Encyclopédie anarchiste/Dogmatisme - Droit
DOGMATISME. n. m. On peut être dogmatique sans pour cela adhérer à une religion ou à une église. Le dogmatique est celui qui se raidit en une croyance, en une vérité déterminée ou en un groupe de vérités (pour lui naturellement) et qui n’admet pas que d’autres en doutent. Le dogmatisme, c’est le père de l’intolérance politique, religieuse et morale. Combien de personnes qui rient et qui sourient des dogmatiques religieux et qui, à leur tour, sont des religieux dogmatiques vis-à-vis du programme de leur parti ! Hier, les jacobins aujourd’hui les communistes autoritaires sont des dogmatiques. Mais aussi parmi les anarchistes, il y a des mentalités bornées, des esprits arides, des présomptueux sans culture, qui prennent à la lettre et en bloc la pensée des auteurs plus ou moins connus, et de valeur, et ne tolèrent aucune critique ; ils ne s’intéressent à aucune élaboration idéologique, à aucun ajournement des données sur lesquelles les théoriciens construisent leurs théories.
Anarchisme et dogmatisme sont inconciliables.
Le dogme, c’est la tradition morte, la répétition de la parole du maître, l’autorité contre le libre examen. Chaque anarchiste devrait combattre le dogmatisme, en partant d’un examen de conscience et en veillant à ce que sa pensée ne se cristallise point.
DOGME. n. m. Dans son acception commune, ce mot signifie une opinion imposée par une autorité en dehors et au-dessus de toute critique et de tout examen. Dans la religion chrétienne, le dogme est une vérité révélée par Dieu, et directement imposée, par l’Église, à la croyance des fidèles. La révélation est la source du dogme, et son caractère fondamental est l’intangibilité. Le dogmatisme catholique est l’ensemble des dogmes préparés, définis et développés par les Pères de l’Église, par les Conciles et par les Papes. Les trois dogmes fondamentaux sont : Jésus, l’homme et Dieu ; Dieu, en une et en trois personnes ; l’homme, tombé à cause du péché, et racheté moyennant la grâce. Le dogme a été la base de l’intolérance religieuse, puisque toute vérité philosophique ou scientifique trouva dans le dogme intangible sa pierre d’achoppement. La vérité étant unique, aucune autre vérité n’est admise. Donc, l’Église dit : « Je suis en possession de la vérité, qui n’est pas avec moi est dans l’erreur. »
Combien de bûchers allumés, combien de sang a fait verser la présomption de l’Église, qui, en définitive, n’était que la présomption des prêtres installés sur les dogmes pour guetter toute lumière de vérité nouvelle, afin de l’éteindre ! Au dogmatisme ecclésiastique s’unit le dogmatisme scientifique pendant des siècles. À tel point que saint Thomas, les Conciles, le Pape, infaillibles, eurent comme complice involontaire Aristote, dont les œuvres étaient considérées comme les colonnes d’Hercule du savoir et de la pensée. Avec la réforme de la méthode scientifique, avec l’hérésie religieuse et la critique philosophique, le dogmatisme se confina dans l’Église. Puis vint à s’affaiblir l’éclat de l’anathème, qui pendant des siècles avait été la foudre de Rome.
Le positivisme en philosophie, l’expérimentalisme en science ont affranchi la pensée des dogmes religieux et scientifiques. Aujourd’hui, l’homme cultivé ne veut plus croire en aveugle, il demande des explications et il cherche des preuves. Le modernisme est entré dans le corps de l’Église, cheval de Troie du rationalisme.
L’histoire de la pensée est l’histoire du dogme et du libre examen en lutte. Et l’histoire nous montre combien de fois le premier étouffa le second en retardant la civilisation.
À près Kant, le dogmatisme a perdu sa bataille. Allons-nous vers le triomphe de la raison ? Certains courants philosophiques fatigués et les restaurations cléricales imposées par les gouvernements réactionnaires en certaines nations nous laisseraient redouter un nouveau Moyen-âge, s’il n’y avait pas des courants de pensée vifs et riches dans les pays libres, et s’il n’y avait pas beaucoup d’hommes qui ne cessent de lutter contre la tyrannie. Mais s’il est naturel d’espérer en demain, certains que le patrimoine de la pensée ne peut subir les catastrophes des systèmes politiques, nous ne devons pas ignorer combien il est nécessaire d’intensifier la lutte contre le dogmatisme. Le bolchevisme en Russie, la tyrannie jésuitique fasciste en Italie, la dictature clérico-militaire en Espagne sont la preuve que la civilisation ne va pas du même pas que le progrès. Le dogme est là, protéiforme et tenace. Il est là, mais il est en nous aussi. — C. B.
Bibliographie. — Le Moy. — Dogme et critique, 1903. Ch. Guignebert. — L’évolution des dogmes, 1910. Laberthonnier. — Le dogmatisme moral et « Essais de philosophie religieuse, 1903 ».
DOGME. n. m. (du grec doghma, formé de dokéo, je pense). Le dogme, en théologie, en philosophie comme en sociologie, est le principe accepté par les individus ou à eux imposé par une église ou une école qui présente ledit principe comme une vérité incontestable et indiscutable. Le dogme est la base fondamentale de toute religion spirituelle, matérielle ou sociale et ce serait une faute grave de penser que seules doivent être considérées comme des dogmes les théories qui puisent leur source dans la révélation divine. Il existe un nombre incalculable d’individus qui se croient sincèrement débarrassés de tous préjugés et qui affirment ne se courber devant aucun dogme et qui, cependant, sont les esclaves d’idées rétrogrades qu’ils se refusent à soumettre à l’analyse et qu’ils soutiennent comme des vérités intangibles et immuables.
Le dogme est, à nos yeux, la barrière qui se dresse devant le regard de l’homme, l’arrête et l’empêche de plonger dans l’obscurité du passé. A l’époque où l’intelligence était encore primitive et où la science n’avait pas arraché à la nature ses nombreux secrets, l’homme fut naturellement entraîné à attribuer à une force et une puissance surhumaines les phénomènes heureux ou malheureux qui le frappaient. La vie elle-même était pour l’individu une énigme et l’esprit humain ne pouvant concevoir l’infini, l’homme se donna, à lui et à tous les objets qui l’entouraient, une cause initiale, déterminante, un commencement, un Dieu créateur duquel émane tout l’Univers et qui dirigea, dirige et dirigera éternellement, selon sa volonté, les destinées du monde.
C’est sur ce dogme, sur ce principe métaphysique, ténébreux, que se sont élaborées, jusqu’au xviiie siècle, presque toutes les philosophies.
Cela ne nous surprend aucunement car, même de nos jours, « si loin que portent, dit Sébastien Faure, les prodigieux appareils par lesquels l’optique prolonge le champ d’observation de l’homme de science, la puissance de ces appareils a une limite au-delà de laquelle la constatation fait nécessairement place à la supposition ou au calcul ».
Or, le passé peut être considéré comme un astre éloigné, le plus éloigné de la terre et, forcément, il arrive un moment où la.pensée est obligée de s’arrêter rencontrant devant elle un nuage épais et obscur. Est-ce à dire qu’il n’y a rien derrière ce nuage, que la passé s’arrête là et qu’il n’est pas éternel comme l’avenir ?
L’explication des déistes nous paraît simpliste et ne satisfait pas notre soif de savoir. Rien pour nous ne représente que « rien » et nous ne pouvons pas admettre que ce « rien » est l’ « Être éternel, infini et puissant » qui a fait toutes choses de « rien », c’est-à-dire de Lui.
Si l’on accepte comme base, comme dogme, l’hypothèse « Dieu », alors rien de surprenant à ce que l’on accepte avec autant de facilité tous les autres dogmes qui en dérivent. Et c’est là que se manifeste le danger de la religion et de ses dogmes.
« Le Dieu spéculatif des métaphysiciens vit — s’il existe — dans des régions séparées par d’incommensurables distances de celles où se meut la fourmilière humaine. Se suffisant à lui-même, il dédaigne de s’occuper de ce qui se passe sur notre globe terraqué ; il se désintéresse des microscopiques passions qui nous agitent ; il ne se mêle, ni directement, ni indirectement aux rapports établis entre nous ; il ne s’inquiète ni de nos bonnes, ni de nos mauvaises actions. Les abstracteurs de quintessence, les extracteurs de racines cubiques de la Pensée pure, veulent qu’Il soit ; ils se targuent de démontrer péremptoirement qu’Il doit être, qu’il est impossible qu’Il ne soit pas. « Il est, affirment-ils, Il existe, parce qu’Il n’est pas possible qu’Il n’existe pas ». Un point c’est tout.
Il est évident que, présenté de cette façon, le dogme « Dieu » ne nous gêne nullement et nous nous garderons bien de contester, à qui que ce soit, d’avoir une croyance semblable, aussi ridicule nous semble-t-elle.
Mais « Dieu » traîne à sa suite un tas d’autres dogmes et, en premier lieu, celui de l’immortalité de l’âme qui fut enseigné par la presque unanimité des métaphysiciens ; et ce dogme, adroitement exploité par les théologiens, fut peut-être le facteur le plus précieux d’asservissement et de domination sociale. Si, à tous les âges de l’humanité, l’Eglise s’est emparée de ce principe, c’est qu’elle a compris tout l’avantage qu’elle pouvait en tirer au profit du riche et du puissant. Il n’est pas une religion qui n’ait pas, à sa base, l’immortalité de l’âme, de cette âme qui, une fois séparée du corps, quittera la vallée de misères et de souffrances pour atteindre l’idéal, dans la profondeur éthérée des cieux. Les Juifs ont leur « terre promise » comme les chrétiens ont leur paradis et ces Édens ne sont accessibles qu’à ceux qui, durant leur vie terrestre, auront respecté les lois préalablement établies par la bonté, la justice et la sagesse de Dieu.
