la concentration en hauteur ou en profondeur.

Ce Cartel a pour but de réunir en une seule main toutes les industries qui concourent à l’exécution d’un même produit final, depuis les matières premières initiales : combustible, minerai, bois, etc., jusqu’à l’objet utilisable par le consommateur : locomotive, lampe électrique, machine agricole, etc… Et comme, en général, il vient s’y ajouter encore la participation disciplinée de fournisseurs d’éléments divers entrant dans les transformations successives de la matière, on peut dire que cette forme (le Cartel est une concentration industrielle à trois dimensions. Ces Cartels perfectionnés sont appelés, en Allemagne, Konzerns.

Les premiers trusts furent ceux de l’acier et du pétrole constitués respectivement par Morgan et Rockefeller. Ils prirent naissance en Amérique en 1896 et 1907. Nous y reviendrons lorsque nous étudierons ce mot.

Les Cartels allemands datent de 1898-1900. Ceux de l’acier, du fer, du minerai, des constructions navales turent les premiers qui se constituèrent. Augustin Thyssen en fut l’initiateur. Stinnes fut d’ailleurs son élève et collaborateur. Thyssen et Krupp étaient les maîtres de l’acier et du fer et de toutes les fabrications qui découlaient de l’emploi de ces matières. Ballin, le grand maître des constructions navales, le Président du Conseil d’administration de la « Hambourg América » s’était réservé cette branche spéciale.

Bien entendu, ces Cartels dépassent, en général, le cadre national et donnent naissance à des groupements internationaux plus connus sous le nom de : Consortiums.

Le Cartel de l’acier et du fer d’Allemagne avait, par exemple, comme associé, en France : Schneider ; en Belgique : Cockerill ; en Angleterre : Armstrong.

Ensemble, ils exploitaient les mines de l’Ouenza, en Algérie, et nombre d’autres gisements de minerai.

Ce n’est que plus tard que le Cartel prit naissance en France, vers 1911.

Le premier Cartel, plutôt moral que matériel, fut constitué par les grands réseaux de chemin de fer, sous le nom de « Comité de Ceinture ». Puis le Comité des Houillères, le Comité des Forges, celui des Armateurs, le Consortium de l’Industrie textile, suivirent de près dans le domaine matériel. Aujourd’hui, toutes les industries et principalement les plus récentes : celles du cycle, de l’automobile, de l’aviation, de l’électricité (force et produit) sont, elles aussi, cartellisées.

Le Cartel est devenu une force industrielle qui exerce une telle influence sur les marchés nationaux et mondiaux, qu’il est impossible aux industriels de s’y soustraire. S’ils persistent à rester isolés, ils sont complètement écrasés et ruinés.

Il y a aussi dans tous les pays le Cartel des Banques (grandes, moyennes et petites), celui des journaux, ceux du blé, de la meunerie, des transports fluviaux, etc…

On peut dire que les Cartels, Trusts et Consortiums, avec leurs formes diverses de concentration, se partagent, chacun dans leur sphère, l’hégémonie économique, dirigent les États, font l’opinion, disposent de l’ensemble de la production.

Le Cartel est né le jour où les firmes importantes ont compris tout le danger que présentait pour eux le jeu de la concurrence. Aussi, au lieu de se combattre, les rivaux décidèrent de s’unir pour lutter en commun et conquérir ensemble les marchés.

Une coalition de cet ordre fut rapidement victorieuse de ses concurrents directs qui n’eurent plus, pour échapper à la ruine, qu’à s’entendre avec leurs con-currents de la veille pour la fixation des prix communs.

Bien entendu, ces ententes qui allèrent sans cesse en s’élargissant, ne se bornèrent bientôt plus aux produits manufacturés. Il était normal de les étendre aux matières premières elles-mêmes. Ce fut vite fait.

De cette façon, les industries de base et de transformation se trouvèrent à tous les échelons cartellisées.

Ceux qui étaient à la tête pouvaient à loisir fixer le prix des matières premières ou des objets fabriqués, puisqu’ils disposaient, en fait, de l’ensemble de la matière ou du produit.

Les petites quantités qui échappaient à leur contrôle ne pouvaient en rien « fausser », les prix établis par le Cartel, que ce soit pour l’achat de la matière ou la vente du produit.

Nous vivons en fait sous la dépendance de ces organismes tentaculaires et rien au monde, dans quelque domaine que ce soit, n’échappe à leur direction, leur contrôle. Ce sont, dans tous les domaines, les vrais maîtres des pays.

Par le Cartel des industries ou du négoce, les dirigeants de ceux-ci font, quand ils le veulent, la hausse ou la baisse de tel ou tel produit. Ils stockent pour revendre en masse à un moment choisi par eux ou laissent perdre parfois d’énormes quantités de produits de toutes sortes pour provoquer des paniques au cours desquelles ils réaliseront des gains scandaleux. Et, bien entendu, ceci se passe sur le plan international aussi bien que sur le plan national. Ces Cartels ont leurs marchés spéciaux, pour chaque catégorie de matières ou de produits. C’est là, sur ces places, qu’ils fixent les cours pour les importations. Rotterdam, Le Havre, Bordeaux, Hambourg, Gênes, Anvers, Glasgow, Londres, etc., sont des marchés internationaux de ce genre. Les cours nationaux ainsi fixés d’après une échelle internationale, les cours locaux ou régionaux sont fixés par les Bourses de Commerce, principaux auxiliaires des Cartels, Trusts, etc…

Tout cet ensemble est manœuvré par le Cartel des Banques qui le dirige de haut et l’administre en fait. Les campagnes de presse appropriées sont également dirigées par les Banques qui contrôlent les grands journaux et forment l’opinion, la trompent ou l’aiguillent. dans le sens désiré par les maîtres de l’économie nationale et mondiale pour la réussite de leurs machiavéliques combinaisons.

