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Encyclopédie anarchiste/Familistère

La bibliothèque libre.
Collectif
Texte établi par Sébastien Faure, sous la direction de, La Librairie internationale (tome 2p. 763-779).


FAMILISTÈRE n. m. Le mot familistère désigne un établissement où plusieurs familles vivent en commun, dans le système de Fourier, ou plus précisément : des familles, unies par des liens moraux et économiques et groupées en des habitations contiguës, qui apportent à la satisfaction de leurs besoins généraux le renfort et les bienfaits d’une organisation commune. Cette organisation est regardée comme fonction d’un milieu favorable à la naissance et au développement d’une nouvelle moralité sociale et le familistère devient la cellule initiale d’un régime appelé à substituer l’harmonie de l’association au désordre de la concurrence. Avant d’aborder, à ce propos et sur ce principe, l’examen de la plus typique et de la plus durable des tentatives qu’ai animé l’esprit fouriériste, il est bon, si nous voulons en suivre de plus près l’inspiration, que nous embrassions, à travers la première moitié du XIXème siècle, le mouvement social à son éveil.

Les idées sociales au début du xixe siècle
Quelques précurseurs

La Révolution de 1789 ‒ à part l’effort tardif et primaire de Babeuf et de sa République des Égaux ‒ avait limité d’une part à l’abolition du servage et à la possibilité d’acquérir les biens nationaux, et, d’autre part, il la délivrance du métier du cadre des corporations, une tâche économique dont l’importance, par ailleurs, lui avait échappé. Dans une France foncièrement agricole, où l’industrie sommeillait encore dans l’artisanat, la libération des couches paysannes appelées à la propriété semblait ouvrir, avec une dispersion équitable de la richesse nationale, l’ère d’une harmonieuse prospérité. Le transfert opéré, souvent au profit d’habiles accapareurs, on s’aperçut qu’il ramenait à l’astuce et à la rapacité une partie des terres enlevées aux seigneurs et que s’ébauchait, au détriment de l’équilibre, une décevante concentration. En même temps, le réveil véritable de l’industrie qui arrachait à l’atelier et à l’échoppe toute une branche du travail et poussait l’ouvrier sous les fourches caudines du salariat faisait surgir de l’ombre une face encore insoupçonnée de l’esclavage. À l’observateur attentif apparurent les symptômes d’un mal grandissant, dont le prodigieux épanouissement mécanique du siècle allait précipiter les ravages. Et des chercheurs passionnés se lancèrent à la poursuite de remèdes dont l’urgence se poserait vite avec brutalité. De leurs chevauchées audacieuses et souvent chimériques, suivons le défilé succinct…

Le premier en date de ces réformateurs sociaux est Saint-Simon (1760-1825). Des divers ouvrages qu’il écrit au cours d’une vie active et mouvementée se dégage le curieux principe d’une société toute scientifique où le déisme fait place au physicisme et dont l’organisation s’appuie sur le pouvoir des « sages », des savants. Mais surtout s’y affirme une philosophie (celle des Leibnitz, des Condorcet), demeurée abstraite jusque là, et dont Saint-Simon veut faire un facteur de progrès économique : c’est la perfectibilité, non seulement des êtres, mais de la société. « L’âge d’or, dit-il, est en avant, non en arrière ». Il rêvait, sur la fin de sa vie, de voir la religion s’élargir, elle aussi, sous la poussée de cette sollicitation universelle et gagner une réalisation étendue des maximes évangéliques. Il ouvre, par l’entrebâillement du dogme sur les sciences positives, la voie d’une part au catholicisme assoupli de modernisme et, par tactique, démocratique à ses heures et, d’autre part, à ce libéralisme chrétien qui, à travers Reynaud et Lamennais ira mourir à Marc Sangnier. Nonobstant leur dynamisme, ses idées sont, de son vivant, très peu remarquées. Mais ses disciples (Duvergier, Enfantin, Bazard, Pierre Leroux, Lechevalier, Jean Reynaud, H. Carnot, Auguste Comte, etc., et, pour un temps, Blanqui) lui assureront un glorieux retentissement.

Penchés sur le passé, non plus pour enfermer le présent dans la glace tombale des « vérités » retrouvées, mais pour en démêler les clartés qui jalonnent et les lois qui régissent le développement du genre humain, ils vont, élargissant le domaine des tâches de l’esprit jusqu’aux intérêts du peuple dont leur cœur rejoint la souffrance, et, pénétrés des enseignements de Condorcet, à savoir que « toutes les institutions doivent avoir pour but l’amélioration matérielle, intellectuelle et morale de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre », travailler à la régénération de l’humanité. Pour les saint-simoniens, l’association universelle (avec ses états organiques) doit se substituer à l’antagonisme (états critiques). « Tout homme doit travailler » et le principe « à chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres » étagera, sous l’omniscience de l’État, toute la société. Mais, pour mettre fin à l’exploitation de l’homme par l’homme, il faut d’abord récuser, en droit et en fait, la propriété héréditaire. « L’État héritera des richesses accumulées et répartira les instruments de travail suivant les besoins et les capacités. Une banque centrale, avec des banques spéciales, organisera la production méthodique sans disette ni encombrement. L’enseignement exercera l’activité matérielle de l’enfant pour l’industrie, la faculté rationnelle pour la science, la sympathie pour les beaux-arts. Il faut, d’autre part, une religion plus puissante que les religions antérieures, réhabilitant la matière actuellement sacrifiée à l’esprit. Les prêtres coordonneront les efforts des savants et des industriels : c’est vers une théocratie nouvelle que s’acheminera la Société. » (Larousse.) Et voilà Dieu et l’État (providence en deux personnes) « scientisés » et promus guides suprêmes du nouveau char social…

Un des disciples sociaux ‒ le plus original peut-être ‒ de Saint-Simon, et longtemps un chef reconnu, Enfantin (1796-1864) veut poursuivre la réformation des mœurs jusque dans le mariage et la famille, proclame « l’égalité de la chair devant l’esprit, le droit des amours mobiles égal à celui des unions constantes ». Et, sans parler de l’atteinte à l’immuabilité (sous les auspices divins) d’un mariage qui, dans la légalité même, s’ouvrira un jour sur le divorce, les théoriciens anarchistes reprendront plus tard cette réhabilitation païenne des sens refoulés par les contraintes monastiques. Certains étendront jusqu’à la pluralité les libertés de l’amour. Enfantin, par la renaissance du rôle et des droits du « prêtre », égare sa morale vers « le matérialisme mystique de certaines religions de l’antiquité ». Il met au service de cette résurrection un apostolat de « Messie » et ferme en Église la nouvelle école. Aussi l’ascendant du « Père » couvre-t-il mal l’étroitesse de la secte. Et le schisme en brise la rigueur doctrinaire. En 1831, les « philosophes » : les Reynaud, Leroux, Carnot, Charton, Comte, au fond demeurés fidèles à la suzeraineté de l’esprit et distants, dans leur atticisme, d’une trop fruste moralité, s’échappent. par la liberté individuelle, vers le groupe d’études et d’élaboration. Ils laissent le pontife Enfantin disputer à Bazard les derniers tronçons du corps saint-simonien et ramener au cloître le cycle religiosâtre de ses réformations…

Mais l’influence de personnalités aussi puissantes survit à cette dislocation. De nouveau éparses à travers la société du temps, elles jettent autour d’elles bien des semences fécondes. De la perfectibilité, gagée par le libre-arbitre universel, de l’auteur de « Terre et Ciel » au positivisme, retrempé dans le matérialisme, d’un Auguste Comte ; du socialisme chaotique d’un Leroux jusqu’à la coopération directe des uns ou des autres à ce progrès matériel qui demeure comme le lien tenace de leur panthéisme commun, elles portèrent dans tous les domaines de l’idée et des mœurs de salutaires répercussions. « Beaucoup de gens, comme le dit Henri Martin, aujourd’hui ne savent pas qu’ils vivent, en grande partie, des idées mises en circulation, soit par Saint-Simon, soit par Enfantin et les siens, soit, plus souvent encore, par les adversaires d’Enfantin qui avaient été d’abord ses associés dans le saint-simonisme. Au fond, le saint-simonisme a été comme la préface d’un livre qui reste à faire : on pourrait dire que l’élaboration de ce livre continue sous des formes contradictoires qui, sans doute, trouveront un jour leur unité… »

Parallèlement au mouvement ‒ surtout spéculatif ‒ du saint-simonisme se développent, en Angleterre, les expériences hardies de Robert owen (1771-1858) qui, par les relations qu’il noue sur le continent, en précipitent le retentissement. Owen préconise « l’égalité absolue des droits et la communauté de tous les biens ». Devant le désordre social, il plaide l’irresponsabilité des hommes, incrimine le milieu, veut le rendre propice en le réformant. Du foyer de New-Lanark, les essais de coopératisme socialisant, auquel aboutit, dans la pratique, une sorte de communisme tempéré d’autorité patriarcale, gagnent les comtés surpris, inquiètent le gouvernement, s’exportent, en 1826, au Mexique (terre d’élection des colons sociaux) en « New-Harmony », pour, finalement, se désagréger et périr. Comme des lambeaux, seules, en flotteront quelques idées, bientôt assoupies. Et se les remémoreront, dans leur détresse, quelque vingt ans plus tard, les pauvres tisserands de Rochdale, pionniers modestes de ce mouvement coopératif anglais, de nos jours si puissant…

En France, un courant, lui aussi, en un sens, davantage effectif, porte plus avant les tentatives spécifiquement socialistes. Dans ses Théories des Mouvements et de l’Unité universelle, Charles Fourier (1772-1837) jette les fondements de la doctrine sociale qui aboutit au phalanstère, fonde une école qui, sous des noms divers (harmonieuse, sociétaire, garantiste, etc…), fera sentir jusqu’à nous sa pénétrante influence.

« Soumettant à un doute absolu toutes les notions que lui apporte la civilisation, le philosophe observe le monde et est frappé de l’harmonie universelle qui y règne, grâce à la loi d’attraction, découverte par Newton. Seul, l’homme fait exception à cet ordre, parce que, jusqu’ici, il a substitué à la loi d’attraction morale des caprices philosophiques. Pour le moment, il s’agit, pour l’humanité, qui a déjà traversé les périodes successives d’édénisme, de sauvagerie, de patriarcat, de barbarie et de civilisation, d’arriver à l’état de garantisme, auquel elle touche, et qui l’acheminera vers l’harmonie parfaite.