Quels profits, quels avantages énormes ont su tirer de ce dogme les princes de l’Église qui amenèrent habilement les peuples à renoncer aux joies terrestres en leur promettant un paradis céleste ! « Heureux les pauvres d’esprit, le royaume des cieux leur appartient ! », cependant que les grands ne se contentent pas des promesses, jouissent et vivent heureux sur notre boule ronde, spéculant sur la naïveté, la bêtise et l’ignorance des faibles.
Comme l’on comprend bien les raisons pour lesquelles les théologiens se refusent à discuter les dogmes et interdisent aux fidèles de les approfondir. C’est que, à l’analyse, tout s’ébranle, et l’on aperçoit, à la faveur de la critique, l’erreur et le mensonge sur lesquels ils reposent. Quelles que soient, pourtant, les murailles dont on les entoure, les dogmes spirituels, révélés, deviennent de moins en moins dangereux, tendent à disparaître et tout le formidable édifice qu’ils ont construit s’écroulera demain.
C’est que la vie moderne ne s’accorde plus avec le dogme du Dieu tout-puissant et infaillible. Un vent d’athéisme a passé sur les hommes et les exigences de la religion ont éloigné d’elle la plupart des individus. Certes, la croyance en une divinité n’est pas totalement éteinte ; on continue à se livrer, plus par coutume, par cupidité et par besoin, que par foi sincère, à certaines manifestations extérieures, à condition cependant que celles-ci n’entravent pas la marche courante de la vie quotidienne. Quel est celui qui sera assez fou, surtout dans nos contrées occidentales, pour sacrifier une parcelle, aussi minime soit-elle, de son bien-être terrestre, afin d’atteindre aux félicités célestes ? S’il y en a, ils sont peu et leur nombre est insignifiant. L’idée de Dieu n’est plus dangereuse ; le dogme n’est plus qu’une lumière vacillante qui disparaît derrière les flambeaux de la science, et qui va s’éteindre totalement, sous le souffle puissant du progrès. Mais l’Eglise, elle, subsiste, soutenue par toutes les puissances d’argent ; elle ne prétend même plus être un organisme de moralisation, mais avoue être une association politique ; c’est donc comme telle qu’il faut la considérer et la combattre. Il faut la placer parmi toutes les autres associations de conservateurs ; elle forme l’élément le plus puissant de réaction, de conservation et de domination sociale. Ne cherchons donc plus à détruire ce qui fut sa force, mais ce qui est sa force, actuellement, et qui lui permet d’exercer, malgré la faillite de son dogme, une influence colossale sur la collectivité humaine.
Les dogmes de l’Église moderne se confondent avec les dogmes des nouvelles religions matérielles, religions politiques, aussi néfastes et aussi nuisibles que les précédentes.
Le nationalisme, le patriotisme, le démocratisme sont les dogmes auxquels se sont attachés les hommes d’aujourd’hui et il est aussi difficile de les arracher à leur croyance qu’il fut difficile de faire pénétrer dans le cerveau des anciens religieux une parcelle de raison. Si le christianisme fut, et est encore, l’allié de la classe capitaliste, le nationalisme, le patriotisme et le démocratisme en sont les précieux auxiliaires et les souffrances que ces dogmes ont déterminées, les crimes dont ils ont été la cause sont déjà terriblement nombreux.
La lenteur avec laquelle un individu abandonne un dogme et la rapidité avec laquelle il s’attache à un autre pourrait faire penser que le peuple a besoin d’une religion : c’est, du reste, ce qu’affirment certains philosophes. De là, sans doute, les différents dogmes qui se succèdent les uns aux autres.
A notre sens, c’est l’erreur de toutes les écoles que de croire à la nécessité de remplacer une religion par une autre, sous prétexte que l’homme doit avoir un idéal et un but. Il est vrai que l’individu a besoin d’un idéal, mais celui-ci ne doit pas être dogmatique ; sans quoi, il perpétue un état de chose qui, échappant à l’analyse, maintient l’individu dans l’ignorance et l’esclavage.
« Le dogmatisme est l’opposé de la méthode critique qui part de l’examen approfondi de la faculté de connaître pour aller à la connaissance des objets », a dit J. Aicard. Conservons donc et essayons de développer chez ceux qui nous entourent cette faculté de critique ; ne dogmatisons pas, détruisons les dogmes, tous les dogmes et, lorsqu’il en sera libéré, l’individu s’acheminera à grand pas vers le bonheur et la liberté.
DOMESTICATION. n. f. Action de domestiquer. « Action d’accoutumer les animaux sauvages à la domesticité » dit le Larousse, qui nous cite le nom des animaux dont la vie est attachée à celle de l’homme. Et, si nous regardons au mot domesticité, nous voyons : « État de domestique. Ensemble des domestiques d’une maison ». Hommes et animaux, naturellement, car, pour le bourgeois, le « domestique » n’est ni plus moins qu’une bête de somme, attachée au service de son maître.
« Le premier d’entre les hommes qui jeta une bride sur le cou d’un âne, pour en faire sa bête de somme, et qui mit une livrée sur le dos d’un lâche, pour en faire son serviteur, inventa certainement ce qu’on appelle le principe d’autorité, en créant le domesticisme. » (Farenthuld)
L’homme serait-il inférieur à certains animaux ? La domestication du tigre, du lion, de la panthère est impossible et la sauvagerie de ces fauves est combien supérieure à l’état de dépendance, de servitude dans lequel vit une catégorie — et la plus nombreuse — d’individus. Comment est-il possible de comprendre que la plus grande partie de l’humanité se soit laissé domestiquer au point d’abandonner sa vie et sa liberté entre les mains d’une poignée de parasites et de privilégiés ? Cela dépasse la compréhension, mais, cela est. L’énorme majorité des hommes se trouve, vis-à-vis d’une minorité, dans une situation inférieure, et consacre son existence à servir cette minorité qui, en échange, lui permet de ne pas crever de faim. Comme travail de domestication, c’est admirable. Le régime de la domesticité évolue ; le servage a succédé à l’esclavage ; le salariat au servage ; l’exploitation reste la même, la domestication domine ; le principe ne change pas.
Et l’on se demande parfois s’il y a lieu de plaindre et non de blâmer ceux qui se livrent ainsi volontairement à la domestication. Les deux peut-être. Certes, l’on peut trouver des circonstances atténuantes aux malheureux qui n’ont pas conscience de leur bassesse et de leur lâcheté. L’atavisme, l’ignorance, la crainte, la faiblesse morale, physique et intellectuelle sont des facteurs de domesticisme ; soit, mais tout de même, en notre siècle de lumière, il n’est pas permis d’être aussi sourd à toute raison et aussi aveugle à tout ce qui se voit. L’ignorance absolue est une preuve de paresse, car chacun, aujourd’hui, aussi faible, aussi dépourvu soit-il, a la possibilité d’acquérir un minimum de connaissances et de lutter contre l’emprise exercée par les maîtres.
Non, ils n’ont pas d’excuses, les domestiques volontaires, les heureux, les contents de leur sort et, si nous ne souffrions pas de leur domestication, il n’y aurait qu’à les laisser croupir dans leur crasse. Mais notre vie est intimement liée à la leur et c’est pourquoi il nous faut continuer la lutte, poursuivre notre œuvre, pour jouir de notre liberté pleine et entière, qui est subordonnée à la liberté de toute l’humanité.
DOMINATION. n. f. (du latin dominatio). Puissance, autorité. Action de dominer, d’être au-dessus des autres. Pouvoir que l’on a sur les esprits ou sur les corps. Exercer sa domination. La domination de l’âme sur le corps. La domination du roi, du prince, du dictateur.
L’esprit de domination a présidé de tout temps et préside encore à la vie des sociétés. C’est ce qui explique leur instabilité et les luttes continuelles et fratricides que se livrent les hommes.
Être quelque chose, commander, exercer sa puissance, sa domination sur quelqu’un semble être le moteur de toute l’activité des individus. « Un gueux a un chien pour avoir un être sur qui dominer » a dit Sainte-Foix et c’est, malheureusement, trop vrai.
Depuis le temps que nous souffrons des contraintes qu’ont subies nos pères et que nous subissons nous-mêmes, ne devrions-nous pas être guéris de cette soif de domination ? Quand donc étoufferons-nous au plus profond de nous-mêmes ce besoin de dominer ? L’anarchiste est adversaire de toute domination. Il veut être un homme libre, se refusant d’être esclave, il ne veut pas être maître et, refusant d’être dominé, il ne cherche pas à être dominateur. Ce n’est que lorsque les hommes auront compris qu’eux seuls sont responsables de la domination qui les abaisse et les place en bas de l’échelle sociale que s’effaceront les dominateurs qui étendent leur puissance sur tout l’Univers.
DOUANE. n. f. (de l’italien dogana, droit vénitien établi par les doges sur les navires arrivant de l’étranger et sur les charges qu’ils portaient).
La douane est l’administration chargée par un État, une nation, de percevoir un droit sur les marchandises qui franchissent ses frontières. Cette institution semble avoir été réglementée en France par Colbert ; elle portait le nom de ferme générale et la douane lui succéda, à la suite du vote du 5 novembre 1790. En décrétant une taxe sur l’entrée des marchandises, Colbert entendait protéger les manufacturiers français contre la concurrence étrangère et leur permettre d’écouler leurs produits sans craindre d’avoir à lutter contre ceux venant du dehors. Les conséquences fâcheuses de cette réglementation ne tardèrent pas à se faire sentir. Si la taxe fut une source de revenus pour l’État, au point de vue social ce fut un désastre. Ne craignant plus la concurrence, le manufacturier ne chercha pas à améliorer et à perfectionner ses moyens de production, et le prix des marchandises livrées aux consommateurs augmenta dans des proportions fantastiques. Mais, cela importait peu ; le capitalisme, naissant avec l’industrie, se défendait déjà nationalement à cette époque, quelles que soient les souffrances qui en résultaient pour le peuple. La douane continua à fonctionner et, le 15 mars 1791, le premier tarif uniforme et unique fut établi, frappant toutes les marchandises entrant en France et en sortant.
