Encyclopédie anarchiste/Darwinisme
DARWINISME. n. m. Système philosophique qui prit corps dans la théorie de l’évolution, précisée par le célèbre naturaliste anglais Charles Robert Darwin (1809-1882) dans son ouvrage sur L’Origine des espèces au moyen de la Sélection naturelle.
Lamarck, le grand naturaliste français (1744-1829) avait déjà tenté de démontrer qu’il existait entre les diverses espèces animales et végétales, et entre les individus de ces espèces, une lutte constante pour la possession des substances ; le système de Lamarck ne fut pas écouté et lorsqu’en 1830 Étienne Geoffroy Saint Hilaire s’y rallia, il fut vaincu en Académie des Sciences par les arguments de Cuvier combattant l’hypothèse de Lamarck.
Après Lamarck, mais avec une somme de matériaux beaucoup plus considérable, Darwin entreprit de démontrer que dans la bataille que se livrent les diverses espèces et les individus les composant, les plus forts, les plus vigoureux, les plus sains triomphent toujours et que les plus faibles sont éliminés par voie de « Sélection naturelle ». Il en résulte une transformation continuelle des espèces et des individus.
S’appuyant sur de multiples observations, Darwin déclare que les espèces et les individus qui subissent des modifications consécutives à la bataille pour la vie (struggle for life) sont des éléments perfectionnés, puisque les autres disparaissent dans la mêlée. « La lutte constante pour l’existence détermine la conservation des déviations de structure ou d’instinct qui peuvent être avantageuses ».
Si l’on prend au mot et à la lettre les théories issues des déductions darwiniennes on en arrive à conclure que les espèces et les individus vont se modifiant, se transformant et s’améliorant chaque jour. C’est du reste ainsi que conclut Darwin : « Comme toutes les formes actuelles de la vie descendent en ligne directe de celles qui vivaient longtemps avant l’époque cambrienne, nous pouvons être certains que la succession régulière des générations n’a jamais été interrompue et qu’aucun cataclysme n’a bouleversé le monde entier. Nous pouvons donc compter avec quelque confiance sur un avenir d’une incalculable longueur. Or, la Sélection Naturelle n’agit que pour le bien de chaque individu, toutes les qualités corporelles et intellectuelles doivent progresser vers la perfection ».
Le darwinisme a donné naissance à diverses écoles rivales et particulièrement à celle des néo-lamarckiens et celle des néo-darwiniens. Le Dantec (1869-1917), l’éminent biologiste français, a tenté de concilier ces deux écoles en démontrant que Lamarck et Darwin n’étaient nullement opposés l’un à l’autre et que la vie des espèces et des individus était soumise à deux influences : l’hérédité et l’adaptation. C’est sur ce principe que repose le transformisme actuel.
Bien des individus entraînés dans la lutte sociale se demandent quel intérêt présente pour les classes opprimées ces diverses écoles scientifiques, et si ce n’est pas une simple spéculation philosophique que de rechercher quelles sont les origines des espèces et la façon dont la vie s’est transmise à travers les siècles. Le darwinisme a exercé une très grosse influence non seulement dans le domaine scientifique mais aussi dans le domaine social, et ce serait une erreur de croire que la classe ouvrière n’est pas servie par les recherches et les découvertes des savants.
En démontrant que « les êtres ont habité le globe dès une époque dont l’antiquité est incalculable, longtemps avant le dépôt des couches les plus anciennes du système cambrien » (Darwin, l’Origine des Espèces) c’est-à-dire depuis des centaines de milliers d’années, la science naturaliste a détruit la légende de la création du monde « puisque la vie ne peut être engendrée que par la vie ».
Sur le terrain social nous ne pouvons certes pas partager entièrement l’optimisme du darwinisme. S’il est vrai que pour les espèces végétales et les espèces animales inférieures, la Sélection naturelle agit avantageusement et que la lutte pour l’existence élimine les individus tarés pour ne laisser subsister que les êtres forts ; d’autres facteurs entrent cependant en jeu surtout lorsqu’il s’agit des espèces supérieures et plus particulièrement de l’espèce humaine.
L’espèce humaine, pas plus que les autres espèces, n’échappe au « struggle for life » et la lutte entre les divers individus de l’espèce humaine se poursuit sans cesse. Cette bataille pour l’existence est la source de l’évolution continuelle et ininterrompue de la race humaine, mais les hommes ne peuvent pas attendre simplement de la Sélection naturelle la perfection de l’espèce et de l’individu.
L’homme combat pour sa vie contre les autres hommes et tous les facteurs qui déterminent ce combat nous portent à croire que les plus forts triompheront ; mais les plus forts ne sont pas forcément les meilleurs. Ce n’est pas physiquement que se manifestent la faiblesse des uns et la supériorité des autres. Les individus qui se trouvent en haut de l’échelle sociale, éduqués au grand livre de la science, profitent de toutes les découvertes, étudient tout ce qui peut être une arme utile dans le combat de géant que se livrent les individus de l’espèce humaine, tandis que ceux qui sont en bas de l’échelle sociale sortent à peine de l’ignorance, et subissent encore l’influence néfaste de leurs sentiments. Ce sont ces sentiments qu’il faut détruire pour n’être enfin conduit que par la raison. La Sélection naturelle est un cas du problème de l’Evolution ; elle a consolidé les principes, mais elle n’est pas tout et il faut tenir compte des autres facteurs. La perfection de l’homme ne sera réalisée que lorsque l’individu débarrassé de tout préjugé sera éclairé à la lumière de la science.
« Le raisonnement » nous dit Le Dantec « nous enseigne que la lutte est la grande loi, mais le raisonnement scientifique est incomplet ; il ne tient pas compte des vieilles erreurs qui sont peut-être ce que nous avons de meilleur en nous ; la dernière lutte dont nous devrions parler ici est la lutte du sentiment contre la raison » (Le Dantec, La lutte universelle). Le Dantec a raison il ne faut pas parler de la lutte du sentiment contre la raison, mais de celle de la raison contre le sentiment. Ce n’est que par le triomphe de la raison que l’espèce humaine et l’individu se transformeront, s’amélioreront et se perfectionneront. — J. C.
DARWINISME — Historique — Les précurseurs de Darwin. Son œuvre. — On donne le nom de darwinisme à l’ensemble des théories du naturaliste anglais Charles Robert Darwin qui, réduites à leur plus simple expression, se ramènent à cette formule : l’homme descend du singe. Ce n’est là qu’une partie du système de Darwin, et c’est une interprétation erronée que de voir uniquement dans le darwinisme la théorie qui fait descendre l’homme du singe. Mais c’est ainsi que le fanatisme a envisagé dès sa naissance l’évolutionnisme darwinien qui, expliquant l’origine des êtres vivants, donc de l’homme, par des lois naturelles, détruisait du même coup la création divine de l’homme selon la Bible. Et c’est bien, en somme, la conclusion des travaux de Darwin qui ne s’est exprimé au sujet de l’origine de l’homme qu’à demi-mot, ayant tenu à s’entourer de précautions oratoires afin de ne pas choquer la susceptibilité de ses lecteurs, tolérance dont on ne lui sut aucun gré. Darwin n’a d’ailleurs pas été le premier à soutenir cette théorie subversive, mais son mérite a consisté à l’exposer d’une façon originale et par-là même à la créer une seconde fois. L’idée avait déjà fait du chemin lorsque Darwin se présenta pour l’aider à continuer sa route semée d’obstacles. Si Lamarck a été le père du transformisme, Charles Darwin en fut le tuteur. Le transformisme est la doctrine d’après laquelle toutes les espèces, animales et végétales, descendent d’un type ou de types originels peu nombreux, par voie de transformation. Si ces espèces, dont l’origine est commune, ont pu varier, c’est, répond Darwin, grâce à la sélection naturelle qui a assuré la survivance du plus apte. Le darwinisme était une interprétation nouvelle du transformisme : il présentait sous un jour différent cette doctrine qui ruinait le principe de la fixité des espèces, soutenue par la réaction religieuse et scientifique. Non seulement le « darwinisme » nous révèle un des côtés du transformisme, mais il nous oblige à l’examiner dans son ensemble ; l’étudier c’est connaître celui-ci dans ses tenants et ses aboutissants, c’est pénétrer au cœur même de la biologie.
« Le transformisme, c’est-à-dire la théorie d’après laquelle les espèces animales et végétales vivant actuellement descendraient d’espèces antérieures et différentes » (Le Dantec), est une des hypothèses scientifiques les plus fécondes qui, comme toutes les hypothèses créatrices, a partagé l’humanité en deux camps, et permis ainsi de reconnaître les esprits d’avant-garde et ceux qu’on pourrait qualifier justement d’arrière-garde. Cette hypothèse qui a fini par s’imposer aux esprits n’est pas nouvelle : elle existait en germe chez les philosophes de l’antiquité. Il faudrait remonter à Lucrèce, à Aristote et même plus loin pour trouver les ancêtres de l’évolutionnisme. Le moyen-âge lui-même l’a pressenti. Pendant la Renaissance, Bacon croyait que les mutations d’espèces étaient dues à des variations accumulées. Le siècle de Louis XIV n’a pas ignoré les grandes lois directrices de l’évolutionnisme ; en cherchant bien, on les découvrirait dans quelques auteurs. Au xviiie siècle, où tant d’idées s’ébauchèrent ou se précisèrent, l’évolutionnisme fut soupçonné. Un certain Benoît de Maillet, auteur des Entretiens d’un Philosophe indien avec un missionnaire français sur la diminution de la mer (1748), raillé par Voltaire, qui voyait dans cet écrivain un partisan de la Bible, soutenait que la mer primitive était le berceau de la vie, s’appuyant sur ce fait que des fossiles marins avaient été trouvés dans un terrain montagneux. De Maillet n’examinait pas seulement la façon dont s’était constitué l’univers, mais il examinait en détail le problème de l’origine des êtres vivants. Pour De Maillet rien ne se perd dans la nature. Les mondes se renouvellent sans cesse, ils exercent une attraction les uns sur les autres, des germes ou semences peuplent l’univers, que les planètes recueillent au passage. Les espèces animales et végétales n’ont pas été créées en même temps, mais elles sont apparues successivement, sous l’influence de circonstances favorables, à mesure que les mers ont baissé. Des semences proviennent toutes les espèces marines, d’où sont issues les espèces terrestres et aériennes, dont l’homme fait partie. Les herbes et les plantes, comme les animaux, ont la mer pour origine. Le transformisme de Maillet, reposant sur des réflexions souvent justes, ne fut pas compris par Voltaire qui y voyait, avons-nous dit, une thèse en faveur du déluge, l’eau jouant le principal rôle dans le système exposé par le philosophe indien. Pour Voltaire, les coquilles font éclore des systèmes nouveaux ! L’origine aqueuse des êtres est une plaisanterie. « Il y a peu de gens qui croient descendre d’un turbot ou d’une morue ». Cette appréciation de Voltaire prouve tout simplement que des esprits libérés ne comprennent pas toujours d’autres esprits libérés.
