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Encyclopédie anarchiste/Conférence - Conscience

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Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Librairie internationale (tome 1p. 416-430).


CONFÉRENCE. n. f. Discours public. Les Romains avaient le mot conferentia, issu du verbe conferre (comparer) pour désigner l’assemblée de plusieurs personnes réunies pour étudier une question, le plus souvent philosophique ou historique. Chacun apportait à l’appui de sa thèse des textes et documents que l’on comparait. De là le mot.

Pour le même objet nous avons fait sans le vouloir, simplement du fait d’une prononciation et d’une transcription vicieuses, le mot conférence. Mais en français, ce mot souvent mal employé a fini par prendre des sens très divers et il sert à désigner des objets qui n’ont parfois aucun rapport entre eux. Mais le plus souvent il sert à désigner un discours public, contradictoire ou non. C’est surtout en gardant ce sens au mot conférence que nous allons l’étudier ici.

Au mot causerie (que voyez) nous avons dit que les manifestations de cette dynamique qu’est le verbe a trois principaux degrés : la conversation, la causerie, la conférence.

Sans répéter ici en quoi diffèrent la causerie et la conférence, il nous faut rappeler que celle-ci visant les grands auditoires, les qualités de la conférence doivent être appropriés à sa destination.

C’est à tort que l’on a tendance à mépriser les qualités matérielles, osons même dire les qualités physiques du conférencier ; la justice de la cause, la justesse des arguments, la documentation, l’éloquence, même, atteindront plus sûrement leur but si le conférencier est doué d’un physique agréable, d’un aspect sympathique, d’une voix puissante et harmonieuse. Toutes choses, d’ailleurs, que presque tous peuvent acquérir.

De même qu’il est répugnant de recevoir des aliments servis par des mains de propreté douteuse, le conférencier doit être pour ses auditeurs un agréable et appétissant maître-d’hôtel de la pensée. Il doit donc plaire, mais ne jamais oublier que plaire est un moyen, non un but.

La conférence, bien que ne nécessitant pas les mêmes qualités de fond que la causerie, doit être gardée du superficiel. Le conférencier évitera seulement, parlant à un public trop nombreux pour en connaître les individus, de s’engager dans des développements trop techniques ou trop savants que tous ne pourraient pas suivre. C’est précisément là que gît une difficulté : si, pour bien présenter sa pensée, le conférencier a besoin de citer ou exposer un objet dont la connaissance ou la compréhension sont réservées à ceux qui ont fait des études d’un degré un peu élevé ou un peu spécial, il lui faut échapper à deux dangers : 1° citer ou exposer l’objet sans se soucier des ignorants. Ceux-ci, alors, cesseraient de l’écouter. 2° Donner une définition, une explication à la portée des primaires. Ce procédé irrite les fortunés de l’instruction ; ils déclarent être venus perdre leur temps à écouter des choses que tout le monde connaît.

C’est ici que devra jouer l’habileté de l’orateur pour se faire comprendre des humbles, leur donner le lait qui leur est nécessaire et le faire de telle façon que les favoris des enseignements secondaire et supérieur y trouvent eux-mêmes de l’intérêt.

Le conférencier doit embrasser son auditoire et veiller à ce qu’il n’y ait pas dans la salle un seul auditeur qui n’ait reçu cette impression qu’à certains moments, c’est à lui que l’orateur parlait.

Le choix du sujet est plus limité pour la conférence que pour la causerie puisqu’il doit intéresser plus d’auditeurs.

Il est des qualités également indispensables à la conférence et à la causerie comme, par exemple, la sincérité, l’amour du sujet, la sensibilité. Que l’orateur s’adresse à mille ou à dix mille auditeurs, ils ne participeront à son émotion qu’en en sentant l’authenticité. Il pourra, par du cabotinisme, arracher un cri de haine, ou d’amour à son auditoire, mais l’adhésion profonde, la communion ne seront atteintes que si l’auditoire s’est associé instinctivement aux vibrations profondes de sa conscience.

Nous venons d’indiquer des généralités, mais il y a dans les qualités requises, des spécialités comme, par exemple, celles de la conférence contradictoire. Dans : ce cas il y a, au plus, trois états différents pour l’orateur : il peut être le conférencier, le contradicteur ou l’intervenant.

Conférencier, il parle le premier et doit traiter le sujet aussi complètement que possible. Il aura le souci de prévoir tous les arguments opposables à sa thèse et d’y répondre par anticipation. Cette partie de la conférence est parmi les plus difficiles car il répugne aux esprits fins d’entendre répondre à une question qui n’a pas été posée. Le conférencier devra donc user de diplomatie soit en répondant à des questions ou objections situées dans le passé, soit en donnant de telles explications que la question ou l’objection ne puissent être formulées sans ridicule.

Le contradicteur se croit trop souvent autorisé à intervenir sans préparation, comptant uniquement sur l’inspiration provoquée par les paroles du conférencier. C’est à cause de cette paresse que les conférences contradictoires sont encombrées de banalités, de lieux communs, de digressions. Le contradicteur, précisément parce qu’il ne sait pas, le plus souvent, sur quel terrain se placera le conférencier (on peut traiter un sujet de tant de points de vue différents tout en servant un même parti pris !) doit avoir une connaissance à la fois générale et profonde du sujet.

Seul l’intervenant, puisque son rôle est épisodique, a le droit de ne compter que sur son inspiration. Le plus souvent il n’appartient à aucun des deux camps en présence, il a une opinion mixte ou tierce.

Nous croyons que l’intervenant le plus intéressant est celui qui comble une lacune, qui apporte à la tribune un fait, une date, une précision à quoi les deux principaux orateurs n’avaient pas pensé.

Nous en tenant à notre définition, il convient de considérer comme conférences les discours des parlementaires, les professions de foi, les discours académiques, les sermons. Le Sermon sur la Montagne (Matt. V. VI. VII.) quelle qu’en soit l’authenticité, est une pure merveille de fond ; les sermons de Bossuet et, plus spécialement, ses oraisons funèbres sont des merveilles de forme… et d’habileté diplomatique.

Un cours est une conférence pédagogique ou didactique.

Comme conférences contradictoires citons les plus célèbres : Jésus discutant à douze ans avec les docteurs (enseigneurs) de la loi, les controverses entre papistes et réformistes au temps de la Réforme, Colloque de Poissy, Colloque de Bade, Conférence de Suresnes (entre Henri IV et les ligueurs) mais ici nous nous trouvons sur le terrain de la conférence diplomatique.

Les clubs révolutionnaires, Feuillants, Cordeliers, Girondins, Jacobins, furent les champs-clos d’ardentes joutes oratoires qui furent des conférences contradictoires.

La lice oratoire n’a, d’ailleurs, jamais cessé d’exister depuis, sous la forme de clubs et les plus célèbres de notre époque sont Le Faubourg, La Tribune des Femmes et les Insurgés.

Ces clubs remplacent actuellement pour le peuple curieux de savoir, les universités populaires qui ont à peu près disparu bien avant la guerre de 1914 et qui, depuis, n’ont repris vie de façon indiscutable qu’à Saint-Denis où une université populaire à des manifestations vitales presque égales à celles de l’université populaire du Faubourg Saint-Antoine, qui fut le modèle du genre.

Il est désirable qu’elles renaissent avec toute leur ampleur car elles répondent à un besoin réel. A l’heure où nous écrivons, des libertaires de toutes nuances s’unissent pour fonder une université populaire qui portera le titre de : « Maison de la Pensée ».

Les universités populaires sont des outils précieux parce que la force du verbe s’y manifeste sous tous ses aspects : conférences, causeries, cours, débats, théâtre, etc.

Voyons maintenant l’emploi du mot dans un sens qui s’éloigne un peu de notre définition : on nomme souvent conférence une consultation de médecins au chevet d’un malade de marque.

Une consultation entre nations ou entre partis est aussi nommée une conférence. La plus célèbre de ces forces malhonnêtes est la conférence pour la paix. Ses accès, comme ceux du paludisme aigu.sont pernicieux, subintrants, récidifs.

Dans le même genre de farces tragiques il convient de classer les conférences entre patrons et les comités de grèves.

Nous éloignant encore du sens que nous avons adopté, les congrès sont souvent appelés conférences.

Enfin, les fondateurs du méthodisme ont, les premiers, donné le nom de conférence à leur conseil d’administration et certaines sectes protestantes suivent encore cet exemple.

La conférence, pour en revenir à notre définition, étant la manifestation la plus étendue de la puissance du verbe, le conférencier peut faire un très grand mal comme il peut faire un très grand bien.

Celui qui monte à la tribune doit donc avoir conscience de sa responsabilité et, mieux et plus simplement : une conscience. — Raoul Odin.


CONFESSION. n. f. (du latin : confessio, aveu). Déclaration par laquelle on reconnaît un fait, on avoue quelque faute. C’est dans ce sens qu’on dit confession sincère, confession franche, confession ingénue, confession volontaire ou forcée, confession générale, confession publique ou privée, confession judiciaire ou extrajudiciaire, etc… La confession qui nous intéresse ici, et de laquelle il est séant qu’il soit fait mention et parlé explicitement, c’est celle que le prêtre entend au tribunal de la Pénitence ; c’est celle que le pécheur, repentant de ses fautes, vient faire au représentant de Dieu, en sollicitant du ministre de Dieu et de son Église, l’absolution de ses péchés.

« La confession fut établie au IIIe siècle, abolie au Ve pour cause d’abus et de scandale, puis définitivement adoptée par l’Église catholique au xiie siècle. » (Dictionnaire Bescherelle, Tome I, page 729.)

La confession est un des moyens les plus sûrs, — peut-être même le plus puissant, mais assurément le plus perfide — par lesquels l’Église catholique, apostolique et romaine acquiert, garde et fortifie la domination totale à laquelle elle tend avec un esprit de suite prodigieux et une incomparable habileté. Dans le jeu savant des Sacrements à l’aide desquels l’Église catholique oblige les fidèles à entretenir avec le clergé, des relations régulières et fréquentes, celui de la Pénitence, qui s’exerce par la confession, occupe une place spéciale par le fait seul que, tandis que le baptême, la confirmation, le mariage, l’extrême onction se donnent une fois pour toutes ou, pour le moins, très rarement, la Pénitence et l’Eucharistie sont imposés durant toute la vie et ramènent le catholique fréquemment aux pieds des autels ! Et encore, même de ce point de vue, le Sacrement de l’Eucharistie doit-il céder le pas à celui de la Pénitence, car l’Église fait obligation au catholique qui veut communier, de se confesser pour ne se présenter à la Sainte Table que pur de toute faute et indemne de toute souillure, tandis que le fidèle qui a reçu, par le Sacrement de Pénitence, l’absolution de ses péchés n’est point tenu de communier. Les Sacrements ! Rappelons-nous que l’Église les proclame de fondation divine et que, pour le catholique véritablement soucieux de son salut éternel, ils sont d’étroite obligation : obligatoire, le Baptême qui, lavant le néophyte des souillures du péché originel, lui confère la qualité de chrétien, l’admet dans l’Église militante et lui ouvre les portes du Ciel ; obligatoire, l’Eucharistie, que le catholique doit recevoir au moins une fois l’an, à Pâques ; obligatoire, la Pénitence, qui permet au pécheur, par l’aveu de ses fautes, le repentir qu’il en ressent et le ferme propos qu’il forme de n’y plus retomber, d’obtenir l’absolution et la rémission complète de ses péchés ; obligatoire, le Mariage, pour l’homme et la femme qui désirent s’unir et consommer, sans offenser Dieu ni commettre un péché mortel, l’œuvre de chair et donner la vie à des enfants légitimes ; obligatoire, l’Extrême-Onction pour tout catholique qui, se sachant ou se croyant en danger de mort, a le devoir d’appeler un prêtre et de recevoir les derniers Sacrements qui lui assurent l’état de grâce et le préservent de la damnation éternelle.