Le public, qui ne comprend rien à toutes ces affaires ténébreuses, est proprement écorché. Il crie, gesticule, tempête, mais paie. C’est d’ailleurs tout ce que lui demandent les industriels et les négociants et les banquiers.

Il n’est pas une richesse au monde qui ne soit de nature, pour son exploitation, à donner lieu à la constitution d’un Cartel où se réunissent exploitants, fabricants et financiers.

Bien que ces Cartels ou formations similaires aient trouvé le moyen de mettre l’univers entier en coupe réglée, ils ne sont pas arrivés à établir entre eux l’harmonie, Souvent, pour ne pas dire toujours, des groupes rivaux se créent pour se disputer la possession de la matière ou la vente du produit. C’est la nouvelle forme de la concurrence. Le public n’en bénéficie d’ailleurs que fort peu de temps. Lorsque les adversaires s’aperçoivent que cette concurrence devient désastreuse pour eux, et surtout s’ils sont d’égale force, ils ont tôt fait de conclure des ententes ou de s’allier définitivement en fondant un cartel plus large.

Et, de proche en proche, le nombre des concurrents diminue jusqu’à ce que tous les exploitants industriels ou négociants fassent partie d’un même groupement qui exercera son hégémonie sur une région, un pays, plusieurs pays, l’univers.

Il en est ainsi pour toutes les grandes branches de l’industrie ou du commerce : Pétrole, Houille, Minerai, Fer, Coton, Coke, etc., etc…

Hugo Stinnes, mort en 1925, alla plus loin.

En se rendant maître du charbon, du minerai, du fer, des ateliers de construction, des banques, des transports par eau, des chantiers maritimes, des navires, en y ajoutant la possession des chemin de fer, il mit debout un appareil d’une formidable puissance économique à laquelle s’ajoutait une égale puissance politique par la possession de la presse.

Il avait ainsi réalisé le maximum de puissance, d’harmonie et d’économie et de perfectionnement dans la production par une concordance d’efforts variés dirigés par un seul cerveau, le sien. Par cette combinaison, il se débarrassa de son concurrent : Walter Rathenau.

Il supprimait ainsi les concurrences entre fabricants, les heurts, les conflits entre exploitants, le stockage superflu en instituant l’émulation entre tous les exécutants, la fabrication en grande série, la standardisation poussée au maximum, la vente développée des produits jugés les plus avantageux.

En même temps, les recherches scientifiques et techniques étaient poussées avec méthode, avec des moyens extrêmement puissants qui ouvraient chaque jour des voies nouvelles au progrès des fabrications.

Une telle organisation est un véritable État dans l’État. Elle le domine réellement.

Le Konzern Stinnes a subi une si forte crise, après la mort de son fondateur, qu’on ne sait encore s’il la surmontera. Il a contre lui les grandes banques indépendantes qui veulent s’affranchir d’une tutelle qu’ils estiment insupportable. Par contre, la Reichsbank et l’État prussien cherchent à éviter le krach, dont l’importance prévue dépasse 1 milliard et demi de francs. Cette situation est due à une grosse erreur d’appréciation commise par les fils Stinnes qui ne surent pas distinguer entre l’inflation et la stabilisation et ne se débarrassèrent pas à temps des valeurs dites de combat ou de réalisation pour ne conserver que les valeurs actives du Konzern, aujourd’hui menacé dans ses bases. En tous cas, qu’il se liquide ou qu’il vive, le Konzern de Stinnes aura marqué dans l’histoire du capitalisme. Son expérience servira aux grands manieurs d’hommes et de capitaux.

Les Konzerns vont se généraliser et s’internationaliser. Ce semble devoir être la forme dernière de la concentration industrielle et capitaliste. C’est contre ces formidables appareils que le prolétariat aura, en définitive, à lutter pour assurer la suprématie du travail.

En dehors de leur activité économique de premier plan, les Cartels ont aussi — et c’est forcé — une activité sociale considérable qu’il convient d’examiner.



Les Cartels sont doués d’une formidable vitalité. Ils dépensent une énergie considérable pour maintenir socialement leur suprématie.

En dehors des guerres qu’ils provoquent pour acquérir soit des débouchés, soit des champs d’exploitation plus vastes, dont nous avons déjà exposé le caractère en traitant du « Brigandage », les Cartels ont organisé un appareil de combat social extrêmement souple et puissant opérant à l’échelle internationale. Son siège est actuellement à Berlin. Non seulement cet organisme fixe les prix d’achat et de vente des matières et produits, contingente les marchandises, série les efforts en vue de les faire porter sur tel ou tel point du globe, mais encore il détermine la valeur des salaires, organise l’émigration et l’immigration, jette ici une quantité de bras énorme pour provoquer une grève dont l’importance varie de la localité à la région ou la nation, provoque là le chômage et pousse à la surproduction ou au malthusianisme suivant le cas et ses intérêts.

Il n’est pas un conflit social qui ne soit provoqué par cet appareil de direction capitaliste, que ce soit grève ou lock-out.