Vingt ans après les Entretiens d’un philosophe indien, en 1768, René Robinet expose des idées intéressantes dans ses Considérations philosophiques de la gradation naturelle des formes de l’être ou Essais de la nature qui apprend à faire l’homme. Pour Robinet, la nature ne fait point de sauts, elle est un tout continu. Il n’établit aucune distinction entre la matière brute et la matière organisée. Tout dans la nature est vivant. Tout être est un animal. L’univers lui-même est un animal. Il n’y a dans la nature que des individus, qui jamais ne se répètent. Tout change, se transforme, varie. Aucun être ne ressemble à un autre. Robinet, prévoyant le surhomme, admet qu’il peut y avoir « des puissances plus actives que celles qui composent l’homme ». Des mondes nouveaux peuvent se produire. L’homme est un chef-d’œuvre sorti d’une foule d’ébauches. L’orang-outang est une de ces ébauches. Certaines pierres imitent le cœur et le cerveau de l’homme. Robinet parle d’hommes marins, et il entrevoit le règne des hermaphrodites, réunissant les attributs de Vénus et d’Apollon. Il n’y a point d’espèces pour Robinet, mais seulement des individus différents qui ont tiré leur substance du fonds commun de la nature, tandis que pour De Maillet il y avait des espèces nées les unes les autres par transformation.
Arrivons à Buffon (1707-1788). Buffon rassembla des faits et fit de nombreuses observations. Ce naturaliste était aussi grand savant que grand écrivain. Buffon n’était pas, comme pourraient le faire supposer certains passages de son Histoire naturelle (1749), partisan de la fixité des espèces. S’élevant contre le système de classification adopté par Linné, comme compromettant la fixité des espèces, que Linné admettait d’ailleurs, Buffon en arrive à montrer le bien fondé du transformisme, tout en s’opposant à lui : « Si l’on admet une fois, disait-il, qu’il y ait des familles dans les plantes et dans les animaux, que l’âne soit de la famille du cheval et qu’il n’en diffère que parce qu’il a dégénéré, on pourra dire également que le singe est de la famille de l’homme, qu’il est un homme dégénéré, que l’homme et le singe ont une origine commune, comme le cheval et l’âne ; que chaque famille, tant dans les animaux que dans les végétaux, n’a eu qu’une seule souche, et même que tous les animaux ne sont venus que d’un seul animal, qui, dans la succession des temps, a produit, en se perfectionnant ou en dégénérant, toutes les races des autres animaux. Darwin et Haeckel ne diront pas autre chose. Dans l’œuvre de Buffon, on trouve des arguments pour et contre le transformisme. Tantôt, il se montre partisan de la fixité des espèces, celles-ci étant à peu près aujourd’hui ce qu’elles étaient quand Dieu les a créées, tantôt il annonce l’évolutionnisme. Il est certain que Buffon est gêné par ses croyances religieuses. Buffon ne peut réaliser ce miracle de concilier sa science et sa foi. C’est pourquoi on trouve de tout dans ses écrits, et la pensée libre comme la pensée esclave peuvent y puiser des arguments. Buffon fut à la fois partisan de l’invariabilité et de la mutation et dérivation des espèces. Position intenable ! Il admettait que les planètes ont un père commun, le Soleil, et que la Terre a son histoire comme l’homme. Sa conception du monde le rapproche du transformisme, en lui faisant écrire (tome IX de l’Histoire naturelle), que « bien que la nature se montre toujours et constamment la même, elle roule néanmoins dans un mouvement continuel de variations successives, d’altérations sensibles ; elle se prête à des combinaisons nouvelles, à des mutations de matière et de forme, se trouvant différente aujourd’hui de ce qu’elle était au commencement et de ce qu’elle est devenue dans la succession des temps ». De ce que les animaux d’un continent ne se trouvent pas dans l’autre, Buffon conclut que la nature des animaux « peut varier et même se changer avec le temps », et que les espèces « les moins armées ont déjà disparu ou disparaîtront ». N’est-ce pas là cette sélection naturelle que nous allons retrouver chez l’auteur de l’Origine des espèces ? Non seulement on trouve Darwin dans Buffon, mais aussi Lamarck ; car il tient compte de l’influence du milieu, c’est-à-dire le climat, la nourriture, etc… Transformiste, on ne saurait dire que Buffon le soit d’une façon bien nette ; son transformisme est timide, mais enfin il n’est pas niable. De plus, Buffon n’est point finaliste, il ne pense pas que la nature se soit jamais proposée une fin dans la composition des êtres. Pour Buffon, le végétal tire du minéral les molécules indispensables à sa nutrition, comme les animaux les tirent du végétal. Mais Buffon ne va pas plus loin, et sa doctrine est toujours modérée, comme l’homme lui-même. L’intendant de Jardin du Roi n’aimait point les polémiques. Batailler n’était point dans ses habitudes. Cet homme, qui mettait des manchettes pour écrire, aimait sa tranquillité. La sérénité fut la marque distinctive de son caractère. Ainsi, pour l’homme de génie qu’était Buffon, prisonnier de la tradition par certains côtés, les animaux ont subi des modifications dues à la température, au climat et à l’alimentation. Il explique l’origine de la terre et de la vie par l’évolution. Il faut croire que les opinions de Buffon étaient quelque peu subversives pour l’époque, puisque la Sorbonne s’émut, porte-parole de l’Église. Comme Galilée niant l’immobilité de la Terre, Buffon dut se rétracter, quitte ensuite à revenir à ses premières idées, quand il eut assez de prestige pour le faire, quinze ans plus tard.
Combien Lamarck (1744-1829) est différent qui, essayant, lui aussi, de ne pas trop contredire ses croyances, en arrive à libérer cependant sa conscience, et ne s’arrête plus à des considérations accessoires ! Il est vrai que depuis Buffon il y avait eu quelque chose de nouveau dans le monde. Ce quelque chose, c’était la Révolution. Il convient de considérer dans Lamarck le père du transformisme, que l’officiel Cuvier, adepte du créationnisme et inventeur du catastrophisme biblique, réduisit presque à la mendicité. Lamarck a exposé son système dans sa Philosophie Zoologique (1809) et son Histoire des animaux sans vertèbres (1815-1822, 7 vol.).
Buffon avait encouragé Lamarck qui avait publié sous ses auspices en 1778 une Flore française en trois volumes. Il lui avait même confié l’éducation de son fils. La carrière de botaniste de Lamarck s’annonçait brillante (on lui doit la méthode dichotomique encore en usage aujourd’hui), lorsque la Révolution l’orienta dans une autre direction : deux chaires de zoologie ayant été créées au Muséum, la Convention lui en confia une, celle des animaux sans vertèbres. Lamarck apporta en zoologie la méthode qu’il avait employée avec succès pour les plantes. Chose singulière, le père du transformisme avait d’abord été anti-transformiste en botanique. L’esprit critique modifia par la suite sa manière de voir, qui s’exprima pour la première fois dans son Discours d’ouverture du Cours de l’an VIII. Dans l’appendice de ses Recherches sur l’organisation des corps vivants, il dira avec noblesse : « J’ai longtemps pensé qu’il y avait des espèces constantes dans la nature, et qu’elles étaient constituées par des individus qui appartenaient à chacune d’elles. Maintenant, je suis convaincu que j’étais dans l’erreur à cet égard et qu’il n’y a réellement dans la nature que des individus ». Comme il est réconfortant d’entendre un véritable savant confesser une erreur, et marcher résolument dans la voie de la vérité. En 1802, dans son Hydréologie, il défendit la doctrine des évolutions insensibles en géologie par le jeu des causes actuelles ; il fut en somme le premier paléontologiste des Invertébrés, et ses vues en géologie contribuèrent certainement à préparer ses idées sur l’évolution des êtres vivants » (V. Delbos). Le naturaliste philosophe étudia les animaux sans vertèbres, qu’il qualifie de « singuliers animaux ». « Toute science, disait-il, doit avoir sa philosophie… Ce n’est que par cette voie qu’elle fait des progrès réels ». Lamarck peut être considéré comme le fondateur de la Biologie, nom qu’il a donné à l’explication scientifique des phénomènes naturels dans lesquels la vie entière doit entrer.
Pour Lamarck, dont le génie divisa les animaux en invertébrés et en vertébrés, les espèces ne nous semblent fixées que parce que nous les considérons pendant un temps très court, tandis qu’elles se transforment constamment. Les espèces descendent les unes des autres par la transmission des variations, et l’homme n’échappe pas à la loi commune : il ne constitue pas une exception en dehors de la règle. Il est soumis aux mêmes lois que tous les êtres. Les animaux se transforment, mais sous quelles causes ? Le milieu extérieur influe sur la forme et l’organisation des êtres. Ne croyez pas que ce soit là une influence directe, vous méconnaîtriez la pensée de Lamarck, qui s’est expliqué suffisamment à ce sujet. L’animal ne subit point passivement l’influence du milieu extérieur, des facteurs internes, parmi lesquels l’habitude, née des besoins, entraînant l’usage ou non d’un organe (d’où modification ou disparition de cet organe) joue un rôle essentiel. Il y faut joindre l’hérédité. Lamarck, comme Buffon, a entrevu la loi de sélection naturelle. Cependant, pour lui, le progrès des êtres ne provient point de leurs conflits. L’inorganique passe selon Lamarck à l’organique, mais entre l’homme et les animaux supérieurs ont dû exister des intermédiaires ; l’homme a sans doute eu pour précurseur un quadrumane arboricole, voisin du singe.
Lamarck a été l’un des premiers à reconnaître le rôle joué dans l’origine de la vie par les forces physicochimiques. Il a parlé avant Huxley et Haeckel, de « petites masses de matières gélatineuses » douées de mouvement et d’irritabilité. La nature produit des générations spontanées en ce qui concerne les êtres rudimentaires, d’où descendent les espèces les plus élevées. Ces modifications ont été graduelles, et se sont produites sous l’influence du milieu et de l’habitude. Les besoins des animaux changeant leurs habitudes, leur organisation change également. L’emploi d’un organe développe cet organe, le non-usage l’atrophie. D’où des transformations progressives, et des transformations régressives. Lamarck explique par ces transformations l’apparition des espèces. Son œuvre fourmille d’exemples. Les carnassiers ont des griffes parce que les circonstances les ont obligés à manger de la chair. Chez les mammifères aquatiques le bassin a disparu, n’ayant pas d’utilité, tandis que les chez les mammifères terrestres les nécessités de la locomotion l’ont développé. Les fossiles nous prouvent que ces animaux n’avaient point les mêmes besoins que leurs descendants, dont ils diffèrent.