Depuis, ces tarifs ont été modifiés à différentes reprises et, actuellement, en France, les droits de douane se divisent en droits ad valorem et en droits spécifiques. Les premiers sont calculés en proportion de la valeur des marchandises importées et à raison de tant pour cent ; les seconds, d’après la nature et la quantité des produits.
L’élaboration des tarifs douaniers nécessite d’interminables conversations diplomatiques et l’on peut dire que jamais les intérêts de la population n’entrent en jeu au cours de ces discussions. C’est toujours l’esprit de Colbert qui préside l’institution : défendre le capitalisme national contre le capitalisme étranger.
Dans un quelconque pays, le peuple peut littéralement crever de faim. Mais son gouvernement ne permettra pas l’importation du blé sans frapper ce produit d’une taxe, si le producteur national est incapable de livrer le blé au même prix que son concurrent étranger. La douane n’a qu’un unique but : permettre au commerçant, au paysan, à l’industriel de vendre cher une marchandise qui pourrait être livrée au consommateur à meilleur marché. Le commerce est un vol en soi mais le tarif douanier permet au commerçant d’être un affameur et de devenir un meurtrier.
Nous avons déjà dit, en traitant le mot « concurrence » que certaines nations ne vivaient que de l’exportation de certains de leurs produits et que, lorsque des frontières leur sont fermées, en raison des taxes prohibitives qui frappent les marchandises, elles sont obligées d’en chercher l’écoulement d’une manière ou d’une autre ; et nous ajoutions que, lorsque la diplomatie n’arrivait pas à régler les différents qui s’élevaient entre deux capitalismes nationaux, c’est la guerre, la boucherie, le sacrifice de millions d’hommes qui en décidait.
Tous les traités commerciaux de nation à nation sont basés sur les tarifs douaniers, et les gouvernants de chaque pays cherchent naturellement à acquérir, pour ceux qu’ils représentent, le plus de quiétude et d’avantages possibles.
A mesure que se développent l’industrie et le commerce, les régimes douaniers deviennent plus prospères et cela est une conséquence logique de l’évolution capitaliste. Nous voyons des pays qui, avant la guerre, pratiquaient le « libre échangisme » sur une large échelle, prendre, à leur tour, des mesures prohibitives contre les produits étrangers, afin de permettre à leurs nationaux d’écouler des produits qu’ils ne peuvent fabriquer à des prix avantageux. Les populations travailleuses sont les premières victimes de cet état de choses ; mais cela importe peu, le seul souci des gouvernants étant d’assurer, non pas le bien-être des masses ouvrières, mais les privilèges de la bourgeoisie.
Il arrive parfois que, lorsque la spéculation devient trop insolente, un gouvernement, effrayé de la rumeur populaire, lève les droits qui frappent certaines denrées et permettent l’importation libre. Mais, en général, ces mesures ne sont que provisoires et superficielles et ne sont prises que pour donner un semblant de satisfaction à la population. Le commerçant sort toujours victorieux et, lorsque l’apaisement et le calme sont revenus, les tarifs sont remis en vigueur et la comédie continue.
Il n’y a pas lieu d’espérer réformer cette institution qui pèse si lourd, sans même qu’il s’en rende compte, sur les épaules du travailleur. La douane n’est qu’un effet, c’est la cause qu’il faut détruire et cette cause, c’est le capitalisme.
N’en est-il pas, du reste, ainsi de toutes les institutions qui nous oppriment et nous oppressent ? Comme le militarisme, la justice, la magistrature, la douane est un moyen de défense, une arme au service de la bourgeoisie et elle ne disparaîtra qu’avec elle.
DRAGONNADES (Les). On désigne sous ce nom les persécutions exercées contre les calvinistes, entre 1685 et 1715, et qui furent ordonnées par le Roi-Soleil : Louis XIV. Elles débutèrent sitôt la révocation de l’Édit de Nantes qui, rendu en 1598, par Henri IV, mit fin aux guerres de religions en accordant aux protestants la tolérance des places de sûreté et l’autorisation de se livrer à l’exercice de leur culte.
Les défenseurs du « grand siècle » ou plutôt du « grand roi » prétendent que celui-ci céda à l’influence pernicieuse de Mme de Maintenon et des Jésuites en organisant les Dragonnades. Il est possible que la veuve de Scarron, qui se prostitua au monarque pour échapper à la misère qui la menaçait et qui devint plus tard la reine « morganatique » de France, dévorée d’ambition, dénuée de scrupules, ait poussé son « auguste » maître au massacre des protestants pour faire oublier ses attaches passées avec les calvinistes ; mais cela n’excuse pas les crimes dont Louis XIV conserve toute la responsabilité.
En supprimant, un à un, tous les droits consentis aux protestants, en poursuivant une politique de rigueur et d’arbitraire, Louis XIV devait plonger fatalement ses mains dans le sang. Lorsque, après près de cent ans de paix intérieure, le 17 octobre 1685, L’Édit de Nantes fut définitivement révoqué, la guerre civile recommença. Les protestants fortunés quittèrent le pays, transportant leurs industries sur des terres plus hospitalières. Mais l’exil n’était pas permis à tous et ceux qui restèrent furent contraints de subir la violence dont ils furent écrasés.
Afin d’établir l’unité religieuse et convertir les protestants, sur le conseil de Louvois, on ne trouva rien de mieux que d’envoyer en garnison chez les adeptes de la religion réformée, des soldats de cavalerie, alors appelés dragons, qui se comportèrent, chez leurs hôtes forcés, de façon abominable. Tout leur était permis. Assassinant les hommes, frappant les enfants, violentant les femmes, ils répandirent la terreur et la crainte et, pour échapper à l’obligation de les loger, un certain nombre de protestants se convertirent. Cependant, dans les Cévennes, la cruauté et l’intransigeance de l’intendant Basville déchaînèrent la révolte. Les Camisards, ainsi appelés car ils portaient, pour se reconnaître, une blouse blanche, semblable à une chemise, prirent les armes pour défendre leur indépendance religieuse et leur liberté. La lutte fut rude. En 1702, on envoya contre eux le maréchal de Montrevel ; mais, celui-ci ne put les réduire. En 1704, ce fut le maréchal de Villars qui arriva à les soumettre en traitant avec un de leurs généraux, mais la plupart des chefs périrent dans les supplices plutôt que de se rendre.
A côté des dragons, faisant leur triste métier de soldats, en se livrant à des atrocités sans nom, on vit des hommes d’Eglise montrer, dans cette lutte religieuse, une férocité sans précédent. Des prêtres, des moines, s’organisèrent en vertu d’une Bulle du Pape Clément XI et participèrent au carnage, à côté des troupes royales. Tout était bon pour réduire le protestant. On enrôla des voleurs de grand chemin qui pillèrent et rançonnèrent leurs victimes et l’on peut dire que, dans l’histoire criminelle de Louis XIV, les dragonnades sont les pages les plus terribles et les plus sanglantes.
Après dix ans de lutte inégale et de sacrifices sans nombre, le courage des protestants dut céder devant la force et la puissance de l’adversaire ; ils furent vaincus. Mais, de nos jours encore, malgré le recul de l’histoire, dans certaines contrées du Midi, on conserve, vivace, la haine du catholique, qui se transmet de père en fils. Les cicatrices creusées dans le corps des protestants par les dragons du roi, ne se sont pas encore refermées et, dans les petites villes et villages des Cévennes, durant les longues soirées d’hiver, on raconte aux enfants les souffrances endurées par les ancêtres.
L’histoire a des revirements ; dans certains pays du monde, la nouvelle religion s’est imposée et elle dirige à présent les corps et les esprits. En Angleterre, par exemple, le pasteur est tout puissant ; le protestantisme a triomphé. Est-ce en souvenir de la barbarie exercée par les catholiques que le peuple anglais reste indifférent au supplice que subit le peuple irlandais ? Nous savons, certes, que derrière le manteau religieux duquel se couvrent certains politiciens, il y a autre chose ; mais en façade, la guerre entre l’Irlande et l’Angleterre est une guerre religieuse et le peuple anglais devrait, lui, si fier de sa « liberté », comprendre que d’autres ont droit à une « liberté » au moins égale.
Toutes les religions se valent et n’engendrent que la pauvreté et la misère. Les dragonnades de Louis XIV se manifestent sous un autre nom de nos jours encore. Il y a dix ans à peine, les pogroms organisés en Russie par le gouvernement et exécutés par les cosaques n’étaient pas autre chose que des dragonnades. Et même, dans des contrées qui se targuent d’avoir atteint le plus haut degré de civilisation, on assiste encore parfois au massacre de nègres, dont le seul crime est d’avoir une couleur de peau différente de celle des Yankees.
Quand donc les hommes comprendront-ils qu’assez de sang a coulé, que la terre en est inondée et qu’ils doivent pratiquer enfin un peu d’amour et de fraternité ?
DRAPEAU. n. m. (du latin drappellum, formé de drappus, drap). Le mot drapeau servait primitivement à désigner la pièce de drap utilisée pour emmailloter les enfants en bas-âge et que l’on nomme aujourd’hui lange. Par la suite, il devint synonyme de chiffe, de vieux morceau d’étoffe ou de linge : « Un marchand de viels fers et drapeaux » et désigne enfin, de nos jours, la pièce d’étoffe que l’on place au bout d’une lance et qui sert à distinguer, par ses couleurs, les nations ou les partis.