Généralement, le Cartel opère par industrie et par région. Lorsqu’il veut, par exemple, provoquer un conflit dans le Nord, abaisser les salaires, il réduit le prix de série du travail aux pièces imposé presque partout. Il arrive un moment où les ouvriers ne peuvent plus atteindre le salaire normal. Si un mouvement a lieu, le patronat, qui a constitué un stock peut attendre 25 jours, 3 semaines, davantage si c’est nécessaire. Il vit sur ce stock ou bien même fait exécuter dans une autre région les commandes qu’il reçoit.

Il fatigue et vainc ainsi, tour à tour, toutes let régions, toutes les industries. Il réussit d’autant plus facilement que les ouvriers ignorent généralement la composition du Cartel, ne savent pas qu’ils contribuent à l’échec de leurs camarades en effectuant leur travail, qu’ils luttent contre leurs frères des autres régions.

L’insuffisance actuelle de l’organisation du mouvement mondial ne permet pas aux ouvriers de lutter contre leurs adversaires à armes égales.

Non seulement, les industriels agissent ainsi sur le terrain national, mais cette entente se poursuit et se développe sur le plan international. Si le Cartel a décidé d’englober tout un pays dans un mouvement de lock-out ou de grève, il a soin, en dehors des stocks nationaux préalablement constitués, de mettre à la disposition des industries du pays visé des stocks étrangers qui alimentent la clientèle.

Les mineurs, en particulier, sont souvent victimes de cette tactique et le textile, la laine, la métallurgie, en ont eux aussi, fait très souvent la triste et décevante expérience.

Il en sera ainsi tant que la classe ouvrière n’aura pas modifié la structure de son organisme de lutte, tant qu’elle n’aura pas adapté ses organes par l’instauration du contrôle ouvrier syndical, tant que ses Fédérations d’industrie seront dans l’incapacité de connaître les composants des Cartels et d’opposer force à force.

Lorsque nous examinerons le Contrôle ouvrier, nous exposerons le caractère, le fonctionnement et le but de tous ces organes qui manquent au syndicalisme et sont devenus nécessaires pour lui permettre de résister d’abord et de vaincre ensuite son adversaire.

Au Cartel industriel des Patrons, il faut opposer le Cartel des Ouvriers par industrie et sous industrie, utilisant des formations de lutte analogues, se mouvant avec une force et une aisance égales. C’est toute une organisation nouvelle qui s’impose, non plus sur le plan du métier, de la profession, mais sur celui de l’industrie.

L’idéal serait de former des syndicats qui auraient sur notre plan le même caractère que le Konzern Stinnes, un syndicat qui grouperait les extracteurs, les transformateurs, les transporteurs, les vendeurs d’un même produit fini.

C’est dans cette voie que les ouvriers doivent diriger leurs efforts. Ce n’est qu’en opérant ainsi qu’ils posséderont quelques chances de rétablir un équilibre que leur incompréhension, leur évolution trop lente, voire même leur conservatisme, ont singulièrement compromis. — P. Besnard.


CASERNE. (zer-ne) n. f. (du lat. : quaterna, logement pour quatre). Tout a été dit ou presque sur la caserne. Depuis plus de trente ans, de nombreux articles, de multiples brochures, voire même de gros livres ont été publiés sur ce sujet qui menace d’être toujours d’actualité.

Nous ne saurions, comme le Larousse, nous contenter ici d’une trop courte définition qui ne définirait pas grand chose. Tout le monde sait, en effet, que la caserne est un bâtiment affecté au logement des soldats. On sait également qu’en France, les premières casernes datent du xvie siècle et que c’est l’ingénieur militaire et maréchal de France Vauban, qui fit adopter au xviie siècle un type uniforme de bâtiments, modifié en 1788, puis à plusieurs reprises de nos jours. À l’origine, la caserne n’était pas destinée à préparer la guerre. Elle servait à protéger les bourgeois contre les déportements des mercenaires, gens de sac et de corde. Elle avait un rôle de prison (murs de clôture, corps de garde). Au xixe siècle, la caserne sert au repos, entre deux campagnes d’Afrique. Les exercices dans la cour n’ont pour but que de maintenir les soldats en main. On y donne même des leçons de danse, de lecture et d’écriture et l’on joue aussi au loto. Il faut tuer le temps ! ― occupation essentielle ― en attendant de tuer des hommes dans des guerres coloniales. Enfin, la caserne a aussi un autre rôle : occupant les points stratégiques des grandes villes elle constitue le château-fort élevé par le Gouvernement pour mâter l’émeute. Gambetta et de Freycinet avaient songé à supprimer la caserne, parce qu’elle ne prépare nullement les soldats à la guerre. M. de Freycinet a formulé sur la caserne une opinion peu élogieuse : Elle rend l’individu paresseux, menteur et faux, ce qui est l’expression même de la vérité. Et c’est ici qu’il importe de multiplier les citations, citations empruntées à des écrivains, à des sociologues et à des hommes politiques d’opinions et de croyances différentes :

Jules Delafosse a dit de la caserne « qu’elle est un agent de déclassement social et de dépravation universelle, qui disperse la famille, déracine la jeunesse, dépeuple les campagnes, engorge les villes. » Étienne Lamy, l’académicien décédé en 1919, pensait que « le service militaire déprave les mœurs du soldat. » Le comte de Mun, cet autre académicien réactionnaire, mort en 1914, quelques semaines après le déclenchement du massacre européen, disait que « la caserne obligatoire est l’abus poussé jusqu’au despotisme, jusqu’au mépris des droits les plus respectables. » Selon le marquis de Voguë ― encore un académicien ! ― « les fils de nationalistes reviennent du régiment avec la haine de l’état militaire ». Cette appréciation est juste sous cette réserve que si les fils de nationalistes ont la haine du métier militaire ― parce qu’ils peuvent, dans une certaine mesure, en souffrir ― ils regardent d’un assez bon œil les fils de prolétaires partir pour l’armée. D’aucuns, même, très « patriotes » estiment que la durée du service militaire n’est pas assez longue ! La définition de la caserne qui me semble la meilleure est celle d’Urbain Gohier. De son livre célèbre : L’Armée contre la Nation qui renferme des pages vengeresses contre l’institution si chère au cœur de nos patriotes, j’extrais le passage suivant relatif à la caserne :