« La loi universelle se traduit dans le monde moral par l’attraction passionnelle. En vain les moralistes ont voulu réprimer les passions de l’homme. Il s’agit, bien au contraire, de modeler sur elles l’organisme social. Elles sont au nombre de douze, et peuvent se grouper en huit cent-dix caractères différents. Doublez ce nombre, vous aurez la certitude de trouver réunis tous les spécimens possibles de caractères. Ce sera donc d’environ seize cents personnes que se formera la phalange, unité sociale de la société future. Chaque phalange s’installera dans un palais, le phalanstère, au milieu d’un territoire qui lui sera réservé, et où elle se livrera à tous les travaux, chacun, selon ses goûts, s’enrôlant dans des séries de travailleurs diverses. Le travail, devenu attrayant, se fera sans effort et sera infiniment fructueux. Chaque phalanstérien aura droit à un minimum de bien-être. Le surplus de la production sera divisé en douze douzièmes, dont cinq rémunéreront le capital, quatre le travail et trois le talent. Ce système se généralisera en peu de temps sur le globe, qui formera un seul empire unitaire. » (Larousse.)

Pour avoir, jusqu’à l’abusive assimilation, rapporté aux lois physiques et à leur régularité, les phénomènes du monde moral et leurs répercussions économiques, Fourier a précipité toute une portion des énergies sociales dans l’impasse de l’utopie. Mais, pour vains qu’apparaissent les essais de vie phalanstérienne que tentèrent, tant vers 1830, en France, qu’après 1848, en Amérique, quelques-uns de ses plus ardents disciples, la considération du mérite et, d’autre part, l’importance de l’attraction ne manqueront pas de préoccuper à nouveau les bâtisseurs qui, de Godin aux anarchistes, chercheront, par des chemins différents, à harmoniser production et répartition en dehors de l’ingérence de l’État. Malgré l’abîme où doit sombrer, dans la pratique, la mise en jeu, sans distinction de légitimité, sur le terrain social surtout, de toutes les passions « naturelles, générales, primitives, et les passions factices qui résultent des raffinements et des déviations des sociétés vieillies » (H. Martin) ; malgré le jugement de légèreté et d’artifice qui va attacher des expériences avortées aux notations profondes, motrices d’une théorie seulement ingénieuse, il n’en est pas moins vrai que Fourier y frôle, aux portes de la sociabilité, des conditions qui sont bien près d’être des déterminantes. Il introduit, dans la communauté mitigée qui est le milieu de la cellule nouvelle, un facteur libre du travail et un élément certain de concorde : l’affinité. Après lui, les systèmes autoritaires l’écarteront a priori comme étant à l’inverse du rendement et d’une introduction superflue à la base des rapports humains, la contrainte au service de l’intérêt général devant assurer à un degré suffisant ce minimum d’entente nécessaire à l’équilibre du corps social. Par sa théorie des passions, Fourier sauvegarde la liberté individuelle dont fera si bon marché, plus tard, le collectivisme. Il évoque, par ailleurs, par une aperception vigoureuse, le rôle futur de l’association, ce levier social, et il en cherche vers la cohésion volontaire la forme la plus susceptible d’assurer, dans l’abondance, l’indépendance de l’effort…

D’autre part, tandis que le pouvoir disperse à Ménilmontant les derniers fidèles d’Enfantin, interdit les groupes nouveaux, contraint à l’exil le fouriérisme dans la personne de Considérant, rejette dans la conspiration les sectes socialistes plus ou moins issues du saint-simonisme, l’activité des chercheurs sociaux, stimulée plus qu’entravée par les obstacles, ne cesse de se développer. Le communisme, assoupi depuis Babeuf, se remontre « tantôt pacifique, tantôt violent ». Populaire et matérialiste, et plein de réminiscences de la République de Platon, il gagne des adeptes à son système « moins grandiose que celui de Saint-Simon, moins ingénieux que celui de Fourier, mais le plus propre, par sa simplicité apparente ; à séduire aisément les esprits peu cultivés ». (H. Martin). Il oscille du classique Louis Blanc à Cabet et Blanqui, ces romantiques, monte, à travers « l’Icarie », vers toutes les utopies égalitaires, d’essence poussé aux extrêmes. Par sa formule, les forces deviennent l’arbitre de l’effort les besoins le barème de la répartition. Mais il rappelle, lui aussi ‒ vertige du siècle ‒ pour dispenser sa justice distributive, la toute-puissance de l’État, ramène sous sa tyrannie les ouvriers arrachés à la dépendance du ventre et « justifie » par la liberté ‒ le paradoxe a peu vieilli ‒ la dictature, ce corollaire de toutes les révolutions…

Fanatiques et désintéressés, touchant avec leurs fibres les souffrances d’une classe spoliée, les agitateurs du communisme ressuscitent, pour son triomphe, l’atmosphère jacobine, toute la violence des factions. La Révolution les retrouve aux faubourgs : Cabet dans les clubs, Blanqui menant l’émeute. En ces jours où le peuple a faim, le drapeau rouge couvre l’impérieux appel de la vie, devient, en sa seule couleur, comme le symbole d’unité d’une incoercible détresse et l’emblème d’une « société nouvelle qui rompt avec 89 comme avec l’ancien régime » et ouvre aux besogneux sans pain l’ère d’apaisants lendemains. La répression s’abat sur les hommes, exalte leur courage, en fait des apôtres. Faible par son système, prestigieux par ses actes, le communisme grandit par ses martyrs. Et Blanqui, « l’Enfermé », rayonne sur les simples en doctrine vivante…

Déjà, vers 1840 ‒ et, de la période qui nous occupe, son influence n’atteindra que les dernières phases ‒ se détache, à l’écart des partis et des sectes, une silhouette puissante. À la faveur d’un aphorisme retentissant, Proudhon (1809-1865) martèle les impossibilités ‒ ne sont au fond que des incompatibilités provisoires ‒ de cette propriété que « le travail détruit dans l’ordre de la justice ». Campé en marge des systèmes et des utopies (tour à tour « fantaisistes ou niveleuses » ) qu’il poursuit pour leur invraisemblance ou leurs dangers et qu’il aiguillonne de ses aperceptions, sa violence dissèque imperturbablement les tendances et les hommes, tend à préserver des « archies » prochaines une société qui soulève à peine de séculaires astreintes. D’un individualisme irréductible ( « petit-bourgeois » dira Karl Marx) mais au-dessus de l’appropriation, ni l’étatisme, ni le communisme ‒ pour les tyrannies préalables ou finales qu’ils cèlent ‒ ne trouvent grâce devant sa liberté. Et cette propriété « transformée, humanisée, purifiée du droit d’aubaine » à laquelle l’amènent sa raison et son cœur « ne sera plus sans doute l’antique domaine quiritaire, mais elle ne sera pas davantage la possession octroyée, précaire, provisoire, grevée de redevance, tributaire et subordonnée » (P.-J. Proudhon : Théorie de la Propriété). Publiciste infatigable et pamphlétaire vigoureux, aussi timides sont ses édifices qu’audacieuse est sa critique. Des apostrophes comme « Qu’est-ce que la Propriété ? » ou la mise à nu des « Contradictions économiques » (sans parler d’une Correspondance capitale, des Confessions et de tant d’écrits : ouvrages, brochures, articles de presse que prodigue une activité intellectuelle interrompue) sont, en un sens, autrement constructives que ces solutions bâtardes de « mutualisme » de « réciprocité des services » et de « gratuité des crédits » de celui qui veut « des réformes toujours, des utopies jamais »… Plus que ses bâtisses « juste-milieu » s’ancrent dans les esprits de son temps ‒ et d’après ‒ ses dénonciations pénétrantes et ses âpres mises en garde. Et c’est là (car elles seules sont profondes et salutaires) qu’il faut chercher le rayonnement de cet « en-dehors » clairvoyant…

Ainsi le socialisme est d’abord sentimental dans ses alarmes et moral dans ses utopies fraternelles. Mais, si l’économie sociale s’y complique du maniement des impondérables, la bonne volonté de réduire les écarts du sort demeure le lot égal de tous les hommes. Avec l’intensité trépidante du machinisme et la poussée industrielle, l’accélération des concentrations de la richesse, la décadence précipitée de l’artisan, hier encore créateur, faisant place à cet agglomérat d’éléments laborieux voués à devenir les serviteurs passifs de l’outil, il va devenir davantage scientifique dans ses conceptions, catastrophique dans ses espérances et unilatéral dans ses manifestations. L’affluence du prolétariat le cantonnera peu à peu dans l’ouvriérisme et la sincérité de ses vues deviendra l’apanage d’une classe. De ne le voir que d’une couche sociale, et à travers les matérialités au premier plan, tranche durement un problème plus que de le résoudre. L’exclusivisme qui brusque les données ne condense qu’en brutalisant. Et dans le cadre étroit où s’affronteront ‒ ennemis ‒ les intérêts divergents, s’abîmeront bien des perspectives d’orientation solidaire. Surtout seront remises à la haine des tâches de raison et, dans le « prolétaire », oubliée l’humanité

Au rappel des précurseurs ‒ êtres de foi, phalange sincère ‒ qui, de 96 jusqu’après 48, s’élancent, de tous les horizons de l’esprit et du cœur et de toutes les classes, pour affranchir l’avenir des angoisses de la misère et des sujétions du travail ; à l’évocation des théories subtiles et des constructions hasardeuses, des idées et des actes avant-coureurs dont tout le mouvement social moderne porte l’empreinte originelle, nous bornerons ce bref historique. Eux seuls ont pu, en effet, ‒ nous verrons tout à l’heure lesquels et dans quelle mesure ‒ influencer l’homme et l’œuvre que nous nous proposons d’examiner ici.