Chaque sacrement, cela va de soi, a une signification spéciale et un but précis ; tous s’imposent au catholique a un moment donné de sa vie et s’adaptent à une circonstance particulière de son existence. Sans entrer, ici, dans le détail et sans nous arrêter trop longtemps à chacun de ces sacrements, il me paraît utile de jeter sur tous un coup d’œil d’ensemble, afin de montrer la chaîne solide et ininterrompue que, rapprochés, ils forment. Ce coup d’œil provoque une observation aussi intéressante qu’originale. Cette observation consiste à faire remarquer que, dans leur ensemble, ces sacrements s’appliquent à chacune des époques décisives de la vie et que, certains ayant un caractère régulier et fréquent, l’Église catholique, grâce aux dits sacrements, ne perd pas de vue le fidèle, le tient constamment sous sa coupe, le rappelle sans cesse à ses obligations envers Dieu, et acquiert, de la sorte, sur lui un empire qui, commençant au berceau, s’étend et se fortifie sans solution de continuité, jusqu’à la tombe. Je m’explique :

L’homme vient au monde, il a quelques jours à peine ; il est encore physiquement d’une extrême fragilité, intellectuellement dans les ténèbres et moralement dans l’inconscience. Il est donc de toutes façons incapable d’un mouvement, d’un geste, d’une parole qui soit l’indice d’une conscience ou la marque d’une volonté. Qu’à cela ne tienne : ses parents décident pour lui et, voulant en faire un catholique, ils le font baptiser. Désormais, l’enfant appartient à l’Église, et celle-ci prendra des dispositions pour ne le point lâcher. L’enfant a grandi ; il est âgé d’une douzaine d’années. Son corps a pris un développement qui ne tardera pas à le conduire à la puberté et à faire de lui un jeune adulte ; son esprit a reçu quelque culture ; sa conscience commence à discerner ce qui est bien de ce qui est mal ; ses actes témoignent d’un état moral qui n’en est encore qu’au tâtonnement, mais est en voie de se former. Il est à cette période de la vie où, sous tous les rapports, l’enfant, sans avoir totalement cessé d’exister, tend à disparaître pour faire place à l’adolescent qui commence à poindre. Il est à cette phase de l’existence où la mémoire commence à se peupler de souvenirs et d’impressions, où l’intelligence s’ouvre à la compréhension des faits, où le jugement, tenté de comparer, d’apprécier, de résoudre, hésite à le faire, et finalement s’y décide, où l’imagination devient plus fougueuse chez les uns et plus pondérée chez les autres ; où, le sang et les nerfs étant en proie aux agitations et à la fièvre de la croissance, la chair commence à ressentir l’aiguillon du désir sexuel, encore vague ; où, d’accord avec les sens qui s’éveillent, le cœur se sent agité de sentiments affectueux et tendres. L’heure est venue, pour l’Église, de frapper un grand coup, d’impressionner fortement, de bouleverser profondément cette enfance parvenue au seuil de l’adolescence et de graver dans son souvenir des empreintes durables. Cet enfant fait sa première communion ; pour la première fois, il reçoit le sacrement de l’Eucharistie. Il est préparé avec soin à cette auguste cérémonie ; il y est entraîné, les derniers jours surtout, par des apprêts de toutes sortes. Le grand jour arrive : l’Église a pris un air de fête, elle s’est ornée de ses plus belles parures ; le communiant n’a jamais été vêtu d’ajustements plus soignés ; toute sa famille est à ses côtés ; il est le centre de toutes les impressions éprouvées, de toutes les salutations et paroles échangées. Fût-il le moins imaginatif et le plus froid des enfants, il est ému et troublé ; il règne tout autour de lui un empressement inaccoutumé il vit, durant vingt-quatre heures, dans une atmosphère spéciale et ce concours de circonstances le conduit, sans qu’il sache trop pourquoi, peut-être même sans qu’il songe à se le demander, à considérer cette première Communion comme un des événements les plus marquants de son existence. J’ai connu des hommes — et surtout des femmes — qui, parvenus à un âge déjà avancé, avaient conservé un tel souvenir de cette journée que les moindres détails s’en étaient gravés en traits indélébiles dans leur mémoire et qu’ils ne pouvaient en parler sans une vive émotion.

Mais voici que l’adulte a remplacé l’adolescent. La fillette est devenue jeune fille, le jeune garçon s’est transformé en homme ; il a, maintenant, vingt-cinq à trente ans ; il est dans toute la force de l’âge. Son tour est venu de se créer un foyer, de fonder une famille. Instant grave, heure décisive et capitale : du choix qui sera fait dépendra le bonheur ou le malheur attaché à une heureuse ou à une mauvaise union. Le choix est fait. Voici les deux époux. Il est venu, le jour qui d’eux va faire le mari et la femme ; ils ne cessent de se contempler ; leur cœur est doucement agité ; l’amour le plus vif brille dans les regards qu’ils échangent. A dater de ce jour, leur existence va changer, le sort va leur devenir commun ; appuyés l’un sur l’autre, ils communieront dans la peine comme dans la joie ; échecs et réussites, revers et succès, aisance et privations, larmes et sourires, craintes et espérances, tranquillité et agitation, entre eux tout sera commun et partagé : moins lourdes à porter seront les tristesses et doublées seront les joies. Puis, viendront les enfants et on revivra dans ces êtres chéris. — Oh ! de quels soins, ils seront l’objet ! De quel amour et de quelle sollicitude ils seront entourés ! Pourvu qu’ils soient sains, robustes, beaux, intelligents et bons ! Et les deux époux unissent leurs projets d’avenir et leurs rêves, comme ils unissent leurs mains et leur lèvres. Ils devraient être laissés tout entiers à la passion qui les transporte, à l’amour qui les unit, aux douces perspectives que l’avenir ouvre devant eux. Quel est donc cet intrus qui se faufile auprès d’eux et, solennel, baragouinant un mauvais latin, bredouillant quelques formules sacramentelles, les déclare, dans un jargon qu’ils ne comprennent ni l’un ni l’autre, irrévocablement unis par le Sacrement du Mariage ? Cet intrus, c’est le prêtre, encore le prêtre et toujours le prêtre.

Quand vous aviez quelques jours, jeunes époux, c’est le prêtre qui vous a baptisés, quand vous aviez douze ans, c’est le prêtre qui vous a donné, pour la première fois, l’Eucharistie. Aujourd’hui, c’est le prêtre qui bénit votre union et vous déclare légitimement mariés. Cessera-t-il de s’attacher à vos pas, de s’acharner à votre poursuite ? Non ! Il vous a attendus au seuil de la vie ; il vous escortera jusqu’aux portes de la mort.

Autre date solennelle et fatidique ! Heure à laquelle, se sentant gravement malade, le patient que guette la mort, embrasse d’un coup d’œil toute sa vie, remonte le cours de ce fleuve jusqu’à sa source et en examine les eaux avant qu’elles ne se jettent définitivement dans le gouffre. Ce moribond sait ce qu’il était, ce qu’il faisait, où il se trouvait il y a dix, vingt, quarante ans. Il ne sait ce qu’il sera, ce qu’il fera, où il sera, demain ; il s’affole à l’appréhension de ce redoutable inconnu. Toutes les frayeurs le harcèlent ; toutes les terreurs que la religion a jetées dans son imagination et que les agitations de la vie avaient écartées de lui et tenues à distance, se rapprochent, grossissent, prennent des formes fantastiques. Spectres pleins de menaces, ces folies ne lui laissent plus un instant de repos ; elles attisent sa fièvre, elles alimentent son délire. Ces hallucinations tournent à, l’obsession : c’est l’idée fixe de l’enfer et de ses inexprimables tourments qui met l’esprit du malade à la torture. Mais voici le prêtre ; il est porteur des saintes huiles ; il pratiquera sur le moribond, les onctions qui calment et purifient ; il administrera les derniers sacrements, il prononcera les dernières prières ; il exorcisera Satan ; il murmurera les paroles de suprême consolation, de pardon, d’espoir et de confiance, à l’oreille de l’agonisant qui a déjà perdu toute connaissance, mais qui doit pourtant à l’assistance du prêtre l’apaisement in extremis des terreurs dont celui-ci a peuplé sa pauvre cervelle depuis son enfance et qu’il y a soigneusement entretenues durant toute sa vie.

Baptême, Eucharistie, Mariage, Extrême-Onction, l’homme d’Église ne suit-il point le fidèle pas à pas, du premier souffle au dernier soupir ? N’est-il pas à ses côtés à toutes les dates importantes, à toutes les heures graves, à toutes les minutes solennelles de son existence, comme pour lui dire : « Quand tu es bébé, je te baptise ; quand tu es enfant, je te fais communier ; quand tu es homme, je te marie ; quand tu vas mourir, je t’administre les derniers sacrements. Sans cesse tu m’appartiens ; à chaque phase décisive de ta vie, tu es à moi ! que tu viennes au monde ou le quittes, que tu naisses ou que tu meures, que tu sois jeune ou vieux, bien portant ou malade, je suis toujours là, à tes côtés, tout près de toi. Je t’ai sous la main constamment ; tu es sous ma dépendance toujours et partout. »

L’Église est insatiable. Il ne lui suffit pas que le fidèle lui appartienne au cours des événements qui font époque dans son existence ; elle entend qu’il ne puisse à aucun moment, se soustraire à l’envoûtement dont il est la victime ; elle veut qu’il soit dans la nécessité de recourir périodiquement aux Ministres du Culte catholique, qu’il soit tenu de prendre, assez fréquemment pour ne jamais avoir le temps de l’oublier, le chemin qui conduit à l’Église. Il fallait donc qu’au Baptême, au Mariage, à l’Extrême-Onction, sacrements dont l’administration ne s’opère pas périodiquement, vinssent s’ajouter d’autres sacrements — un au moins — dont le fidèle serait dans l’obligation de faire un usage régulier, périodique, assez fréquent. L’Eucharistie s’impose au catholique au moins une fois chaque année, à l’occasion des fêtes pascales. Une fois tous les douze mois, c’est assez, il et vrai, pour que le catholique n’oublie pas complètement sa religion et les devoirs qu’elle lui prescrit ; mais c’est peu, bien peu, trop peu, beaucoup trop peu, pour le tenir suffisamment en haleine et le garder, ainsi qu’il est utile, sous la domination de l’Église. Le sacrement de Pénitence est celui que l’Église a institué dans le but de rapprocher d’Elle constamment toutes les brebis du troupeau sur lequel Elle a, dit-elle, reçu le mandat de veiller. Elle en est, prétend-elle, responsable devant Dieu et le bon Pasteur a le devoir de ne laisser jamais trop s’éloigner ses ouailles, s’il ne veut s’exposer à en perdre. — Sébastien Faure.


CONFESSIONNAL (Le). n. m. On donne le nom de confessionnal à un meuble ayant la forme d’une guérite, meuble occupant d’ordinaire, un coin discret et obscur dans une Église ou une Sacristie, et dans lequel le prêtre reçoit la confession du pénitent ou de la pénitente. J’ai dit, au mot Confession, que la Pénitence est, de tous les sacrements institués par l’Église, celui qui met le fidèle le plus fréquemment et le plus régulièrement en contact avec le clergé catholique. C’est, en effet, le sacrement qui fait prendre au catholique le chemin de sa paroisse, l’abîme dans l’humilité et le repentir de ses fautes, le contraint à verser dans l’oreille du prêtre, l’aveu de ses péchés et la confidence de ses tentations et de ses faiblesses, lui prescrit de dévoiler au confesseur ses pensées les plus cachées et ses plus secrètes intentions, frappe son esprit par le rappel du pouvoir surhumain dont dispose l’Église dans la personne de ses plus modestes représentants.

Tels sont les résultats qu’un rapide et superficiel examen du Sacrement de la pénitence met en pleine lumière. Ces résultats sont incontestablement précieux ; ils favorisent et consacrent avec force le pouvoir du clergé sur les adeptes de la religion catholique. Ils ne sont rien, cependant, auprès de ceux que révèle une observation poussée plus loin. Ils ne touchent que le fidèle lui-même. Le catholique zélé, scrupuleux, convaincu, vient au confessionnal pour y chercher naïvement l’apaisement de sa conscience bourrelée d’inquiétudes, la rémission de ses péchés et le ferme propos de ne plus retomber dans les mêmes égarements. De la part du catholique sincère et fervent, il n’y a là qu’un acte de foi, l’accomplissement d’une pratique religieuse et d’un devoir qui lui sont imposés ; mais, de la part du père spirituel, du directeur de conscience à qui il ouvre son cœur, il y a beaucoup plus ; car la confession ne se limite presque jamais au seul fidèle ; elle le dépasse ; elle s’étend à sa famille, à son entourage, à ses relations, à ses intérêts, matériels à tout ce qui, directement ou indirectement, concerne sa vie. Ici, c’est la femme qui répond aux questions qui lui sont posées sur son mari ; là, c’est l’enfant qui est interrogé sur ce qui se passe dans sa famille ; ailleurs, c’est le père ou la mère qui ont à parler de leurs relations ou de leurs affaires, de leurs embarras, de leurs préoccupations, de leurs revers et de leurs succès, de leurs appréhensions, de leurs espérances et de leurs projets. Et tel homme, telle femme, tel enfant qui se garderait bien de se confier à qui que ce soit, n’hésite pas, au tribunal de la Pénitence, à révéler tout ce qu’il sait ou suppose, non seulement parce qu’il croit que le secret en sera scrupuleusement observé, mais encore parce qu’il est persuadé qu’il ne doit rien cacher au prêtre, parce qu’il éprouve un certain soulagement à s’ouvrir et parce qu’il est convaincu que, s’il manquait de sincérité, en une circonstance aussi grave, il commettrait une grosse faute et ne manquerait pas d’en être puni.