« Elle est seulement l’École de tous les rires crapuleux : de la fainéantise, du mensonge, de la délation, de l’impudeur, de la débauche sale, de la lâcheté morale et de l’ivrognerie. Depuis que l’Europe entière subit le fléau du militarisme, l’espèce humaine y a descendu de plusieurs degrés. La vitalité surprenante et les progrès en tous genres de la race anglo-saxonne dont on cherche des explications plus ou moins ingénieuses, proviennent assurément de ce qu’elle échappe à l’action corruptrice et dégradante de la caserne.

L’alcoolisme universel qui gangrène la race française ne remonte pas si haut ; il est un produit de la caserne. La multiplication infinie des débits et des brasseries, où la nation entière, sans distinction de situations sociales, s’empoisonne maintenant, coïncide avec l’encasernement de la jeunesse. Au régiment, boire est le seul divertissement ; boire davantage est l’objet de toute émulation ; payer à boire est la source

de toute considération. À ce régime, un peuple jadis réputé pour sa sobriété a contracté la maladie de Coupeau. Il faut, aux Français, des débits de boissons, même en chemin de fer ; ils vont de Paris à Versailles en buvant. La caserne pourrit la France d’alcoolisme et de syphilis. Et qui donc l’impose au peuple ? Ceux qui n’y vont guère et ceux qui n’y vont point. »

La belle page qu’on vient de lire n’exprime-t-elle pas, en peu de mots, tout ce qu’on peut dire, tout ce qu’il faut dire sur la caserne ?

Il est étonnant de nos jours, ― à une époque où, pourtant, l’antimilitarisme a fait des progrès, ― de constater le prestige qu’exerce encore, aux yeux des Jeunes, la caserne. Être pris au conseil de révision, constitue pour le conscrit, un titre de gloire ! Quant aux ajournés et aux réformés, ils sont l’objet, bien souvent, des plus stupides moqueries et du plus violent mépris, de la part des camarades déclarés « bons pour le service ». Regardez passer ces jeunes gens, au sortit du conseil de révision. Ils paraissent heureux de leur sort. Arborant cocardes et rubans, ils parcourent rues et boulevards en braillant des inepties. Avant que la journée ne se termine, ils sont ivres !

Je n’ai jamais pu comprendre l’exubérance de ces petits malheureux, à l’annonce qu’ils étaient reconnus aptes au service militaire et le spectacle de ces bandes chamarrées de décorations de pacotille aux multiples couleurs m’a toujours profondément attristé. Je me souviendrai toute ma vie du 12 avril 1915. J’avais, à cette époque, un peu plus de dix-neuf ans et je n’étonnerai personne en affirmant que, bien longtemps avant mon incorporation, mon dégoût pour tout ce qui touchait au militarisme était profond. Jeune encore, j’appréhendais l’instant où il me faudrait tout quitter : mère, famille, amis, maîtresse, pour rejoindre la quelconque caserne d’une ville perdue, dans laquelle, bon gré mal gré, je serais contraint de résider. Donc, le 12 avril 1915, mon baluchon sous le bras, nanti de quelques provisions dues à la prévoyance maternelle, je m’acheminai, à pas lents, vers la Gare Montparnasse, où devait avoir lieu l’embarquement.

J’aurais bien voulu retarder le moment fatal ! Il était neuf heures du matin. Déjà, aux abords de cette gare, une agitation inaccoutumée et sans cesse grandissante emplissait les rues, les avenues et les boulevards avoisinants. Je n’étais, hélas ! pas le seul à partir ! Nombre de jeunes gens de ma classe ― la classe 16 ― qu’une feuille d’appel avait désignés pour rejoindre les garnisons de la région Ouest menaient, aux abords de cette maudite gare, un tapage infernal.