Mais, qu’importe le mot ; l’usage du drapeau est très ancien puisque déjà les douze tribus d’Israël avaient chacune des enseignes de couleurs différentes, munies de signes particuliers.
S’il n’est pas considéré comme un Dieu, le drapeau peut être de quelque utilité. Il sert de marque de ralliement et peut être utilisé pour faire des signaux, etc. Mais, à nos yeux, c’est à peu près là toute son utilité. Notre point de vue n’est, malheureusement, pas partagé et le drapeau est autre chose que ce qu’il devrait être, que ce qu’il est : un vulgaire morceau de chiffon que l’on promène au bout d’un bâton.
La grande majorité des hommes voient dans le drapeau le symbole de leurs partis, de leurs nations, de leurs dogmes et en font une telle idole qu’ils lui rendent des honneurs particuliers et se font parfois tuer pour lui. Ce ne serait qu’un demi-mal s’il n’obligeaient pas tous leurs semblables à se livrer comme eux à leurs ridicules pratiques.
Le culte du drapeau s’exerce partout ; il est une divinité devant laquelle on se courbe et auquel on rend des hommages publics. Certains lui vouent une vénération et une adoration passionnées.
Le drapeau a ses églises et ses prêtres. Chaque nation a ses drapeaux et, en France, il y en a un par régiment qui porte, outre le numéro de son régiment, la devise Honneur et Patrie, le nom des quatre principales victoires inscrites dans les annales du corps. Le drapeau est déposé, généralement, dans la salle d’honneur du régiment et, lorsqu’on le sort ― pour lui faire prendre l’air, sans doute ― il est porté par un officier, lieutenant ou sous-lieutenant, et entouré de sa garde, qui est composée d’un sous-officier et de quatre soldats de première classe, choisis par le colonel.
Quand vous apercevez un régiment et son drapeau, prenez une autre route, si votre intention n’est pas de lui rendre les hommages qui lui sont dû ; car, sans aucun doute, il se trouvera, parmi la foule d’imbéciles et de goujats, un être assez stupide pour vous découvrir de force. Ne manquez pas de respect au drapeau si vous désirez conserver votre liberté, car toute insulte à cette loque vous conduirait devant les tribunaux. C’est un Dieu, comme tous les autres Dieux, et il faut y croire ; il représente tout le passé sanglant et sa gloire est d’avoir fait périr sous ses plis des millions de jeunes gens pleins de force et de vie.
Avant 1789, le drapeau français était blanc ; un décret du 30 juin 1790 interdit les étendards de cette couleur et on leur substitua le drapeau tricolore : bleu, blanc et rouge. Le drapeau blanc symbolise, en France, à l’heure actuelle, la monarchie ou sert, en temps de guerre, à indiquer que l’on demande une trêve et que l’on désire parlementer.
Chaque parti politique ou secte philosophique a également son drapeau, ses emblèmes, ses étendard. Le drapeau rouge qui, « en vertu d’un décret de l’Assemblée Constituante, devait être déployé chaque fois que l’on proclamait la loi martiale et qu’on se préparait à dissiper un rassemblement par la force des armes » est devenu, plus tard, le symbole de la « Révolution ». Les socialistes l’adoptèrent et les communistes autoritaires également. Les uns et les autres le prostituèrent dans la politique et s’il est arrivé dans le passé, que le peuple se battit autour de lui, actuellement, il n’est plus qu’un torchon comme les autres qu’on idolâtre et qui sert à tromper et à asservir le peuple.
Le drapeau rouge a ses fanatiques tout comme le drapeau tricolore et on se livre devant lui aux mêmes mouvements, aux mêmes simagrées et les profanes sont également menacés par le troupeau populaire lorsqu’ils refusent, en certaines occasions, de se livrer à l’adoration du nouveau Dieu.
Les anarchistes ont également un drapeau. Il est noir. Les anarchistes sont les seuls qui voient en lui, non pas un symbole, mais un morceau de chiffon qui sert à rallier tous les camarades au cours d’une promenade ou d’une manifestation. Ils remplaceraient tout aussi bien ce drapeau par une pancarte ou tout autre ustensile, mais un drapeau porté bien haut est plus pratique et se voit de plus loin. Il leur arrive de le défendre, non pas qu’ils pensent qu’un mètre de vieux tissu vaille la peine de se battre et de coûter la vie à des camarades, mais parce que ce n’est jamais à leur drapeau qu’on en veut, mais à leurs idées. Bien que n’ayant pas le culte du drapeau, les anarchistes sont néanmoins les plus courageux et les premiers à attaquer et à se défendre lorsqu’ils sont brutalisés physiquement et moralement par les forces de réaction ; c’est qu’ils donnent à chaque chose sa juste valeur, que ce ne sont pas des religieux qui dépensent leur « énergie » à adorer des images, des statues ou des drapeaux.
Au figuré : Être sous les drapeaux signifie : être au service militaire. Se ranger sous les drapeaux de quelqu’un : se mettre sous la direction politique de quelqu’un ; joindre son parti ; mettre son drapeau dans sa poche : cacher ses opinions politiques ou philosophiques ; planter un drapeau : partir de quelque part sans payer ce que l’on doit.
DROIT. n. m. Dans la plupart des langues, et plus particulièrement dans toutes les langues aryennes, la notion de justice est liée à celle de la rectitude. La ligne droite est regardée comme le symbole du bien. C’est ainsi que du sanscrit argu (droit au physique et au moral), dérivent les mots arguta (droiture, honnêteté), et arguya (droit, honnête). La même application se retrouve dans les langues germaniques et celtiques. En Anglo-Saxon, les mots reht, riht, aujourd’hui right, expriment à la fois au propre l’idée de ligne droite, au figuré l’idée de droiture, d’honnêteté, de justice. En Allemand, il en est de même de la racine reht, aujourd’hui recht.
« Droit » vient du mot latin « directum », participe passé du verbe dirigo, dont le sens précis est « mettre en ligne droite », par exemple, dans l’expression dirigere aciem, ranger une armée en bataille (en ligne droite). Directum, dans le sens figuré, signifie ce qui est conforme aux lois. Ce mot, comme d’ailleurs le verbe rego dont il est issu, contiennent aussi l’idée d’ordre, de commandement. Du verbe rego est également issu le mot latin regula, qui a, au propre et au figuré, les mêmes acceptions que le mot règle, en Français.
L’idée de droit, dans l’origine grammaticale même du mot, se confond aussi avec l’idée d’une règle imposée par une force ou une autorité supérieure. Pour exprimer cette idée, les Latins employaient, de préférence au mot directum peu usité, le mot jus, qui provient du verbe jubeo, je commande, j’ordonne. Du mot jus sont venus les mots français : justice, jurisprudence, etc.
Le Droit, si l’on s’en tient à l’origine grammaticale du mot, est donc un ordre, un commandement, une règle, qui s’imposent aux individus. Nous verrons plus loin qu’il n’était pas sans intérêt d’insister sur cette origine.
Le mot « Droit », nous disent les jurisconsultes modernes, peut être pris dans deux grandes acceptions différentes.
« Si l’on se place au point de vue objectif, le Droit désigne l’ensemble des préceptes, règles ou lois qui gouvernent l’activité humaine dans la société, et dont l’observation est sanctionnée au besoin par la contrainte sociale, autrement dit par la force publique. » Le Droit objectif, dans les sociétés modernes, est, en général, unique pour tous les individus appartenant à une même communauté politique. C’est ainsi, par exemple, que l’on dira : le Droit français, le Droit allemand, le Droit italien, etc.
« Dans le sens subjectif, le mot droit désigne les facultés ou prérogatives appartenant à un individu et dont il peut se prévaloir à l’égard de ses semblables dans l’exercice de son activité. » Chaque genre de faculté ou prérogative constitue un droit déterminé, par exemple le droit de propriété, le droit de puissance paternelle. À chaque droit de l’individu, correspond un devoir légal, c’est-à-dire une obligation de respecter le droit, et qui s’impose à tous les autres individus. Le mot droit, dans ce sens subjectif, implique donc l’idée d’un pouvoir accordé à l’individu.
Le droit, dans les deux sens qui viennent d’être précisés, suppose l’existence de groupes d’hommes ou sociétés humaines, mettant au service des individus la force collective pour faire respecter les droits de ceux-ci (sens subjectif), et imposant à tous leurs membres, l’observation du Droit (sens objectif). Sur l’origine et l’évolution des sociétés, on trouvera dans d’autres mots de l’Encyclopédie, notamment au mot « Société », les développements qui n’ont pas leur place ici. Nous plaçant en présence du fait de la contrainte sociale, nous bornerons nos explications à analyser d’une manière plus complète, l’idée de Droit, à en rechercher l’origine, et à en retracer l’évolution générale, enfin à en déterminer les diverses divisions ou formes dans nos sociétés modernes.
L’idée de droit, avons-nous dit, implique la contrainte. Nous n’avons eu en vue que le Droit dit positif, celui qui est obligatoire en vertu d’une loi écrite ou non écrite. Mais on prend souvent le mot « droit » dans une acception beaucoup plus large.
Les jurisconsultes romains définissaient le droit « ars boni et œqui », la science du bien et du juste, définition qui, ainsi qu’on l’a fait remarquer, n’est guère qu’une tautologie ; il faudrait, en effet, définir ce qui est bon et juste, et c’est là où commencent les difficultés. Aristote disait « la décision du juste est ce qui constitue le droit ». Au xviiie siècle, Montesquieu, dans l’Esprit des lois, définit le droit « la raison humaine en tant qu’elle gouverne le monde », La Commission de l’an VIII, chargée de la rédaction du Code civil (voir ce mot), avait inséré dans son projet, un article premier, qui disparut dans la rédaction définitive comme constituant une simple déclaration de principes, et qui disait : « Il existe un Droit universel, immuable, source de toutes les lois positives : il n’est que la raison naturelle, en tant qu’elle gouverne tous les hommes ».