L’évolutionnisme s’élevait contre le récit de la genèse, d’après lequel les animaux ont été créés une fois pour toutes, selon un type déterminé et immuable, alors que la raison appuyée sur l’observation fait sortir les espèces d’espèces antérieures par évolution ou différenciation, sous l’influence de diverses causes. Avec Lamarck, le dogme de la fixité de l’espèce s’écroule. L’être n’est point stable, mais varie lentement, donnant naissance à de nouvelles espèces. Lamarck ne s’expliquait point, il est vrai, pourquoi les Paléothériums et les Mastodontes s’étaient éteints ; il pensait que nos ancêtres les avaient détruits. On peut objecter à Lamarck que le besoin ne crée pas toujours l’organe. Vraie ou non, sa théorie n’en a pas moins puissamment contribué à dissiper l’ignorance.
On voit combien la pensée de Kant était fausse, lorsqu’il disait dans sa Critique du Jugement, ne pouvant expliquer autrement que par la finalité la genèse de l’être organisé : « Il est absurde d’espérer que quelque nouveau Newton viendra un jour expliquer la production d’un brin d’herbe par des lois naturelles auxquelles aucun dessin n’a présidé ». En dépit de Kant, ce Newton est venu, il avait nom Lamarck.
Gœthe (1749-1832), peut être considéré comme l’un des précurseurs du transformisme. Dans ses recherches sur les Métamorphoses des Plantes (1790), le grand poète examine les organes dans ce qu’ils ont de commun, leur forme originelle, ensuite les modifications de cette forme originelle, ensuite les modifications de cette forme. Les organes de la plante sont, d’après lui, le résultat de la métamorphose de la feuille. Toute forme — et il appliquait cette théorie à la boîte crânienne qu’il considérait comme composée de vertèbres modifiées — recèle le type primitif qui se modifie sous l’influence du milieu. Chez Gœthe le transformisme était encore une vue de l’esprit. Il n’en tira pas toutes les conséquences que devait en tirer Lamarck.
Étienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844), dont l’enseignement fut continué par son fils Isidore (1805-1861), est aussi l’un des précurseurs du Darwinisme. C’est à lui que la Convention avait confié une des deux chaires de zoologie, du Jardin des Plantes, qui fut consacrée aux vertébrés. Geoffroy Saint-Hilaire fut l’un des adversaires de Cuvier, créationniste impénitent. Il servit grandement les idées de Lamarck, qu’il défendit contre le grand pontife de l’époque. L’auteur de la Philosophie anatomique admet la mutualité des espèces, comme celui de la Philosophie zoologique, mais il l’explique différemment. Il supprime la réaction de l’individu, dont Lamarck tenait grand compte. L’influence du milieu n’est plus indirecte, mais directe. L’animal reste passif au sein des transformations qu’il subit. Geoffroy Saint-Hilaire reconnaît que les espèces actuelles proviennent d’espèces fossiles, l’absence d’intermédiaires n’ayant point l’importance que lui attribue Cuvier. Proche de Lamarck sous certains rapports, il s’en éloigne sous d’autres : il n’y a point de type unique pour lui, malgré l’unité de composition organique qui existe, croit-il, dans la série animale. On sait qu’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire a découvert un véritable système dentaire chez les oiseaux et que pour lui la tête est formée d’un ensemble de vertèbres. Non seulement il a signalé les analogies qui existent entre les squelettes des vertébrés, mais il a fondé l’embryologie et fait concourir la tératologie ou étude des êtres anormaux à l’étude vies êtres normaux.
Il était réservé à Charles-Robert Darwin (1809-1882) de faire triompher les idées transformistes que Lamarck avait le premier défendues d’une façon précise. Quarante-quatre ans après l’Histoire des animaux sans vertèbres, Darwin publiait son Origine des Espèces, qui attira l’attention sur une théorie sur laquelle on faisait systématiquement le silence dans les Universités. Darwin avait lu le Traité de la Population de Malthus (voir Malthusianisme) qui le mit sur la voie, car Malthus y parlait de la disparition des individus moins bien doués que les autres. Son grand-père Érasme Darwin, médecin et poète, auteur des Amours des Plantes, qui reconnaissait une parenté réelle entre l’aile de l’oiseau et le bras de l’homme, l’avait lui-même précédé. Oken, Haeckel, Spencer et d’autres philosophes anglais et allemands ont servi la cause du darwinisme, soit en lui préparant le terrain, soit en prenant fait et cause pour lui. L’illustre géologue anglais Charles Lyell, dont Darwin avait épousé la cousine, avait engagé la géologie sur le chemin de l’évolutionnisme avec Les principes de géologie (1830), livre dans lequel il combattait le catastrophisme cuviérien en expliquant les transformations subies par le globe terrestre dans le passé par les mêmes causes que les phénomènes, actuels (théorie des causes actuelles). Il devait aussi écrire un ouvrage sur l’ancienneté de l’homme prouvée par la géologie. Enfin, n’oublions pas que la formule « L’homme descend du singe » est due à Huxley qui, d’abord partisan de la Bible, se rallia à l’hypothèse darwinienne, qu’il généralisa en l’appliquant à l’homme. Comme Huxley était moins prudent que Darwin, il y gagna de perdre sa chaire de professeur, alors que son ami obtint les honneurs officiels.
A quoi tiennent les découvertes scientifiques, les systèmes philosophiques ou autres ? Le hasard y joue souvent un grand rôle. Nous devons au nez de Darwin de pouvoir parler aujourd’hui de l’évolutionnisme ! Darwin avait décidé de faire un voyage sur le Beagle, bateau peu solide, sur lequel il fallait un certain courage pour s’embarquer. « Ce voyage a été de beaucoup, nous dit-il, l’événement le plus important de ma vie et a déterminé ma carrière scientifique ». Or, ce voyage dépendit de la forme de son nez, Darwin ayant voulu prouver aux disciples de Lavater qu’il ne manquait point d’énergie. Sans le nez de Darwin nous ne saurions peut-être pas que l’homme descend du singe. Il a joué dans l’histoire un rôle aussi grand que celui de Cléopâtre ! Pendant cinq ans, Darwin explora l’Amérique du Sud et les îles du Pacifique, il recueillit dans ce voyage une foule de matériaux pour l’Origine des espèces. Mais il ne se décida que très tard à exposer son système. Nul travail ne fut moins improvisé. Vingt ans Darwin médita son sujet, et il ne mit le public au courant de ses travaux que sur l’insistance de ses amis.
Darwin se plaçait à un autre point de vue que Lamarck. Il ne cherchait nullement l’origine de la vie et ne croyait pas à la génération spontanée. Il philosophe le moins possible, laissant ce soin à ses amis, et se contente d’accumuler des faits et d’en tirer les conclusions. Avec lui, il ne s’agit plus de l’influence du milieu, mais de la sélection naturelle. Darwin constatait que plus de cent formes animales transmissibles par voie de reproduction normale dérivent d’une forme spécifique unique : toutes les races de pigeons descendent du biset seul. Darwin retrouvait dans la nature la sélection opérée par les éleveurs, qui font varier les espèces. D’un nombre restreint d’espèces la nature a fait naître de nombreuses espèces, au moyen de la lutte pour la vie dans laquelle triomphe le plus apte. A la sélection naturelle s’ajoute la sélection sexuelle, les procréateurs les plus avantageux pour l’espèce étant les plus forts. Cette sélection sexuelle a une très grande importance pour Darwin. Il a bien vu le sens esthétique chez les oiseaux : les mâles s’ornent en vue de plaire aux femelles, qui savent désarmer les plus beaux d’entre eux.
Darwin appuie ses théories sur une foule d’observations. C’est cette abondance de détails qui a fait la force de son Origine des espèces, paru en novembre 1859 (cette même année Albert Gaudry qui a démontré l’évolution par la paléontologie prenait la défense de Boucher de Perthes contre ceux qui niaient l’ancienneté de l’homme). Cet ouvrage était impatiemment attendu depuis la communication faite l’année précédente à la Société Linnéenne par Darwin et Wallace. Les deux savants avaient soutenu presque en même temps les mêmes idées, Alfred Wallace lui avait envoyé un mémoire sur La tendance des variétés à s’écarter indéfiniment du type originel. Il y exprimait une hypothèse qui différait de celles de Lamarck, puisqu’à l’influence du milieu il substituait l’idée de sélection naturelle. Darwin hésitait à publier ses recherches, à cause de leur analogie avec celles de Wallace, mais Lyell parvint à le décider. Il résuma alors sa doctrine dans l’Origine des espèces, qu’il communiqua à la Société Linnéenne. L’ouvrage eut un immense succès, mais en même temps il déchaîna la colère de la réaction.
L’Origine des Espèces fut le point de départ d’une campagne de mauvaise foi et de calomnies dirigée contre l’évolutionnisme par les gens d’Église. Le premier épisode de la « bataille de l’évolution » se déroula à. Oxford, en 1860, au sein de l’Assemblée de la British Association, présidée par l’évêque Wilberface qui s’efforça, mais en vain d’être spirituel. Darwin, qui avait eu la chance de convertir à ses idées le grand naturaliste Huxley, vit celui-ci aux prises avec l’évêque qui lui demanda rageusement si c’était par son grand-père ou sa grand-mère qu’il descendait du singe. Huxley, dont la devise était : « Détruire toutes les charlataneries, si vastes soient-elles » répondit qu’il était plus honorable pour lui de descendre du singe que d’être parent avec un homme de mauvaise foi, qui parlait ce qu’il ne connaissait point. Huxley a beaucoup fait pour la propagande des idées darwiniennes. On peut dire qu’il se donna tout entier à la cause de son ami. N’est-ce pas lui qui disait fort sagement : « Mieux vaut un singe perfectionné qu’un Adam dégénéré » ? Huxley exposa dans différents journaux et dans ses livres les théories honnies, les répandit dans de nombreuses causeries en 1861 et 1862, sur Les rapports zoologiques entre l’homme et les animaux inférieurs, repoussant dédaigneusement les armes perfides employés contre lui par la réaction pour entraver l’idée en marche. Huxley qui professait en philosophie l’agnosticisme et pratiquait à sa manière le socialisme en faisant l’éducation des masses ouvrières dans des cours populaires, publia en 1863 son principal ouvrage : Place de l’homme dans la nature, qui fut suivie d’une série de conférences sur Les diverses races humaines. Cet ouvrage augmenta le nombre de ses adversaires résolus à n’en point admettre les conclusions résultant des similitudes constatées par l’auteur entre la structure du cerveau de l’homme et des singes (Huxley était alors professeur de biologie dans ses rapports avec la paléontologie) :
« Les différences de structure entre l’homme et les primates qui s’en rapprochent le plus, ne sont pas plus grandes que celles qui existent entre ces derniers et les autres membres de l’ordre des primates. En sorte que si l’on a quelques raisons pour croira que tous les primates, l’homme excepté, proviennent d’une seule et même souche primitive, il n’y a rien dans la structure de l’homme qui appuie la conclusion qu’il a eu une origine différente. »
Saluons en Huxley le meilleur collaborateur de Darwin. Sa tâche fut de vulgariser l’évolutionnisme et le transformisme, tout en menant de front ses travaux personnels. On peut le compter au nombre des principaux émancipateurs de la pensée humaine au xixe siècle.