J’avais une mine d’enterrement. Et mon allure contrastait avec celle de ces jouvenceaux dont beaucoup, par leur attitude débraillée et leur turbulence inapaisable, faisaient preuve d’une inconscience coupable. Tout autour de la gare, c’était un grouillement de « conscrits » qui gesticulaient, criaient, chantaient, s’interpellaient et même s’injuriaient avec une aisance et un entrain surprenants. La terrasse qui borde la rue du Départ était « noire de bleus » ― si j’ose m’exprimer ainsi ― qu’accompagnaient leurs familles résignées. J’avais peine à concevoir qu’en pleine guerre, alors que depuis huit mois, le sang de leurs pères, de leurs frères, de leurs amis, rougissait les tranchées du front, des jeunes gens de dix-neuf ans fussent assez légers, assez inconscients, assez fous, pour partir avec le sourire, quand l’avenir se montrait sous un jour si sombre et si incertain ! Jeunesse inéduquée, sans doute, mais tout de même ! Cependant, l’heure de quitter ma bonne ville de Paris allait sonner. Je devais rejoindre Laval. Non sans regret et le cœur chargé d’angoisse, je montai, au hasard, dans le premier wagon qui s’offrit. Je n’avais pas le choix : tous étaient bondés. J’aurais bien voulu m’isoler pour réfléchir profondément : impossible. À ma grande déception, dans mon compartiment, une bande d’énergumènes donnaient libre cours à une joie bruyante : la joie d’entrer à la caserne et d’être soldats ! Sur les banquettes, dans les filets, ce n’étaient que victuailles entassées et les nombreux litres de « pinard » et d’alcool qui garnissaient les musettes des voyageurs ne laissaient subsister, dans mon esprit, aucun doute sur la capacité d’absorption de mes compagnons de route. Le train s’était à peine ébranlé que déjà ― sans doute pour ne pas faire mentir Urbain Gohier ― tout ce monde buvait à la régalade ne cessant cet exercice que pour reprendre en chœur des refrains idiots tirés du répertoire de l’époque. Avant Versailles, les cerveaux n’avaient pas la moindre lucidité, tant et si bien qu’entre Versailles et Rambouillet, on eut à enregistrer et déplorer, dans notre train, une série d’accidents. En effet, pendant la marche du convoi, les plus énervés de mes pauvres camarades circulaient sur les marche pieds, escaladaient le toit des wagons, passant de l’un à l’autre, pour « épater » les camarades, se tenant debout sur lesdits toits, pour amuser la galerie. Ce qui devait arriver arriva. Ces équilibristes amateurs perdirent l’équilibre et tombèrent sur la voie ; d’autres se fracassèrent la tête contre le tablier des ponts, nombreux sur la ligne. Entre Coignières et Le Perray, m’étant accoudé à la portière pour admirer le paysage, je comptai, non sans stupeur, plusieurs cadavres de ces imprudents, couchés en bordure de la voie…

· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

Je passe sur les détails de notre arrivée à Laval. Le lecteur devine dans quel état arrivèrent à destination les jeunes conscrits de la classe 16.



Ce 13 avril 1915, vers dix heures du matin, nous franchîmes le seuil de la caserne Schneider, située dans le haut de la ville.

Le temps était maussade. Il avait plu, au cours de la nuit et, dans le ciel d’un gris sale, passaient, très bas et avec rapidité, de gros nuages noirs. Toute l’eau du ciel semblait s’être concentrée dans la cour de la caserne : ça et là, de larges flaques d’eau qu’il fallait prudemment contourner pour éviter un bain glacé et ne pas glisser dans la fange. Mais ce tableau, déjà sinistre, devait s’enrichir d’une teinte plus sombre dans cette cour, circulaient, mélancoliquement, les bras ballant, bourgeron blanc et tête rasée, des êtres qu’on eût pris volontiers pour des forçats.

C’étaient les recrues de Bretagne, arrivées de la veille ou de l’avant-veille à la caserne, appartenant, elles aussi, à la classe 16, comme nous les Parisiens !

Aucune expression dans notre langue pourtant si riche en locutions heureuses et justes ne saurait rendre tout le dégoût qui s’empara de mon être lors de ce premier contact avec le « régiment ». Et cet autre tableau du « réfectoire » lorsqu’une heure après notre arrivée, peut-être, on nous fit « déjeuner ».

Je revois encore cette horrible chambrée du rez-de-chaussée dans laquelle nous prîmes notre premier repas. Je ne suis pourtant pas difficile et j’imagine que vous me croirez sur parole si j’affirme n’avoir jamais festoyé à la table des rois ! Non, je ne suis pas difficile. Sans doute, comme pas mal de mes contemporains, j’aime ce qui est bon, mais je ne suis pas exigeant quant au renom des mets qui me sont présentés. J’aime surtout prendre mes repas dans un cadre sinon riant, du moins propre. Oh ! ce réfectoire ! Quand nous arrivâmes, la table ou plus exactement une planche reposant sur ses deux tréteaux et qui faisait office de table, était d’une saleté repoussante : des débris de pain, des fragments de « patates » cuites, traînaient parmi de gros morceaux de « gras », lesquels nageaient dans du vin qu’on avait renversé et qui inondait la planche. Tous ces débris hétéroclites constituaient les restes du « repas » qu’avaient fait, peu de temps avant notre entrée, les recrues bretonnes. Je n’insiste pas sur le haut-le-cœur que j’eus à ce spectacle. Je n’eus guère d’appétit ce jour-là. Au reste, je n’avais pas faim, j’avais d’autres préoccupations…



Les mois, lentement, trop lentement, s’écoulèrent. Je ne vous étonnerai pas, cher lecteur, en vous certifiant que je n’ai supporté que bien difficilement le régime de la caserne. Onze ans se sont écoulés depuis, mais j’ai conservé de la cour du quartier, de la chambrée et du champ de manœuvres de trop douloureux souvenirs qui, je puis l’affirmer, ne s’effaceront jamais. Durant tout mon séjour à la caserne, j’ai souffert moralement bien plus que matériellement.

La vue seule de la caserne provoque chez l’être libre, jaloux de sa liberté, et conscient des idées d’émancipation qu’il défend, un profond sentiment de tristesse et de dégoût ; la vue seule de ces bâtiments uniformes et froids lui serre le cœur ; c’est là, désormais, qu’il lui faudra vivre, c’est dans une de ces chambrées ignobles dont les fenêtres s’ouvrent sur la triste cour du « quartier » qu’il devra passer ses nuits !