Ces diverses définitions s’appliquent à ce que les Juristes appellent le Droit naturel par opposition au Droit positif. Il y aurait une législation antérieure et supérieure à tout droit positif, et dont la loi écrite aurait pour tâche de se rapprocher aussi exactement que possible, étant d’autant plus parfaite qu’elle ressemblerait plus fidèlement à ce modèle. C’est à cette législation idéale que font allusion les philosophes et les jurisconsultes de Rome. L’idée du droit naturel s’harmonise d’ailleurs avec les doctrines de Rousseau, inspiratrice de la génération révolutionnaire, lesquelles représentent l’homme comme investi, par le seul fait de sa naissance, de droits inhérents à sa personnalité, identiques dans tous les temps, et sous tous les climats, et ne supportant d’autres limitations que celles qu’il a consenties lui-même dans le pacte social sous certaines conditions, et en vue de certains avantages déterminés. (Voyez ci-dessous : Droits de l’homme.)
La grande difficulté reste toujours de déterminer ce qui est ou non conforme au Droit naturel. En philosophie, en morale, en science sociale, les conceptions des hommes sont essentiellement variables suivant les époques ; elles dépendent des transformations de toute sorte que produit l’évolution des sociétés. Pour une même époque et dans un cadre social déterminé, ces conceptions s’éloignent les unes des autres, presque toujours sinon toujours pour de profondes raisons économiques. Dans cette confusion, dans ce chaos d’idées, dans cette multitude de projets de réforme, de conceptions morales ou sociales, où trouver le Droit naturel ? Eût-on admis, au moment de la rédaction du Code civil, qu’un individu pût être condamné à payer des dommages-intérêts à un autre même en l’absence de toute faute ? Une semblable conception eût semblé à nos pères destructrice de tout ordre social. L’évolution économique et les découvertes modernes ont créé, en matière d’accidents du travail, par exemple, la théorie du risque professionnel, qui elle-même peut-être, sera remplacée un jour par une autre ; et la matière de la responsabilité civile est depuis quelques années l’objet d’une remarquable évolution de la jurisprudence.
Ainsi, ce qui, il y a un siècle à peine, eût paru contraire au bon sens, prend place aujourd’hui dans la législation ou dans la jurisprudence. Comment pourrait-on, dans ces conditions, émettre la prétention de rédiger un Code « des lois de la nature », modèle dont devraient s’inspirer les législateurs de tous les temps et de toutes les nations ?
Il est évident que, sous cette forme, le « Droit naturel » constitue une notion au premier chef antiscientifique ; les jurisconsultes contemporains ont eu raison de la soumettre à une sévère critique.
Il y a dans un groupe social parvenu à un stade d’évolution déterminé, des tendances ou des désirs de progrès ou de transformation qui, au travers de bien des obstacles, malgré des résistances souvent violentes et sanglantes, influent plus ou moins sur l’évolution même du Droit. Si l’on veut donner à ces tendances, à ces volontés de transformation, le nom de Droit naturel, il n’y a là qu’une question de terminologie, et l’on pourrait n’y voir aucun inconvénient grave. Mais le sens exact du mot « Droit naturel », est tout différent. Il tend bien à désigner un corps de préceptes « cautionnés par la raison humaine », et servant de modèle aux législations. Il n’y a pas à ce point de vue de Droit naturel. Nier le Droit naturel, ce n’est pas nier la raison humaine, mais c’est reconnaître son imperfection. C’est aussi nier les prétendus principes naturels (droit divin, droit monarchique, droits des peuples), au nom desquels dans le cours de l’histoire, on a poussé les hommes à s’entretuer, les peuples à se combattre et à s’exterminer ; c’est nier la légitimité des tyrannies, qu’elles reposent sur l’idée divine ou sur un prétendu consentement des individus d’un groupe familial ou social, quel qu’il soit.
Mais s’il n’y a pas de droit naturel, disent les juristes, il y a une science qui s’appelle la morale, et qui a des rapports très étroits avec le « Droit ». Nous ne nous hasarderons pas ici à définir la morale (voir ce mot), encore moins a rechercher si la morale est une science. Mais en considérant sous ce vocable l’ensemble des idées ou des préjugés qui ont cours à une époque déterminée en ce qui concerne la conduite que chaque homme doit tenir vis-à-vis de lui-même ou vis-à-vis de ses semblables, on peut se demander avec les commentateurs de nos Codes, si le Droit se rapproche de la morale, et dans quelle mesure il doit se confondre avec elle. On déclare en général, que le Droit, à mesure que les sociétés progressent, tend à se confondre avec la morale. Ce qui est à l’origine simple obligation morale, dans nombre de cas, se transforme peu à peu en obligation légale ; les devoirs moraux de l’individu envers lui-même n’échappent pas, dit-on, à cette évolution. Pour une raison ou pour une autre, par exemple dans un intérêt d hygiène publique, des obligations de plus en plus nombreuses sont imposées à l’individu en ce qui concerne sa manière d’être ou d’agir vis-à-vis de lui-même.
Cette doctrine pourrait paraître consolante si elle était toujours exacte. Mais, malheureusement, elle est trop souvent démentie par les faits historiques. Sans passion, sans phraséologie déplacée dans un Dictionnaire encyclopédique, citons quelques exemples. Le droit de propriété ― dont nous ne recherchons ici ni l’origine ni la légitimité ― ne sert-il pas à couvrir les plus formidables spéculations, les profits de guerre ou de paix les plus scandaleux, les renversements de fortune les plus extraordinaires ? On nous a appris, dans notre jeunesse, que la propriété avait sa base légitime dans le travail ― travail de l’individu ou travail de ses ancêtres. ― Et il se trouve que dans les secousses et dans les drames de l’histoire, ceux qui ont « travaillé » ou dont les ancêtres ont « travaillé » sont un jour ruinés ; d’autres, par le fait d’un hasard heureux, et sans aucun effort, sans aucun travail, souvent sans avoir même eu la peine de prendre une initiative quelconque, se trouvaient brusquement enrichis des dépouilles des premiers. La loi intervient pour légitimer, pour sanctionner, pour rendre obligatoire la situation nouvelle. Est-ce donc que la « propriété » des premiers était illégitime ? Mais, en l’admettant, comment prétendre légitimer le changement ?
Fortunes détruites, souvent de ceux qui, à tort ou à raison, ont cru faire acte de bons citoyens pendant les crises subies par leur pays ; fortunes énormes créées, au profit de ceux qui souvent se sont soustrait à toutes les obligations sociales, et que le hasard a servis ! Tous ces scandales, si nombreux au cours de l’histoire, et que les années que nous venons de vivre ont si tragiquement éclairés, heurtent violemment la « conscience publique ». Ils s’aggravent parfois, et plus particulièrement dans ces dernières années, du fait que le déséquilibre économique a permis aux spéculateurs et aux profiteurs d’augmenter encore leurs richesses par une véritable fraude organisée, par la violation de lois qui ont été, à tort ou à raison, considérées comme essentielles au salut public, telles que celle sur l’exportation des capitaux, par une campagne systématique et victorieuse contre tout essai de gouvernement dont les tendances pouvaient leur paraître suspectes, tandis qu’au contraire, ces manœuvres et ces campagnes pouvaient pousser au désespoir et à la révolte, en les acculant à la famine, non seulement les classes laborieuses, mais celles des anciens petits et moyens possédants, de ceux qui avaient apporté à l’État leur or en même temps que le sang de leurs enfants.
Situation émouvante et combien révolutionnaire ! Les partis qui prétendent défendre l’ordre, la morale, la foi due aux contrats et aux engagements de la nation, se croient obligés de protéger de toute leur puissance la horde des aventuriers et des financiers qui entendent sauvegarder les situations maintenant acquises, et tout cela au nom du Droit. Les notions les plus élémentaires de ce qu’on appelle la « morale » sont violemment heurtées, et l’esprit public, au spectacle de cet ignoble bouleversement, s’habitue à penser qu’il n’y a plus ni lois sociales ni lois morales contre l’audace servie par le hasard, et contre les plus cyniques spéculations ; chaque individu s’efforce d’arracher une part du butin et, sous des formes plus hypocrites sans doute qu’il y a quelques milliers d’années, mais avec un égoïsme et une brutalité encore accrus, la lutte pour la richesse et pour la jouissance remplace tout autre sentiment dans le cœur de l’immense majorité des hommes. Le Droit, qui couvre et qui protège cela, est bien le contraire et non l’auxiliaire de la morale.