Oh ! L’inégalable institution de surveillance et de police que le Confessionnal met aux mains du Clergé ! Que, dans chaque paroisse, il y ait seulement quelques dizaines de pénitents assidus et rien ne restera ignoré, par le curé et ses vicaires, de ce qui se passe au sein de la population tout entière. Que d’affaires se traitent, que d’associations se forment, que de mariages se concluent et aussi que de désaccords surgissent, que de conflits éclatent, que de méchancetés se commettent, dont il suffirait, pour en découvrir l’origine, de remonter aux confidences que les pénitents font quotidiennement à leur confesseur !

Du Sacrement de pénitence, je viens de dire : « institution de surveillance et de police ». Ce n’est point assez ; j’ajoute : « merveilleuse officine de délation ». Car l’exercice de la surveillance nécessite de la part de ceux qui s’en acquittent des démarches, de la prudence, des ruses, des travestissements ; la pratique de la police implique quelque danger et de multiples efforts. Le confesseur, lui, n’a pas besoin de se déranger, d’enquêter, de surprendre, de surveiller, de s’exposer. Il lui est suffisant d’attendre, dans l’ombre discrète du confessionnal, la venue du délateur bénévole et d’arracher à sa dévotion et à son aveuglement toutes les confidences, indiscrétions et mouchardages dont il n’aura plus qu’à faire son profit. Au tribunal de la Pénitence, le prêtre est tout-puissant ; le fidèle lui appartient en totalité, il est à sa merci. Le confesseur en fait ce qu’il veut, et c’est en toute confiance et joie intérieure que le confessé s’abandonne à lui et lui livre candidement ses parents, ses amis, ses relations et ses intérêts les plus chers. Peut-il cacher quoi que ce soit à cet homme illuminé de la grâce, investi d’une fonction sacrée, exerçant un ministère divin, qui peut lui refuser l’absolution et qui détient les clefs du paradis ? N’est-il pas venu chercher auprès de ce représentant du Souverain Maître la purification, la paix et le réconfort dont son âme éprouve le besoin ? On s’est étonné bien des fois de la connaissance parfaite que possède le clergé de l’état d’âme de toutes les personnes qui composent une population ; on s’est demandé, comment le parti-prêtre parvient à être si exactement renseigné sur les sentiments et opinions, sur la situation sociale, sur les secrets de la vie privée, sur les projets des uns et des autres.

Grâce au confessionnal, chaque paroisse possède ses informateurs et la fiche de chacun est constamment tenue à jour. — Sébastien Faure.


CONFIANCE. n. f. Certitude que l’on éprouve de se voir aider dans ses entreprises par un ou des individus auxquels on a fait part de ses espérances. Assurance de voir se réaliser ses présomptions. « Avoir confiance en ses amis. « Être confiant en l’avenir ».

La confiance est un sentiment indispensable lorsque l’on veut réussir dans une entreprise. Elle stimule et donne de la force et de l’énergie, alors que la défiance annihile tous les efforts. Manquer de confiance, c’est douter de tout et ne produire que du travail stérile ; c’est aller vers l’inconnu et être incapable de se déterminer un but. L’homme doit être confiant en lui-même, mais il faut qu’il sache discerner ses faux et ses vrais amis lorsqu’il doit placer sa confiance en d’autres individus. Accorder sa confiance à quelqu’un, c’est lui abandonner un peu de soi-même et par conséquent, il convient d’être certain de la probité et de l’affection de celui à qui on donne cette marque d’amitié. Il y a tellement d’intrigants et de filous qui cherchent à capter la confiance des autres pour s’en servir au mieux de leurs intérêts particuliers, que l’on hésite aujourd’hui à se confier à autrui.

Pourtant, il est encore des hommes dignes de confiance, et si tous les politicaillons ont spéculé sur l’aveuglement des masses qui avaient placé en eux toutes leurs espérances, il nous reste assez de confiance pour présumer que l’avenir sera meilleur que le passé et que chaque heure qui s’écoule nous approche de la libération. Nous avons confiance, et c’est cette confiance qui nous stimule dans notre de désir de poursuivre la lutte, malgré les embûches qui se dressent sur notre route.


CONFLIT. n. m. Le conflit est le choc qui résulte de l’antagonisme qui existe entre des éléments qui s’opposent. Juridiquement, le conflit, nous dit le Larousse, est : « la lutte qui s’élève entre deux tribunaux revendiquant ou repoussant tous deux la même affaire ».

Dans le langage courant, le mot conflit emprunte une autre signification, et caractérise un différent qui s’élève entre deux ou plusieurs parties. Il y a les conflits d’intérêt, les conflits politiques, les conflits sociaux, etc…, etc…

La vie dans les sociétés modernes est illustrée par des conflits de toutes sortes. Ce sont les uns qui se déchirent et qui entrent en conflit pour obtenir des privilèges et des honneurs ; et les autres qui sont en conflit pour savoir de quelle façon on se débarrassera des premiers. C’est la lutte constante et ininterrompue des hommes contre les hommes. Lorsque les conflits naissent de l’opposition de certains intérêts individuels, les dangers sont relatifs, mais sitôt qu’ils débordent du cadre de la nation et qu’ils s’élèvent entre gouvernements de pays étrangers, la menace devient terrible, car ces conflits dégénèrent en guerres meurtrières dont les travailleurs sont les premières victimes. Il serait à souhaiter que, dans l’avenir le plus proche, la classe ouvrière fût unie et forte, pour pouvoir sortir victorieuse du conflit inévitable entre le Capitalisme et le Travail.


CONFRONTATION n. f. Action de mettre en présence, différentes personnes, pour examiner contradictoirement leurs dépositions. La « confrontation » est d’usage en justice, entre accusés ou témoins, dont les déclarations sont opposées ; elle a pour but la recherche de la vérité, mais en réalité son résultat est d’embrouiller les affaires les plus simples.

On dit aussi : « confronter deux écritures », c’est-à-dire examiner si elles sont semblables l’une à l’autre ; confronter des idées, des objets, etc., afin de rechercher quels sont leurs rapports communs en usant de la comparaison. Réserve faite de la confrontation judiciaire qui est toujours négative et ne peut servir en rien les intérêts collectifs, la confrontation des idées et de toutes autres choses est une action utile qui peut faire jaillir la lumière et nous éclairer sur bien des questions qui demeurent obscures.


CONGRÈS. n. m. Assemblée de délégués dont les mandataires ont eux-mêmes examiné les questions à traiter par le Congrès et, indiqué les solutions qui leur paraissent les meilleures.

Le délégué au Congrès a charge de défendre le point de vue adopté par ceux qui l’ont mandaté, de faire tous ses efforts pour le faire triompher ou de se rallier a un point de vue à peu près analogue à celui qu’il a exposé. Le Congrès est le pouvoir législatif des Syndicats, Coopératives ou Associations diverses d’intérêts matériels ou moraux. Les décisions des Congrès, que ceux-ci soient syndicaux, politiques, coopératifs ou scientifiques, sont appliquées, exécutées, par une Commission exécutive ou administrative. C’est le pouvoir exécutif des organismes. L’application des décisions des Congrès, les actes ou actions qui en découlent sont contrôlés par des Comités nationaux ou internationaux. C’est le pouvoir de Contrôle. Si chacun de ces rouages fonctionne bien, s’il remplit le rôle qui lui est dévolu, le groupement ou les groupements réunis atteignent presque toujours à la prospérité et font d’excellente besogne. C’est d’ailleurs assez rare. On voit le plus souvent l’exécutif ne pas tenir un compte suffisant des décisions législatives, et plus encore, on enregistre la défaillance du Contrôle, qui donne trop facilement un blanc-seing à ce même exécutif, ou accepte ses explications et ses thèses sans les contrôler ni les vérifier. C’est bien la pire des choses et souvent les Congrès ne légifèrent, ne décident que d’après les explications de l’exécutif, qui se targue d’un Contrôle inexistant ou défaillant. Il ne faut pas chercher ailleurs la cause des erreurs doctrinales, des rectifications de tir, des changements de tactiques qu’un exécutif habile arrive toujours à expliquer ou à masquer, lorsqu’il, a quitté la ligne droite et prépare quelque conversation qui va le plus souvent à l’encontre de l’intérêt général des travailleurs, coopérateurs ou associés de tous ordres.

Dans le mouvement ouvrier, il y a différentes sortes de Congrès, ce sont : les Congrès régionaux ou départementaux, les Congrès de Fédérations d’industrie ou fédéraux, les Congrès nationaux de toutes les Fédérations ou Congrès confédéraux, les Congrès qui réunissent par industrie les représentants de divers pays, ou Congrès fédéraux internationaux, et enfin les Congrès qui réunissent les représentants nationaux de toutes les Corporations, ou Congrès internationaux des Centrales syndicales. Il en est de même sur le plan coopératif ou politique. C’est dans les Congrès de toute nature que se confrontent les thèses doctrinales, que se vérifient les expériences faites et que sont tracées les directives de l’action à mener. Les Congrès se tiennent soit tous les ans soit tous les deux ans, suivant les statuts des organismes.

Les Congrès voient généralement des tendances se former pour défendre des thèses en présence. Ces thèses sont défendues avec vigueur et parfois avec parti-pris. De l’exposé des thèses surgit presque toujours une résolution, une motion, un ordre du jour les condensant et sur lesquels les délégués ont à se prononcer par un vote qui donnera à la thèse ainsi consacrée le caractère d’une décision qui constitue pour un ou deux ans, la ligne de conduite, de propagande et d’action des groupements affiliés à l’organisation qui a tenu ce Congrès. Ce sont là des principes généraux que suivent tous les groupements, qu’ils soient ouvriers ou patronaux ; ces principes constituent une sorte de jurisprudence consacrée par l’usage et passée dans les mœurs. On retrouvera ce terme dans l’exposé général du syndicalisme.

Il y a aussi d’autres sortes de Congrès. Dans l’ordre religieux, il y a les Conciles qui ont charge d’examiner les thèses de l’Église, de surveiller l’intégrité du Dogme et de condamner réformateurs et iconoclastes. Jean Huss, précurseur de la Réforme, fut condamné à être brûlé vif par le Concile de Constance, et exécuté en 1415. On retrouve d’ailleurs, le mot Concile, à son ordre, dans cette encyclopédie. Les Conclaves sont des Congrès de prélats portant le titre de cardinaux, qui ont charge d’élire le pape lorsque le successeur de St-Pierre vient à décéder. On retrouve également ce mot à son ordre. Il y a enfin les Congrès de Parlements. En France, les deux Chambres : députés et sénateurs se réunissent en Congrès, à Versailles, pour élire le président de la République, ou pour modifier la Constitution. Il en est de même aux États-Unis, en Suisse.

Il y a encore des Congrès de la Paix, qui, généralement, préparent la guerre. Celui de la Haye fut le plus fameux. La Société des Nations, avec ses séances trimestrielles et mensuelles, tient elle aussi, des Congrès où sont pris des engagements aussi solennels que vite oubliés. Ce qu’il faudrait souhaiter, c’est que toutes ces parlotes inutiles et vaines de gens qui ne sont là que pour mentir et tromper les peuples soient remplacés par un Congrès des Peuples, où ceux-ci fixeraient leurs rapports et enterreraient définitivement la guerre, le capitalisme et son exécrable régime. Mais ce jour n’est pas encore venu. Ce jour-là, les Congrès ouvriers auront, eux aussi, plus d’intérêt qu’en ce moment. Ils auront aussi de plus graves responsabilités à prendre. — Pierre Besnard.