Godin. ‒ Sa conception. ‒ Ses expériences

Fils d’artisan, artisan lui-même, ayant touché sur le tour de France « la misère et les besoins de l’ouvrier » et emporté, du spectacle de leurs communes souffrances, la résolution de « chercher les moyens de lui rendre la vie plus supportable et de relever le travail de son abaissement », Godin (1817-1888) ouvre une âme toute prête aux influences du Saint-Simonisme et des écoles naissantes que le sort des humbles tourmente. À travers de durs et absorbants travaux, il parfait sa culture, en courageux autodidacte. Il s’initie aux théories des Saint-Simon, des Owen, des Cabet. Aucune ne le satisfait complètement. À vingt-cinq ans, attiré par la doctrine de Fourier, il découvre, dans la Théorie de l’Unité Universelle, un « vaste plan de régénération sociale fondé sur l’association du capital, du travail et du talent, qui est pour lui une révélation. Il a trouvé désormais l’orientation de sa vie »… Plus et mieux qu’un philanthrope, il se rattache à la lignée des novateurs sociaux dont nous avons marqué les traits. Moins visionnaire que ses devanciers, d’une intelligence plus pratique que spéculative, il fut, plus qu’eux tous, un réalisateur ̶ quelque chose, « toutes proportions gardées, comme le Lavoisier d’une chimie sociale dont ils n’ont été que les alchimistes » (J. Prudhommeaux). Quoique sentimental et anticipateur, c’est un homme positif et pondéré. La mesure froide des possibilités tempère en lui les aspirations du penseur, garde l’homme d’action des dispersions aventureuses. Godin est un illuminé, un croyant de l’espèce la plus digne, qui situe la religion sur le chemin de l’idéal actif et foncièrement humain jusqu’au plus irréel de sa métaphysique. « C’est sur une foi religieuse inébranlable qu’il a construit l’édifice de ses convictions morales et humanitaires » (J. Prudhommeaux). D’un déisme plus kantien que révélé, avec l’hommage de prières toutes philosophiques ; d’une croyance que pénètre, assez avant, la théosophie de Swedenborg, la perspective d’une autre vie où s’emporte seul « ce trésor spirituel dont parle l’Évangile » et où chacun « se trouve en possession d’un organisme adapté au milieu nouveau qui est devenu le sien, et dont les conditions d’existence sont d’autant plus douces qu’il a été, ici-bas, plus préoccupé par tous ses actes du bien de la vie humaine en général » (Documents biographiques), éclaire l’effort essentiel de sa vie. La pensée de ces groupes supraterrestres auxquels ira s’agglomérer, affinitairement, l’impérissable de nos êtres, l’espérance d’aller rejoindre ceux qui, dans la joie du travail continué, poursuivent l’indéfini « développement des facultés intellectuelles et des capacités affectives » maintes fois galvanisera l’énergie de celui qui croit que « pour gagner le ciel l’homme doit commencer par réaliser ici-bas les vraies conditions de progrès physique, intellectuel et moral pour tous les autres hommes et qu’il n’arrivera à ce but que par le travail ». La conviction que « l’homme a reçu la vie pour se perfectionner lui-même et perfectionner tout ce qui l’entoure, afin de tout élever à Dieu » et que « son action, action d’amour et de raison, doit s’étendre de lui à ses semblables et à toutes les créatures terrestres, animales et végétales, pour tout faire progresser dans la vie » magnifie, en don attentif et permanent, la profusion généreuse des actes… Le travail, la plus haute, la plus agissante prière ! La vie, loi suprême, épanouissement divin de l’effort ! Dans l’amour, vers « Celui qui est amour », la progression solidaire ! Voilà, infuse dans les réalités quotidiennes et les animant, transportée, pour l’impulser, au cœur même de la vie sociale, toute la doctrine de la perfectibilité des Saint-Simon et des Reynaud… Que nous sommes loin des pratiques stériles des religions agenouillées ! Et quelle distance ‒ un abîme de sincérité ‒ sépare tous les adeptes d’un christianisme verbal, promenant à travers le monde leurs actes démenteurs, de celui qui fut un exemple de vie droite, conséquente, expansive…

Son industrie laborieusement édifiée, grandissante à la faveur d’Inventions nouvelles, subit le contre-coup des crises périodiques qui montent du volcan mal éteint de la grande Révolution, menacent de leurs éruptions les monarchies provisoires. À travers la tempête des insurrections, par delà les régimes bouleversés et renaissants dont l’instabilité gagne en ondes d’inquiétude le pays tout entier, pilote consommé, il tient debout sa barque menacée, pare au chômage, plante de son rêve les premiers jalons… Proscrites, les idées sociales s’évadent vers le Nouveau-Monde. Considérant emporte au Texas les illusions du Phalanstère. Godin suit de loin les essais passionnés, y jette en partie son avoir. Et leur échec ne brise pas sa volonté de vaincre. Il éclaire seulement sa méthode, le confirme dans sa résolution de « réaliser lui-même l’ensemble des améliorations qui lui paraîtront compatibles avec l’état des choses et des esprits dans le milieu où les circonstances l’ont placé ». De l’émancipation du travail, sur lequel pèse « la vieille malédiction biblique », Godin voit les étapes et l’épanouissement en dehors des bouleversements où sombrent les patients édifices. De stratégie et de conception son socialisme ne peut, en frère, s’approcher du blanquisme. D’ailleurs, aristocrate, au sens le plus épuré du terme, modelant en artiste les œuvres du cœur et les enfantements du travail, la démagogie, qui est la base tactique d’un communisme encore amorphe, en fait pour lui comme une sorte d’hébertisme économique : la conjuration faubourienne des appétits lésés. Autant que de l’égalisation décevante de son but, il se méfie de l’atmosphère où baignent ses moyens. Ces dispositions « irritées », qu’entretiennent avec complaisance les agitateurs et qui brisent sa ligne d’ordre et d’amour, il en soulève la superficialité. Et, tourné avec inquiétude vers cette « haine du mal » qui n’est pas assez la « science du bien », il redoute les spasmes réacteurs des solutions de la violence…

Avant de réaliser, dans le cadre de la vie familistérienne, le plan de réorganisation sociale qu’il a conçu, Godin entend se livrer à toute une gamme d’expériences préparatoires ‒ qui constituent ce que l’on peut appeler la période d’incubation de l’association familistérienne ‒ qui en aménageront le terrain en même temps qu’elles seront la pierre de touche de ses hypothèses. Même lorsqu’il donnera corps à ses solutions favorites, il les regardera, non comme un terme et une apothéose, mais comme une lueur et un tremplin… Il poursuit la suppression du salariat ‒ c’est-à-dire de cette convention unilatérale dans laquelle l’ouvrier, contre un salaire sans rapport avec la valeur (intrinsèque ou marchande) de l’objet fabriqué, abandonne sur l’œuvre tous ses droits ‒ son remplacement ‒ une organisation où le travail peut récupérer la part qui aujourd’hui lui échappe. Dès lors le résultat de l’effort vient, dans l’estimation, contrebalancer l’énergie dépensée. Et la vente apparaît comme le régulateur d’une rétribution proportionnelle. Par l’association du capital et du travail, le salarié de la veille devient l’auteur et le vendeur du produit en même temps que possesseur des instruments de travail. Mais, admis aux avantages de l’exploitation, il en supportera de même les aléas et les responsabilités. Or, l’entreprise nouvelle, pour résister à la concurrence extérieure, ne peut assurer son rendement par les moyens courants du capitalisme. Si le patron, intéressé unique et direct, descend jusqu’aux plus dures compressions, manie des « atouts » tyranniques, les facteurs d’arbitraire et de coercition sont, de par son caractère, interdits à l’association. En attendant la prédominance, dans les entreprises aujourd’hui rivales, des vertus spécifiques qui, présentement, l’infériorisent dans la lutte pour les débouchés, elle devra, pour sauvegarder son existence même, quantitativement et qualitativement, produire au maximum « faire toujours plus et mieux ». Et voilà, au bénéfice de la collectivité, une anticipation du « taylorisme », d’un taylorisme où le « ressort spirituel » l’emporte sur le « moteur humain » et qui ‒ perspectives chères à Godin comme à Fourier ‒ par les « courtes séances » et « l’alternance des fonctions » qu’il favorise, entrouvre sur l’horizon l’ère du travail attrayant… D’autre part, pour réaliser ce « to do his best », il est indispensable qu’à toutes les phases de la fabrication correspondent des procédés de plus en plus perfectionnés, que l’association soit toujours à l’avant du progrès technique. Il faut aussi que, des ressources de l’homme comme de celles de la matière, rien ne soit perdu, qu’il soit tiré le plus judicieux parti de tous les biens comme de toutes les dispositions. Et nous sommes conduits, tant pour éveiller et stimuler les facultés inventives que pour installer « the right man in the right place » à la recherche des capacités…

C’est dans l’espoir de les découvrir (pour les rétribuer un jour dans la justice) en associant déjà, par l’initiation et la discussion, les travailleurs à la marche de l’entreprise ; c’est pour amener les travailleurs à la conscience de leurs aptitudes afin qu’une fois reconnues « ils les cultivent et les emploient au mieux de l’intérêt général » que Godin institue l’expérience ‒ d’idée fouriériste ‒ des groupes et unions de groupes. Mais, décidé à sauvegarder « par de prudentes limitations une industrie édifiée par quarante ans de labeur », non seulement il n’y introduit rien de la dispersion chaotique des « touche-à-tout » de la Phalange, mais il circonscrit l’activité même des groupes au cadre précis d’une « fabrique d’appareils de chauffage et à la bonne administration d’une cité ouvrière » et, sans lui accorder l’initiative des décisions, borne leur tâche « à une mission d’examen et d’études ». Quoique fidèle aux principes de la série fouriériste, il n’en abstrait pas les éléments, se préoccupe au contraire de les mettre en œuvre dans un milieu courant, susceptible par son assimilation ou ses réactions, de faire apparaître ou l’erreur ou la perspicacité de ses conceptions. Il crée des groupes correspondant aux multiples services élémentaires, tant du Familistère que de l’usine, et attachés à leur perfectionnement (116 à l’usine, 46 au Familistère)…

À l’entrée et pour base à leur fonctionnement, il y a l’attraction, seul facteur entraînant l’adhésion, quelle que soit la spécialité professionnelle. « Il faut que chacun s’interroge librement et découvre vers quels travaux le portent ses tendances naturelles. » (Doc. biog.) En pénétrant dans le groupe où l’appellent ses affinités et où rien ne l’emprisonne pour le lendemain ‒ la papillonne de Fourier retrouve ici sa place ‒ chacun pourra porter ses préoccupations dans des branches fermées, par le métier, à son activité quotidienne. « Le travailleur cesse d’être l’automate vivant qui se désintéresse de tout ce qui n’est pas la tâche fastidieuse que lui a imposé la division du travail » (J. P.). Appelé à faire, à la faveur du groupe, des incursions dans tous les compartiments du travail, il en saisira les rapports et la dépendance, apercevra les liens qui rattachent son effort ‒ pour lui isolé jusque là et comme incohérent ‒ à ceux des autres catégories de travailleurs. Au sein du groupe s’effacent également, devant le souci des intérêts solidaires, la hiérarchie des fonctions extérieures. Et, dans la confraternité des situations un instant confondues, apparaît l’attachement partagé à l’œuvre commune et à la charge suprême de ses destinées… D’autre part, à ces groupes primaires se superposent les unions, constituées par les bureaux élus des groupes. Dans l’esprit de l’animateur, ces groupes coordonnés doivent conduire à la représentation équitable des travailleurs dans les « Conseils supérieurs de l’association ». Ainsi, de proche en proche, s’élevant au-dessus de cette spécialisation du producteur, si souvent incompatible avec ses goûts et ses dispositions, le travailleur peut être appelé jusqu’au « gouvernement de la chose commune ». En même temps, par le suffrage, les pairs deviennent « juges des capacités et de leur rétribution ». Et voilà étendues à l’administration industrielle les conquêtes de la politique, et préparée l’accession de cette démocratie économique, prévue par les harmonies fouriéristes.