Que le lecteur me permette encore quelques souvenirs personnels qui illustreront mieux cet exposé. Incorporés en avril 1915, les « bleus » de la classe 16 séjournèrent à la caserne jusqu’en novembre de la même année, avant leur envoi dans des centres d’instruction, situés dans la zone des armées. C’est ainsi que nous passâmes, mes camarades et moi, tout l’été et presque tout l’automne à Laval, dans cette maudite caserne Schneider. Le matin, vers cinq heures, le clairon sonnait le réveil. Maudit clairon, combien de fois ai-je entendu sa voix aiguë et désagréable qui m’arrachait aux douces illusions du rêve ! Affreux clairon détesté, que de fois m’a-t-il fait reprendre contact avec la dure réalité ! Le « réveil », à la caserne, fut toujours pour moi un supplice. Ne marquait-il pas, en effet, le début d’une journée semblable aux précédentes, une journée comme les autres qu’il faudrait subir, bon gré mal gré ? Et après ce séjour odieux de la caserne, ce serait l’Inconnu, c’est-à-dire la guerre et peut-être la mort ! Douce perspective ! Le « réveil » m’était pénible pour une autre raison, et mes camarades de chambrée fournissaient, eux aussi, des éléments à mon dégoût. Rien n’est plus écœurant qu’un « réveil » à la caserne. Imaginez cette horrible salle, nue et maussade, qu’est la chambrée, dans laquelle sont alignés une vingtaine de lits, dix de chaque côté environ, mes souvenirs, quant au nombre, ne sont pas très précis. Dans ces vingt lits dorment, chaque nuit, vingt êtres d’origine, de condition, de langage et de mentalité différents. Le clairon sonne. Presque aussitôt, c’est une explosion bruyante de propos grossiers, d’interpellations choquantes et d’exclamations déplacées. De lit à lit, on s’injurie parfois, se distribuant force bourrades parce qu’on est à la caserne et qu’on est soldat ! Ajoutez à cela l’atmosphère écœurante de la chambrée, aux fenêtres closes, cette odeur de chaussettes sales et de pieds mal lavés, ou pleins de sueurs qu’on respire, sans compter les nombreux hoquets éructés par les ivrognes de l’escouade, par ces éternels assoiffés qui, buvant sans cesse, buvant le jour, buvant la nuit, se libèrent parfois du trop-plein de liquide qu’ils ont ingurgité… sur la couverture d’un camarade, et quelquefois même ― oh ! par inadvertance ― sur le visage d’un voisin de lit !

Non, rien n’est plus stupide, rien n’est plus répugnant que ces « réveils » en fanfare où la brute humaine se montre sans fard et sans artifice !

La caserne est bien l’école de la brutalité et de la grossièreté.



L’été 1915 fut, je me le rappelle, particulièrement chaud. Chaque matin, nous allions au tir ou en patrouille contre des ennemis imaginaires. Naturellement, ces divers exercices n’intéressaient nullement l’antimilitariste que j’étais et que je suis plus que jamais. Les marches, par contre, m’ennuyaient moins parce que, chemin faisant, mon esprit vagabondait. Je m’évadais, par la pensée, du milieu. Si je songeais avec regret au passé, je pensais aussi et surtout à l’avenir, terriblement problématique. Le soir, quand, au lieu de rentrer à la caserne, nous cantonnions à quelques kilomètres de Laval, dans un village de quelques centaines d’habitants, je profitais des quelques heures de liberté relative qui nous étaient accordées avant l’extinction des feux dans les granges où nous devions passer la nuit, pour m’isoler et réfléchir dans la campagne, d’où s’exhalaient les parfums pénétrants des foins et des fleurs.

J’éprouvais alors une sensation de bien-être, loin des clameurs, loin du bruit… Malheureusement, ces marches n’avaient lieu qu’une fois par semaine. Les autres jours de la semaine, exercices ! exercices ! exercices ! L’après-midi, à la caserne, était consacré au sommeil et, vers quatre heures, quand le soleil était moins chaud, à l’exercice sur le terrain de manœuvres. De midi à quatre heures, vaincus par la chaleur, mais bien plus souvent par désœuvrement, nous ronflions, étendus sur nos lits. Ce sommeil avait le don de nous plonger dans l’abrutissement le plus complet. Pour ma part, je me souviens qu’à mon réveil, j’étais littéralement abruti : durant une minute, je ne savais plus où j’étais ni quelle heure il était ; la notion du temps avait disparu et si l’on m’avait demandé à quelle phase de la journée nous étions, j’aurais été dans l’incapacité de répondre d’une façon précise. La caserne est l’école de la paresse et de l’abrutissement.



Nous n’allions sur le terrain de manœuvre qu’une heure environ. Ce terrain était situé derrière la caserne. L’air avait le don de faire disparaître cet engourdissement du cerveau et des muscles dont j’ai parlé plus haut. Sous la direction du lieutenant et parfois du capitaine, quelquefois même du commandant qui suivait nos évolutions, monté sur son cheval, nous exécutions des exercices idiots. (En principe, tous les exercices sont idiots.) À la pause, je contemplais le vaste horizon inaccessible et je m’évadais ― toujours par la pensée ― du triste milieu dans lequel je vivais. Parfois, j’apercevais, au loin, le vaguemestre, lequel, se dirigeant vers le point où nous évoluions, nous apportait des nouvelles de Paris. À sa vue, un peu de cette joie, rare à la caserne, inondait mon pauvre cœur ulcéré. Je bondissais, prenant ma place dans le cercle qui, déjà se formait pour entourer ce messager tant aimé ! Les lettres ! C’était mon unique réconfort et quelle mine piteuse je faisais quand ― cela m’arriva plus d’une fois ― j’avais été oublié ! À la caserne, le soldat attend non sans impatience les lettres du pays. Mais n’attend-t-il pas, au reste, toujours quelque chose ? Le matin, au réveil, on attend l’infect « jus ». Ensuite, on attend la « soupe » ; après la soupe, on attend le courrier du matin ; après le courrier du matin, on attend celui du soir ; après le courrier du soir, on attend la soupe de cinq heures ; après la soupe du soir, on attend que le « quartier » soit déconsigné pour sortir en ville. Mais ce qu’on attend avec le plus d’impatience encore, quand on n’est pas une brute, c’est la « classe » ; la « classe », c’est-à-dire la fuite, sans retour ! Cependant, on trouve des soldats qui « rengagent ». Ça se voit.