CONGRÈS. Assemblée de gens ayant pour mission de délibérer sur des intérêts communs. Les Congrès se différencient des Assemblées ordinaires, de ce fait qu’ils ne sont convoqués qu’à des périodes indéterminées et assez éloignées les unes des autres. Un Congrès ne siège jamais en permanence. Il y a plusieurs catégories de Congrès, et leur importance est relative aux questions qui y sont traitées et aux sujets qui y sont débattus. Nous avons tout d’abord les Congrès diplomatiques, dont les acteurs sont les représentants de différentes nations ayant des conflits à régler. Les représentants des dites nations ont ordinairement comme mandat, de défendre les intérêts généraux de leur pays, et de chercher un terrain de conciliation pour éviter les ruptures qui sont les prémices de la guerre ; c’est du moins ce que l’on dit au peuple ; mais, en réalité, les diplomates et les ambassadeurs s’acquittent de leur besogne, sans s’inquiéter aucunement des intérêts généraux de la nation, mais simplement de ceux d’une infime minorité qui tire les ficelles de la politique. Lorsque ces Messieurs de la diplomatie ont du temps à perdre, ils s’attaquent parfois à des questions d’ordre sentimental ; c’est ainsi qu’au Congrès de Genève, en 1863, ils accouchèrent d’une convention internationale neutralisant les blessés en temps de guerre et que en 1878, le Congrès de Saint-Pétersbourg prononça l’interdiction de l’emploi des balles explosives. Nous savons comment ces conventions furent respectées, et le cas que l’on fit, entre 1914 et 1918, des décisions de Genève et de Pétersbourg. En France, on appelle également « Congrès », la réunion de la Chambre des députés et celle du Sénat, lorsqu’il faut élire un nouveau président de la République, ou modifier la constitution. Ce Congrès se réunit au Palais de Versailles. Mais il se tient d’autres Congrès que ceux d’essence politique et diplomatique, et, bien qu’ignorés du public, ils offrent cependant un intérêt autrement appréciable que les premiers. Ce sont les Congrès de savants, qui enregistrent les découvertes récentes et dans lesquels les hommes de science se concertent pour étudier les phénomènes de la nature et, en unissant leurs connaissances, arriver à poursuivre l’œuvre de civilisation ; ce sont les Congrès de médecins, dans lesquels on travaille pour alléger et abréger les souffrances physiques de l’individu et ce sont, enfin, les Congrès ouvriers, où le travailleur cherche son orientation et les moyens utilisables pour lutter contre le capital et l’abolir. Nous dirons donc, s’il nous faut donner une définition, de ce qu’est un « Congrès » : que c’est la réunion de délégués d’une nation, d’un parti politique, d’une organisation syndicale ou philosophique ; et que son rôle est d’enregistrer le travail accompli dans le passé, de souligner une situation de fait et de déterminer une situation et un travail d’avenir.

Quelles que soient les imperfections, dues plutôt à la manière qu’à l’esprit dans lequel il est organisé, le Congrès est l’unique forme de représentation en usage dans les organisations de réforme sociale, et si les résultats que l’on pouvait en espérer ont souvent été négatifs, c’est que, même dans les associations d’avant-garde, on ne s’est pas encore libéré des pratiques politiques, que la « manœuvre » y est d’une pratique courante et que l’on cherche trop souvent à satisfaire son petit orgueil par une victoire oratoire, sans songer aux intérêts profonds de la classe ouvrière.

Il y a, en France, deux importantes organisations prolétariennes : la Confédération générale du Travail et la Confédération générale du Travail unitaire. La ligne de conduite de ces organisations est déterminée par le Congrès, qui se réunit tous les deux ou trois ans, et plus souvent, si la nécessité s’en fait sentir. Il est évident qu’il serait préférable que ces Congrès nationaux fussent convoqués à. des dates plus rapprochées les unes des autres ; mais on sait les frais qui sont occasionnés par le déplacement de centaines de délégués ; nous ne devons pas oublier que nous sommes en régime capitaliste, et que les caisses des organisations ouvrières sont plus souvent vides que pleines. Les délégués à ces Congrès sont désignés par l’Assemblée générale de leur organisation particulière, et y sont également représentées les diverses fédérations d’industrie ou de région ; ces fédérations n’ont pas voix délibératives, mais consultatives. Nous pouvons donc considérer que dans son esprit, la représentation est assez logique, et qu’il serait difficile de faire mieux dans la situation présente de l’organisation ouvrière et sociale. Les délégués au Congrès doivent s’inspirer des désirs de leurs mandants, pour approuver ou désapprouver le travail et la politique du bureau qui, ordinairement, fut désigné par le Congrès précédent et qui accepte, secondé par une Commission exécutive, la responsabilité de l’organisation, durant la période qui sépare deux Congrès ; d’autre part, les représentants des organisations ont à charge, toujours en s’inspirant de l’esprit des organisations qui les ont mandatés, de déterminer la ligne de conduite future de l’organisation nationale. Nous avons dit plus haut, que la façon dont sont organisés les congrès ouvriers n’était pas exempte de critiques. Il est, en effet, regrettable de constater qu’il arrive fréquemment que des « chefs » d’organisation usent du pouvoir et de l’autorité dont ils disposent pour s’imposer à la masse, et manœuvrent de telle manière qu’il est impossible de les déloger des fonctions qu’ils occupent et qu’ils entendent conserver indéfiniment. Ce sont des travers qui ne seront vaincus que par l’éducation des travailleurs qui, prenant leurs responsabilités, n’attendront pas leur libération de la venue d’un messie quelconque. Sans remonter bien haut dans l’histoire prolétarienne de la France, il faut cependant citer, car il exerça une réelle influence sur la vie et sur l’action du Prolétariat, le Congrès d’Amiens qui, en 1906, traça les droits et les devoirs de la classe ouvrière, détermina le but qu’elle poursuivait et élabora une charte restée célèbre dans le monde syndical.

Depuis la fin de la « Grande guerre », différents Congrès nationaux se sont réunis ; celui de 1919 mérite une mention particulière, parce qu’il fut celui où Jouhaux, secrétaire de la Confédération générale du Travail exposa et chercha à légitimer les déviations dont il s’était rendu coupable durant la guerre ; et aussi parce que ce Congrès marqua l’aube de la division du Prolétariat français, qui devait s’effectuer au Congrès suivant, à Lille. Deux tendances s’affrontèrent à ce quatorzième Congrès, qui tint ses assises dans la ville de Lyon, et les principes du réformisme et de la collaboration de classe sortirent victorieux de la bataille. Il est curieux de relire les déclarations du secrétaire de la C.G.T., qui défendit avec chaleur son attitude guerrière et les relations qu’il noua au cours de la boucherie, avec les représentants officiels des divers gouvernements. Le Congrès de Lyon ne fut qu’une préface ; insensiblement, la classe ouvrière ouvrit les yeux et comprit son erreur ; elle se sépara petit à petit des chefs réformistes qui voulaient éteindre le flambeau qui, durant des années, avait éclairé le prolétariat, mais ceux-ci se mirent sur la défensive, et par un statut arbitraire éliminèrent de l’organisation syndicale, les ouvriers et les syndicats qui refusaient de se courber sous le joug des dirigeants. Les forces prolétariennes furent coupées en deux et la scission fut consommée au Congrès de Lille.

Il se forma par la suite, en conformité avec le Congrès qui se tint à Paris, en décembre 1921, une nouvelle confédération ouvrière, qui prit le nom de Confédération générale du Travail unitaire, et qui ne tarda pas à grouper plusieurs centaines de milliers de travailleurs. Depuis cette date, toutes les tentatives pour regrouper les forces éparses de la classe ouvrière sont restées inopérantes. Dans chaque Congrès, des motions d’unité sont présentées et votées par les délégués du prolétariat, mais il semble que ces congrès soient guidés par des forces occultes et l’application de ces motions reste vaine. Le mal dont souffrent les organisations politiques a pénétré dans le giron du prolétariat, et les Congrès ouvriers n’offrent plus un caractère particulier, mais sont le théâtre de luttes politiques qui affaiblissent le prolétariat.

Il nous faut dire quelques mots sur les Congrès anarchistes et plus particulièrement sur ceux qui ont déterminé le mouvement anarchiste à son origine. C’est en 1873, que l’on doit fixer la naissance de l’anarchisme en tant que mouvement ; car si, antérieurement, les partisans d’une société anti-autoritaire travaillaient en collaboration avec les éléments révolutionnaires de l’Association internationale des Travailleurs, c’est en 1873 qu’ils se désolidarisèrent d’une façon catégorique des défenseurs du principe d’autorité. La résolution qui fut présentée au Congrès anarchiste de Berne, qui se réunit en 1876, résolution qui fut acceptée par tous les délégués présents mérite d’être citée :

1o Plus de propriété, guerre au capital, aux privilèges de toute sorte et à l’exploitation de l’homme par l’homme ;

2o Plus de patrie, plus de frontière et de lutte de peuple à peuple ;

3o Plus d’État, guerre à toute autorité dynastique ou temporaire, et au parlementarisme ;

4o La révolution sociale doit avoir pour but de créer un milieu dans lequel désormais l’individu ne relèvera que de lui-même, sa volonté régnant sans limites et n’étant pas entravée par celle du voisin.

Pour bien préciser les buts de l’Anarchisme, Elisée Reclus faisait adopter, en 1878, au troisième Congrès anarchiste qui tint ses assises à Fribourg, la résolution suivante :

« Nous sommes révolutionnaires parce que nous voulons la justice… Jamais un progrès ne s’est accompli par simple évolution pacifiste, et il s’est toujours fait par une évolution soudaine. Si le travail de préparation se fait avec lenteur dans les esprits, la réalisation des idées se fait brusquement. Nous sommes des anarchistes qui n’ont personne pour maîtres et ne sont les maîtres de personne. Il n’y a de morale que dans la liberté. Mais nous sommes aussi des communistes internationaux, car nous comprenons que la vie est impossible sans groupement social. »

Ces deux Congrès sont, à nos yeux, les plus importants, car ils établirent ce que l’on pourrait appeler une charte anarchiste. Il y eut par la suite, d’autres Congrès anarchistes, et notamment celui d’Amsterdam, en 1907, où Malatesta essaya de rapprocher les anarchistes individualistes et communistes, et tenta également de jeter les bases d’une internationale anarchiste. Malheureusement, ces tentatives échouèrent et, depuis, les anarchistes disséminés de par le monde n’ont eu entre eux que des relations par correspondance. Il faut espérer que la faillite des partis politiques donnera un renouveau d’énergie aux anarchistes, et que bientôt, unis nationalement et internationalement, ils se retrouveront dans les Congrès qui n’auront plus à jeter les bases de l’anarchisme théorique, mais à rechercher les moyens les plus propices pour abolir le capital et élaborer sur ses ruines une société libertaire de laquelle aura disparu l’autorité.


CONJECTURE. n. f. Jugement qui ne s’appuie que sur des probabilités et des suppositions. « La physionomie n’est pas une règle pour juger les hommes, elle nous peut servir de conjecture. » (La Bruyère.) Il ne faut jamais se fier aux apparences, et il ne faut jamais se baser sur des conjectures pour se faire une opinion. Condillac a dit fort justement : « Il est permis de conjecturer, mais avec beaucoup de réserve et de prudence, car celui qui conjecture ne s’appuie trop souvent que sur le vide ». Bien des gens devraient s’inspirer des conseils de Condillac, et ne pas émettre des jugements à tort et à travers. On se perd en conjectures, c’est-à-dire en présomptions, en suppositions, alors que la réalité brutale des faits devrait seule nous éclairer. La conjecture est dangereuse car elle est trompeuse et détermine parfois des erreurs regrettables.


CONJONCTURE. n f. Occasion, rencontre de circonstances. Il est des conjonctures favorables et des conjonctures fatales. « Toute confiance est dangereuse si elle n’est entière ; il y a peu de « conjonctures » où il ne faille tout dire ou tout cacher. » (La Bruyère.)


CONNIVENCE. n. f. Action de participer moralement à une action. Se rendre complice d’un fait en n’en empêchant pas l’exécution, bien qu’on en ait la possibilité.

« Un juge connive aux concessions d’un greffier. Le receveur connivait avec le percepteur. Cette mère connive au libertinage de sa fille. Peut-être alors serai-je forcé moi-même, d’écarter le soupçon d’avoir connivé à cet indigne procédé. » (Diderot.)

La connivence en matière criminelle est punie en vertu d’articles du Code pénal ; c’est ainsi que l’individu qui, de connivence avec un détenu, favorise par son silence l’évasion de celui-ci, est puni d’une peine de six mois de prison.

Le capital, ou plutôt la bourgeoisie est de connivence avec les gouvernements qui organisent la répression contre le prolétariat ; mais la bourgeoisie reste dans l’ombre et n’est que le cerveau ; le gouvernement est le bras. La complicité de la bourgeoisie n’en est pas moins manifeste.


CONQUÊTE. n. f. Action de prendre, de gagner, d’acquérir, d’obtenir par la force ou par la ruse, de capter une chose, un objet, une idée ; d’accaparer une ville, une province, un pays ; en un mot, soumettre quelqu’un ou quelque chose à sa domination. Les conquêtes peuvent se diviser en deux catégories bien distinctes : 1° les conquêtes utiles et bienfaisantes ; 2° les conquêtes nuisibles et criminelles. Les premières sont celles qui ne se réalisent pas au mépris de la logique, de la vérité ou de la justice ; elles se caractérisent par les victoires de la civilisation sur l’ignorance et la bestialité humaines. Ce sont les conquêtes de la science, qui, loin de servir aux appétits du capital et du militarisme, pénètrent au plus profond des couches sociales et viennent jeter sur l’humanité malheureuse une lueur l’espérance. Ce sont ces conquêtes qui, acquises au prix de sacrifices sans nombre, ont fait germer dans le cerveau des hommes, l’amour de la liberté et de la fraternité. Ce sont les conquêtes de tous les savants, de tous les philosophes, de tous les littérateurs, de tous les écrivains qui déchirent le voile du passé et nous tracent la route de l’avenir.