D’un autre côté, ayant appris à l’école de Fourier à mesurer le pouvoir sur l’âme humaine de ces mobiles inférieurs que sont « l’ambition, l’intérêt, la vanité, l’amour de la notoriété », il s’ingénie à mettre en jeu cette émulation, appelle à son secours la cabaliste. Sachant que les modernes sont demeurés, comme les primitifs, attachés aux colifichets et aux distinctions, il continue à distribuer les « satisfecit » (Tableau d’honneur, couronnement des meilleurs ouvriers, médailles, diplômes, etc…) « en récompense de la valeur et de l’initiative ». Enfin, la rétribution des séances, les « gratifications proportionnelles aux services rendus », la participation (amorcées) aux bénéfices industriels constituent l’entraînement propre de l’intérêt… Il espère aussi que, par les causeries utiles auxquelles le groupe lui donne l’occasion d’assister, se développera chez l’ouvrier le goût d’une culture appropriée à ses fonctions. Il se garde ainsi d’avance de l’écueil qui guettera les Universités populaires et toutes créations qui, loin du métier autour duquel gravitent ses soucis, tenterons d’entraîner, sans transition, le travailleur dans le monde étranger des connaissances générales…

Les femmes, mêlées aux pénétrations spéciales du Familistère, intéressées, par leur fonction domestique, aux appareils ménagers que fabrique l’usine, « sont invitées à apporter dans les conseils leur aptitudes toutes spéciales ». Ainsi sera en partie comblé ‒ par l’attachement de tout le groupe familial à l’œuvre productrice « le fossé que la vie d’atelier a créé entre l’usine et le foyer »…

Enfin et surtout, « les qualités professionnelles, suscitées ou développées par la pratique des groupes, doivent s’épanouir en vertus sociales » (J.P.) ces vertus sociales qui seront l’assise la plus ferme de « ce premier temple où le culte de la vie humaine sera pratiqué pour le plus grand bien de tous les hommes » (Doc. Biogr.). Car, répète Godin (et ce thème est comme le leitmotiv de ses « homélies » à son personnel) l’association, vers lequel est orienté tout un faisceau de tâches convergentes, « suppose entre ses membres plus que le simple lien d’intérêt. Elle est une application pratique de la morale suprême, l’amour de l’humanité. Il faut donc que cet amour soit éveillé dans le cœur des hommes pour que ceux-ci soient réellement propres à instituer entre eux ce mode supérieur d’organisation… Nous avons, pour nous attacher au régime de l’Association, des motifs autrement puissants, larges, féconds, pleins de consolation et d’espérance que ceux d’une répartition problématique des bénéfices »… Mais hélas ! le fervent évocateur constate combien, « plus que les notions de doctrine générale, quelque importantes qu’elles fussent pour l’orientation morale de leur vie, les intéressent les éclaircissements rapprochés de leur bien-être immédiat ». Au lieu de « cette interpénétration, de cet échange perpétuel d’hommes, de lumière et de services » dont il avait prévu le rejaillissement fécond, une pâle sollicitude se crispe aux barreaux du métier… À quelle coupe d’amertume incessamment remplie s’abreuvera celui que, plus encore qu’en matière, passionne la survie de son œuvre en esprit ! Devant l’inaptitude foncière de ceux qui l’entourent à s’élever au-dessus de l’angle habituel du salariat et à voir l’entreprise autrement qu’en rouage incompétent, passif et routinier, que d’énergie et de foi ne faudra-t-il pas pour maintenir tendue sa volonté d’aboutir ! Les désillusions répétées qui, pendant plus de vingt ans, attendrons l’initiateur, le déchirerons à entendre tant de fois sa voix résonner seule dans cette foule ; les multiples aspects des étapes (règlements d’atelier, désignation des surveillants, détermination du mérite et de ces capacités, fixations des salaires par les intéressés, améliorations dans les conditions du travail ou de la fabrication, manifestations inventives, etc…) qui sont comme d’inlassés rappels à la vie, d’une activité suspendue en fait aux interventions continues d’un homme ; l’existence anémique et précaire à laquelle sont condamnés les groupes, malgré la transfusion permanente d’une bonne volonté obstinée, tous ceux qui, à quelque degré, s’efforcent d’amener les masses jusqu’au cœur de leur propre bien les ont déjà senties ou devinées…

Certes, le caractère presque exclusivement consultatif de leurs décisions, le champ restreint laissé à leur initiative, l’involontaire chevauchement des services aux attributions distinctes avec les achoppements et les conflits qui en résultent, en en desséchant pour ainsi dire l’attrait, contribuent à la disparition des groupes. De même l’incompréhension, l’apathie fondamentale, les incompatibilités extérieures, la méfiance à l’égard de la nouveauté, l’impréparation, la résistance des « sujets » soumis à l’expérience et qui, sentant confusément qu’ils sont, à certains égards, des moyens utilisés en vue d’une fin qui leur échappe, entrent en lutte, ouvertement ou sourdement, contre l’intelligence dominatrice qui les fait agir » (J. P.) ; autant de facteurs qui concourent à l’échec, sans infirmer en rien d’ailleurs la valeur de la tentative. Ce n’est pas, cependant, sans un serrement de cœur que, vers 1878, au seuil de la vieillesse et soucieux de fixer dans les œuvres toute la partie solide de son rêve, Godin devra renoncer à ces recours aux suffrages, à ce mouvement des groupes et unions sans en avoir pu obtenir, si précieuses fussent-elles, que des espérances et des indications, sans avoir pu amener les futurs associés à embrasser d’un regard averti et plus large ce berceau où s’éveille un travail peu à peu désenchaîné. Il se verra « obligé de prendre seul toutes les initiatives et de substituer une simple Charte octroyée au pacte social dont il eût aimé débattre librement les clauses avec son personnel émancipé » (J. P.). Mais la confiance qu’il conserve, pour l’avenir de l’association, dans le rôle salutaire des groupes, lui en fait prévoir, aux statuts, la résurrection. Et Mme Godin ‒ sa veuve, dépositaire de sa pensée et héritière de ses vues ‒ la regarde comme une des idées auxquelles le temps appartient…

Cependant, ces groupes, dont se détachent ainsi les intéressés, ne sont pas des voiles dressées sur un océan d’abstraction. Aux espérances fondées sur eux pour donner à l’association une âme qui, sans cesse se dérobe n’est pas limité le plan harmonieux et étendu de Godin. Les groupes sont liés à tout un ensemble d’institutions qui les préparent et les complètent. « Ils font partie d’un système : ils apportent un élément, le plus utile peut-être, à l’atmosphère de bien-être, de sécurité, de dignité, d’entraide, de sympathie que le travailleur respire au sein de l’Association, mais ils ne sont pas toute l’Association » (J. P.). Certes, « c’est surtout dans le sens d’une élévation progressive du personnel à la saine compréhension et au sage gouvernement de ses intérêts collectifs que les expériences de Godin ont été nombreuses, persévérantes, et riches en enseignements… Mais, combien de créations que le fondateur du Familistère a conçues, préparées, ébauchées et qui n’ont pu vivre par la faute des hommes ou la résistance des choses »… (J. P.) ‒ petites bandes d’enfants contribuant à de menues besognes d’entretien général, restaurant, annexes agricoles, etc… ‒ tentatives, pour la plupart, d’inspiration fouriériste…

D’autre part, dès 1861, une aile du Familistère reçoit les premières familles, et se constituent les premiers conseils élus des deux sexes « chargés de représenter tous les habitants dans les questions d’économie domestique commune » (Doc. biog.) et s’organisent les premiers magasins coopératifs. À l’usine, toujours à la recherche des capacités, Godin s’emploie à développer les procédés mécaniques de contrôle (gabarit, pesées, chronométrages, etc…) susceptibles de le documenter sur le niveau professionnel. En même temps, la généralisation du travail aux pièces, « en laissant, dit-il, à l’ouvrier toute liberté d’activer ou de ralentir à son gré ses efforts producteurs » aura pour effet d’abréger progressivement la durée de la journée de travail. « À un ouvrier qui lui demande de reculer d’une heure ou deux la fermeture des ateliers quand les commandes affluent, au lieu d’embaucher des ouvriers nouveaux, Godin répond en évoquant le temps où, simple compagnon serrurier, il maugréait contre le labeur épuisant qui, le tenant douze heures et plus courbé sur l’étau, l’empêchait de parfaire son instruction dont il ressentait cruellement les lacunes. » (J. P.). Il caresse l’espoir que la vie des groupes sera heureusement influencée par cette conquête du loisir, qui va permettre à l’ouvrier de s’intéresser à tout ce qui peut relever son état. Par ailleurs, il distribue les premiers titres de participation qui, par les voies matérielles contribueront à l’amener plus avant dans l’entreprise… Aile par aile, le Familistère s’édifie, malgré les charges nouvelles d’un mandat de cinq ans à l’Assemblée nationale où il est élu contre l’Empire. En 1880, le Palais social s’est augmenté de tout un groupe de constructions nouvelles et Godin, impuissant à revivifier les groupes, après tant de recherches, d’espoirs coupés de clartés cruelles, s’apprête, après une dernière mise au point des statuts, à donner à l’Association qu’il a mûri l’existence de fait et la consécration légale…

Il y arrive, « impatient de payer sa dette aux ouvriers dont le travail l’a aidé dans sa rude ascension » (J.P.), mais il ne regarde pas son œuvre comme circonscrite au cercle de ses collaborateurs immédiats. S’il estime que, pour ceux-là, « la meilleure manière de ne pas être en reste avec eux est de les diriger, tous ensemble, vers les lumineux sommets qu’il a eu tant de peine à gravir » (J. P.), sa sollicitude, « par-delà les murs de sa fabrique et de sa petite ville, s’élance vers la foule innombrable des déshérités de la vie » (J. P.) « Mon œuvre n’a pas été conçue en vue de vous seuls » dira-t-il un an plus tard à son personnel. « Si je n’avais eu d’autre but que de créer des avantages à votre seul profit, il y a longtemps que votre incrédulité et votre insouciance m’eussent lassé et découragé au point de me faire renoncer à mes projets. Mais je sentais qu’en travaillant pour vous je travaillais pour le monde, qu’en luttant contre tous les obstacles qui se sont dressés de toutes parts sur mon chemin, je luttais pour tous les travailleurs, pour l’humanité elle-même ; et ce sentiment m’a soutenu, m’a fait avancer dans une voie où d’autres, moins convaincus, se fussent arrêtés. » (Doc. biog.)