Ah ! ces sorties en ville, le soir, qui en dira la monotonie ! Dès six heures, la soupe vite avalée, les caboulots sont pris d’assaut. Pris d’assaut par ceux qui ayant en poche quelques maravédis, veulent se donner l’illusion de la liberté. D’aucuns, les paysans plus particulièrement, restent au « quartier ». Dans les chambrées, se réunissent les « gars » d’un même pays ou d’une même contrée. Et là, groupés autour d’une bougie qui n’éclaire pas, les parties de cartes succèdent aux parties de cartes, jusqu’à l’heure de l’extinction des feux. Souvent, le vin ou la « gniole » y contribuant, cela finit par des disputes, des coups de poing, quelquefois même des coups de couteau. La chambrée, le soir, quand tout est calme, a un aspect lugubre. Les soirs de rixe, elle devient sinistre…

La cantine ; elle, regorge toujours de clients. Clientèle de paysans. Sur chacune des tables poisseuses de l’infâme débit réglementaire, quelques verres, accompagnés d’un litre de « rouge » ou de cidre, sont placés en évidence. Autour des tables, deux, trois ou quatre occupants, en treillis, qui tirent sur leur pipe sans mot dire quand ils ne jouent pas aux cartes ou ne « lèvent pas le coude ». Là aussi, cela finit quelquefois par des disputes et des batailles. La « clientèle » qui préfère s’abreuver en ville ne vaut guère mieux. Les débits de boisson, bien achalandés, distribuent à profusion vins, café, alcool, etc., etc…

Le lupanar, lui, fournit le reste. J’ai frémi plus d’une fois en songeant à l’horrible chose que devait être le rapprochement éphémère, rapide du « gars » de caserne, ivre et brutal et de la fille de bordel, lasse et résignée. La caserne est l’école de l’alcoolisme et de la débauche sale.



Il y a aussi les soldats qui par impécuniosité se promènent dans les rues de la ville, sans but, attendant l’heure de rentrer au « quartier ». À ces malheureux est réservé un sort peu digne d’envie : véritables automates ils sont tenus de saluer ― le règlement l’exige ― tous les gradés qu’ils croisent sur leur chemin, depuis les caporaux jusqu’aux maréchaux de France, en passant par le caporal fourrier, le sergent, le sergent fourrier, le sergent major, l’aspirant, l’adjudant, l’adjudant chef, le sous lieutenant, le lieutenant, le capitaine, le commandant, le lieutenant colonel, le colonel, le général de brigade, le général de division, le général de corps d’armée et le général d’armée ! Ouf !… Mués en machines à saluer, les pauvres soldats de deuxième classe doivent constamment avoir la main au képi ― il y a tellement de gradés ! ― Malheur à qui oublie ce devoir essentiel : la salle de police et la prison sont là pour les rappeler au respect de la discipline ! Les promenades en ville sont monotones et dépourvues du moindre charme. On les rencontre souvent par deux, les petits soldats, le nez au vent, traînant avec eux l’ennui. En les voyant, on pense à ce refrain fameux :

Et les bras ballants
D’vant les monuments
Tous les deux, on s’promène
Ça vous fait passer l’temps…

Évidemment !



Neuf heures tintent tristement à l’horloge de la caserne. Individuellement ou par groupes, ils rentrent, les petits soldats, sous l’œil inquisiteur du sergent de garde.

Les godillots résonnent lourdement dans les sombres escaliers conduisant aux chambrées. Des refrains obscènes sont repris en cœur par des chanteurs amateurs. Toute la caserne est en effervescence. Le tapage est infernal. Chut ! Voici le sergent de semaine qui, une liste à la main, va procéder à l’appel. Tout le monde se tait. Il a terminé. Il part. Les joueurs de cartes continuent la partie interrompue. Et les chants reprennent de plus belle, tant pis pour les dormeurs ! Le moment est venu, grâce à l’ombre complice, de faire subir mille brimades aux plus faibles et aux pauvres « gars » ― des « innocents » parfois ― choisis comme têtes de turcs. La caserne est l’école de la lâcheté.



Il me reste un mot à dire des chefs.