Hélas, ce ne sont pas les seules conquêtes qui illustrent l’histoire. « Il y a des crimes qui deviennent glorieux par leur éclat ; de là vient que prendre des provinces injustement s’appelle faire des conquêtes. » (La Rochefoucauld.) Les conquérants ont, depuis des siècles et des siècles, ravagé le monde et de même que l’herbe ne croissait plus partout où le cheval d’Attila avait passé, des civilisations se sont écroulées et éteintes partout où l’esprit de conquête à dominé. La terre fut le tout temps ensanglantée par des conquérants avides, répandant l’effroi sur leur passage et semant la haine, la misère et la mort. Les démocraties modernes n’ont rien à reprocher aux anciennes autocraties, et les enquêtes criminelles de nos sociétés modernes s’inscriront à l’encre rouge sur les pages de l’histoire. « A l’égard du droit de conquête, il n’y a d’autre fondement que celui du plus fort », nous enseigne J.-B. Rousseau, et il est vrai, hélas ! que « la raison du plus fort est toujours la meilleure ». C’est pourquoi il ne suffit pas aux opprimés de ce monde d’avoir raison, il faut aussi qu’ils aient la force et la puissance de se faire craindre, s’ils veulent partir à la conquête de la richesse sociale accaparée de nos jours par une poignée de parasites.


CONSCIENCE. n. f. Ce mot a deux sens philosophiques bien différents. Il désigne cette connaissance ou ce sentiment de ma propre existence qui accompagne tous mes états intérieurs ou peut-être seulement mes changements d’état. Il désigne aussi le jugement secret qui approuve certains de mes projets et de mes actions mais en blâme d’autres. Au premier sens, le mot appartient à la psychologie. Au second, il appartient à l’éthique, sagesse ou morale.

Conscience Psychologique ou Conscience de Soi. — Encore que les sophistes aient opéré en philosophie la première révolution critique, c’est-à-dire le premier effort pour tourner notre attention non plus vers le monde extérieur, mais vers le monde interne ; encore que Socrate, le plus grand des sophistes, recommandât de se connaître soi-même : on ne trouve jamais, dans ce qui nous reste des sophistes et des socratiques, un mot qui se puisse traduire par conscience. (Pourtant, le verbe d’où se tirera le substantif correspondant se rencontre au moins dans Xénophon.)

Platon ne distingue pas la conscience des autres opérations de l’esprit ; il ne connaît aucune forme commune aux faits intérieurs. Là où nous disons conscience, il énumère : raison, science, mémoire et opinion juste. Comme nous disions qu’on ne jouit pas d’un plaisir sans en avoir conscience, Platon, au Philèbe, exige, pour qu’il y ait plaisir, que les quatre caractères sus nommés accompagnent la cause de la jouissance. Aristote, quoiqu’il en fasse une manière de théorie tâtonnante, n’a pas non plus de mot pour désigner la conscience psychologique. Les stoïciens sont les premiers à donner nom et unité au sens intérieur ; ils l’appellent synédèse, et ce mot est composé exactement comme notre mot conscience.

Le problème de la conscience psychologique de ses « données immédiates » et de ses limites est fort difficile. Je n’ai pas la prétention de le résoudre, ici ni ailleurs. Trois grandes thèses s’y combattent. Pour certains spiritualistes (Leibniz, Maine de Biran, Ravaisson, Bergson), la conscience atteint en nous l’être un, identique, cause de ses propres actions. Elle nous donne du réel, de l’absolu, du vital. Grâce à elle, la psychologie, si elle sait devenir assez profonde, assez large et assez hardie, englobe la métaphysique et l’illumine.

Pour l’école critique, la conscience est une forme ; elle ne révèle pas l’être réel que je suis ; elle dit seulement comment je m’apparais, comment je ne puis pas ne pas m’apparaître. Toutes les idées que les spiritualistes prétendent dégager de cette apparence inévitable, idées de cause, d’unité, d’identité, ne sont que les formes à priori qui rendent possible cette apparence, et rien ne nous permet d’affirmer que quelque chose répond à ces idées dans la réalité. Les empiriques (Stuart Mill, Alexandre Bain, Herbert Spencer, Th. Ribot, etc.) voient dans la conscience, la caractéristique des faits psychologiques, lesquels sont probablement des faits physiologiques d’une certaine intensité. La science de l’esprit n’est que la science des faits accompagnés de conscience et des lois selon lesquelles ils s’associent. Comme toutes les autres sciences, elle reste confinée au pays des phénomènes, ne saurait nous projeter dans le royaume de la substance, de l’absolu et du vital. La conscience n’existe que dans le changement ; sa forme la plus simple est l’oscillation entre deux états. Toute conscience reste donc relative, et par suite, toute pensée. D’ailleurs, la conscience, qui a évolué, nous présente aujourd’hui comme primitifs et irréductibles des phénomènes dérivés et très complexes. Quant aux phénomènes inconscients, sur quoi Leibniz attira le premier l’attention, la plupart des empiriques les classent comme physiologiques, non comme psychologiques. Ils n’y voient, avec Stuart Mill, que « modifications inconscientes des nerfs ».

J’indique rapidement mon opinion, qui sans doute, importe peu au lecteur. La thèse empirique et la thèse critique me paraissent contenir, l’une et l’autre, de beaux éléments de vérité. La thèse empirique est supérieure comme hypothèse de travail. La thèse critique me satisfait davantage, les jours ambitieux et imprudents, où je m’amuse dès maintenant à une explication totale qui sera peut-être toujours prématurée. Je sollicite, d’ailleurs, l’une ou l’autre assez pour l’accorder à ma psychologie pluraliste (voir ce mot), c’est-à-dire à ma persuasion ou à ma rêverie que ma substance intérieure est, comme la matière de mon corps, une colonie d’êtres innombrables.

Conscience Éthique. — On dit plus souvent « conscience morale ». Mais mon immoralisme de sagesse, qui conserve et individualise le sens éthique, ne me permet pas de parler selon la coutume. (Voir les mots Éthique, Morale, Sagesse). Dans sa signification éthique, le mot conscience a contre lui d’avoir été ignoré de tous les anciens, d’être une création du christianisme. À condition de le désarmer de tout venin autoritaire, il est pourtant commode pour désigner l’ensemble de ce que Socrate appelait « les lois non écrites » ; pour rappeler aussi, avec cette doctrine des sophistes que « l’homme est la mesure de toutes choses », cette formule d’Aristote que « l’homme bon est la règle et la mesure du bien ».

Par une analyse heureuse, les docteurs du moyen-âge reconnaissent dans la conscience éthique un élément intellectuel (distinction du bien et du mal) et un élément sentimental (penchant vers le bien, recul devant le mal), qu’ils nomment syndérèse.

Ne consultez ni le Littré, ni le Larousse. Ici, comme en quelques autres occasions, ces excellents dictionnaires vous jetteraient dans l’erreur. Ils ne connaissent qu’un sens tardif et dérivé ; ils font de syndérèse un synonyme bien inutile de remords. Et ils donnent une étymologie absurde. La francisation du mot date du xvie siècle. C’est pourquoi on le fait venir du grec syntézésis et on lui fait porter la marque de la prononciation des Grecs modernes, qui, après la lettre correspondante à n, donnent au t le son de notre d. Dans tout le moyen-âge, on le rencontre, pour la première fois, dans Saint Jérôme (mort en 420). Il est probable que le mot bizarre est dû à une erreur de copiste : Jérôme, transformant en faculté éthique la conscience psychologique, avait sans doute écrit le mot stoïcien synédèse.

À cause de son origine religieuse, le mot conscience conserve souvent un sens autoritaire. Quand la troisième République rendit laïque le personnel de son enseignement et feignit d’en laïciser la couleur superficielle, elle fit un acte de foi un peu mystique en la conscience morale, proclama le bien et le devoir comme des évidences universelles et qui se suffisent. On purgea la morale de ses ridicules sanctions infernales ou paradisiaques, non de son caractère obligatoire. Sous l’influence conjuguée du Cousinisme et du Kantisme, on fit de l’obligation le centre de la moralité et on prêcha « la religion du devoir ». Un des meilleurs théoriciens de la doctrine : C.-A. Vallier, écrivait en 1822, dans l’Intention Morale, ces paroles austères : « La loi morale ne se révèle qu’à ses adorateurs ; elle veut être crue sans preuve. Elle est parce qu’elle est ou plutôt parce que nous voulons qu’elle soit. »

Plusieurs sentaient que ce chemin conduisait vers plus de liberté qu’ils ne voulaient et tentaient de donner à la morale quelque fondement métaphysique. Fondement ruineux dès qu’une dogmatique n’est plus imposée. Les meilleurs de ceux qui essayent ces tentatives désespérées, Frédéric Rauch, par exemple, ou M. Lévy-Bruhl, les désavoueront plus tard.

La conscience individuelle, sans avoir subi aucune déformation éducative, permettrait-elle la construction d’une morale universelle ? D’une, non, mais de plusieurs. Parce que, même sans aucun enseignement, elle est déformée et contient d’innombrables éléments sociaux et grégaires. Bête de troupeau, le chien Nietzsche pour qui elle exige l’intensité de la vie et la domination sur les moutons. Pour l’anthroposociologie des étatsmajors et des nationalistes intégraux, elle sacrifie l’humanité à une nation et fait l’apologie de la guerre. La stupide conscience de l’Américain moyen chante haine du nègre et la gloire du dollar. Pour Adam Smith, la conscience n’est que sympathie ; pour Schopenhauer ou pour Tolstoï, n’est-elle pas un autre nom de la pitié ? Mais chez Herbert Spencer, elle devient un hymne en l’honneur du Progrès, c’est-à-dire l’Hétérogénéité Croissante.

Les siècles nous ont fait une conscience bien contradictoire.

Que chacun fasse l’effort d’éliminer tout ce qu’il porte de grégaire et de se découvrir lui-même. Mais qu’il ne se flatte pas de pouvoir ensuite déchiffrer les autres.

Il est d’une prudence élémentaire de se refuser à déterminer le contenu pur de la conscience éthique, reconnaître qu’elle peut varier avec les individus, que chacun est la mesure de sa vérité et que je ne puis éclairer et diriger que moi-même.

Je reviens volontiers à l’éthique stoïcienne, mais en l’amendant pour lui donner une forme. Être multiple, l’homme est déchirement et douleur s’il ne sait se faire harmonie et bonheur. Il veut être heureux ; il ne se découvre, aux profondeurs, nul autre but qui lui attribue une vocation différente, confond des moyens, efficaces ou non, avec la fin véritable. Or, le bonheur ne se trouve que dans l’accord avec soi-même. Ma conscience, c’est mon besoin d’harmonie ; la voix de ma conscience, c’est l’avertissement devant ce qui empêchera ou troublera mon harmonie. Je suis intelligence, cœur et instinct. Il faut que j’arrive a mettre d’accord tout cela. Quand tout cela se précipite vers un geste ou recule devant un geste, ma conscience est ce oui ou ce non unanime de mon être. Lorsque tout cela n’est pas d’accord, ma conscience et son incertitude sont la recherche tâtonnante de mon harmonie. Parfois — rarement — elle exige un sacrifice. En cas d’absolue nécessité, je fait couper, pour sauver ma vie, mon bras gangrené. Pour sauver mon harmonie essentielle, il m’arrive de rejeter un de mes instincts. Plus souvent je réussis à l’apaiser par une satisfaction de rêve ou à le diriger et l’utiliser. Comme disent les psychanalistes, je le platonise ou je le sublime. Jamais je ne puis sacrifier ni ma raison ni mon cœur. Je meurs également si on me coupe la tête ou si on m’arrache le muscle cardiaque. De même je ne conserve une vie éthique qu’autant que je protège ma raison et ma sensibilité humaine. Pour les protéger et les mettre d’accord, je n’ai guère qu’à les découvrir. Dans leur pureté, ils sont toujours en harmonie comme deux nécessités de ma vie, comme deux conspirateurs pour ma vie. Leur lutte apparente est faite de confusion. Tant que je prends ma logique pour ma raison ou les traditions pour mon cœur, je suis un pauvre être divisé avec lui-même. Dès que j’atteins la vérité de mon cœur et de ma raison, je connais ma profonde volonté et ma joyeuse harmonie.

Mais le chœur émouvant que forment mon sentiment et mon intelligence chante des conseils, non des ordres. Je repousse en riant l’idée que l’impératif éthique puisse avoir une autorité particulière. Nulle obligation. Mais l’impossibilité d’être heureux sans écouter ma conscience. Quelque chose d’analogue à l’impossibilité de sourire à la phrase que j’écris, tant que je ne lui ai pas donné rythme et clarté.