Les adversaires du transformisme, devant l’affirmation que le singe ne diffère point de l’homme, réclamèrent des intermédiaires ou passages, mais lorsqu’on en eût trouvé, comme le pithécanthrope, ils nièrent leur valeur ou authenticité.
En 1871, Darwin publia la Descendance de l’homme par voie de sélection naturelle. C’était le pendant et le complément de l’Origine des espèces. Dans ce nouveau livre, l’auteur, pratiquant la tolérance la plus large et ménageant la susceptibilité de ses lecteurs, n’en affirme pas moins avec plus d’autorité que jamais l’idée directrice de son œuvre. Parmi les autres ouvrages de Darwin, citons son Voyage d’un naturaliste autour du monde, de 1831 à 1836 (1840-1842), contenant les résultats de l’expédition scientifique du Beagle sur les côtes de l’Amérique du Sud ; Les récifs de corail (1842), Variation des animaux et des plantes à l’état domestique (1860), La fécondation des orchidées par les insectes (1801), L’expression des émotions de l’homme et des animaux (1872), Les mouvements et les habitudes des plantes grimpantes (1875), Les plantes carnivores (1875), Les effets de la fécondation directe et de la fécondation croisée dans le règne végétal (1878), La faculté du mouvement chez les plantes (1880), Le rôle des vers de terre dans la formation de la terre végétale (1881), dans lequel il examine le rôle des infiniment petits, etc….
Lorsque Darwin mourut, en 1882, il laissait une œuvre qu’on peut qualifier de monumentale. Par la somme d’idées qu’il avait remuées, il avait engagé la philosophie dans une voie nouvelle. L’élan était donné. La pensée humaine marchait dans la voie de l’émancipation. Un coin du voile qui nous dérobe la réalité avait été soulevé. Le darwinisme n’était pas autre chose qu’une réponse rationnelle faite au problème de l’origine de l’homme. Celui-ci n’est pas sorti parfait des mains d’un prestidigitateur divin, qui l’a tiré du néant, par un tour de passe-passe, mais il est l’œuvre de la nature qui a mis des siècles à le former. D’une cellule originelle, qui a pris naissance au sein des mers primitives, sont sorties en se diversifiant toutes les espèces vivantes, plantes et animaux (dans lesquels entrent les substances dont sont formés les minéraux). Les pré-vertébrés sont devenus des vertébrés marins d’abord, ensuite terrestres. L’un de ces derniers, le rameau simien, a donné naissance à l’homme.
Si la théorie de l’évolution s’applique à l’animal, pourquoi ne s’appliquerait-elle pas à l’homme ? Pourquoi serait-elle fausse en ce qui le concerne ? L’homme, comme les animaux, dont il fait partie, n’a pas été créé, selon son espèce, comme chacun d’eux, il n’a pas fait l’objet d’une création spéciale. Il rentre dans le rang. Cette doctrine rabaisse l’orgueil des imbéciles, convenons-en.
Darwin remit en honneur une théorie que le dogmatisme de Cuvier avait failli étouffer. Sans doute, Darwin croit beaucoup à Lamarck, qu’il paraît ignorer, car il ne lui rend point justice, mais Lamarck doit au darwinisme d’être revenu en faveur, triomphe auquel il n’a point assisté, mais que sa fille Cornélie, lui avait prédit lorsque, découragé, lâché par tous, aveugle, il se promenait tristement, à son bras, dans les jardins du Muséum. Il fallut le darwinisme pour que le transformisme fût tiré de l’oubli. Le darwinisme remplaça désormais le transformisme que l’on continua de combattre en sa personne.
Le darwinisme appliquait aux êtres organisés la même méthode qu’à la matière inorganique. D’où protestations de la part des fanatiques de la religion et aussi de la science, car celle-ci a ses fanatiques, qui en font une pseudoscience. L’autoritarisme sous toutes ses formes voyait dans le darwinisme l’ennemi ! Celui-ci heurtait de front la tradition qui n’avait jamais subi un pareil assaut. Pour la première fois, elle chancelait. Le monstre était mortellement atteint.
Le darwinisme était, comme le lamarckisme, une réaction contre le créationnisme, solution paresseuse, qui explique tout, sans rien expliquer.
Avec le darwinisme, point d’intervention surnaturelle dans l’explication des phénomènes de la vie. Point de création miraculeuse, mais au contraire explication logique, naturelle, des faits, ne pouvant se produire sans cause. Tous les faits se tiennent, sont solidaires. Le présent provient du passé, et lui-même contient l’avenir. Avec le darwinisme, ni la terre n’est le centre de l’univers, ni l’homme n’est le principal habitant de la terre. Il fait justice à la fois et du géocentrisme et de l’anthropocentrisme. Ainsi, il ouvre à l’esprit de perspectives inouïes. Même si cette doctrine était fausse, elle serait encore créatrice parce que, en rejetant le point de vue téléologique, le finalisme, dont se contentent les cerveaux simplistes, elle a renouvelé les méthodes des sciences.
Le fanatisme sert les idées en les faisant connaître. Celui-ci n’a retenu du « darwinisme » que la descendance de l’homme, ce qui a attiré sur elle l’attention. « L’homme descend du singe » est devenu la terreur des gens bien pensants. Ils n’ont vu que cela dans le transformisme, et parce qu’ils n’ont vu que cela, ils ont contribué malgré eux à l’évolution des idées. Darwin, nous l’avons dit, ne s’était pas étendu là-dessus outre mesure, mais cette conclusion découlait de tous ses écrits. Pour les partisans de la Bible, l’arche de Noé tranchait la question ! Les libres-penseurs, auxquels les socialistes s’étaient joints, transportant la question sur le terrain sociologique comme les croyants l’avaient fait sur le terrain de la foi, prirent parti pour le diable. Haeckel qui, avec Darwin, a puissamment contribué à la diffusion des idées transformistes, voulait extraire un « catéchisme » du darwinisme, en quoi il avait peut-être tort : tous les catéchismes se valent, c’est-à-dire qu’ils ne valent rien.
À peine né, s’il rallia les meilleurs esprits, le darwinisme s’était heurté à une opposition systématique de la part de certains tardigrades résumant l’indignation et les scrupules des gens honnêtes et bien pensants. La doctrine qui niait la création distincte de chaque espèce et de l’homme trouva devant elle l’ignorance et la mauvaise foi. Ajoutons cependant que des savants se fourvoyèrent dans cette opposition, ne voulant pas démordre de leurs théories.
Le suisse Agassiz, dont il faut louer la haute probité, fut de ceux-là. Agassiz était finaliste. Il croyait de bonne foi qu’une pensée créatrice avait présidé à l’adaptation de chaque être à son milieu. Cela lui suffisait. En vain ses propres travaux venaient à l’appui du transformisme. Agassiz se contentait de sa première idée : chaque espèce avait été créée par Dieu distinctement, et elle n’avait point varié. Ainsi accordait-il sa science et sa foi. Cependant, avant Serres et Muller, il avait reconnu que la succession des fossiles reproduisait les étapes de l’embryon au cours de son développement. Mais c’était encore l’œuvre de Dieu. N’empêche qu’il se mettait en contradiction ouverte avec la genèse, en affirmant que chaque race humaine avait été créée à part, alors que le genre humain avait, d’après elle, une seule origine unique. Darwin admirait beaucoup Agassiz dont les idées, au fond, servaient sa doctrine.
Autre fixiste de moindre envergure, l’académicien Flourens, protégé de Cuvier et père du communard Gustave Flourens, qui lui succéda dans sa chaire du Collège de France. Flourens père était le type du parfait réactionnaire. Esprit étroit, il ne pouvait admettre l’évolution. Ce physiologiste, qui ne croyait pas à la contemporanéité de l’homme et des grands mammifères antédiluviens, démontrée par Boucher de Perthes, fut en France un des adversaires les plus acharnés du transformisme. Il niait que la nature ait le pouvoir de créer et le pouvoir de détruire des êtres. Pour ce partisan de la fixité des espèces, qui répondait toujours à côté de la question, il n’y avait que deux systèmes possibles : la génération spontanée ou la main de Dieu. Mais la génération spontanée n’est qu’une chimère. Reste la main de Dieu. Dès qu’on remonte à Dieu, tout s’explique. C’est avec des arguments de ce genre qu’on a combattu et qu’on combat encore le darwinisme. Piètre argument qui s’explique par la bêtise et le fanatisme de ceux qui, à court d’arguments, n’en ont pas d’autre à opposer aux observations de la science que « la main de Dieu ».
Mon grand oncle Henri de Lacaze-Duthiers, savant officiel, membre de l’Institut et professeur à la Sorbonne pendant trente-cinq ans, était partisan de la fixité des espèces. Il resta le disciple de Cuvier jusqu’à l’heure de sa mort, survenue en 1901. Cependant, nul plus que le fondateur de la zoologie expérimentale, qui se méfiait des théories, n’a, par ses études d’embryogénie, contribué à montrer l’excellence de la doctrine de l’évolution. On ne s’explique pas comment il s’entêta à soutenir des idées que ses propres travaux démentaient constamment. Tous ses élèves, et non des moindres, se séparèrent de lui et passèrent dans le camp adverse, formant une équipe d’évolutionnistes comme on n’en vit jamais, parmi lesquels Albert Gaudry, Alfred Giard, Edmond et Rémy Perrier, Yves Delage, Pruvot, Boutan, Joubin, Roule, Cuénot, Pérez. Il n’est pas aujourd’hui de savant digne de ce nom qui ne soit plus ou moins évolutionniste.