À mon sens, les chefs ne sont ni meilleurs, ni plus mauvais que les hommes qu’ils sont appelés à commander. Ce sont des hommes, de pauvres hommes comme les autres. Bon nombre de soldats de 2e classe n’ont qu’un désir : conquérir des galons. Leur rêve satisfait, ils deviennent aussi mauvais que leurs supérieurs contre lesquels ils s’indignaient étant simples soldats. À vrai dire, un gradé qui applique le règlement avec modération et qui s’efforce d’être juste envers ses subordonnés ― n’oublions pas qu’un gradé n’est-pas un anarchiste ― est bien moins mauvais que le soldat de 2e classe qui fait subir à un camarade plus faible, de ridicules et dures brimades. La plupart des chefs, dans l’armée, sont victimes de cette déformation professionnelle qui fait des moins mauvais des imbéciles ou des tyrans. Donnez à un homme un bout de galon, un morceau de ruban ou une croix : neuf fois sur dix, vous transformerez cet homme à son désavantage. Le type caractéristique du gradé, c’est l’adjudant « Flick », le héros immortel de Courteline. On ne connait que trop ce « chien de quartier » rôdant dans la cour de la caserne, fourrant son nez partout, se cachant pour mieux surprendre ses inférieurs en défaut, afin de pouvoir leur infliger une punition exemplaire. Ce type existe encore, hélas ! et si la guerre en a fait disparaître quelques-uns, il fleurit encore dans les régiments de France et de Navarre et pousse dans les cours de caserne comme le champignon sur le fumier. La bêtise de l’adjudant Flick est incroyable. Les motifs qu’il porte au registre des punitions prouvent son incurable imbécillité. Il y a quelques années, dans une caserne de France, un soldat, pour s’éviter la peine de descendre la nuit aux w.c. ― c’était en hiver ― avait trouvé plus simple de se… libérer par la fenêtre. L’adjudant Flick, ou un de ses dignes collègues, avait surpris l’imprudent en plein… épanchement. Naturellement, après l’envoi à la salle de police du coupable, le motif suivant avait été rédigé sur le champ : « Pissait par la fenêtre en faisant des zigzags et sifflait un air d’opéra pour amortir le bruit de la chute. » Courtelinesque mais authentique. Il ne m’est malheureusement pas possible d’énumérer tous les « bons motifs » dont, j’ai eu connaissance, il me faudrait plusieurs colonnes de l’Encyclopédie. Mais la bêtise de l’adjudant Flick est suffisamment connue pour qu’il soit inutile d’insister.

Comme conclusion à cette modeste étude, je pourrais citer le mot d’Anatole France : « La caserne est une invention hideuse des temps modernes ». En effet, elle prend le jeune homme à l’âge où celui-ci éprouve le désir de tout voir, de tout connaître et d’acquérir l’expérience nécessaire de la vie ; elle le soumet à une discipline de fer, féroce et barbare à laquelle il doit se soumettre aveuglément. La caserne ne dégourdit pas l’homme de vingt ans, comme certains esprits rétrogrades se plaisent à le dire et à le proclamer. Ou plutôt elle le dégourdit dans le mauvais sens du mot. Elle le dégourdit par des distractions malsaines, sur les bancs crasseux de la cantine et sur les canapés défraîchis du bordel.

La caserne prend le jeune conscrit et le transforme en un être abject : brutal envers ses camarades plus faibles, lâche et menteur selon que cette attitude favorise ses desseins, hypocrite devant ses chefs, ivrogne au besoin et contaminé trop souvent. De plus, elle brise, compromet sa situation sociale. Mais la caserne a de chauds partisans et d’ardents défenseurs parmi les députés qui saisissent avec empressement l’occasion qui leur est offerte de défendre leur meilleur électeur : le bistro. La caserne n’est même pas défendable du point de vue de la défense nationale ― problème qui ne saurait cependant intéresser les sans patrie que nous sommes. On l’a bien vu au début de la guerre, en 1914. La jeune classe 14 fut envoyée au feu, trois mois après son incorporation et, naturellement, si elle s’y fit tuer, comme les réservistes, il n’en est pas moins vrai qu’elle « tint le coup » pour parler un langage outrageusement jusqu’au-boutiste. Oui, la caserne est inutile et néfaste à tous les points de vue. Elle est la forteresse d’où la classe capitaliste lance ses forces contre la foule en révolte. Mais elle est aussi un bagne dans lequel on comprime les meilleurs sentiments, une géhenne dans laquelle on mate les plus généreuses aspirations de la jeunesse.



De tous les camarades que j’ai connus à la caserne, j’en sais qui ont eu le privilège ― c’en est un ― de rentrer dans leur foyer, la guerre terminée. D’autres, le plus grand nombre, sont couchés pour toujours dans la boue de Verdun ou sous la terre crayeuse de Champagne. Lamentable sort qu’ont eu ces derniers ! Leur jeunesse s’écoula entre les murs austères et rébarbatifs de la caserne. Et quand ils quittèrent celle-ci, ce ne fut que pour marcher au-devant de la Mort qui les prit à vingt et un ans ou vingt-deux ans ! De la Vie ils ne connurent que la face grimaçante, de cette Fée versatile et fantasque, ils n’obtinrent jamais le moindre sourire. Quittant l’École pour la Caserne, leur jeunesse fut monotone et triste et l’on peut dire qu’ayant délaissé la Chambrée pour la Tranchée au fond de laquelle ils rendirent le dernier soupir, ils furent dans la situation du condamné à mort qui quitte la Prison pour se rendre à l’Échafaud.

Sans doute, ils furent victimes inconscientes du Drame dans lequel ils jouèrent un rôle de premier plan ― sinon profitable. Leur jeunesse et leur inexpérience furent leur seule excuse.

Nous, les Survivants de l’odieux Massacre, notre devoir est tout tracé : discréditons de toutes nos forces le Militarisme et la Caserne ; croyons à l’évolution des Esprits. Et puisse cette opinion du général Langlois trouver bientôt sa justification : « La caserne développe l’antimilitarisme. » ― Lucien Léauté.