D’après Kant et ses suiveurs, l’obligation fait partie de la définition même de la morale. Partout ailleurs, il y a impératif hypothétique : « Fais ceci, si tu veux cela ». Ici il y aurait impératif catégorique : « Fais ceci », sans condition. Si Kant avait raison, le sage verrait là un motif de plus de révolte et d’immoralisme.

Mais Kant se trompe. L’Impératif éthique n’est pas catégorique en fait puisqu’on lui désobéit. Et il est hypothétique comme tous les impératifs humains. « Si tu ne veux pas que je te fasse fusiller », sous-entend le colon qui me donne un ordre. Ainsi son ordre est un conseil, que peut-être un conseil intérieur affrontera et me fera mépriser. Le conseil prend l’apparence d’un ordre quand on suppose que je veux réaliser l’hypothèse sur quoi il s’appuie. Tout comme les anciens rois de France, mon médecin rédige des ordonnances : il suppose légitimement que je veux guérir et vaniteusement que j’ai confiance en lui. Un professeur de danse ou de billard profère ses règles aussi apodictiquement que Kant ou mon curé : ma présence chez eux les autorise à sous-entendre mon vouloir.

Pour l’être noble qui a soif de vérité, de beauté créée, de beauté vécue, trois impératifs deviennent, par son vouloir et sa constance, catégoriques. Il a épousé sans divorce possible les trois hypothèses. Il est prêt à sacrifier les fins moins intéressantes à la science, à l’art au rythme libre de sa conduite. Mais la nécessité intérieure de savoir, de créer ou de se réaliser n’a une force triomphante que chez un petit nombre. Pour les populaces d’en haut ou d’en bas, sont autrement impératives, non point seulement les nécessités biologiques, mais les fantaisies chatouilleuses ou enivrantes du plaisir, de la richesse, de la vanité. La conscience est aussi facile à étouffer que le goût délicat ou l’amour du vrai. Pour défendre en nous ce centre libre, ne nous laissons « bourrer le crâne » ni par autrui ni même par la logique ; ne nous laissons bourrer le cœur ni par ! es instincts ni surtout par les traditions. — Han Ryner.

CONSCIENCE. (lat. conscientia). Sentiment qu’un être a de son existence — sentiment du moi, ex : L’homme a conscience de sa liberté. Un profond sommeil lui a fait perdre la conscience. Sentiment intérieur par lequel l’homme juge du bien ou du mal de ses actions, ex : Suivre les inspirations de sa conscience ; parler contre sa conscience.

Tout le monde attache au mot « Conscience » deux acceptions différentes. Certains dictionnaires donnent jusqu’à dix-sept définitions de ce mot. Cela provient de l’état actuel de la science, qui ne peut démontrer la réalité de la conscience en tant qu’être immatériel et qui est en conflit avec les religions, qui affirment que la conscience est une qualité de l’âme. D’autre part, la science matérialiste apporte un troisième point de vue :

La conscience, ou sensibilité, ou sentiment d’existence, est une fonction de la matière à un certain moment de son évolution. Philosophiquement, il est d’une grande importance de savoir ce qu’est la conscience. Descartes expose et défend ce point de vue : si l’âme, la conscience, la faculté de sentir, sont une fonction de la matière, la conscience, l’âme, la faculté de sentir, sont partout, à un degré différent. Il n’y a pas de différence essentielle entre l’homme et les animaux, les animaux et les choses… il n’y a pas, de ce fait, de Liberté ; l’homme est matière, essentiellement matériel ; il n’y a ni bien ni mal ; le seul bien est de satisfaire ses passions, et comme la conscience n’existe pas en réalité, il n’y a pas de mal à employer pour cela tous les moyens. Au contraire, si l’homme seul possède une âme immatérielle, une conscience réelle, les ordres de cette conscience doivent être écoutés et sont le bien, les interdictions le mal. Et plus tard, le socialiste belge Collins reprend le même raisonnement, quant aux conséquences de la négation d’une conscience — psychogène — réelle, immatérielle, chez l’homme. Il prétend couper en deux, la série continue des êtres et différencier essentiellement, l’homme des animaux. Sa démonstration est la suivante. Chez l’homme où il y a sentiment d’existence, il le traduit par le Verbe. Les animaux ne développent pas le Verbe. On ne sait donc pas, — « a priori », — s’ils sentent — quoi qu’ils en aient toutes les apparences. Or, trois choses sont nécessaires et suffisantes pour développer le Verbe : 1° Un organisme à mémoire centralisée, capable de mouvements multiples ; 2° Un état de société réelle ; 3° Le sentiment d’existence.

Les animaux ne développent pas le Verbe, donc, il leur manque un des trois attributs. Lequel ? Ils ont le premier et le second. « A priori » on ne sait pas s’ils ont le troisième. Or, lorsque ces trois conditions se trouvent réunies chez un être, le Verbe naît. Donc, ils n’ont pas d’âme, pas de conscience. Le bien et le mal existent. Le bien est la direction des passions par la conscience, afin de les faire contribuer au bien-être individuel et social.

Le Dantec, dans son excellent ouvrage : « Science et Conscience », expose le mécanisme de la Conscience matérielle et nie le bien et le mal. En effet, lorsque dans l’Univers, tout est matière, force, il ne peut y avoir qu’un seul bien : être fort, et un seul mal : être faible.

Comment, dès lors, s’explique le phénomène de la Conscience, de l’Impératif de Kant. Toutes les sensations, tous les mouvements, sont transmis par le système nerveux, au centre : cerveau, sous forme de vibrations. Chaque vibration s’inscrit dans la matière cérébrale comme sur un disque de phonographe. La trace est plus ou moins marquée, selon la puissance et la durée des vibrations. Cette faculté qu’a la matière du cerveau de conserver les modifications qu’elle reçoit est la mémoire générique. Chaque sensation s’allie toujours à une modification bonne ou mauvaise, agréable ou désagréable. Quand la circonstance où s’est produite telle ou telle sensation, ou une approximative, est rappelée au cerveau, par des paroles, la vue d’un lieu ou d’un acte, un choc, etc…, mécaniquement, se réveille aussi la sensation agréable ou désagréable qui avait accompagné la première ou les premières modifications. Peu ou prou, cette tendance se transmet par hérédité. Mais le rythme créé en une matière cérébrale par diverses modifications peut être annihilé, voire même effacé, par des sensations nouvelles ; c’est pourquoi, l’éducation est capable de créer une conscience, ce qui explique, que Bien et Mal, n’aient pas la même signification pour des individus différents, et ce en suivant rigoureusement les commandements de leur conscience.


CONSCIENCE (Objection de). — La raison, quand elle est sociale, a, naturellement, cette disgrâce : de n’être subtile, à l’ordinaire, qu’afin de tromper et corrompre la raison. C’est elle qui, par les « distinguos » où se tiennent encore des hommes importants, honorables, amis sincères mais trop timides de la paix, complique jusqu’à le pervertir, jusqu’à le faire paraître subversif, alors qu’il ne signifie que le droit de tout le monde à la vie, le vœu de ceux qui sont appelés, communément, les « objecteurs de conscience ». On désigne par ces mots les hommes, trop rares encore, qui, déférant ainsi aux commandements chrétiens : « Homicide point ne seras », « Tu ne tueras point », « Aimez-vous les uns les autres », etc…, font acte des plus généreux scrupules de la conscience humaine, pour refuser ouvertement, publiquement, solennellement :

1° De faire la guerre ;

2° D’apprendre, préalablement, le métier des armes ; c’est-à-dire : de consentir le service militaire, obligatoire, aujourd’hui, dans la plupart des nations : celles-là mêmes qui se targuent de prendre la tête de la Civilisation.

En ceci comme dans la plupart des cas, il semble bien que l’homme simple approche, seul, la vérité.

Je définis l’homme simple : celui qui, non moins sain d’esprit que de corps, s’impose d’être vrai envers lui-même ; ce qui lui permet d’être, le plus aisément du monde, vrai envers autrui, envers l’univers des hommes.

Cet homme simple, lorsqu’il tente d’accomplir l’œuvre de la paix : — « le plus difficile des combats », a dit Jaurès, — ne s’adresse, pour les moyens, qu’à la paix seulement. Il dénonce et condamne, comme une cause perpétuelle de guerre, le sophisme, dont les nations font encore leur règle : « Si vis pacem, para bellum ». Il se borne à se dire, plus lucidement, plus honnêtement : « Si tu veux la paix, prépare la paix… Et ne prépare que la paix… »

On ne lui répond pas, hélas ! à cet homme simple : que la guerre est dans la nature des choses et que la Nature en est tout habitée. Il connaît, hélas ! son propre corps : ce champ de bataille où ses maîtres innombrables : les Microbes se livrent un combat de toutes les secondes ; combat nécessaire à sa bonne santé, à la durée de sa vie, à lui l’homme… Il sait encore — ô dérision ! — que sa mort immédiate serait faite de la paix que, soudain, signeraient (sic) entre eux ces maîtres impondérables.

Mais il voit, aussi, que l’homme ne se trouvait pas bien de vivre passivement dans la nature, puisqu’il n’y est pas resté. Il voit que l’homme est assez doué, assez inventif, pour secouer souvent le joug naturel. Il voit même que cet homme ne s’est réalisé dans l’esprit et dans la civilisation que par la pénible et très lente conquête qu’il a faite de lui-même sur cette nature, où le Bien et le Mal sont des « distinguos » inconnus, où, seule, la Nécessité règne, où l’Ordre oscille, éternellement, de la Vie à la Mort, solidaires l’une de l’autre…

Il est conduit ainsi à reconnaître — et cette reconnaissance, c’est tout son espoir, c’est, aussi, son salut déjà — qu’il se peut affranchir, dans une assez haute mesure, des dures lois où semblent être à jamais réduites les autres espèces que la sienne.

Il lui est possible ainsi de ne plus voir dans la guerre une fatalité irréductible.. Or, par cela même qu’il conçoit que la guerre ne lui est pas inévitable, qu’elle ne sera pas toujours : — c’est-à-dire : que les peuples auront, un jour, autant d’intérêt, de profits à vivre dans la paix qu’ils en eurent longtemps à valoir pour la guerre, — l’homme cesse de déclarer lui-même, éternellement, la guerre au monde. Dans ce monde, il apporte ainsi ce qu’il y voulait trouver : la paix. Elle existe déjà puisqu’il l’a pensée.

C’est un immense progrès, lequel est gros de bien d’autres progrès encore : que les hommes en soient arrivés à dire banalement : « La guerre ne sera pas toujours. Un jour viendra qui verra les peuples, ni meilleurs ni pires qu’aujourd’hui, vivre dans la paix, parce qu’ils auront été obligés en quelque sorte à la faire. »

Nous éprouvons ainsi que créer véritablement la paix, c’est notre œuvre, notre grand œuvre ; et que c’est un grand œuvre possible. Nous commençons à découvrir que la paix sera entre les peuples, puis entre les hommes, dans la mesure où nous l’aurons précisée, où nous l’aurons aimée, servie, voulue.

L’important, c’est, donc, d’abord, de la vouloir.

Marivaux dit quelque part (dans Le Jeu de l’Amour et du Hasard, je crois) : « Il faut être trop bon pour l’être assez ».

Je serais tenté de dire : « Il faut être trop pacifiste pour l’être assez ».

Mais, à vrai dire, est-ce être trop pacifiste que de tenir le langage de celui que j’appelle l’homme simple, et que je pourrais appeler aussi bien : l’homme vrai… Car rien n’est moins « simpliste », peut-être, que cet homme simple…

Que dit-il ?

Il dit à la société des hommes avec laquelle il a passé implicitement un contrat :

« Accepte que je te prenne au sérieux plus et mieux que tu ne le fais toi-même.