Assurément, l’on peut répondre que la législation, à la suite des grandes crises comme celle de la guerre de 1914, aurait pu et dû suivre une évolution différente ; mais le fait historique reste : si de beaux discours ont été prononcés, aucun parti n’a eu le courage de définir et de proposer les mesures nécessaires : ces mesures étaient impossibles sans doute, à moins de renverser les notions les plus fondamentales du « Droit » actuel, à moins de créer un droit nouveau. Elles dépassaient les hommes de gouvernement qui, dans le déséquilibre économique, cherchent, par les vieux moyens et par les vieilles combinaisons à échapper à leurs redoutables responsabilités. Elles exigeaient non seulement de l’audace, non seulement de la clairvoyance, mais peut-être du génie. Rien de tout cela n’est venu, et l’édifice social, en même temps que la vieille morale populaire, restent fortement ébranlés, alors, que le droit règne et que les tribunaux continuent à juger…
Mais il n’est pas nécessaire de se placer dans les périodes de cataclysmes sociaux pour voir combien sont fragiles parfois les notions reçues sur les rapports du droit et de la morale. Les exemples abondent, de situations de droit qui s’éloignent de plus en plus de la « morale » reçue. Toujours en considérant le droit de propriété, que les jurisconsultes, en le définissant, proclament absolu et perpétuel (il comporte la faculté de détruire), il est facile de voir que les principes admis, tels que celui-ci : « Le propriétaire du sol est propriétaire du dessus et du dessous » peuvent aboutir et aboutissent souvent, à des conséquences contraires à la morale, nous allions dire au bon sens. Les progrès scientifiques et économiques conduisent l’humanité à utiliser de plus en plus les richesses du sous-sol ; or, la notion de propriété individuelle ou de propriété familiale à l’origine et pendant de longs siècles, repose sur la culture du sol par l’individu ou par le groupe familial ; nous sommes bien loin de la morale lorsque nous prétendons attribuer à ce propriétaire, la jouissance des richesses minières peut-être néfastes à I’humanité, peut-être aussi nécessaires éventuellement à son existence et à son salut, enfouies dans les profondeurs du sol, jusqu’à la limite la plus lointaine que les outils de l’homme puissent atteindre !
J’entends bien que l’usage et l’exploitation des mines sont réglementés d’une manière spéciale par les diverses législations. Il n’en reste pas moins que le principe juridique aboutit dans les faits aux conséquences les plus inacceptables, les plus révoltantes. Si le hasard ou la chance peuvent enrichir, le jurisconsulte peut ne pas avoir à s’en préoccuper s’il borne son rôle à l’étude des règles imposées sous le nom de lois par le corps social ; mais il serait impuissant à mettre d’accord le « Droit » et la « morale » dans le sens vulgaire que nous avons laissé à ce mot.
Si le Droit s’écarte trop souvent de la « morale », peut-on, avec les philosophes anglais des deux derniers siècles, le fonder sur l’idée d’utilité sociale ? Ici, encore, et sans nous étendre, nous sommes obligés de faire les plus grandes réserves. Que le Droit doive se conformer à l’utilité sociale, qu’il y ait ou qu’il puisse y avoir un Droit naturel fondé sur l’utilité générale, et par conséquent variable suivant les temps et suivant les milieux, contrairement au « Droit naturel » tel que le définissait Montesquieu, certains peuvent l’admettre ; nous persistons à penser que, même sous cette forme nouvelle, la notion que nous avons critiquée plus haut ne peut être admise. Mais, nous voulons nous placer uniquement au point de vue du Droit positif et, à ce point de vue, il faut bien constater que Droit et utilité sociale, dans toutes les législations anciennes ou modernes, ne se confondent pas, et même s’opposent dans un grand nombre de cas. Les règles de droit ont été trop souvent créées pour l’intérêt d’une petit minorité, ou pour l’intérêt d’un seul, et non pour l’utilité générale. Elles ont trop souvent servi de moyen d’oppression aux prêtres de toutes les religions, et aux monarques. Ici encore, les exemples viennent en foule à l’esprit. Trop souvent aussi, et encore à l’heure actuelle, les règles de droit ont pour seul fondement et pour seule raison d’être, les plus grossiers préjugés de la foule, sans aucun profit pour l’ordre social et même contrairement à l’intérêt social, bien entendu. C’est ainsi que l’interdiction ou une réglementation mauvaise du divorce, bien loin de fortifier le lien familial, peuvent, à certains stades de l’évolution sociale, en introduisant dans les relations familiales non seulement entre époux, mais entre parents et enfants, des causes de haines et de violences, en empêchant de régulariser des situations que la société aurait intérêt à légitimer et à maintenir, constituer une sérieuse atteinte à « l’utilité générale ». Les préjugés religieux ou sociaux de toute nature traduits en lois vont la plupart du temps à l’encontre du bien général, ou même de l’ordre public. Chacun de nous peut en trouver d’innombrables exemples dans son expérience de tous les jours.
Dans la société, telle qu’elle est organisée de nos jours, l’utilité générale devrait donner pour premier devoir au législateur, la protection de l’hygiène ou de la santé publique. Il est interdit, par les ordonnances de police, de jeter des papiers dans les rues, ou de secouer les tapis après une certaine heure. Mais le plus grossier des préjugés permet à un individu physiquement taré, de procréer des êtres chargés d’hérédités morbides, voués à la maladie ou à la folie, incapables d’aspirer à ce qui peut être le bonheur de la vie. L’opinion se révolte à l’idée d’une réglementation qui, dans l’état actuel de l’évolution sociale et de notre législation, ne pourrait guère constituer qu’une intolérable tyrannie. Et le préjugé triomphe de la notion la plus élémentaire de morale, et d’utilité générale.
On peut donc conclure, sans plus amples développements, qu’il n’y a, à l’origine ou à la base du droit, comme en constituant l’essence même, ni un principe de morale, ni un principe d’utilité, ni même parfois un principe d’ordre social. S’il en est ainsi, les règles du droit ne peuvent trouver leur explication que dans leur origine historique, et nous sommes ainsi amenés, laissant de côté l’analyse de l’idée de droit, à en retracer l’évolution. Nous ne le ferons qu’à grands traits, et au moyen de quelques exemples. L’origine et l’histoire du Droit (sens objectif), c’est l’origine et l’histoire des collectivités humaines. L’histoire des droits (sens subjectif), c’est l’histoire des diverses institutions ayant existé au sein de ces collectivités : famille, propriété, mariage, obligations, responsabilité civile, etc., etc. On trouvera sous chacun de ces mots, les indications d’ordre historique concernant ces institutions.
On a lu, d’autre part, au mot « Code », un aperçu de l’évolution des diverses législations. Nous n’y reviendrons pas.
On peut affirmer que, d’une manière générale, les sociétés antiques n’ont pas eu la notion du droit individuel. Les groupes familiaux ou sociaux obéissaient à un certain nombre de règles transmises par la tradition et qui avaient un caractère religieux plus ou moins prononcé. Toute révolte contre ces préceptes était une révolte contre la divinité, punie de mort le plus souvent. Et ces préceptes avaient pour principal objet d’assurer la domination d’une caste, d’une famille, celle du chef de famille ou du chef de tribu. Cette domination est absolue : dans la famille antique, aussi bien à Rome et en Grèce qu’en Orient, le chef a sur tous les membres du groupe, le droit de vie et de mort : la femme, le fils même majeur, n’ont aucun droit. En Grèce, dans beaucoup de villes, la vente des enfants a été permise jusque sous l’empire romain, dans les premiers siècles de notre ère.
Partout, l’institution de l’esclavage a créé une classe d’hommes placée hors la loi. Le chef a droit de vie et de mort sur ses esclaves, comme sur les membres de sa famille. Ce n’est que très tard, que ce droit est soumis à des restrictions que l’usage avait peu à peu introduites dans les mœurs. Il est plus intéressant de vendre sa propriété, que de la détruire. L’esclave est une richesse, et lorsque les relations contractuelles se multiplient entre les familles ou entre les individus, lorsque les échanges deviennent de plus en plus nombreux, l’idée de la valeur prépare les esprits à des mesures de protection que vient après coup colorer le prétexte humanitaire.
Le vieux cadre juridique s’est peu à peu modifié, avec le développement des relations économiques : le rôle de l’individu s’est accru, et il a été nécessaire, au moins dans les rapports nécessaires avec les membres des autres groupes familiaux, de lui conférer des droits. D’autre part, la cité s’est constituée, elle a peu à peu englobé par la conquête les peuples plus faibles, et l’individu-citoyen s’est trouvé aux prises avec une puissance plus forte, plus tyrannique : celle de l’État, dont il a cherché à obtenir le maximum d’avantages. Ainsi s’est formée et a évolué la notion du droit individuel ; retracer cette évolution, les luttes qui ont opposé l’être humain à l’oppression collective, ce serait faire l’histoire de l’humanité. Il n’est pas discutable que les hommes ont aujourd’hui un sens très aigu de ce qu’ils pensent être leur « droit individuel », et qu’à ce point de vue, un immense changement s’est produit peu à peu. L’individu s’est libéré de plus en plus, grâce à la Réforme, de la puissance religieuse. Les révolutions politiques du xviie et du xviiie siècle, lui ont permis de se libérer pour une part de la puissance « laïque ». La conception des droits de l’homme se formule d’abord dans les écrits des philosophes, ensuite dans les « Déclarations » et les « Constitutions modernes ». Nous n’y insistons pas ici. (Voir le mot Droits de l’Homme.)
Le droit moderne, encore aujourd’hui, conserve la forte empreinte de la notion primitive. Ainsi, la règlementation de la famille, dans notre Code Civil, n’est que l’énumération des pouvoirs du chef : puissance paternelle, puissance maritale, ce sont les mots mêmes que nos législations continuent d’employer. Sans doute les jurisconsultes nous affirment que ces institutions existent surtout dans l’intérêt des incapables : il devrait y avoir alors dans la loi, une règlementation des devoirs en même temps que la règlementation des droits. Sans doute aussi les pouvoirs du père, du mari, du tuteur, se trouvent restreints par des dispositions législatives lorsqu’il s’agit de l’administration des biens. Mais précisément, l’on voit ainsi que, préoccupée avant tout de la protection et de la conservation de la propriété des « biens », la loi laisse dans l’ombre la personne même, le droit de l’individu. Par exemple, le chapitre de la tutelle, dans notre Code civil, règlemente en détail l’administration des biens du mineur dans une série d’articles ; rien n’est prévu en ce qui concerne les devoirs du tuteur, relatifs à l’éducation à l’instruction de son pupille. C’est d’une manière tout à fait arbitraire que les tribunaux interviennent dans certains cas, et font droit à des réclamations ou à des demandes qui ont pour objet de réprimer des abus : ils ne le font d’ailleurs qu’avec une prudence extrême. Les « droits du père de famille » doivent être respectés ; une grande ligue s’est même constituée avec ce titre. Sous une forme plus atténuée, avec l’hypocrisie d’une civilisation en apparence moins brutale, plus douce aux faibles, le cerveau des hommes conserve la notion barbare : celle de l’autorité du chef, du maître.