Le Familistère. ̶ L’association du Capital et du Travail

Nous allons maintenant examiner le Familistère de Guise, considéré à la fois comme le type le plus étendu et le plus viable, sinon le plus représentatif, des réalisations fouriéristes et supérieur aux acclimatations nébuleuses du Phalanstère, et comme un pas ‒ élan tout moderne ‒ vers la synthèse du travail et du capital, par voie d’association progressive. Nous y frôlerons à peine l’attrait, non pas qu’il en ait été rejeté comme indigne, mais parce qu’on a jugé mortelles (elles l’ont prouvé) ses manifestations dans le cadre d’un groupe isolé. Il lui faut l’immensité mouvante de la production généralisée. Il ne peut apporter que des incohérences perturbantes dans une œuvre ̶ déjà comme un îlot sur la mer perfide ‒ qui vise, pour des démonstrations d’un autre ordre, à la perduration. Si, avec les groupes, s’en est allé, presque en totalité, l’effort vers la pénétration harmonique des travaux, nous retrouverons des institutions qui tendent à rendre tangibles la solidarité et qui ‒ dans leur lettre, et, en fait, sur un plan ‒ ont survécu. Nous y verrons la coopération, tournée non seulement vers la consommation mais, en cela chez nous novatrice, vers la production ; et cette immixtion ‒ au moins statutaire ‒ du travail dans des rouages jusque là demeurés l’apanage du capital. Par cette participation, et par des droits toujours plus étendus aux revenus de l’entreprise, s’ébauchera l’association que le socialisme modéré regarde comme la cellule du futur corps social qu’une évolution pacifique va multiplier…

Pour amener le travailleur au niveau de cet embryon modèle, il faut, Godin le sait, « à la fois élever ses conditions d’existence et accroître sa valeur professionnelle et sociale ». Pour « émanciper le producteur et lui donner les vertus nécessaires à sa condition nouvelle » nous l’avons vu « attaché patiemment, et cela dès le premier jour, ‒ et pendant près de quarante années ‒ à modifier le milieu dans lequel l’ouvrier évolue. Impuissant à agir sur les conditions ‒ qui président à la procréation de l’être humain ‒ un Noyes seul, jusqu’ici, a eu cette audace ‒ il a voulu du moins faire servir à sa libération économique et à son élévation morale les trois ambiances qui ont une influence prépondérante sur le commun des hommes : l’éducation, l’habitation et le métier » (J. P.). Ainsi s’explique cet ensemble d’institutions solidaires qui, dans l’association nouvelle, doivent préparer la libération, non seulement du producteur, mais de l’être social qui, dans l’atmosphère de la sociabilité, s’achemine, par le travail, vers les destinées conformes aux postulats divins. Godin se défend d’être un utopiste et situe hors des extravagances du siècle ses réalisations positives. Que le fouriérisme l’ait influencé, la nature de ses créations et jusqu’à la terminologie de ses préoccupations directrices révèlent assez dans quelle mesure. Mais, pour cette association qui doit être, dans sa conception, « le point de départ de la rénovation sociale à laquelle ont aspiré tous les penseurs », il répudie, du moins dans les conditions présentes, les fondements de la Phalange. Il ne « croit plus guère aux séries passionnées ». (Lettre au fouriériste Howland, 1872) et au travail par elles s’harmonisant. Pour lui, le travail réclame le secours de « la science et de la volonté humaine et il s’organisera surtout à mesure que l’homme se pénétrera de l’idée religieuse que le travail est le tribut le plus sacré qu’il doit à la vie, c’est-à-dire à lui-même, à ses semblables et à Dieu » (Doc. biog.). Il entend s’appuyer sur la responsabilité sans laquelle tous les organismes ‒ de quelque principe qu’ils se réclament ‒ verront s’inférioriser une production dont les conditions modernes exigent que pas une force ne soit gaspillée ou mal employée. À cette production, Godin ‒ comme tous les associationnistes et les saint-simoniens, comme Proudhon, comme les syndicalistes révolutionnaires et les anarchistes ‒ entend conserver son autonomie. Il lui laisse « son caractère spécifiquement économique »…

« L’ère des grandes expériences est close. Des balises, dont les coups de sonde du passé ont déterminé la place, indiquent le chenal » ‒ hélas ! combien rétréci ‒ « qui mène à l’association du capital et du travail… Ne rien changer au régime des salaires ; s’efforcer seulement de les « pondérer » avec une rigueur toujours plus grande par l’enregistrement méthodique et, si possible, mécanique du travail effectué, de la capacité mise en œuvre ; compléter les sommes versées périodiquement aux travailleurs (les salaires n’étant, à les bien prendre, qu’une avance faite aux ayants-droit sur le produit de la vente de leur travail) par une participation aux profits de chaque exercice ; proportionner cette participation au salaire lui-même, puisque celui-ci peut être considéré, après la « pondération » dont il vient d’être question, comme l’expression aussi rapprochée que possible des services rendus ; récompenser enfin par des allocations supplémentaires, comportant elles-mêmes participation aux bénéfices, les « travaux exceptionnels » et les « innovations sanctionnées par la pratique », telle était la méthode de répartition qui, après tant d’expériences décevantes, s’imposait à, l’esprit de Godin « comme serrant de plus près l’équité » (J. P.)… »

Après l’esprit et les bases pratiques de l’association ‒ si éloignées déjà, malgré lui, des aspirations du fondateur ‒ abordons-en les modalités. Passons en revue l’ensemble des établissements et institutions qui la constituent. Nous y relevons cinq branches essentielles soit, d’une part, pour le Familistère proprement dit : les habitations unitaires, les magasins coopératifs et un service d’éducation ; et, d’autre part, l’usine, avec un système de participation aux bénéfices et un système de mutualité.

Trois spacieux pavillons dont un central flanqué de deux ailes attachées à ses arêtes ‒ enfermant dans leur rectangle de grandes cours centrales (ou bétonnées et vitrées, ou ornées de pelouses à ciel ouvert) forment le bloc des habitations. Dans ces pavillons, des logements aérés et lumineux, dont le loyer varie avec la hauteur et l’orientation, sont répartis sur trois étages. Tournés d’un côté vers l’extérieur, ils ouvrent, de l’autre, sur une triple rangée de galeries conjuguées. Aux quatre encoignures : escaliers d’accès, fontaines d’eau potable, trappes d’évacuation des ordures ménagères, lavatories, etc… (la piscine et les salles de bain, les lavoirs-buanderie sont en dehors, ainsi que les parcs et jardins). Voilà, en bref, les ruches monumentales qui abritent, au total, quelque douze cents personnes. L’entretien des services généraux, le nettoyage des galeries, passages communs, water-closets, etc… sont confiés à des personnes rétribuées par l’administration et non à la bonne volonté des particuliers…

Au rez-de-chaussée des pavillons sont les magasins coopératifs d’approvisionnement : épicerie, boulangerie, boucherie, mercerie, étoffes et vêtements, ameublement, alimentation, boissons, combustibles, etc…

Regardant la façade principale, et par-delà l’élargissement où s’élève maintenant la statue de Godin, voici les groupes éducatifs et récréatifs : le théâtre et les écoles. À part, contigus à l’habitation unitaire, à laquelle les relie un passage vitré : la nourricerie et le pouponnat.

Le Familistère qui, « avec son habitat confortable, ses facilités collectives, son atmosphère familiale, ses édifices publics, etc…, est comme l’hommage d’une consécration au « village modèle » rêvé par Fourier, « n’est pas, dans les intentions de son fondateur, l’immeuble banal qu’un patron généreux ou habile met à la disposition de ses ouvriers pour leur permettre d’épargner quelques sous sur leur logement ou pour les lier plus sûrement à son industrie » (J. P.) ‒ acception trop courante et comme usurpée dans laquelle on enferme aujourd’hui le mot familistère. « Godin voit en lui comme une sorte de vaste atelier complémentaire de l’usine proprement dite, destinée à devenir le véritable instrument du bien-être et du progrès commun, appelé à vivre par l’usine, mais en même temps à assurer le progrès indéfini et la prospérité de celle-ci. Là doivent s’élaborer, par la participation quotidienne des habitants aux mêmes devoirs, aux mêmes conditions d’existence, aux mêmes avantages, ces vertus sociales : la sobriété, la régularité, l’ordre, l’amour du travail, la bienveillance mutuelle, le respect des droits d’autrui, sans lesquelles l’association de plein exercice qu’il rêve est vouée à un échec certain. » (J. P.) N’oublions pas « qu’il accorde au milieu (the surrounding circumstances, comme dit Owen) une influence prépondérante sur l’être humain (il accordera plus tard une part plus grande à l’innéité). Habiter le Familistère, c’est donc ‒ à ses yeux ‒ à la fois se proposer et se préparer pour l’association future, c’est accepter ouvertement la direction intellectuelle et morale du fondateur et consentir, par un acte de foi méritoire, à faire voile avec lui vers un nouveau monde social » (J. P.). Ainsi s’expliquent, et les considérations qui l’ont guidé dans le recrutement de la population du Palais social, et les prérogatives (grosses de conséquences) qui s’attachent ‒ et resteront attachées ‒ au séjour dans ses locaux. « Les gens qui l’habitent, dit-il, peuvent être considérés comme présentant les garanties générales élémentaires pour être admis dans l’association. » (Godin à son personnel : 1878.) Dès lors, rien de plus naturel qu’au moment de prononcer le Dignus es intrare dans le noyau primitif de l’association, il se tourne avec prédilection vers les anciens habitants du Familistère comme aussi vers ceux ‒ trop rares ‒ qui l’ont suivi avec quelque élan dans l’expérience des groupes. Certes, en droit strict, rien ne peut trancher la valeur comparative des vétérans et des nouveaux venus. Le hasard a pu tenir ceux-ci éloignés jusque là et ils pourront demain se montrer supérieurs à ceux qu’une longue assiduité va favoriser. Quels mobiles secrets ont, d’autre part, retenus à l’usine ou au Familistère ceux dont l’ancienneté devient un titre probant à la confiance ? Routine peut-être, escompte de quelque privilège, jouissance banale des avantages que présente, du point de vue courant, l’usine de Guise sur d’autres foyers industriels, etc… ? Mais Godin pouvait-il, en fait, à moins d’errer vers les pires probabilités, s’entourer de plus sûres données que celles des meilleures apparences ?…

« Les magasins coopératifs du Familistère diffèrent des magasins coopératifs proprement dits en ce que le capital n’est pas versé par les acheteurs. C’est l’Association elle-même qui fournit le fonds de roulement de ces services comme elle fournit celui de l’usine. » (Le Familistère illustré.) La vente est au comptant, contre espèces ou sur carnet d’achat délivré contre provisions préalables. « Les acheteurs sur carnets ont, seuls, droit à la répartition annuelle des bénéfices. » Notons que, de 1881 à 1889 inclus, le total des ventes a dépassé onze millions, entraînant plus d’un million de bénéfices distribués, d’ailleurs, non en espèces, mais sur carnets de crédit. Ces avantages compensent approximativement, pour les intéressés, les sommes versées en loyer. Il n’y a pas, d’autre part, obligation d’acheter au Familistère et sur deux millions de salaires annuels ‒ à l’époque ‒ moins d’un million fait retour aux magasins…