Rompant avec Lacaze-Duthiers, qui lui avait fait passer sa thèse de doctorat ès sciences en 1872, Alfred Giard se jeta dans la bataille, professant, sous les fenêtres mêmes de son ancien maître, un cours sur l’évolution des êtres organisés, subventionné par la Ville de Paris. Giard fut vraiment un initiateur. Cet anarchiste de la science, qui combattait toutes les superstitions, avait été frappé par ce fait que l’embryon reproduit l’évolution de l’espèce au cours de son développement : il passe par les différents stades par où sont passés les animaux dont les fossiles ont été trouvées dans les terrains datés par la géologie : dans les entrailles de la terre comme dans le ventre de la mère, c’est la même succession, et le même ordre d’apparition des espèces : l’être devient poisson, batracien, reptile et mammifère. Dans l’embryon, il est vrai, la récapitulation des formes est rapide et synthétique.. La nature ne met plus des siècles à former l’être vivant, mais seulement quelques mois. C’est une création en miniature, qui rappelle la création primitive. L’ontogénie ou évolution de l’individu reproduit en petit la phylogénie ou évolution de l’espèce. Serres, Fr. Muller et Haeckel, ont insisté là-dessus. On a pu objecter à la loi biogénétique (ou de patrogonie) que certains stades sont « brûlés » au cours du développement de l’embryon, et que la larve, vivant dans des conditions différentes, s’écarte du type ancestral. Pour Vialleton, cette récapitulation des formes ancestrales ne serait qu’une métaphore. Ajoutons que la suite des fossiles ne forme guère une série continue, ce qui complique le problème. Il n’en est pas moins vrai que l’embryologie vient apporter son appui à la théorie de l’évolution que la paléontologie confirme de son côté. Ces deux sciences s’accordent pour nous prouver que l’être humain a passé par différentes phases avant d’arriver à sa forme actuelle. De plus, comment douter de l’évolution quand on constate, chez l’homme, les transformations de certains organes rudimentaires ?
« L’idée transformiste est la seule qui nous apparaisse maintenant comme capable de fournir une réponse satisfaisante à la question de l’origine des êtres vivants qui peuplent la terre. » (Yves Delage). Non seulement cette doctrine éclaire l’origine des espèces végétales et animales, mais encore l’origine de l’homme, et c’est ici que la réaction élève ses protestations. L’animal ne compte pas, qu’importe qu’il ait été créé par la nature. Mais l’homme, l’homme qui a été racheté par le sang d’un Dieu, l’homme ne peut pas avoir la même origine que l’animal. Il y a entre eux un abîme.
Une des raisons de l’opposition au transformisme réside dans la paresse intellectuelle et l’esprit misonéiste qui font que les bourgeois conservent leurs vieilles erreurs, ne voulant pas se donner la peine de faire un effort de pensée et de rompre leurs habitudes de tout repos. Ces gens-là ne veulent rien savoir quand une vérité nouvelle prend la place d’une vérité ancienne. Ils ne veulent rien modifier à leur façon de faire : comment accepteraient-ils de gaieté de cœur la théorie de l’évolution des espèces ? Ce serait se condamner eux-mêmes. Ils préfèrent obéir à la fausse tradition que leurs parents leur ont transmise plutôt que de regarder en avant et de vivre. Il ne faut rien attendre de ces tardigrades. L’hypothèse de la création est simple, elle satisfait les cerveaux médiocres : pas besoin de travailler pour la formuler. Tout esprit critique est écarté ; il n’y a point de discussion possible. On se contente d’affirmer : c’est plus facile. Le transformisme, au contraire, exige l’étude de toutes les sciences et un renouvellement de la mentalité. Il exige des esprits ouverts à toutes les recherches désintéressées, des âmes curieuses, avides de savoir. Avouons que certains cerveaux ne se transformeront jamais : l’exemple donné par certains individus — qui n’évoluent que pour se renier — nous ferait mettre en doute l’évolution, conçue comme un progrès, et une marche en avant. On se demande si l’humanité se transformera jamais, quand on voit la façon dont agissent les brutes de tous clans, de toutes classes !
Après le Darwinisme. Neo-lamarckiens et Neo-darwiniens. Essor donné aux sciences biologiques. — Tandis que les adversaires du darwinisme continuaient leur lutte à outrance contre les théories évolutionnistes, leur opposant des arguments sentimentaux ou pseudo-scientifiques, les savants sérieux tiraient du système toutes ses conséquences, y adhéraient sans restriction ou le modifiaient et le rectifiaient. Lamarck avait encore ses partisans, restés fidèles à l’influence du milieu, tandis que les disciples de Darwin ne juraient que par la sélection naturelle. D’autres savants tentèrent de concilier les deux tendances. Le darwinisme, en créant de nouveaux courants d’idées, avait bien mérité de la science. Pour les néo-darwiniens, l’action du milieu sur l’organisme fut rejeté. Le représentant le plus « absolu » de cette tendance fut Weissmann. Weissmann niait l’hérédité des caractères acquis. Il écrivit dans ce but un ouvrage sur la « Toute-puissance de la sélection naturelle ». Un dogme scientifique en remplaçait un autre ! Weissmann fit, par la suite, des concessions et atténua la rigueur de son système. Il y laissa filtrer l’idée lamarckienne de l’influence du milieu, en la rattachant à la lutte pour l’existence et à la sélection dont l’action restait primordiale. Darwin avait reconnu lui-même l’erreur qu’il avait faite en ne tenant pas suffisamment compte de l’action du milieu. L’étude de ce que Weissmann appelle « le plasma germinatif » nous entraînerait trop loin. Bornons-nous à rappeler que, d’après Weissmann, chacun de nous possède le plasma germinatif de ses parents, de ses grands-parents et de tous ses ancêtres dans ses cellules sexuelles : l’hérédité s’expliquerait par la transmission de ces plasmas ancestraux. La théorie Weismanienne ou sélection germinale a été critiquée par Yves Delage. Le néo-darwinien Weissmann, qui s’est souvent contredit, n’a pas réussi, avec sa théorie des biophores, à nous donner une explication suffisante de la variation et de l’hérédité. Une mise au point du darwinisme s’est accomplie et, entre les deux écoles transformistes des néo-lamarckiens, fidèles aux principes exposés dans la Philosophie zoologique, et pour lesquels les variations des espèces ne sont point dues au hasard, et les néo-darwiniens, qui prétendent qu’elles sont fortuites, un terrain d’entente est possible. Les darwiniens expliquant tant par la sélection naturelle, les lamarckiens par l’influence du milieu, quelles que soient les divergences de vues qui les séparent, n’en ont pas moins servi grandement le progrès des sciences biologiques. En effet, depuis Darwin, que de recherches ont été faites, dans un sens ou dans l’autre, dans la voie qu’il a ouverte ! Des correctifs ont été apportés aux théories darwiniennes par De Vries avec sa théorie de la pangénèse et des mutations brusques ; par Naegeli, avec ses micelles ; par Galton, avec son « retour à la moyenne » ; par le moine Mendel, qui distingua parmi les caractères hérités des caractères dominants et des caractères récessifs ; par W. Roux, qui a montré le rôle de l’excitation fonctionnelle ; par Chauveaud, qui a appliqué aux plantes la loi de Fr. Muller ; par Delage, et ses « causes actuelles » ; par Le Dantec, élève de Giard, qui part de la chimie pour démontrer l’évolution. Combien d’autres, partis de Darwin, ont développé les idées transformistes : Cape, Correns, Baldwin, Osborn, Packard, Depéret, Raphaël Dubois, Korschinsky, Edmond et Rémy Perrier, Houssay, Cuénot, Henneguy, I. Lœb, G. Bohn, Le Duc, Herrera, Roule, Bataillon, Dastre, Rabaud, Quinton, Albert Mary, Matisse, Anglas, Becquerel, etc… Noble phalange de travailleurs, qui nous repose des agités de la politique.
« La notion d’évolution, écrit Yves Delage, est devenue une des généralisations les plus vastes — sinon la plus vaste — de notre temps ; elle dépasse de beaucoup les limites des sciences au sein desquelles elle a surgi et embrasse tout l’ensemble des conceptions humaines, jusqu’aux problèmes philosophiques les plus obscurs et les plus difficiles. »
On voit combien le darwinisme a servi le progrès des sciences et de l’esprit humain. La doctrine de l’évolution s’est étendue à toutes les sciences : la méthode historique et sociologique a remplacé la méthode déductive, ontologique, dogmatique. Elle a permis d’expliquer l’histoire, le langage, les mœurs, les religions, les morales, les institutions, les lois, les arts et les littératures. On connaît l’application, plus ou moins juste il est vrai, que Brunetière en fit à la critique chargée de décrire « l’évolution des genres ». Brunetière essayait à sa manière d’appliquer à l’étude de la littérature les méthodes de l’histoire naturelle, voie dans laquelle Taine s’était engagé à la suite de Sainte-Beuve, dont les précurseurs étaient Mme de Staël, De Bonald, avec leur formule : « L’art est l’expression de la Société. » L’influence du milieu dans les arts avait été constatée par Cousin, Chateaubriand, Montesquieu, Fontenelle, Saint-Evremond, Dubos, etc… La méthode évolutionniste (influence du milieu et concurrence vitale) a renouvelé la philosophie : la psychologie (travaux de Ribot) et la sociologie s’en sont inspirées, autant que l’esthétique, qui tient de ces deux disciplines.