« Je sais à quoi je m’engage en m’accommodant du bénéfice comme du maléfice de tes mœurs et de tes lois. Je m’engage à t’aider à durer, à vivre. Je te dois donc, de la vie. Je te l’apporte, dans la mesure de mes petites forces. Cela s’appelle mon travail, mon intelligence — si j’en ai. — Cela s’appelle droits et avoirs tant bien que mal accordés, équilibrés, ma sociabilité. Comprends bien que je ne suis pas un anarchiste. Sinon, il me suffirait de t’avoir dit : « Ton ordre n’est pas le mien. Je ne dois donc rien à ton ordre… Et je ne vais pas perdre mon temps à faire valoir contre. toi les droits naturels de ma conscience, et ses scrupules… »

« Je ne suis qu’un brave homme, un homme moyen. qui, t’ayant pris au sérieux, entend te faire, non seulement le moins de mal possible, mais le plus possible de bien. Il a passé un contrat avec toi… C’est encore le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau… Je t’embarrasserais singulièrement, je crois, en te posant cette question : « Ce Contrat social, vas-tu jurer que Rousseau l’eût rédigé s’il avait pu prévoir ceci, qui n’était pas de son temps : tous les hommes valides d’un pays obligés à être soldats ; les nations armées jusqu’à n’être plus que des troupeaux militaires ?… On oublie trop, semble-t-il, que la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen (la seconde comme la première dont nous faisons encore plus vanité qu’application) ne contient même pas le mot Patrie. On oublie trop aussi, que, lorsqu’il devint un mot à la mode, ce mot patriote désignait moins l’homme attaché à sa patrie que le révolutionnaire attaché à la Révolution. On disait la Patrie, comme Rousseau avait dit : l’État… Cela, pour réagir, dans le langage quotidien, contre la Monarchie et contre le Roi, lequel disait : « L’État. c’est moi… »

« Tout cela, qui n’était, dès l’abord, que phraséologie, est devenu du sentiment, des principes et, finalement, la Loi elle-même… Victor Hugo l’a bien dit : « Car le mot c’est le Verbe : et le Verbe, c’est Dieu ». Ce que les braves gens traduisent vulgairement en disant : « Les paroles restent »… Mais je ne veux pas t’embarrasser, chère Société. Je veux seulement, te prenant plus au sérieux que tu ne le fais toi-même, te servir, en t’apportant ce qui, seul, te peut vraiment servir, ce que je me suis engagé seulement à te dévouer, en signant implicitement le contrat qui nous lie : La Vie.

« Que m’apprends-tu toi-même, Société ? Que le crime le plus grand, pour un homme, c’est d’être homicide ; que je ne dois pas tuer… Tu me fais même un devoir de la liberté, de l’égalité et de la fraternité ; ce qui tient tout entier dans cette formule évangélique : « Aimez-vous les uns les autres ».

« Je réponds : « De tout mon cœur, de toute ma raison… De tout mon espoir comme de tout mon désir… »

« Mais — chose singulière, et qui nous ferait désespérer de la raison comme de toi ! — a peine t’ai-je donné mon assentiment aussi plein que sincère, j’ai cette stupeur : que ce soit toi qui devienne réticente, chicanière, évasive ; que ce soit toi qui ratiocines comme un rabbin juif ou comme un Père de l’Église byzantine… Ce qui n’est pas peu dire.

» Que me dis-tu ? Ceci : Homicide point ne seras… Il est, pourtant, des cas où…

« Tu ne tueras point… A moins, pourtant, que…

« Aimez-vous les uns les, autres… Mais, tant que la guerre sera possible, il vous sera, non seulement obligatoire, mes enfants, mais glorieux de faire de la guerre… Et, pour commencer à vous aimer les uns les autres, apprenez, les uns et les autres, à vous bien tuer. Et, pour cela, soyez tous des soldats. »

« Voire ! »

L’homme simple se demande : « Qui trompe-t-on ici ?… Ce n’est pas moi, d’ailleurs, que l’on trompe. Car je me faisais, par mes propos, plus candide, plus bête, que je ne le suis en réalité… Je vois plutôt que c’est la société avec laquelle j’ai implicitement passé un contrat qui se trompe elle-même. Je voulais par elle la vie, — rien que la vie. Elle est assez malheureuse, assez démente, assez aveugle encore, pour exiger seulement de moi que je l’aide à s’assassiner elle-même »…

Mais l’homme simple se doit, pour faire honneur à sa simplicité, d’être un honnête homme : ce que j’appellerai « un honnête homme quotidien », aussi quotidien que la vie elle-même.

Qu’il ait raison dans l’absolu, ou mieux : dans la vérité, voilà qui ne sera contesté par aucun de ses contradicteurs. Et, d’un certain point de vue anarchiste (qui n’est pas, d’ailleurs, tout le point de vue anarchiste), cela pourrait suffire à me dispenser d’en dire plus long.

Mais l’homme simple s’entend répondre, à bon escient d’ailleurs, à bon droit même : « On ne vit pas dans l’absolu. Et, vous, pas plus que personne… On n’a donc pas raison par l’absolu »…

L’homme simple se fait honneur — je dirai surtout : honnêteté — de n’avoir pas raison par l’absolu, et de déchoir fraternellement des belles cimes où il eut pu continuer de causer familièrement avec cet absolu.

Quelque admiration qu’il professe pour eux — et cette admiration est grande et vive — il ne prétextera donc pas l’exemple des « objecteurs de conscience » qui l’ont précédé, et dont la sagesse hardie et, pourtant, toute normale, l’inspire.

Ils sont trop, d’ailleurs… A ne commencer que par les premiers chrétiens, lesquels ne refusaient pas toujours seulement le service militaire, mais l’impôt (plusieurs d’entre eux ne sont encore des Saints, sur notre calendrier, que parce qu’ils ont refusé les deux)…

L’homme simple oubliera, donc, entre tant, ce patron des Gaules : Saint-Martin de Tours, lequel proclamait, en 380 après Jésus-Christ : « Soldat du Christ, je ne combats pas avec l’épée ».

Il ne fera pas argument, quel que soit l’amour qu’il leur voue, des exemples des Quakers, de celui, plus révolutionnaire dans ses affirmations, des Doukhobors, disciples de Tolstoï… Il pourrait remplir de leur martyrologe plusieurs pages de cette Encyclopédie… Mais il ne ferait ainsi que répéter ce qui sera dit de ces véritables chrétiens, et mieux : de ces véritables civilisés, les seuls vraiment exemplaires, quand on écrira d’eux spécialement dans cette même Encyclopédie…

Quittant les exemples, les précédents sublimes, l’homme simple ne paraphrasera même cet aveu, dépouillé d’artifice autant que rempli de sagesse, du très, du tout lucide Ernest Renan : « Je n’aurais pu être soldat. J’aurais déserté. »

Il ira même jusqu’à oublier que jusqu’au jour qui vit, après la France et la Prusse, les plus importantes nations décréter le service militaire obligatoire, c’est-à-dire : jusqu’en 1872 environ, les neuf dixièmes des hommes qui composent le plus sûr et le plus vif honneur des sciences, des lettres, des arts et des morales, ont été exonérés de l’obligation militaire.

Ceci nous fait comprendre, d’ailleurs, que, n’étant pas inquiétés par l’armée, dans leur liberté et dans leur égoïsme, ils ne nous aient pas précédés dans l’honneur de résoudre le problème posé par l’objection de conscience ; ou qu’ils n’y aient fait que de philosophiques allusions… Aussi bien est-il remarquable que, dans les Congrès de la Paix, où les objecteurs de conscience tendent de faire prévaloir leur « pacifisme intégral », les honnêtes hommes qu’ils voient se dresser contre eux soient, à quelques exceptions près, des vieillards ou des adultes exonérés, pour un motif quelconque, de la servitude militaire. Le signataire de ces lignes tient à préciser que, frisant la cinquante-deuxième année de son âge, il ne relève plus de l’armée.

L’homme simple, s’il ne fait pas table rase du passé, lequel ne lui mesurerait, d’ailleurs, pas les arguments émouvants, s’impose de ne rien lui demander.

Il se tourne seulement vers la société avec laquelle, implicitement, il a passé contrat, et il lui dit :

« Je crois t’avoir compris. Tu veux la paix, mais, en la préparant, surtout par les moyens qui sont ceux de la guerre… Tu la veux comme la veut, par exemple, M. Raymond Poincaré, qui t’a fait tant de mal ; comme la veulent ses pairs : « Dans l’Honneur, dans le Droit et dans la Force… » Je pourrais te répondre par un langage plus sobre, qui est, tout sainement, celui de la vérité, sans doute : « Il ne faut pas vouloir, si toutefois, on le veut vraiment, la Paix dans l’Honneur, le Droit et la Force… Ce qu’il faut vouloir, c’est l’Honneur, le Droit et la Force dans la Paix… » Mais passons…

« Je me borne à te demander ceci :

« La guerre des peuples est bien, n’est-ce pas ? devant ton jugement même, le plus grand des crimes ? Tu me réponds : « C’est le plus grand de tous. Nous devons travailler à tuer la guerre, et, d’abord, à la déshonorer. » C’est ici un langage devenu ordinaire, et que nous tiennent même ceux qui sont les préparateurs les plus sûrs de cette guerre qu’ils condamnent.

« Je continue : « Un crime, le plus grand des crimes : c’est entendu ? Mais le propre de l’homme n’est pas, hélas ! d’être bon. Et sa vitalité même s’accommode souvent des plus grands crimes… La guerre est odieuse. Mais c’est peut-être une sélection nécessaire, laquelle permet au plus fort de durer malgré le pullulement du plus faible ?… Et puis, la guerre ne développe-t-elle les valeurs morales, ne les fait-elle pas paraître incomparablement ?… » Voilà, seulement vingt ans, tu m’aurais répondu, chère Société : « Oui, la guerre est odieuse. Mais elle est cette sélection. Elle est ce prétexte à la mise en valeur des vertus morales ». Et nous en eussions discuté… Il n’en est plus besoin désormais. Ce sont tes augures les mieux famés, tes oracles les plus célèbres parfois, eux-mêmes, qui, instruits par la dernière guerre : celle qui fit douze millions de cadavres, sont les premiers à nous dire : « Sans doute, la guerre est bien une sélection. Mais c’est, peut-on dire, une sélection à rebours. Nous ne le voyons que trop, hélas ! ceux qu’elle nous a pris, c’étaient les plus jeunes, les plus forts, les plus hardis ; les plus généreux aussi, bien souvent. Ceux qu’elle nous a laissés, ce sont, à l’ordinaire, les autres, tout le reste des autres… Quant à l’affirmation des valeurs morales ?… Bornons-nous à constater l’endurance, qui fut, en effet, extraordinaire… Mais, prudemment et dignement, taisons-nous du reste… La guerre, il semble bien qu’elle ait trouvé désormais son symbole dans ceci : la Boue… L’Arioste, apprenant la naissance de l’artillerie à la bataille de Crécy, s’écriait : « La guerre s’est déshonorée. » Que ne dirait-il pas aujourd’hui ?…

« Je m’obstine pourtant, étant homme simple, a continuer, et je te dis, chère Société : « Entendu pour le plus grand des crimes. Entendu pour la sélection à rebours. Entendu, malgré tant d’émouvants sacrifices, pour l’impuissance de la guerre à faire, désormais, éclater les hautes valeurs morales… A se montrer ce que le sage et pacifique Montaigne voyait en elle : « L’action la plus pompeuse des hommes… » Mais il est fréquent — je n’ose dire : ordinaire — que le crime profite à celui, a ceux qui l’ont commis. La guerre peut être, à tout le moins, une bonne affaire.

« Autrefois, chère Société, tu m’aurais certainement répondu : « Ce grand crime est, finalement, pour le vainqueur, une bonne affaire. On a voulu les moyens. On a la fin. Amen ! Et la justice n’est pas de ce monde ».

« Que me répondent aujourd’hui tes augures, tes oracles les plus illustres eux-mêmes ? Ceci : « La dernière guerre a fait paraître implacablement à tous ce que nous savions déjà, sans oser le dire : Que, voilà bientôt cent ans que la guerre — une bonne affaire tant que les civilisations furent éminemment agricoles — ne paie pas… Qu’elle fait des vainqueurs aussi dépourvus, aussi ruinés, aussi exsangues, finalement, que les vaincus… Quand ils ne le sont pas davantage… »

« Toute paix est bonne ; toute guerre est mauvaise », avait dit l’honnête Franklin.

En 1877, le malhonnête Bismarck pouvait, sans crainte d’être démenti, déclarer devant le Reichstag : « La France s’est relevée plus vite de sa défaite que nous de notre victoire… » Avertissements inestimables, puisqu’ils furent si peu entendus ! Le noble Norman Angell nous prouvait péremptoirement, en 1909, par son beau livre : La Grande Illusion, que cette grande illusion, c’est ce que les hommes s’obstinent encore à appeler la Victoire, et que la guerre ne peut être, dorénavant, que la plus désastreuse des affaires… Cela, quelle qu’en soit l’issue !… La raison d’un tel changement, on voudrait, pour l’honneur des hommes, de l’intelligence et de l’amour, qu’elle fût morale. Elle n’est fille — si je puis ainsi dire — que du Machinisme.

« Comme l’a lumineusement montré Francis Delaisi par son grand livre nécessaire, et qui devrait être dans toutes les bibliothèques : Les contradictions du monde moderne, leur économie, leur consommation, leurs finances, leurs industries, les moyens si nombreux, si divers et rapides qu’elles ont de communiquer entre elles, la complexité, le mystère surtout, des affaires qu’elles ont en commun, font que, aucune nation ne pouvant vivre aujourd’hui, d’une vie proprement nationale, toutes les nations sont impérieusement, étroitement solidaires les unes des autres. Leur ordre et leur vie elle-même sont faites de leur interdépendance.