Passionnément attaché à tout ce qui regarde le sort de la vie humaine, considérée comme « la plus haute manifestation, sur terre, de la vie universelle », ayant pénétré d’autre part combien les adultes resteront, sinon irréductibles, au moins longtemps réfractaires à l’introduction de nouvelles méthodes dans les rapports du capital et du travail, Godin accorde une importance exceptionnelle à l’éducation. Désireux de favoriser le complet développement de l’enfant, « espoir social de demain », il conçoit en même temps le besoin de ces pépinières d’éléments prédisposés aux futures formes sociales. Il fonde au Familistère ces écoles « dont la mission, comme le voulait Fourier, est de révéler les vraies aptitudes de l’adolescent qu’elle prépare à la vie » et qui donneront ‒ il l’espère ‒ à l’Association des générations compréhensives de ses vertus, garantes morales de sa prospérité. Sans contraindre à la fréquentation scolaire dans les locaux du groupe (par contre, seuls les enfants habitant le Familistère peuvent fréquenter les écoles de la Société) il exige ‒ par clause statutaire ‒ que les enfants reçoivent l’instruction jusqu’à quatorze ans, et « les charges qui en résultent sont couvertes par un prélèvement sur les profits bruts du travail, avant toute répartition ou affectation de bénéfices ». Rien d’essentiel, dans l’éducation et la culture, ne différencie des écoles primaires du temps, l’école particulière du Familistère. Les mêmes succès poursuivis et obtenus attestent, entre elles, le parallélisme des méthodes et la parenté étroite de l’esprit. Un fonds commun de moralité générale et de civisme actualiste en limite l’horizon. Seuls des prêches moraux et des cantiques du travail, le concours plus copieux des agents objectifs inférieurs (récompenses, punitions, etc…) au système classique de l’émulation, et, dans le domaine technique, une place spéciale accordée au dessin industriel, toutes innovations mêmes, au reste, doivent contribuer à créer un milieu adéquat à l’association et orienter la jeunesse vers ses fins idéalistes. À signaler cependant à part un essai de justice distributive par les intéressés (le Petit Conseil : 1884-1888) qui est un acheminement vers ce « self-government » aujourd’hui si en vogue aux États-Unis. D’après une pédagogie de la volonté, appuyée sur le suffrage, Godin y appelle les écoliers au gouvernement de l’école, les fait juges, en dernier ressort, des sanctions et des récompenses… Cependant, si faibles qu’y soient les créations spécifiques (nous ne nous arrêterons pas ici aux impulsions morales précoces et contestables, non plus qu’aux errements transplantés de l’école officielle) il est particulièrement agréable de souligner, dans l’éducation du Familistère, certains traits de la méthode (sensibles dans les formations du premier âge) qui constituent, surtout à l’époque de leur introduction, une véritable originalité…

La nourricerie et le pouponnat sont, à cet égard, caractéristiques et m’avaient frappé, dès ma première visite ‒ il y a quelque vingt ans ‒ par leur intelligente nouveauté. Dans ce pays où l’éducation physique a pour symbole, aujourd’hui encore, la momification du maillot, des mesures d’élevage pratiques et hardies y surgissaient à mes yeux comme d’heureuses anticipations. Une réconfortante parenté les unissait devant moi aux tableaux de claire et audacieuse hygiène de la nursery américaine. Et les mines épanouies, la saine carnation des enfants complétaient ma prédilection d’un éloge vivant, spontané. Profusion de l’air, méticuleuse propreté des corps et des locaux, régularité des fonctions d’entretien, faveur donnée aux ébats, etc…, sont autant de titres à l’attention sympathisante de tous ceux qu’intéresse le problème total de l’enfance. Je m’en voudrais de ne pas citer, pour typiques : le berceau de son et la pouponnière Delbrück. Ce berceau, simple couchette d’un nettoyage facile et complet, est une grande et sobre poche ovale de coutil dans laquelle on a répandu, en masse mouvante, le son étuvé. Sur un modeste petit drap, le bébé y repose librement, la tête sur son oreiller de crin. Quant à la pouponnière, elle permet au bambin, derrière la protection d’une double rampe circulaire, de s’exercer seul à la marche (où êtes-vous, pauvres lisières restrictives, pauvre chariot !) sans autres sollicitations que celles de son instinct et de l’exemple, et ‒ premiers pas du self-conduct ‒ sans autre appui que ses forces naissantes… Dans le pouponnat, antichambre de l’école maternelle, « les petits de deux à quatre ans trouvent les soins et les amusements qui leur sont nécessaires. Leur vie se passe le plus possible en plein air… La disposition des bâtiments s’y prête à merveille. Une pente douce amène les bébés sur la pelouse toutes les fois que le temps le permet. Quand le froid ou la pluie les prive du gazon et de l’ombre des grands arbres, ils s’amusent dans une vaste salle munie de tous les jeux appropriés à leur âge, en attendant le retour d’une température plus favorable ». (Le Fam. ill.)

C’est à l’école maternelle où les enfants séjournent de quatre à sept ans (ce n’est pas ici le lieu de reprendra la critique de l’enseignement prématuré) qu’entrent en jeu ‒ témoignant d’une sûre orientation vers le concret comme la base la plus vivante des connaissances à leur essor ‒ les adaptations frœbeliennes aux initiations arithmétiques de Mme Marie Moret et la lecture tangible par les caractères mobiles de Mme Dallet. Ils y apportent cet élément fouriériste de l’attrait dont on n’est pas près d’épuiser la richesse. C’est ici peut-être plus qu’en tout autre endroit qu’il convient de rendre à la compagne de Godin un hommage sans lequel toute étude sur le Familistère, si brève soit-elle, serait injuste. Avec des dispositions innées de pédagogue et un sens souvent perspicace de la nature des méthodes qui conviennent au jeune âge, la collaboratrice assidue de Godin (par ailleurs si compréhensive de son œuvre et si propre, par ses qualités, à lui apporter le réconfort de son affection et le secours de son intelligence) « s’était proposée, en introduisant de façon pratique dans les classes ces procédés d’enseignement ‒ qui s’étendent jusqu’aux notions essentielles des quatre première règles et des fractions, aux rudiments des travaux manuels ‒ de permettre à toute personne, même novice en la matière, d’enseigner expérimentalement aux enfants la véritable valeur des nombres et la raison d’être des diverses règles qui président aux opérations, toutes notions qui sont trop souvent confiées à la mémoire seule et appliquées par routine… Afin d’augmenter l’attrait de cet enseignement, le matériel mis à la disposition des élèves comprend des objets de formes diverses : buchettes pour la numération et l’addition, briquettes pour la soustraction, carrés pour la multiplication et la division, cubes entiers et divisés pour l’étude des fractions. Après la leçon, les mêmes éléments, combinés pour former des modèles de constructions, dessins, mosaïques, etc., servent à développer par le jeu l’adresse et le goût des futurs travailleurs ». (Emilie Dallet : In Memoriam.) À l’école maternelle, en un mot, on se préoccupe d’initier les enfants aux connaissances élémentaires ‒ calcul, lecture, écriture, orthographe ‒ « par l’enseignement attrayant et sans surmenage ou fatigue intellectuelle »…

Au sortir des classes enfantines, les cours obéissent de plus près, nous l’avons vu, aux procédés et aux programmes de la laïque d’État. Néanmoins, la classe reste mixte, « disposition qui offre cet avantage que : tous les élèves assistent aux mêmes exercices et grandissent côte à côte dans une habitude de fraternité qui fait de l’école ce qu’elle devrait être partout, une sorte de foyer domestique agrandi ». (Le Fam. ill.) Et malgré les restrictions qui, dans la pratique, en mitigent encore l’application (telle la séparation, dans l’école, des filles et des garçons) il est réconfortant de noter que la réunion dans les mêmes locaux n’est pas un simple pis-aller matériel, mais un effort ‒ timide sans doute, mais voulu ‒ de coéducation.

Des cours complémentaires prolongent l’instruction au-delà des années de la scolarité régulière. Les jeunes gens qu’y portent leurs aptitudes trouvent d’ordinaire auprès de l’Association une aide pécuniaire suffisante (prélevée sur le budget des capacités) pour étendre leurs études, notamment professionnelles, dans les grandes écoles de l’État. Une bibliothèque offre aux membres de l’Association ses trois mille volumes, des journaux et des revues littéraires et scientifiques…

Ce sujet n’étant pas spécifiquement lié à notre tâche d’aujourd’hui, nous ne nous appesantirons pas sur l’usine elle-même. Disons seulement qu’elle occupe ‒ dès 1900 ‒, avec sa filiale de Shaerbeek (Belgique) ‒ qui comporte, elle aussi, un Familistère, réduction de celui de Guise ‒ à la fabrication de quelque deux mille modèles, plus de seize cents ouvriers (4.000 modèles et 2.500 ouvriers en 1926). Par le secours d’inventions répétées et connexes, par la richesse et l’application de procédés perfectionnés qui vont du coulage à l’émaillage, elle porte jusqu’à l’art toute une gamme d’appareils de chauffage et de cuisine universellement réputés. Elle y ajoute maints articles de ménage et de bâtiment, des appareils sanitaires et médicaux, etc… La valeur marchande de ces produits atteint ‒ taux d’avant guerre ‒ quelque quatre millions et demi sur lesquels plus de deux millions sont versés en salaires. C’est avant tout sur cette florissante industrie qu’est assise la vie matérielle de l’association. Les autres ressources (revenus locatifs, suppléments commerciaux des économats, etc…) ne constituent, en somme, qu’un appoint.

En 1880, le fonds social est estimé à quatre millions et demi et, en 1926, à onze millions. La cession (et non le don, car Godin tient à ce que les futurs propriétaires de tout le patrimoine de l’Association le deviennent par l’acquisition du travail et non le doivent à quelque arbitraire philanthropie, d’ailleurs sans valeur démonstrative) se fait sous la réserve expresse « que les bénéfices annuels ne seront pas distribués en argent, mais remis aux ayants-droit sous forme de titres d’épargne. Chaque année, en fin d’exercice, les travailleurs vont donc toucher en titres d’épargne les bénéfices qui leur reviennent et le capital que ces titres représentent restera entre les mains du vendeur (le fondateur lui-même) pour le rembourser par annuités, de la cession de son établissement. Il est en outre stipulé que, dès que le capital primitif sera remboursé en totalité, ce système de distribution continuera à fonctionner comme par le passé. Les plus anciens titres d’épargne seront alors remboursés en espèces et remplacés par de nouveaux titres distribués aux nouveaux ayants-droit. Grâce à cette combinaison, chaque génération de travailleurs possède à son tour l’établissement dans la proportion des bénéfices qu’elle a pu réaliser par son activité et est appelée à jouir des équivalents de la richesse. La propriété de l’usine reste ainsi, d’une façon en quelque sorte automatique, entre les mains de ceux qui y sont employés ». (Le Fam. ill.) Dès 1888 ; les ouvriers possèdent, en titres, la valeur de près de deux millions. La propriété entière du Familistère passe, en 1902, aux mains de l’Association.