Fausse interprétation du darwinisme. La sélection à rebours. — Yves Delage fait observer qu’ « il faut tracer une ligne de démarcation entre le côté transformiste des idées darwiniennes et leur côté sélectionniste. Si le transformisme darwinien a rendu à l’émancipation de l’esprit humain le service le plus grand peut-être dont on ait jamais été redevable à une théorie scientifique, l’idée de la sélection naturelle n’a pas, bien au contraire, les mêmes titres à notre reconnaissance. »
On a tiré de la sélection naturelle des conclusions fausses. Toute grande doctrine, philosophique ou littéraire, est rapetissée par la médiocrité. Les arrivistes ont trouvé dans les théories darwiniennes la justification de leur égoïsme ; les faibles doivent être sacrifiés, piétinés, pour le plus grand bien de l’espèce. Or, les faibles dont il s’agit ici ne sont point ces résignés qui, par leur inertie, justifient les violences et l’autorité des soi-disant forts, ce sont les vrais forts, c’est-à-dire les indépendants et les sincères, ceux qui se séparent du troupeau sur toutes les questions. La haute pègre, qui légifère et domine, tient à garder ses privilèges et elle combat sans pitié toute velléité d’action et de pensées libres. Le darwinisme ainsi compris — comme le triomphe du plus rusé et du plus habile sur celui qui refuse de s’adapter et de se plier aux exigences de l’élite ou du nombre — cadre bien avec le régime barbare des sociétés dites civilisées, dans lesquelles le mensonge seul est honoré, et où la crapule dorée se vautre et fait la loi. Avec cette conception, dans laquelle la vie n’apparaît plus que comme une lutte de bas intérêts, lutte pour l’or ou la propriété, tantôt l’individu, subit la tyrannie du nombre, tantôt le nombre subit la tyrannie de l’individu. Maîtres et serviteurs sont pareillement esclaves. Le darwinisme est la justification des moyens dont usent et abusent guerriers, diplomates, mercantis, prêtres de toutes les églises, politiciens, chefs d’Etat. La lutte pour la vie est la forme la plus aiguë de la lutte pour la mort. Le « struggle for life » a dressé les individus les uns contre les autres, multipliant les besoins et les appétits. L’homme est devenu un loup pour l’homme. L’enfer que les chrétiens placent hors de la vie est dans la vie même, cette vie qui nous est imposée chaque jour par les maîtres de l’heure. Le plus roublard l’emporte ; l’hypocrisie et la ruse se revêtent du masque de l’honnêteté pour exercer leurs méfaits ; la sincérité n’est plus de mode. Les bourgeois pratiquent à rebours la sélection, brimant les meilleurs esprits, leur imposant leurs lois, les envoyant au bagne ou à l’abattoir, favorisant les brutes, les ignares, les cuistres, Comprendre ainsi la sélection — qui est le triomphe intégral des brutes — c’est n’y rien comprendre. C’est une conception fantaisiste qui n’a pu éclore qu’en des cerveaux dégénérés. Ce darwinisme-là n’est point le vrai. Au nom de la justice et de l’amour, nous le répudions. Toute doctrine saine est détournée au profit des brutes : il est arrivé à Darwin ce qui est arrivé à Nietzsche et à quelques autres : on leur a fait dire exactement le contraire de ce qu’ils avaient dit, et on s’est servi de leurs noms pour justifier tous les crimes. Or, les évolutionnistes étaient des hommes sincères, et non des pantins, convaincus, comme Lamarck, de la nécessité de la solidarité (Lamarck combattait les inégalités sociales et la propriété, l’autoritarisme sous toutes ses formes), comme Darwin, que la sympathie est nécessaire au bonheur des individus, sympathie dont Guyau, influencé par Darwin, faisait le principe de l’art, de la religion et de la sociologie. Il y a dans le darwinisme une loi de progrès implicite, au lieu des conclusions que l’arrivisme et l’égoïsme en tirent chaque jour. On n’a voulu retenir — et pour cause — que le côté négatif de la doctrine, comme on n’a retenu de celle de Nietzsche que son envers. Il y a autre chose dans le darwinisme que le triomphe de la bêtise sur l’intelligence, de la brute sur l’esprit pacifique. Le fils de l’auteur de « L’Origine des Espèces ». Léonard Darwin, a soutenu que la reproduction de l’espèce devait être entreprise au nom de la sélection. Il n’est point partisan d’engendrer des êtres misérables et laids, mais des hommes véritables, la qualité étant bien préférable à la quantité. L’évolution doit aider à peupler l’humanité de vivants, et non pas à la surpeupler d’idiots et de dégénérés. Que voyons-nous aujourd’hui ? La société d’après-guerre est au-dessous de tout. C’est que la sélection se fait à rebours, la mentalité des individus n’ayant de nom dans aucune langue, mentalité inférieure à celle du dernier des sauvages. Il est grand temps de réagir.
On peut objecter à Darwin qua la lutte des individus contre les conditions naturelles dépasse de beaucoup celle que se livrent entre eux les individus d’une même espèce. C’est le point de vue auquel s’est placé Kropotkine. Kropotkine voyait un facteur d’évolution dans l’entraide, et non dans la lutte pour l’existence (L’Entraide, un facteur d’évolution.) Cette évolution positive est autrement noble et utile que l’évolution négative, qui sacrifie les meilleurs aux pires scélérats. Ce qui résulte pour nous de l’examen des doctrines évolutionnistes c’est la nécessité de la liberté de chaque individu au sein d’une société libre, d’où mensonges, préjugés, dogmes et lois auront été impitoyablement bannis.
Haeckel dans son « Histoire de la Création des êtres organisés d’après les lois naturelles », rappelle que le peuple de Sparte n’a dû son haut degré de force virile qu’en pratiquant la sélection artificielle, et qu’il en est de même pour les tribus des peaux-rouges de l’Amérique du Nord qui mettent à mort les nouveau-nés débiles. Et le philosophe du monisme en profite pour montrer dans la sélection militaire pratiquée dans notre société dite civilisée un crime abject, les hommes les plus sains et les plus robustes étant immolés au Moloch insatiable. « Au contraire, tous les jeunes gens débiles, malades, affectés de vices corporels, sont dédaignés par la sélection militaire. » Opposant à la sélection artificielle du militarisme, la sélection naturelle, Haeckel voit dans celle-ci « le plus fort levier du progrès, le principal agent de perfectionnement ». Il croit que dans la nature, le parfait triomphe de l’imparfait. « Or, dans l’espèce humaine, cette lutte pour vivre devient de plus en plus une lutte intellectuelle, de moins en moins une bataille avec des armes guerrières. Grâce à l’influence ennoblissante de la sélection naturelle, l’organe qui se perfectionne plus que tout autre chez l’homme, c’est le cerveau. En général, ce n’est pas l’homme armé du meilleur revolver, c’est l’homme doué de l’intelligence la plus développée qui l’emporte, et il léguera à ses rejetons les facultés cérébrales qui lui ont valu la victoire. Nous avons donc le droit d’espérer, qu’en dépit des forces rétrogrades, nous verrons, sous l’influence bénie de la sélection naturelle, se réaliser toujours de plus en plus le progrès de l’humanité vers la liberté et par conséquent vers le plus grand perfectionnement possible ».
Nous pensons qu’en fait de sélection artificielle, la meilleure c’est encore celle qui n’attend pas la naissance de l’enfant pour le supprimer ou le conserver, mais prépare sa venue, ne le jetant pas dans la vie nanti de tares alcooliques ou autres.
Préparons une humanité meilleure en devenant meilleurs nous-mêmes, en réformant notre mentalité et nos mœurs, en n’obéissant qu’à la justice et à la vérité. Refusons d’imiter le troupeau, élargissons sans cesse notre idéal. L’individualisme conçu comme l’épanouissement de l’être vivant en beauté, libéré moralement et physiquement, est la meilleure sélection.
Derniers échos de la croisade contre le darwinisme. L’affaire Scopes. — Le procès du darwinisme avait été engagé avant le darwinisme même. Avec celui-ci il est entré dans une voie aiguë. Il dure encore. La croisade contre l’origine simiesque de l’homme se continue chez les bourgeois bien pensants, rentés, assis, par l’entremise de leurs prêtres, de leurs moralistes et de leurs politiciens. Il n’est pas de théorie qui n’ait été plus mal comprise que le darwinisme, et qui n’ait été combattue avec d’aussi piètres arguments. Le procès engagé depuis plus d’un siècle entre Moïse et Darwin est un des moments de la lutte éternelle que se livrent l’esprit de mensonge et l’esprit de vérité. Darwin n’a dû qu’à sa prudence et à sa modération d’avoir la vie sauve.
On croyait qu’enfin le darwinisme, après une mise au point qui le plaçait au nombre des hypothèses fécondes de la science n’allait plus être discuté. On comptait sans le fanatisme, qui ne désarme jamais. Il est comme le feu, qui couve sous la cendre. On pensait close la lutte, lorsqu’elle a repris de plus belle, avec une extrême violence. Si tous les esprits sérieux ont accepté le darwinisme, en le corrigeant, le complétant ou le dépassant, les esprits rétrogrades voient toujours dans cette doctrine une doctrine diabolique, immorale et pernicieuse. Nous en avons eu récemment une preuve éclatante dans un procès intenté en Amérique à un jeune professeur. Ce procès a couvert de ridicule ceux qui l’ont provoqué, et il faut espérer qu’après cette expérience la bêtise ne récidivera plus. Elle a donné toute sa mesure. Jamais les adversaires du transformisme ne s’étaient montrés aussi plats, en pensées, en paroles et en actes. On voulut frapper un grand coup. L’Amérique, pays de bluff, se chargea de la besogne. La Croisade contre la théorie de l’évolution a eu cette fois pour théâtre le nouveau monde avec, pour chef, un politicien du nom de Bryan, ancien secrétaire d’État du cabinet Wilson. Le père du régime sec n’a guère brillé dans cette affaire. Se présentant, pour la quatrième fois à la Présidence des États-Unis, ce singulier homme d’État avait cherché par tous les moyens d’attirer sur lui l’attention, s’efforçant de provoquer de l’agitation dans le pays de Carlyle et de Walt Whitman. Il voulait essayer de déclencher un mouvement religieux « afin d’introduire la Bible dans la Constitution américaine ». Il tenta de faire les élections sur le dos du darwinisme, mêlant stupidement la religion et la politique à la science. L’antiévolutionnisme était devenu un mot d’ordre électoral, La bataille allait s’engager entre évolutionnistes et antiévolutionnistes ! William J. Bryan espérait bien faire triompher sur son nom la sainte cause de la Bible. Il pensait que l’incohérence du suffrage universel déciderait de quel côté est la vérité. Un procès fut intenté dans la libre Amérique au professeur John Scopes, coupable du crime de darwinisme. Il était accusé d’avoir violé la constitution de l’État du Tennessee en enseignant la doctrine de l’évolution, proscrite au nom de la Bible par ces braves protestants. Bryan se porta partie civile contre lui et se montra le plus enragé des antidarwinistes. C’est lui qui, en réalité, dirigeait les débats. Ce qui ne lui profita guère, car cet apôtre de la tempérance mourut d’indigestion, dans la ville même où avait lieu le procès. Le meilleur champion de cette mauvaise cause fut frappé en pleine bataille (en quoi Dieu, d’où il descend, se montra fort ingrat, en le faisant remonter au ciel). Si ces pudiques protestants avaient été tant soi peu logiques, ils auraient dû voir dans cette mort que Dieu même ne pactisait pas avec leurs gesticulations. Ce procès vaut d’être rappelé ici, en détail, car il est toujours bon de montrer à l’œuvre le fanatisme et de dénoncer les petits moyens qu’il emploie.