Nous n’avons parlé du droit familial qu’à titre d’exemple. Il serait facile de montrer, en prenant l’une après l’autre toutes les branches du droit, toutes les formes de l’activité sociale, que le droit aujourd’hui comme Il y a deux ou trois mille ans, n’est que la désignation des coutumes, des routines et des préjugés qui gouvernent l’intelligence des hommes, dans la mesure où ces coutumes et ces préjugés sont rendus obligatoires par la loi. Ces coutumes soumettent l’être humain à une contrainte que ni le sentiment de la justice, ni l’idée d’utilité générale très souvent ne peuvent expliquer ou justifier ; elles ont pour origine la volonté du plus fort, la crainte ou le mystère des forces naturelles qui ont engendré la superstition religieuse.
De ces coutumes, de ces préjugés, les uns constituent pour les hommes des habitudes auxquelles inconsciemment ils se soumettent ; d’autres sont sanctionnées par les lois, sans que l’on puisse parfois s’expliquer la raison pourquoi dans un cas l’obligation légale existe, et non dans un autre. Mais lorsque la loi prétend aller à leur encontre, elle reste la plupart du temps inefficace : les Romains disaient déjà « Quid sine moribus vanœ leges proficiunt ? » À quoi servent de vains textes de lois, s’ils ne sont pas imposés par les mœurs ? Et de fait, il serait facile de donner une longue énumération des textes, et même des réformes législatives considérées comme capitales, et qui ne sont restés qu’à l’état de formules théoriques, dans toutes les législations (ex. en France, certaines lois sur l’assistance).
Assurément, certains préjugés s’affaiblissent avec le temps. L’influence des superstitions religieuses diminue en apparence tout au moins. C’est ainsi que l’Église catholique, après avoir créé toute une législation qui avait pour objet d’assurer sa domination sur les familles (droit canon) s’est vue concurrencée par les progrès du pouvoir civil. En matière de successions, de mariage, d’organisation de la famille, après de longues luttes, la législation civile a fini par s’imposer tout au moins dans notre pays. Le mariage est devenu un acte civil, enregistré par l’autorité publique. Il a fallu, pour imposer aux prêtres le respect de la nouvelle législation, des dispositions pénales que l’Église considère encore aujourd’hui comme la violation de ses droits, et qu’elle présente audacieusement comme la violation des droits de la conscience. Le prêtre, sous peine de s’exposer à des poursuites correctionnelles, ne peut pas procéder à un mariage religieux sans que le mariage civil l’ait précédé. Mais, jusqu’à ces dernières années, des fanatiques, abusant de l’ignorance des « futurs époux » n’hésitaient pas à violer la loi ; il y en a encore des exemples. La sphère de la loi civile s’étend cependant peu à peu, tandis que sans rien abandonner de leurs principes, les représentants des superstitions défendent âprement ce qu’ils osent appeler la liberté, c’est-à-dire les moyens de domination que l’ignorance et la crainte leur avaient laissés pendant de longs siècles. Parfois arrivent-ils à trouver des appuis imprévus. Des associations qui se prétendent dégagées de l’esprit du passé mettent par exemple à l’ordre du jour de leurs réunions ou de leurs congrès, la question de savoir s’il est ou non légitime de priver les congréganistes du droit d’enseigner. On discute pour savoir si un mari peut imposer à sa femme, si la religion de cette dernière s’y oppose, un divorce. Et beaucoup de braves gens, qui se croient très libéraux dans le bon sens du mot, demandent, sous prétexte d’apaisement, que le curé puisse rentrer à l’école pour y donner son enseignement, ou bien que les subventions de l’État soient accordées aux œuvres catholiques d’assistance et d’enseignement, comme aux écoles publiques.
Mais l’Église a cependant perdu du terrain dans la lutte. Elle n’a peut-être réussi à conserver ce qui lui reste d’influence sur la législation, sur le droit (nous ne nous plaçons qu’à ce seul point de vue), qu’en favorisant ou même en provoquant, au cours des siècles, les luttes meurtrières entre les peuples. Avant et pendant l’abominable tuerie de 1914, elle est restée indifférente au malheur universel ; elle seule a retiré des avantages réels de cette immense catastrophe. Elle n’a même pas renouvelé le geste symbolique de l’archevêque de Paris, montant sur les barricades aux journées de juin 1848, pour demander la cessation de la lutte. Son autorité morale, même sur la masse des fidèles se trouve atteinte. Son domaine diminuera…
Mais si le préjugé religieux voit s’affaiblir son influence sur l’évolution du droit, il reste tous les autres, et le législateur est obligé de compter avec eux. Combien superficielle et vaine, cette grande distinction entre le Droit écrit et le Droit coutumier que les jurisconsultes placent à la base même de la science du droit. Non seulement le droit a été coutumier à l’origine, mais il reste aujourd’hui encore essentiellement coutumier, malgré l’arsenal législatif qui s’augmente chaque jour. Nous avons vu plus haut que beaucoup de lois restaient à l’état de lettre morte. Mais la loi reste impuissante à régler tous les rapports de droit. Elle édicte des principes généraux que la coutume (ou si l’on veut la jurisprudence), applique en suivant l’évolution même de la société ou les passions du temps. Le Code civil a été rédigé à une époque qui ne connaissait pour ainsi dire pas la machine, qui ignorait les chemins de fer et l’automobile. C’est cependant encore aujourd’hui, en matière de responsabilité civile, et sauf la législation du travail, les textes de 1914 que l’on applique il des situations inconnues au moment de leur rédaction. Mais, par exemple, les dangers qui résultent du développement sur nos routes et dans les grandes villes d’une circulation intense, amènent peu à peu la jurisprudence à une interprétation de ces textes qui admet la responsabilité de plein droit du conducteur d’une voiture automobile pour les accidents causés à un tiers, interprétation à l’heure actuelle en voie de formation, et qui était contraire à celle admise jusqu’ici. Le texte est cependant resté le même.
On dira que les lois peuvent avoir plus de précision, et avoir l’ambition de régler tous les cas auxquels elles entendent s’appliquer. Il est bien certain que nos lois contemporaines sont infiniment plus complexes, plus touffues qu’autrefois. Par le jeu des amendements et des sous amendements, les parlementaires cherchent à introduire dans les lois en préparation, toutes les dispositions qui peuvent donner satisfaction aux intérêts (ou aux préjugés), de telle ou telle catégorie de leurs électeurs.
A la différence de nos grands Codes, la loi contemporaine a pour caractéristique de chercher à prévoir et à régler dans le détail la matière qu’elle traite. Y a-t-il là un progrès ? Pour ma part, je ne le crois pas. Il n’en résulte qu’une énorme confusion et comme, malgré tous les efforts et toutes les prévisions, le législateur reste impuissant à deviner à l’avance toutes les hypothèses qui pourront se présenter dans la pratique, l’incertitude subsiste pour chacun, le plus souvent, sur l’étendue de ses droits et de ses devoirs. C’est donc encore ici la coutume qui règle la plupart des situations juridiques, car l’interprétation littérale des textes n’est guère qu’un prétexte à l’adoption des solutions que les préjugés ambiants font naître.
Si l’on envisage notre ancien droit français, notre manière de voir se justifie encore mieux. L’ancienne France était divisée en pays de droit écrit et pays de coutume. Cette division juridique, correspond assez exactement à une division géographique. Les provinces du Midi constituaient le pays de droit écrit, où l’influence romaine avait persisté au travers du Moyen Âge, où le droit romain était en principe en vigueur. Les provinces du Nord étaient, au contraire, régies par les coutumes, qui varient de province à province et souvent de localité à localité. (Il y avait plus de 360 coutumes.) Mais, même dans les pays de droit écrit, le droit romain avait reçu presque partout, des modifications plus ou moins profondes en vertu des usages locaux et de la jurisprudence des parlements. D’autre part, l’ordonnance royale de 1453, ordonna la rédaction par écrit des coutumes. En réalité, le Droit est resté jusqu’à la rédaction de nos Codes, constitué essentiellement par des traditions, soit d’origine germanique, soit d’origine romaine, adaptées plus ou moins aux nouvelles conditions sociales.
Depuis la promulgation de nos Codes, nous ne reviendrons plus sur ce point ; une évolution progressive en a quelque peu modifié l’esprit dans beaucoup de parties. Mais il faut tenir compte aussi de l’existence, au-dessus de la loi écrite, d’un certain nombre de principes, dits « adages de droit » pour la plupart venant des jurisconsultes de Rome, et dont la jurisprudence tient encore aujourd’hui le plus grand compte, soit pour interpréter les textes, soit pour les compléter. L’autorité de ces vieux principes juridiques est restée entière ; autant au moins que le texte de nos Codes, il constituent la base même de la culture juridique et de l’enseignement de nos Facultés de droit. Il semble que le droit dit écrit, du d’une manière plus exacte le droit « promulgué », ne puisse s’en écarter. C’est la coutume, c’est la tradition, qui gouverne le monde.
Nous venons, avec la distinction entre le Droit coutumier et le Droit écrit, d’entamer l’étude des diverses divisions du « Droit », toujours considéré dans le sens objectif du mot. Il nous reste à donner une très rapide énumération de ces divisions. Nous pourrons ainsi avoir une notion plus exacte de ce qui constitue aujourd’hui le « Droit ».