Nous allons étudier ‒ tels qu’ils fonctionnent aujourd’hui : dans le cadre légal d’une « société en commandite simple » ‒ les divers rouages de l’organisation générale qui règle les rapports du capital et du travail. Nous verrons si, malgré la lettre observée des statuts, ils se trouvent en communion avec la conception même du fondateur… Il ne faut pas oublier, d’ailleurs, qu’instruit par une observation de tous les instants et par les probantes expériences dont il a été question, Godin a traduit, dans les textes définitifs adoptés pour le pacte social, le souci de régulariser à la fois les enthousiasmes et les défaillances dont les incohérences rencontrées lui signalaient le danger et de parer aux risques futurs d’un état d’esprit qui menace l’existence même de l’œuvre… Quand on sait l’indifférence ou le misonéisme témoignés à l’égard de ses investigations les plus étroitement liées au sort futur de l’ouvrier ; quand on connaît en particulier le détachement significatif dont firent preuve les « unions » lors de l’élaboration du cadre des fonctions de la « Constitution des Travailleurs sociétaires » ; quand on sait que même la rédaction de ces statuts qui vont fixer leurs droits et leurs attributions n’ont pu éveiller l’intérêt des associés de demain, appelés à intervenir en une sorte de constituante, on comprend sans peine quelles espérances le fondateur pouvait fonder sur leur sollicitude pour entretenir, dans leur vitalité et selon son esprit ; les institutions. Mais cette obligation cruelle d’assurer le moins paralysera davantage une œuvre dont c’est le devoir et l’âme de s’élever toujours plus, d’être, plus encore qu’un modèle d’industrie, une exemple social…

Pour Godin, nous le savons, « en association, les capacités doivent être mises à leur vraie place et les salaires distribués en fonction directe des capacités ». Mais nous avons vu ‒ l’expérience des groupes est, à cet égard, édifiante ‒ quels obstacles entravent la découverte des aptitudes et, par conséquent, leur meilleure utilisation. Nous n’ignorons pas non plus combien, à son tour, est difficile, presque impossible, en l’état actuel, avec les pauvres éléments dont on dispose, l’absence de précédents dont on puisse compulser les données, l’évaluation du mérite. Et à quel point la détermination du salaire (rétribuant chaque fois qu’il est possible, un travail à tâche ou aux pièces) reste (insuffisantes comme le sont, dans la pratique, les « pondérations » actuellement réalisables) dans une large mesure, soumise à l’appréciation du chef d’entreprise et sujette ‒ malgré sa conscience ‒ à d’appréciables erreurs. Nous sommes, d’autre part, avertis que ce n’est pas par hasard, ni par routine, mais après de laborieux tâtonnements allant jusqu’à la consultation des intéressés (dont les réponses furent, en l’occurrence, singulièrement conservatrices. C’est, « désespérant de trouver une forme supérieure qu’il fondera l’association en lui donnant pour base le partage des bénéfices au prorata des salaires touchés par les ayants-droit » (J.-P,)… Il convient de rappeler ces considérations avant d’aborder le mécanisme de la participation aux bénéfices dont le système de répartition est ainsi fonction de la rétribution, c’est-à-dire qu’il accentue, par sa proportionnalité, l’arbitraire initial des appointements et salaires…

Sur les bénéfices industriels bruts constatés par les inventaires (cet exposé est résumé d’après la Notice de la Société du Familistère, publiée en 1926) il est défalqué, à titre de charges sociales :

1° Prélèvement statutaire pour les amortissements ;

2° Subvention aux diverses assurances mutuelles ;

3° Frais d’éducation et d’instruction de l’enfance ;

4° Intérêts payés au capital (5 %, payables en espèces).

Ce qui reste constitue le dividende (bénéfice net) attribué :

1° Au fonds de réserve (25 %) ;

2° Au capital et au travail (50 %, payables en espèces pour le capital et en parts d’intérêts (titres d’épargne) pour le travail) ;

3° Aux capacités (25 % ainsi répartis) en titres d’épargnes : a) à l’Administrateur-Gérant : 4 % ; b) au Conseil de gérance : 16 % ; c) au Conseil de Surveillance : 2 % ; e) en espèces, préparation et entretien aux écoles : 1 %.

Pour fixer par quelques chiffres l’importance des opérations financières que comportent les attributions aux facteurs essentiels de l’Association « du capital, du travail et du talent », relevons que, de 1880 à 1900, il a été distribué au travail, en titres d’épargnes, une somme totale de près de trente-neuf millions, qui se décompose ainsi :

Aux ouvriers et employés, et aux capacités, environ trente-trois millions ;

À l’assurance des pensions (part des Auxiliaires, etc.) environ six millions.

Dans cette même période, le montant total des salaires s’est élevé à plus de 166 millions. Le travail a donc reçu, tant en salaires (166 millions) qu’en bénéfices (39 millions) le total de 205 millions. Et le capital : en salaires (11 millions), en bénéfices (1 million), soit 12 millions. On voit que la part revenant au travail, en dehors de ses salaires, se trouve de beaucoup supérieure à la part totale du capital ; que, de plus, le capital étant représenté lui-même par les parts d’intérêts acquises par le travail, c’est, en réalité, au travail que tous les bénéfices ont été distribués. Nous verrons tout à l’heure le revers social de cette médaille séduisante… Pour l’instant, notons encore ces documents. Depuis la création du Familistère jusqu’au 30 juin 1925, le chiffre total net d’affaires industrielles, pour les deux usines, s’est élevé environ à 350 millions. Le montant net des affaires commerciales dans les économats a atteint la somme de 37 millions. Depuis la fondation, la Société a versé 9 millions en subvention aux diverses assurances mutuelles. Les frais d’éducation et d’instruction de l’enfance donnent un total de 1 million 1/2. Enfin, les remboursements de capital effectués sur les titres anciens se sont élevés à quelque 27 millions.

Voyons, rapidement, en quoi consiste le système de mutualité destiné à parer à la maladie (allocations et services médicaux), à la vieillesse (retraites), à l’invalidité (pensions), et à garantir aux habitants du Familistère le nécessaire à la subsistance. Il prévoit l’aide aux veuves et aux orphelins des associés et sociétaires. Il comprend deux branches-mères d’assurances ad hoc et un fonds de pharmacie. La caisse de secours en cas de maladie est alimentée ‒ pour le principal ‒ par les retenues sur les salaires des ouvriers. Celle des retraites garantit pour beaucoup des besoins posthumes. Car il faut avoir soixante ans révolus pour être admis à en bénéficier. Déjà, à partir de 1852, Godin avait introduit pour son personnel, par la constitution de caisses spéciales, un ensemble de garanties mutuelles complétées et fixées, en 1880, par les statuts de l’association. De 1880 à 1900, la caisse d’assurances contre la maladie a reçu au total près de 881.000 francs et versé 875.000 francs…

Notons enfin, en terminant, pour fixer complètement les ressources de l’association, qu’à sa mort ‒ en 1888 ‒ Godin lui a laissé par testament tout le disponible de sa fortune.

L’organisme directeur comprend :

1° L’Administrateur-gérant, nommé par l’Assemblée générale des associés et choisi parmi les membres du Conseil de gérance, sans limitation de durée de son mandat, sauf révocation ;

2° Un Conseil de gérance composé ‒ outre l’Administrateur-gérant ‒ de trois associés (élus pour un an par les associés), dix Directeurs ou chefs de services (membres de droit de par leur fonction) ;

3° Un Conseil de surveillance (trois membres élus par l’Assemblée générale).

Les travailleurs se divisent en quatre groupes :

Les auxiliaires ou arrivants. Ce groupe comprend, outre le « personnel flottant » de l’usine, ceux qui attendent le premier titre, évalué selon le rendement du demandeur ;

2° Les participants, c’est-à-dire admis à posséder un titre de participation, qui touchent une part sur les bénéfices ;

3° Les sociétaires, qui reçoivent une part et demie. Ils peuvent être élevés à ce degré après trois ans de « participation » ;

4° Les associés. Ils ont droit à deux parts et doivent exciper de cinq ans de présence dans les habitations du Familistère.

Cet échelonnement ‒ choquant dès l’abord ‒ où Godin, malgré tout, voyait, dans une collaboration constante et l’accession possible aux plus hautes fonctions, l’œuvre sous la garde vigilante des intéressés, voyons, dans les réalités même, où il en est ‒ après plus de 40 ans ‒ ce qu’il a produit et dans quel sens l’association a pu « durer et même se développer »…

L’embauchage est sous le contrôle direct du gérant et les opinions subversives du sollicitant (socialiste, communiste, anarchiste) ne constituent jamais pour lui une recommandation. Les auxiliaires qui peuvent, en droit, prétendre, après un an à l’octroi d’un titre de participation, le doivent, en fait, ‒ il est seul juge de l’opportunité ‒ à la décision du gérant. Un exemple. Les non-associés sont en force ‒ et les éléments révolutionnaires y sont assez nombreux ‒ pour en imposer par un arrêt momentané du travail. C’est ainsi qu’une grève eut lieu en 1925 et une forte agitation en 1926. Or ceux qui y ont été mêlés n’ont pas reçu de titre cette année-là… Les participants ne décrochent ainsi leur premier grade qu’après deux ou trois ans d’attente. Pour devenir sociétaire, il faut au moins vingt ans de présence à l’usine, pour les gens du dehors. Ceux qui habitent les locaux du Familistère, plus heureux, y arrivent bien avant. Toutes ces catégories sont, enfin, tenues à l’écart des assemblées. Les sociétaires voient à leur tour subordonnée aux aléas de vacances ‒ et de l’admission ‒ dans les logements l’entrée dans la catégorie suprême. Et cette condition est cause que rares sont les mouleurs (métier éprouvé) qui vivent assez pour en connaître les douceurs et la gloire et que les émailleurs (condamnés à l’anémie, à l’asphyxie, à l’empoisonnement lent par les composés de plomb : produits toxiques qu’avait proscrits Godin) sont réduits à en caresser le rêve. Les associés (minorité princière et détestée : ils sont trois cents environ sur deux mille ouvriers) sont intronisés par l’Assemblée générale, sur la proposition du Gérant. Ils sont l’unique groupe admis « au gouvernement de la chose commune ». Ils ont seuls ‒ si l’on peut dire ‒ « voix au chapitre », c’est-à-dire qu’ils sont seuls appelés ‒ une ou deux fois l’an ‒ à prêter l’oreille à l’exposé de la situation générale. Leurs attributions, en dehors de quelques élections (conseils de gérance, de surveillance) qui sont autant d’acquiescements ou de maintiens automatiques, consistent en des approbations de gestion (qui, s’il la conteste, ose la discuter ?) Le champ de leur curiosité est d’ailleurs circonscrit à l’ordre du jour établi par le Gérant… avis pris du Conseil de gérance. On sait, d’autre part, que ce Conseil de gérance, en dehors de trois Familistériens, ne comporte que des directeurs de service, c’est-à-dire, dans la pratique (devant les interventions problématiques de l’Assemblée générale) des subordonnés ou collaborateurs étroits gérant, plus ou moins suspendus à son bon vouloir et attachés à sa fortune. Le dit Conseil décide ‒ sur la proposition du Gérant ‒ sur les admissions des travailleurs aux diverses catégories, les acceptations ou les renvois dans les logements du Familistère, les exclusions de la Société (celles-ci, sauf ratification de l’Assemblée générale) et sur diverses questions secondaires (de mutualité, d’éducation, etc…) et… donne son avis sur « les opérations industrielles et commerciales et autres questions intéressant la Société ». Ce Conseil, dont on comprend trop bien l’effacement, qui n’est pas même un Comité de Contrôle, quoiqu’il « embrasse dans son attribution tous les intérêts de l’Association », les abandonne en fait entre les mains du gérant. Bien illusoire aussi le rôle du Conseil de surveillance, qui veille sur les statuts, s’assure de la bonne tenue des écritures, vérifie les comptes et bilans soumis par l’Administrateur à l’Assemblée générale des associés… Dans ces Conseils, seuls apportent une véritable culture (technique et générale) et des capacités administratives les directeurs et le gérant. Les autres ‒ en peut-il être autrement, en général, pour un ouvrier ? ‒ n’ont qu’une instruction rudimentaire. Ils sont, par le vote de leurs pairs, amenés pour ainsi dire automatiquement, à l’âge et à leur tour, à prendre place dans les Conseils. Le voudraient-ils, que devient, dans l’incompétence parfois totale, la collaboration active à leurs travaux, la participation intelligente aux rouages supérieurs ?…