Le procès du darwinisme, du transformisme et de l’évolutionnisme réunis eut lieu à Dayton (Ohio), que des plaisants qualifièrent à cette occasion de Monkeyville (Ville des Singes). Le candidat des démocrates, battu deux fois aux élections présidentielles par Mac Kinley, et une fois par Caft, n’avait rompu le silence après une vie mouvementée que pour se ridiculiser dans le procès Dayton. Pour Bryan, politicien roublard, à la mentalité étroite, l’affaire Scopes n’était qu’un moyen de réclame en vue des élections, l’occasion cherchée depuis longtemps, de prendre la défense des gens de la campagne contre ceux de la ville. Ce procès, sorte d’affaire Dreyfus de la science, dura du 11 au 21 juillet 1925 Le maniaque Bryan, affirmait sans sourciller que « les savants qui prétendent que nous descendons du singe sont des individus malhonnêtes ». Il n’y avait qu’à s’incliner. L’homme qui avait donné sa démission de secrétaire d’État lorsque Wilson protesta contre la guerre sous-marine, était l’auteur de deux ouvrages pauvres d’idées et de style, dans lesquels il avait déjà combattu la doctrine de l’évolution : « La menace du Darwinisme » (1917) et « La Bible et ses ennemis (1918) ». Enhardi par ses triomphes précédents, il déclarait avec emphase que : « Cette guerre n’engage pas seulement l’église orthodoxe, mais la Religion elle-même. C’est une guerre jusqu’au bout, ajoutait le nouveau Pierre l’Ermite. Toutes les églises sont engagées, parce qu’une fois l’autorité du verbe divin détruite, il n’y aura aucun besoin d’églises ou de prêtres. Tout le monde ira au cinéma au lieu d’aller au temple. » On se demande où serait le mal, si le cinéma aidait à dissiper toutes les superstitions. En vérité, étrange procès qui mit de nouveau aux prises le fanatisme et la pensée libre. Naturellement la presse réactionnaire du monde entier en profita pour prendre fait et cause pour Bryan et condamner une fois de plus l’évolutionnisme. Elle sauva encore une fois l’honneur des bourgeois qui ne peuvent, en aucune manière, descendre du singe.
Le Tennessee est un des endroits du monde, après la France, où il y a le plus d’illettrés (on peut savoir lire, et n’être qu’un illettré !) Si les gens du Tennessee pratiquent la culture, ce n’est point celle des idées. La Bible est le seul livre qu’aient jamais lu les montagnards de ce pays. Elle résume pour eux toute la civilisation ! Le jeune romancier américain Floyd Dell, l’auteur d’Un Phénomène, homme d’un rare courage et d’un mérite non moins rare, caractère indomptable, comme l’un de ses héros, Félix Fay, a affirmé, leur faisant trop d’honneur, que « les gens de Tennessee sont les restes fossilisés de périodes évanouies ». Pour « ces montagnards arriérés », l’évolution est une invention du diable, et ils croient qu’elle sert les desseins du capitalisme. Les jeunes filles, faites à l’image de Dieu, portaient des rubans brodés sur lesquels on lisait : « Vous ne ferez pas de nous des guenons ! » La petite ville de Dayton devint aussitôt célèbre : on y vit affluer les amateurs de sensations rares, les opérateurs de cinéma, les photographes et les reporters. Ce fut un champ de bataille où s’affrontèrent deux conceptions de la vie diamétralement opposées : la conception autoritaire et la conception libertaire. Singulier procès, qui montre à quel point la réaction a peur de la vérité et s’efforce, par tous les moyens, de l’étouffer. Les noms des douze jurés furent tirés au sort par un enfant de deux ans. Ces jurés, parmi lesquels figuraient six baptistes, un analphabète, un méthodiste et un maître d’école, n’assistèrent pas aux débats, le juge ayant demandé leur exclusion (ils déambulaient pendant ce temps à travers la ville). Ce juge, du nom de Raulston, un nom à retenir, qui était lui-même un des plus ardents adversaires du darwinisme (il avait eu soin de se munir d’une Bible et d’un dictionnaire avant de présider) déclara, après les prières traditionnelles, que les jurés avaient à dire si M. Scopes a, ou non, violé la loi du Tennessee qui défend d’enseigner les doctrines de l’évolution, et non pas de juger cette loi elle-même. C’était étrangler les débats ! Ceux-ci furent, comme toujours, une parodie de la justice. Ils ne furent pas publics, afin d’empêcher les idées de pénétrer dans les consciences, le tribunal ayant exigé que les arguments de la défense fussent présentés par écrit. « La question ne sera pas posée », fut invoquée ici comme dans les tribunaux militaires. Le fanatisme alla si loin que les adeptes de l’Église méthodiste menacèrent d’expulser un docteur qui voulait exposer les théories évolutionnistes. On ne veut même pas entendre la défense. Elle est là pour la forme. C’est le moyen classique de toute bourgeoisie, catholique, protestante ou juive, de tous les États, quels qu’ils soient… Le Juge refusa d’entendre les savants cités comme témoins, car, disait Bryan, qui s’efforçait de légitimer la décision du tribunal « les savants étrangers ne peuvent pas venir empoisonner les enfants du Tennessee… ». Et l’illustre bimétalliste vitupéra pendant deux heures « contre les hérétiques de l’évolution qui discutent le miracle de la naissance du Christ et nient tout le surnaturel de la Bible ». Pour Bryan, les avocats de Scopes étaient des « assassins », et Nietzsche était responsable du « meurtre spirituel moderne ». On voit à quelles stupidités on aboutit quand on mêle la science à la politique et à la religion.
Le célèbre avocat Clarence Darrow et le féministe Malone avaient offert gratuitement leurs services à la défense (même en Amérique, pays des dollars, il y a des gens désintéressés). L’avocat, que Bryan avait représenté comme celui du Diable, réussit malgré tout à faire le procès du christianisme, auteur des guerres les plus meurtrières, et riposta en ces termes à Bryan : « Je crois que M. Bryan est bien prétentieux de dire que Dieu est fait à son image et qu’on n’a qu’à agrandir sa photo pour obtenir celle de Dieu. » La défense ajouta (audience du 14 juillet) « que la théorie selon laquelle le soleil, et non la terre, est le centre de l’Univers, va aussi à l’encontre de la Bible » et que d’ailleurs la théorie de Darwin concernant l’évolution est elle-même imprécise. Les débats se poursuivirent à l’extérieur, avec plus de liberté pour la défense. Voici l’un des arguments fournis par Bryan contre la « cruauté de l’évolutionnisme : Si l’animal descend du même royaume que l’homme, nous sommes des meurtriers lorsque nous tuons une mouche, et des cannibales lorsque nous mangeons la chair des mammifères ». À ce sujet, il n’avait peut-être pas tort. Mais les autres arguments n’offraient point la même sagesse. Le même Bryan voulait fonder une « Université » que fréquenteraient les étudiants qui refusent de connaître les théories de Darwin. On ne veut même pas savoir : on nie sans connaître le premier mot d’une théorie. Quand les savants apportèrent leur témoignage, Raulston fit sortir les membres du jury, ce qui était une singulière façon d’éclairer leur religion. Le journaliste Mencken, qui avait décrit les débats avec humour, fut hué par la foule, et ne dut qu’à son sang-froid de ne pas être déshabillé, et enduit de goudron, roulé dans un tas de plumes, puis promené dans ce costume à travers la ville. On se serait cru en plein moyen-âge. On alla jusqu’à révoquer de ses fonctions de professeur de mathématiques dans l’état de Kentucky la sœur de Scopes, coupable d’avoir refusé de déclarer à la direction de son Lycée qu’elle ne croyait pas à l’évolution. Le procès de Monkeyville donna lieu à de multiples incidents, comiques ou tragiques. On vit des écoliers, stylés pour la circonstance, venir témoigner contre leur professeur. L’un d’eux fit cette déposition, résumant, en se dandinant, l’enseignement de son maître : « La terre avait été brûlante, peu à peu elle se refroidit, alors la mer forma un petit animal à cellule unique, qui évolua et devint l’homme, M. Scopes nous a classés avec les chats, les chiens, les singes, les vaches et autres animaux. Il a dit que nous avions tous des mamelles ». À ce mot de « mamelles » les mères de famille se voilèrent la face et firent sortir leurs filles, précaution bien inutile, car un haut-parleur proclamait sans pitié la vérité, que les chastes oreilles recueillaient avidement (17 juillet). Autre détail amusant : les sectes se chamaillèrent à propos des prières. Les clergymen de l’Église moderniste déclarèrent qu’un pasteur fondamentaliste, ne jouissant d’aucun crédit auprès de Dieu, ne devait pas dire la prière, et ce fut un membre de l’Église unitarienne, qualifié d’infidèle par les fondamentalistes, qui jouit de cet honneur insigne. On vit un dresseur de singes faire de la propagande anti-évolutionniste en exhibant plusieurs de ces animaux qui, déclarait-il, « descendent de l’homme ». Les diseurs de bonne aventure et les charlatans s’en mêlèrent et l’on entendit un « champion de Dieu » offrir moyennant 40 dollars de mettre n’importe qui en relations avec le Seigneur. Il y eut mieux : Dayton ayant abrité des athées, Dieu se vengea en infectant l’eau potable, ce qui provoqua une épidémie. Le typhus fit ses ravages, le plafond s’écroula sur le tribunal, les escaliers sous le poids du public. Les gens devenaient fous à Dayton. Enfin, celui qui avait provoqué tous ces incidents, mourut subitement le 26 juillet d’avoir trop mangé (il avait absorbé un copieux repas où figuraient, entre autres, du bœuf rôti, des épis de maïs et des pommes de terre, cinq entremets glacés, sept grands verres de thé glacés et deux tasses de café !) Le président du conseil municipal de Dayton ordonna aux habitants de mettre les drapeaux en berne en l’honneur du « premier citoyen du monde entier ».
Résultat de cette campagne maladroite et ridicule : l’instituteur Scopes fut condamné par le tribunal de Dayton à une amende de cent dollars (2.100 Fr.), comme n’ayant pas le droit, en tant que professeur dans une école de l’État, d’enseigner des doctrines qui ne sont pas reconnues par L’État, ni d’exposer à des contribuables une théorie qui leur répugne, étant payé par eux, etc… Bien entendu, il interjeta appel. L’éteignoir est un des moyens « légaux » de propager l’instruction : on refuse d’exposer toutes les thèses : tel est l’enseignement idéal. Et l’on vient dire après cela qu’il n’y a point d’enseignement d’État et que l’État est neutre ! Combien d’États d’Europe (petits ou grands), sont dignes de celui du Tennessee, sous ce rapport comme sous beaucoup d’autres ! L’avocat lui-même de Scopes connut les bienfaits d’un tel régime. A la dernière audience (21 juillet), le juge, peu suspect, on l’a vu, d’impartialité, après avoir annoncé qu’il avait été saisi de plusieurs pétitions lui demandant de défendre la dignité du tribunal, infligea une amende de 5.000 dollars à Carence Darrow, comme ayant manqué d’impartialité, somme qui dut être immédiatement versée, sous peine d’emprisonnement. Darrow n’était-il pas, d’après l’illustre Bryan « le militant antichrétien le plus actif du pays ? » Cela valait bien une amende plus sévère que celle de John Scopes. La farce du procès Dayton était terminée.