La première de ces divisions est celle du Droit national et du Droit international. Dans la civilisation antique, nous l’avons vu, la notion du droit individuel n’est pas encore née. Les règles du droit, coutume, tradition, préceptes religieux ne s’appliquent qu’aux membres du groupe social. Vis-à-vis de l’étranger, il n’y a pas d’autre règle que la loi du plus fort : c’est l’état de guerre. Dans la terminologie romaine, le même mot désigne, tout au moins au début, l’ennemi et l’étranger : hostis. Avec l’évolution économique, se forme peu à peu la notion de principes juridiques applicables à l’étranger, notion sans laquelle toutes relations commerciales et tous échanges eussent été impossibles. Ainsi naît ce que les historiens du droit romain appellent le jus gentium (droit applicable entre les gentes ou groupes familiaux), par opposition au jus civile, applicable aux seuls citoyens romains. Le contrat de vente, par exemple, fait partie du jus gentium. C’est l’origine du Droit international.
La loi, en principe, n’étend son autorité qu’aux limites du territoire de l’État. Mais elle oblige dans ces limites tous les individus qui se trouvent sur ce territoire. Quelles sont les dispositions dont les étrangers pourront réclamer le bénéfice ; quelles sont celles dont seuls les nationaux pourront se réclamer : c’est le problème de la condition civile des étrangers (voir ce mot), et c’est la première partie du Droit international.
Le Droit International règle aussi les rapports contractuels ou de famille, entre nationaux et étrangers ; quelle sera la loi applicable dans tel ou tel cas déterminé ? Les législations des divers pays le précisent ; souvent aussi, la solution est indiquée par des traités internationaux.
Le Droit international règle enfin les conditions de forme et de fonds des conventions passées à l’étranger par des nationaux, et l’exécution hors des limites d’un État des sentences rendues par les tribunaux.
Tout ce que nous venons d’indiquer fait partie de ce qu’on appelle le Droit international privé, qui concerne les intérêts privés des individus. Mais il y a aussi un Droit international dit public, qui règle ou qui est censé régler les rapports entre nations au point de vue de leurs intérêts généraux. C’est cette partie du Droit que l’on appelle souvent le Droit des gens, le Droit entre les nations (jus intergentes). Le Droit international public contient les traités ou conventions intervenus entre les États : traités de paix, traités de commerce, conventions d’arbitrage, etc. Le Droit n’est ici, sanctionné que par des organisations qui ont été jusqu’ici impuissantes à empêcher les nations de se jeter les unes sur les autres, et de se massacrer pour faire triompher leur « bon droit » à l’appel de leurs gouvernants civils ou militaires, monarques ou parlementaires. Nous ne voulons même pas effleurer ce sujet qui dépasse le cadre de cette étude. Le Droit international public contient aussi ce qu’on appelle le Code des lois de la guerre. Les « usages de la guerre » ont fait l’objet de conventions internationales (conventions de La Haye, etc.). Ils sont d’ailleurs outrageusement violés dans chaque conflit, par tous les belligérants, chacun d’eux accusant le voisin d’avoir pris l’initiative de cette violation. La barbarie change de forme ; elle s’entoure de prétextes ; la guerre d’autrefois opposait l’homme à l’homme, comme dans la forêt primitive où la bête cherchait sa nourriture. La guerre d’aujourd’hui organise et autorise le massacre en masse, par tous les moyens que la science peut avoir trouvés, pour faire respecter, ô ironie, le prétendu Droit des peuples. Les « usages et les règles de la guerre » pèsent bien peu dans la tourmente, et nous l’avons bien vu, pendant cinq ans, des deux côtés de la tranchée.
Le Droit national, celui qui ne régit qu’une nation déterminée, se divise aussi en Droit public et en Droit privé.
Le Droit public est celui qui règle la constitution de l’État, et ses rapports avec les individus. Il comprend notamment le Droit constitutionnel, qui se réfère à l’organisation générale de l’État, le Droit administratif, qui règle l’exercice des diverses fonctions de l’État et, en particulier, la gestion de ses intérêts dans ses rapports avec les particuliers, enfin le Droit pénal ou criminel, qui réprime par la peine infligée à l’individu certains actes que la loi considère comme constituant une atteinte plus ou moins grave à l’ordre public, une violation plus ou moins grave de ses dispositions.
Nous examinerons au mot « peine », tout ce qui concerne l’évolution historique de cette partie du droit. Nous voulons seulement noter ici que la sanction de l’obligation que crée le Droit est tantôt une sanction civile, par exemple la nullité de l’acte juridique intervenu entre deux individus contrairement au Droit, et tantôt une sanction pénale ; il y a aussi des lois qui sont dépourvues de toute sanction, par suite d’un oubli volontaire ou non du législateur.
Le Droit privé est celui qui règle les rapports de particulier à particulier. Il contient, par exemple, tout ce qui est relatif à l’organisation de la famille et de la propriété. Le Droit privé contient aussi les règles applicables aux conventions entre particuliers. Dans toutes les législations, la violation de ces conventions est sanctionnée par la loi ; c’est en ce sens que l’on dit que la convention, ou contrat, est l’une des sources des obligations. La convention tire donc sa force de l’appui que lui donne la société. Cet appui cesse parfois pour des raisons bonnes ou mauvaises d’opportunité ; c’est ainsi que les conventions peuvent être annulées dans certains cas. Des circonstances exceptionnelles, comme celles nées de la dernière guerre, ont amené le législateur à permettre aussi la révision de certains contrats (baux, marchés commerciaux, etc.). Mais, d’une manière générale, la loi, dès les débuts des premières civilisations, intervient pour obliger les particuliers à exécuter ce qu’ils ont promis ; l’inexécution entraîne même dans certains cas la sanction pénale (exemple : délit d’abus de confiance). À l’origine, d’ailleurs, la loi se contente d’autoriser le cocontractant à user de la force. Le débiteur peut être emmené en esclavage ; il peut même être mis à mort (Loi des Douze Tables). Notre législation a connu très tard encore, jusqu’au dernier siècle, la contrainte par corps, c’est à dire la prison pour dettes. La contrainte par corps n’existe plus dans la loi française, que pour les paiements des amendes ou des dommages intérêts prononcés par un tribunal répressif. L’exécution sur les biens à remplacé l’exécution sur la personne, mais la loi intervient ; avec l’appui de toute la force sociale, pour assurer le respect de la convention.
Il y a, dans le Droit privé, ce qu’en langage d’école, on appelle les dispositions impératives et les dispositions supplétives. Une partie importante du Droit privé consiste à régler l’élaboration des actes juridiques et des contrats. Certains actes juridiques, certains contrats même (ex. le mariage) sont réglementés par la loi d’une manière impérative. Les conventions qui règlent des intérêts privés sont, au contraire, en général libres. La loi, en ce qui les concerne, ne contient que des dispositions applicables dans le silence des contractants.
Le Droit privé comprend lui-même le Droit civil, applicable à tous les citoyens, ou des institutions applicables soit à certaines catégories de citoyens, soit a certaines situations particulières (droit commercial, droit industriel, droit rural, etc.). Mais ces divisions sont quelque peu arbitraires. L’évolution économique peut même les rendre incompréhensibles. Ainsi, l’on a voulu donner aux commerçants un Code spécial, et des tribunaux spéciaux. On a considéré que les contrats commerciaux, conclus plus fréquemment, plus rapidement que les contrats entre particuliers, devaient être assujettis notamment au point de vue de la preuve, à des règles moins strictes que les contrats civils. Mais il se trouve que le développement des affaires a rendu d’un usage constant, en matière commerciale plus encore qu’en matière civile, l’écrit, pour constater une convention de quelque importance. On a voulu faire juger les commerçants par des hommes connaissant mieux, dit-on, les usages du commerce. Et cependant, les tribunaux civils sont appelés à juger, eux aussi, les questions de droit commercial (par exemple dans les rapports entre un non-commerçant et un commerçant). Et il se trouve que ces juridictions spéciales sont plus routinières souvent, plus attachées aux formes minutieuses de la procédure, et à tous points de vue plus dangereuses pour les justiciables que les tribunaux composés de magistrats de carrière.
Nous voici au terme de notre étude. Nous avons jusqu’ici négligé une troisième acception du mot Droit. Dans cette acception, le Droit désigne la science, l’étude qui porte sur le Droit en général, et en particulier sur les Droits qu’il établit, C’est ainsi qu’on dit la Faculté de Droit, un livre de Droit, etc… Les manuels discutent gravement et savamment si le Droit ainsi compris, constitue un art ou une science. Nous ne nous attarderons pas à cette vaine recherche.
Conclusions. ― La complexité de plus en plus grande des rapports sociaux, a créé dans le monde moderne, un Droit lui-même de plus en plus complexe, moins formaliste peut-être à certains égards, et dans son principe, qu’aux époques anciennes, mais composé d’une multitude de dispositions législatives et d’usages. Dans un amas de dispositions confuses ou même souvent contradictoires, les citoyens n’arrivent pas à se reconnaître. Une immense corporation privilégiée, de plus en plus puissante dans l’État, composée des notaires, avocats, avoués, huissiers, hommes d’affaires, etc., tire sa richesse de l’exploitation de cette ignorance. La victoire est souvent au plus habile dans les luttes judiciaires : de là une source d’incertitudes ou même de démoralisation dans les relations sociales.
L’organisation même de l’État et des services publics devient de jour en jour infiniment plus complexe. Des innombrables prescriptions et formalités de toute sorte qui gouvernent l’activité des individus, ces derniers cherchent à éluder toutes celles qui peuvent gêner leur indépendance ou leurs combinaisons particulières. Les forts, les puissants y arrivent. Mais sur les humbles, sur les faibles, pèse lourdement le poids de la contrainte sociale, faite, malheureusement, et trop souvent, d’iniquité. ― G. Bessière.