C’est même cette interdépendance qui, obligeant les nations à se réconcilier, si elles veulent continuer de vivre, finira pas fonder les États-Unis de l’Europe. Et les États-Unis de la Terre, plus tard… C’est elle qui (si vis pacem para pacem) accomplit, péniblement, lentement, mais, sûrement, dans le temps, la grande œuvre de la paix.

« Or, quelle qu’en soit l’issue, quels qu’en soient les vainqueurs, la guerre, qui rompt cette interdépendance, qui détruit cet ordre, est, non seulement une faute monstrueuse, un crime inexpiable, mais une défaite irrémédiable : cela, non seulement pour les belligérants, mais pour le monde entier… A méconnaître une fois encore cela, à s’en remettre une fois de plus à la guerre du soin de régler ses différends, l’Europe courrait le risque de disparaître tout entière… Une nouvelle guerre, et qui, nécessairement, paraît, par comparaison, paraître la dernière : — celle qui devait être la dernière — comme un jeu d’enfants : c’en serait fini de la civilisation européenne, et de l’Europe elle-même… »

« Merci des renseignements », dit l’homme simple.

Alors, n’ayant que trop interrogé déjà sa « chère Société », et s’estimant suffisamment instruit, il conclut : « Je tiens de toi, chère Société, ma Mère, que, non seulement rien ne nous justifierait désormais de faire la guerre, mais que tout s’accorde pour nous la rendre odieuse et méprisable, pour nous en décourager, et mieux : pour nous en dégoûter. Je tiens de toi qu’elle est le crime le plus efficace que tu puisses commettre sur toi-même.

« Accepte que je t’aime assez, chère Société, ma Mère, pour n’être pas ton complice… Accepte que je tâche à te sauver, et, d’abord, à te sauver malgré lui. Trouverais-tu bien que, tenant de la nature une mère alcoolique ou, friande de stupéfiants, j’eusse ce sadisme de lui fournir l’alcool ou les poisons qui la doivent tuer, inévitablement, un jour ou l’autre ?

« Ne me dis pas, croyant être sage : « Comparaison n’est pas raison ». Cette fois-ci, comparaison est tout à fait raison… Ce qui est bon pour la santé d’un seul homme vaut, ici, pour la santé de tous les hommes.. La meilleure façon de tuer un dieu, ce fut toujours de ne pas le prier. La meilleure façon de désapprendre la guerre aux peuples, c’est encore que l’individu n’apprenne pas lui-même à la faire.

« Que, dévoué à ta conservation, chère Société, ma Mère, c’est-à-dire à la paix préparée par la paix seulement, l’individu commence par n’être pas un soldat. C’est une chance de moins qu’il aura d’être un guerrier… A toi, donc, tout mon travail, ma Mère, tout mon zèle, toute mon intelligence, tout ce qui peut faire prospérer en toi et la vie et l’esprit. Je ne me refuse qu’à ceci : te faire boire, vieille alcoolique ; t’empoisonner un peu plus, vieille stupéfiée… Bref, à parfaire ton assassinat, vieille ennemie de toi-même. »



Tels furent les arguments de bon sens, de bon sens seulement, dont j’essayais de nourrir le discours que je prononçai, à la Sorbonne, dans l’amphithéâtre Richelieu, le jour de septembre 1925, où le Congrès International de la Paix y discuta de l’objection de conscience. J’y étais le porte-parole de la Ligue pour la reconnaissance légale de l’Objection de conscience, laquelle m’avait commis à l’honneur de parler en son nom.

Le matin, la Commission du Désarmement avait adopté, par 15 voix contre 3 (sur 18 votants), un ordre du jour demandant la suppression des armées permanentes et du service militaire obligatoire. Cet ordre du jour, reconnaissant le droit de tout homme à refuser du tuer son semblable et, partant, d’apprendre le métier des armes, demandait que, en attendant qu’eût lieu une suppression souhaitée par tous les pacifistes et par le plus grand nombre des hommes civilisés, les réfractaires, qui prétextent les scrupules de leur conscience, fussent exonérés de toute peine et, même, de toutes poursuites.

Malgré une assez vive opposition, et quelques manœuvres bizarres, je parvins à faire devant le Congrès, le rapport auquel j’avais été commis.

Mon argumentation pouvait tenir toute dans ces phrases essentielles du discours : « A moins qu’il ne soit qu’un nouveau sophisme, le droit des peuples à disposer des peuples — droit dont toutes les nations font présentement, état — implique le droit à disposer de lui-même de l’individu. Certes, l’œuvre de la paix, c’est, par-dessus toute, l’œuvre des collectivités ; et je tiens, avec mes adversaires, que les économistes y peuvent réussir plus vite, sinon mieux, que les moralistes ? Mais l’œuvre des collectivités ne dispense pas l’individu d’accomplir, dans la mesure de son énergie, de son zèle et de sa responsabilité, son œuvre personnelle de paix. Les pacifistes individuels ont précédé, dans le pacifisme, la Société des Nations, qui est encore beaucoup moins celle des peuples que celle de leurs gouvernements. Les pacifistes sincères et vrais se doivent encore de ne pas se traîner à la remorque de cette Société, mais de continuer à la devancer. Aussi bien, plus nombreux, plus conscients et plus résolus individuellement seront les pacifistes, plus sera aisée et plus efficace la tâche de la Société des Nations. Désapprendre la haine, désapprendre la guerre : cela, c’est plus directement l’œuvre de l’individu que celle de la collectivité. C’est dans la famille d’abord, et par les soins maternels, que doit commencer la propagande qui, faisant éclater l’ignominie et l’absurdité de la guerre, la déshonorera. Ce qu’une collectivité ne peut aisément enseigner — ceci, par exemple : qu’il n’y a pas de lâcheté contre la guerre, et que le seul véritable courage est celui qui sert, veut, fait et maintient la paix, — il est au pouvoir de tout homme bénévole de le répandre, de l’accréditer dans les cœurs et dans les esprits… Apprendre aux peuples à résigner, d’abord, à réprouver ensuite, tous les héroïsmes attachés à la guerre ; bref, leur apprendre la science, l’art et la philosophie de la paix : c’est autant à l’individu humain qu’à la collectivité des hommes, qu’un tel honneur incombe ; et, plus que celle-ci, celui-là, présentement, s’y montre apte.

Or, quel enseignement de la paix surpasse en sincérité, en simplicité éloquente, celui que donne le premier venu des hommes qui, doucement, purement, sans provocation, sans révolte même, publie :

« Je ne tuerai point. Je ne serai point un guerrier. Je ne ferai point un soldat. »

Ni désertion… Et moins encore cet « art de se débrouiller », ce « système D », que s’entendent si bien à pratiquer, tant de nos meilleurs patriotes, de nos plus fiers militaristes…

Dans la pleine raison de son âge, dans la pleine conscience de son devoir humain, un homme proclame son droit, qui est bien, en ceci, le plus pur comme le plus sacré des droits.

Rien de plus. Rien de moins.

On eût mal compris, voilà seulement soixante ans, qu’un homme, seul, prît devant ses compatriotes, cette attitude et cette responsabilité. On peut soutenir que celui-là qui répugnait vraiment au métier des armes, à être un soldat, voire un guerrier, se quittait assez facilement d’un service, d’une servitude qu’il détestait.

Aujourd’hui, c’est un fait, humiliant, mais certain : que, dans certains pays, tout homme valide fait un soldat.

On ne dit pas assez que ce qui est appelé le Militarisme est né véritablement avec le service militaire obligatoire, et qu’il est ainsi, en quelque sorte, l’œuvre de la Révolution Française levant, pour sa juste défense, une armée de 1.200.000 volontaires.

Trop heureuses de l’aubaine — si je puis ainsi dire — la Prusse, puis d’autres nations, ont suivi un exemple qui leur assurait une « chair à canon » non plus vénale, non plus vendue, celle-ci, mais trop sincère, parfois…

Les armées de métier étaient, sur l’état militaire où l’Europe a fini par se réduire et, intellectuellement, s’avilir, un progrès en ceci : que la masse laborieuse, pensante, profonde, n’était pas infectée du militarisme, de l’esprit de guerre.

Il serait facile de prouver qu’un serf du Moyen-Age, non obligé à se faire tuer pour des biens qui n’étaient pas les siens et des honneurs dont il n’avait cure, était finalement plus indépendant et plus libre que l’électeur, — c’est-à-dire le peuple souverain — français du xxe siècle…

D’ailleurs, ce qui sera écrit, dans cette Encyclopédie, sous la rubrique Militarisme, montrera suffisamment que le service militaire obligatoire est le plus grand crime que l’humanité ait commis contre elle-même…

Ce n’est pas manquer du respect fait d’amour dû au grand Jaurès, de professer qu’il s’est trompé en préconisant l’Armée Nouvelle ; ce qui revient à dire : la Nation armée.

Mais, instruit par les terribles leçons de la dernière guerre, la préconiserait-il encore ? Ses imitateurs, qui le singent plus qu’ils ne l’exaucent d’ailleurs, disent : « Oui ». Mais le génie leur manque, qui eut, peut-être, conduit Jaurès à changer en ceci d’action comme d’idéal…

Le monde sent, obscurément encore certes, mais il sent que si de toutes ses forces, aussi bien individuelles que collectives, il ne se soulève pas contre la guerre, et, d’abord, contre l’école nationale de la guerre, c’est-à-dire le service militaire obligatoire, toute la civilisation risque de n’être, finalement, qu’un magnifique sacrifice fait, par les plus sublimes inventions de l’homme, à Moloch dévorant.

L’objecteur de conscience ne fait qu’annoncer, par son calme refus raisonné, la révolte cordiale où tous les hommes devront bientôt s’unir s’ils veulent, enfin, exercer leur droit à la paix, qui n’est que leur droit à la vie.

Voilà, dans sa substance, le long propos que je tins, à Paris, au Congrès International de la Paix, en 1925.

J’aurai l’immodestie de le dire moi-même — mais la vérité m’y oblige — l’accueil fait à ce discours par des délégués de toutes nations me surprit, tant la chaleur en était vive. Le président du Congrès en excipa pour dire que, étant donné l’enthousiasme qui montrait que « tout le monde avait compris », ce discours ne serait pas traduit… « Innovation » contraire à l’usage, et qui souleva des protestations autres que les miennes…

Le vénérable M. Ferdinand Buisson, président de la Ligue des Droits de l’Homme et du Citoyen, me répondit.

J’eus cette surprise qu’il ne vît, dans ma louange du droit de tout homme à ne pas tuer, à ne pas apprendre l’art de tuer, qu’une exaltation du droit de l’individu à nefaire que ce qui lui plaît. Certes, il rendait « justice à ma générosité », et, le droit que j’invoquais, il l’admettait lui-même… Mais seulement pour une élite, et pour des raisons, dont on peut dire qu’elles ne brillaient pas leur nombre…

Bref, il demandait au Congrès de Paris de repousser un ordre du jour qui, plus catégorique, avait été pourtant adopté, en 1924, par le Congrès de Berlin.

Contrairement à l’usage, je ne fus pas admis à répondre. J’en eusse profité pour appuyer ma dialectique d’un projet prévoyant, pour les objecteurs de conscience, la création d’un service national civil. Je n’en étais pas personnellement partisan. J’avais accepté, pourtant, de le rapporter pour déférer au vœu de la Ligue pour l’objection de conscience. Je fus gardé de faire ce rapport par la partialité, un peu trop visible, du bureau du Congrès.

On vota dans une assez grande émotion. Le premier vote donna la majorité à l’ordre du jour que j’avais défendu.

Le résultat de ce vote ayant été contesté, j’acceptai que l’on procédât à une seconde consultation… Déjà, des congressistes, tenant le premier vote pour acquis, s’en étaient allés.

Le second scrutin donna lieu à ce que l’on appelle une « cuisine de congrès ». Des maîtres-queux y brillèrent.. On découvrit alors qu’il y avait des cartes vertes, ou blanches, qui donnaient droit « à tant ou tant de voix ».

Le second résultat fut celui-ci : 193 voix pour la motion Buisson ; 144 voix à la motion Pioch.

C’était, à tout le moins, pour les Objecteurs de conscience, une victoire morale… Celle-ci, remportée, et pour la première fois, en France, pays à service militaire obligatoire…

Quelques jours après. Romain Rolland m’écrivait : Vous avez eu raison de lutter pour l’objection de conscience. Continuez, mon vieil ami. L’objection de conscience, c’est notre fest burg.

On continue. — Georges Pioch.