Malgré cette condamnation prévue, le procès de Dayton se termina à l’avantage des darwinistes. Son utilité a été de nous montrer une fois de plus quels pitoyables arguments emploie le fanatisme, depuis Socrate jusqu’à Darwin, en passant par. Galilée et tant d’autres, pour étouffer la vérité. Mais comme dans tout procès où l’iniquité et la bêtise jouent le principal rôle, on peut dire à propos de celui de Dayton, au sujet de la vérité scientifique : « L’évolution est en marche, rien ne l’arrêtera plus. » Le procès de Dayton a servi les idées vivantes en les propageant dans les coins les plus reculés d’Amérique et d’Europe. Il a, selon l’expression de Floyd Dell, « porté un rude coup à la sottise et à l’intolérance humaines ». En effet, de même que lorsque la justice bourgeoise condamne un livre sous un prétexte quelconque, tout le monde l’achète, tous les ouvrages de Darwin furent vendus à des milliers d’exemplaires. Les libraires, comme les aubergistes de Dayton, y trouvèrent leur compte. Ainsi, les adversaires de l’évolution obtinrent-ils un résultat contraire à celui qu’ils poursuivaient. Néanmoins, comme le déclarait Floyd Dell à un journaliste, les Américains cultivés conçurent de cette affaire « plutôt que de l’indignation une sorte de tristesse amère, et ils dissimulèrent sous le rire et la plaisanterie leur dégoût et leur colère ».
Un membre du cabinet du président Coolidge, fort ennuyé de cette affaire qui divisait l’Amérique en deux camps, déclara que « l’évolution n’était pas en contradiction avec les enseignements de la Bible, car elle présupposait un plan dans l’organisation du monde ».
L’affaire Scopes avait été une affaire politique. Mais elle dépassait de beaucoup ces mesquineries. Elle mettait en conflit deux idées, deux morales, deux philosophies. Elle était un symbole, le symbole de l’ignorance et de l’erreur dressées contre l’esprit critique. Deux camps se formèrent (heureusement pour l’Amérique il se trouva des esprits pour se ranger aux côtés des « scélérats » qui osaient affirmer que l’homme descend du singe. Sans quoi le professeur Scopes eut subi le sort réservé à Sacco et Vanzetti).
Cependant l’intolérance et le fanatisme ne désarmèrent pas. Le coup de Dayton n’ayant pas réussi, les adversaires de l’évolution durent trouver autre chose. Le secrétaire du gouvernement découvrit quelque part une vieille loi « interdisant de dilapider les fonds électoraux pour l’enseignement des sciences contraires aux enseignements de la Bible », et là-dessus on ne parla rien moins que d’interdire dans le district de Washington « l’enseignement des théories de l’évolution et autres » et dans toutes les écoles d’Amérique l’enseignement de la chimie, de la physique, de l’anthropologie, de l’astronomie et de la philosophie par-dessus le marché. Ce singulier secrétaire qui répond au nom de Loren S. Wittner — autre nom à retenir dans les annales de l’obscurantisme —, déclarait dans un rapport adressé à la Cour suprême de Justice que « l’enseignement de la biologie doit être interdit parce qu’il est en contradiction avec l’histoire de la Bible sur les origines de l’homme et qu’il prétend que les organismes se décomposent après la mort, tandis que la Bible parle de résurrection au jour du Jugement dernier ; que l’enseignement de la chimie doit être interdit parce qu’il prétend qu’une matière ne peut pas se transformer en une autre, tandis que la Bible dit que Christ changea du vin en eau et Dieu la femme de Loth en une colonne de sel ». L’enseignement de la physique est également contraire à celui de la Bible, de même celui de l’astronomie, qui prétend que le Soleil est le centre de l’Univers, tandis que d’après la Bible, la terre, créée quatre jours avant le soleil, est le centre du monde. L’enseignement de la philologie est également à rejeter, car elle enseigne l’évolution des langues depuis leur origine, alors que la Bible les fait remonter à la Tour de Babel. Notez que cet inénarrable secrétaire, fier de sa trouvaille qui lui permettait d’interdire l’enseignement des sciences « irrespectueuses pour la Bible », demandait que les professeurs de chimie, de physique, d’anthropologie et de biologie soient suspendus de leurs fonctions. Pour aboutir à ce résultat, il ne craignit pas de faire subir une entorse à la loi. C’était complet ! Mais ce qu’il y a de plus extraordinaire dans son cas, c’est que Wittner, qui se disait « athée convaincu », prétendait avoir agi par « pur patriotisme ». Le patriotisme va de pair avec la bêtise. Le rapport de Wittner causa un certain trouble dans les milieux éclairés américains.
A la suite de ce rapport, six États interdirent l’enseignement des théories évolutionnistes sur leur territoire. En somme, dans les États de l’Oklahoma, du Mississipi, de Tennessee, dans le Texas, où « aucun fidèle, athée, ou agnostique, ne peut remplir aucune fonction dans l’Université », dans la Caroline du Nord, et dans une foule d’autres États où des projets de lois antiévolutionnistes étaient à l’étude (Floride, Kentucky, etc.), le mot évolution fut effacé des livres, des écoles, et l’enseignement de la Bible recommandé ou rendu obligatoire (on explique la Bible dans 48 États).
D’après les fondamentalistes ou partisans de l’origine divine de l’homme, les évolutionnistes « écartent l’Adam de la Genèse pour le remplacer par le squelette du Musée Métropolitain, rajusté par de soi-disant savants aux os de singe », « l’enseignement de l’athéisme, camouflé du nom de science, c’est de la contrefaçon frauduleuse », etc. Pour ces fanatiques, la vaccination viole les lois de Dieu, et se laver le derrière est un crime. L’ignorantisme et l’obscurantisme des protestants valent bien ceux des catholiques qui déraisonnent à propos des miracles de Lourdes et autres.
Le Ku-Klux-Klan, cette Association de malfaiteurs, crut bon, dans un but de réclame, de prendre part aux débats, un an après le procès de Dayton. Il s’est prononcé contre le darwinisme, annonçant qu’il le combattrait par tous les moyens, y compris le crime. Cependant, même au sein du Ku-Klux-Klan, il n’y a pas que des imbéciles, et une scission s’est produite, un des principaux organisateurs de cette Société, M. E. J. Clarke, d’Atlanta, ayant désapprouvé cette décision grotesque, et formé une nouvelle Société qui admet l’enseignement libre des théories darwiniennes et accepte dans son sein tous les cultes.
Conclusion. — Les adversaires du darwinisme ont vite fait de voir en lui « une doctrine qui s’effondre », alors que rectifiée et élargie, elle est plus solide que jamais. Les géologues, paléontologistes, anthropologistes, biologistes et préhistoriens sont aujourd’hui convaincus — sauf M. de Lapparent, dernier survivant du créationnisme — qu’il existe un ou plusieurs intermédiaires entre les grands singes anthropomorphes et l’homme, et que celui-ci descend d’eux directement ou indirectement. C’est l’opinion de Marcelin Boule, dans ses « Hommes Fossiles », et aussi de Verneau qui, dans son dernier ouvrage « Les Origines de l’Humanité » (1926), est fondé à écrire : « Les liens de parenté se resserrent et se précisent à tel point que le nombre des savants qui les niaient naguère diminue de jour en jour. Les uns admettent que les premiers êtres humains descendent en ligne directe de ces singes anthropomorphes, les autres inclinent à croire que ces singes et l’homme sont issus d’une souche commune qu’il faudrait rechercher plus loin dans le passé. De toute façon, l’Humanité n’en aurait pas moins une origine mienne ». Que peuvent les adversaires du darwinisme, contre les preuves que nous apportent les géologues, sur l’ancienneté de certaines roches recélant des fossiles ? Plus ou moins habilement les partisans de la Bible essaient de concilier la science et la foi. Le transformisme ne serait plus en désaccord avec la religion (Albert Gaudry, savant catholique, était sincère en l’affirmant).
Voici que l’abbé Moreux doute aussi de la valeur des textes sacrés : « On objecte la chronologie biblique, mais la Bible ne nous offre aucun élément de cette nature. Les chiffres que l’on y trouve, ce n’est un secret pour personne, ont été matériellement altérés par les copistes et diffèrent suivant les manuscrits ; il est donc impossible de se baser sur ces documents pour en faire le point de départ d’une théorie quelconque » (D’où venons-nous ?).
D’après la Bible, Dieu aurait créé le monde en six jours, il n’y a guère plus de six mille ans. Comme les géologues ont démontré que la formation du monde a duré des milliers de siècles, les partisans de la genèse répondent que le mot « jour » n’a plus ici sa signification habituelle : il ne s’agit plus de 24 heures, mais de millénaires. Finalement, Moïse et Darwin, sont du même avis : Dieu a créé l’homme le sixième jour, après les autres espèces. On ne voit vraiment pas pourquoi les fondamentalistes américains, français, anglais ou autres, en veulent tant à ce pauvre Darwin. L’auteur de 1’ « Origine des Espèces », loin de contredire celui de la Bible, lui apporte son témoignage. L’homme de Darwin, comme celui de Moïse, est le dernier venu de la création. Pour l’un comme pour l’autre, il est le plus parfait de tous les êtres. La solution darwinienne est par certains côtés une solution religieuse. On peut objecter au savant anglais que, loin d’être le dernier venu parmi les animaux, l’homme est beaucoup plus ancien que la plupart d’entre eux, ses caractères intellectuels ne suffisant pas pour le placer le dernier de tous. Il n’est pas si jeune qu’on le prétend. L’homme, qui fait partie du groupe des primates, a sa place parmi les grands singes « dont il est d’ailleurs un type extrêmement perfectionné » (Rémy de Gourmont). Mais une espèce animale étant d’autant plus récente que sa température est plus élevée, les oiseaux ont fait leur apparition après l’homme. Cette dernière théorie — qui élargit l’évolution – est elle-même discutable. En résumé, que l’homme soit ou ne soit pas le dernier des êtres vivants, qu’il descende ou non du singe (et pour ma part, je ne vois aucun inconvénient à ce qu’il ait pour ancêtres les grands singes anthropomorphes du tertiaire, comme j’essaye de le montrer dans ma « Philosophie de la Préhistoire » (janvier 1927), cessons de considérer le primate plus ou moins civilisé que constitue l’homme actuel comme le chérubin de la nature. L’homme n’est pas une exception dans l’univers, le monde n’a pas été créé pour lui. Il ne saurait constituer le terme final de l’évolution. Après l’homme, coopérons que naîtra le surhomme qui vivra sans lois et sans morale. Concluons avec Rémy de Gourmont, en remplaçant toutefois le mot « créateur » par le mot « nature », encore enveloppé, il est vrai de mysticisme chez certains auteurs : « Sans doute, l’homme continuera toujours à dominer de très haut le reste du règne animal, mais il est impossible de le considérer comme la dernière pensée du créateur ».