Quant au gérant, il nomme et révoque tous les employés et fonctionnaires dans les conditions prévues par les statuts. Il délègue à un ou plusieurs membres du Conseil de gérance (pour l’usine de Guise) à un sous-directeur (dans l’usine de Bruxelles), à un économe (pour les services du Familistère) une partie de ses attributions. « L’action morale de l’Administrateur-Gérant ‒ dit la Notice ‒ doit être considérable. Surveillant d’une manière générale les établissements et les affaires de l’Association, il unit et concentre tous les pouvoirs. Par les qualités du cœur et du caractère, il doit maintenir la correction des rapports entre les fonctionnaires, être l’âme de la concorde entre les chefs de services, les employés, les ouvriers et les membres de la Société. Il veille au respect et à l’application des statuts… » Ainsi, plus qu’un directeur de société anonyme dont le conseil de Gérance n’est pas même un Conseil d’administration, le Gérant voit ramener en sa personne toute l’autorité et les prérogatives de la direction. Et nous voici revenus au patronat d’élection à titulaire inamovible. Dans les limites des statuts, toujours interprétables et souvent compressibles, une souveraineté véritable s’établit, à laquelle le prestige de la « raison sociale » met une sorte d’auréole. Dès lors, qu’il n’ait pas la large compréhension d’un Godin, qu’il n’emploie pas son influence à maintenir, puis à pousser l’œuvre sur les voies prévues par le fondateur, que subsiste-t-il de l’esprit de l’Association ?

Ce n’est pas tout. Cette unité morale ‒ sans laquelle l’Association n’est qu’une vulgaire et superficielle agglomération, avec le succès pour facteur unique de cohésion ‒ est brisée dans l’œuf par les écarts formidables de la rétribution. Voici des chiffres. Les mouleurs, ajusteurs, émailleurs, etc… ‒ grâce à l’intensité du travail aux pièces ‒ réalisent un salaire journalier de 25 à 50 francs (en moyenne 25 à 30) auquel s’ajoutent les bénéfices correspondants. Par exemple, un « fignoleur », qui fait les modèles en fonte, gagne à peine 30 francs par jour, plus 80 fr. pour cent heures de travail (par quinzaine) supplément dit de « vie chère ». Il est jeune, celui-là, et cependant associé (il en est qui, habitant le Familistère, ont pu l’être à vingt-six ans). En 1926, son « boni » s’est monté à quelque 3.800 francs… Un contremaître gagne environ 900 fr. par mois, plus la part proportionnelle. Les directeurs touchent de 1.500 à 2.000 francs par mois et participent aux bénéfices pour 60 à 70.000 francs par an. Quant au Gérant, il recevait, en 1921, en appointements, 15.000 fr. par an, en parts diverses 96.000. En 1926, il lui revient, d’une part, 37.000 francs, et, en bénéfices, 240.000 francs.

Les redressements préconisés par certains ‒ et plus ou moins étranglés d’avance par les statuts ‒ ne seraient, en l’occurrence, si désirables soient-ils, que d’insuffisants correctifs. Tels : présence pendant cinq ans dans les catégories expectantes et admission, de droit, au titre d’associé dans la sixième année ; réduction du temps de présence à l’usine (avec salaire journalier égal à celui du métier le mieux rétribué) pour les ouvriers qui se livrent à des travaux épuisants ou insalubres ; révision de tous les appointements et salaires et du pourcentage de répartition pour en corriger les disproportions ; renouvellement, tous les cinq ans, par tiers successifs (et par l’Assemblée générale) de tous les membres du Conseil de Gérance, avec rééligibilité mitigée ; extension des attributions et contrôle effectif du dit Conseil, participant, aux côtés du Gérant, avec des droits définis, à la direction de l’entreprise ; fixation à dix ans de la durée du mandat de l’Administrateur-Gérant, rééligible seulement, le cas échéant, après une période égale d’interruption ; réorganisation de l’éducation sur des bases modernes et en dehors de principes officiels manifestement en désaccord avec le plan social du Familistère ; prélèvement important sur les bénéfices pour le développement des habitations unitaires ; éditions de vulgarisation des œuvres de Godin et des siens ; commissions d’études sociales et économiques ; création d’un Conseil supérieur chargé d’étudier les directives du fondateur en vue d’adapter à son but social l’orientation de l’Association, etc., etc…

De la présentation, concise mais exacte, que nous avons faite ressortent les vices qui, le fondateur disparu, vont envahir et submerger l’Association. Les facteurs d’intérêt ‒ qu’abrite çà et là le talent ‒ auxquels, dans la crainte de voir l’œuvre périr matériellement, Godin a accordé un rôle exagéré, y conquerront sans peine la prédominance. Le principe même des avantages stimulant et récompensant les capacités ‒ et qu’il regarde comme inhérent à la mentalité humaine ‒ déjà porte en lui la renaissance des suprématies. Elles seront bientôt tyranniques. L’erreur tactique fondamentale est d’avoir, sur les bases de l’importance du mérite, laissé s’établir un tel déséquilibre dans la répartition qu’il équivaut en fait à la consécration savante ‒ et aujourd’hui scandaleuse ‒ de l’injustice et du privilège. Par une graduation qui s’affirme en brutales catégories se trouve remis en suspens ‒ dans l’association comme au sein même des entreprises capitalistes ‒ toute la question de l’inégalité, non seulement en face des risques et de l’effort (qui vont jusqu’à modifier la longévité) mais devant l’abondance et devant la joie, sinon devant les aspirations profondes de la vie. Par la porte inconsidérément ouverte de la participation proportionnelle sont rentrées toutes les tares qui corrompent à la source les régimes d’intérêt et dessèchent jusque dans leur germe les élans fraternels. Cette hiérarchie du profit que, de son vivant, Godin dominait de toute l’envergure de son esprit et de sa belle passion d’idéaliste, a repris d’assaut une place toute préparée. Seule la tenait éloignée, non les institutions, mais « cette idée haute, infatigable, humaine et courageuse » dont parle le Philosophe. Parti ce grand croyant, dont la lumière les tenait dans l’ombre, sont réapparus les démons griffus qui, dans les profondeurs de l’être humain, attendent l’heure ‒ prodigue ‒ de leur règne. Si les « continuateurs » (tout en matérialisme centripète) n’ont pas failli pour l’industrie ‒ une prospérité prodigieuse et comme éclaboussante le dit assez ‒ personne ne s’est levé pour reprendre et projeter, sur l’œuvre, sa pensée comme un flambeau. Godin, apôtre du travail, en menait les vaincus, relevés, sur les pentes du ciel. Ceux-là, sur eux, gouvernent, en tirent des affaires… Dire que, depuis la mort de Godin, le Familistère a duré et évolué dans un sens socialiste serait mentir. On y paie les ouvriers mieux que partout ailleurs pour un travail fatigant. Le titre est une consolation qui vient à point tous les ans. Depuis la guerre, la Société a produit beaucoup et gagné ce qu’elle a voulu… Plus loin que la carence morale des successeurs (d’ailleurs, on apporte en naissant, bien plus qu’on ne l’acquiert, le sentiment aigu et frémissant de l’équité et rares sont ceux qui, nantis de tous les biens, souffrent plus d’être seuls à les détenir qu’ils ne jouissent de leur possession) plus loin que les fondements vicieux de l’Association, par delà ces statuts inévitablement ‒ étriquer ou périr ! ‒ douloureusement restrictifs, il y a (cause aussi, sinon seule et première) l’incoercible apathie de la masse et son insoulevable inertie…

Revenons à une réalité que Godin connut trop et que les sociologues, après lui, n’ont pas fini de rencontrer. Le Familistère en renouvelle l’exemple. Elle est partout présente dans les œuvres qui tentent d’appeler le peuple au gouvernement de ses affaires et semble bien près d’être irréductible. Elle est faite ‒ et c’est son danger le plus grave ‒ bien moins d’ignorance révisable que d’originelle inertie. C’est cette apathie collective, qui est comme le mal fluidescent des masses et que les plus belles façades de nos espérances adornent en vain de leur optimisme. Les sociétés, tant économiques que politiques, tous les groupements d’action en voient surgir le spectre invariablement régresseur. Elles cèlent le vice inexorable qui fait des plus prometteuses démocraties des monarchies à peine éparpillées, fausse d’autocratisme le règne fallacieux des capacités. Par delà l’apparence de leur contrôle délibérant ‒ à défaut d’activité créatrice ‒ les assemblées sacrifient à quelques individualités volontaires ce pouvoir qu’elles semblent déléguer de leurs voix souveraines. Et s’établit, en fait, cette dynastie des occupants ‒ valeureux ou non, mais prestigieux ‒ qui promènent sur la foule opinante leur sceptre incontesté… Usinier, société administrée, coopérative autoritaire : du maître héréditaire et des chefs irrévoqués aux fonctionnaires inamovibles, tous sont les tenants du règne d’un même capitalisme inébranlé. À part la faible distance du patronat omnipotent ‒ l’Empire ‒ au Conseil dirigeant ‒ ce Directoire, où déjà quelque empereur émerge ‒ où sont, sur le plan de la libération du travail et de sa participation effective et compétente à la gérance de la production, les différences décisives ? En quoi la mentalité sociale de l’ouvrier ‒ je ne parle pas de son bien-être, que peut agrandir, comme pour toute corporation avantagée, une rétribution supérieure ‒ est-elle élargie dans le sens de l’émancipation solidaire et relevé son niveau humain, lorsqu’il gravite, avec la même passivité profonde, dans le cercle inchangé d’un labeur sans pensée ?…

De ce Familistère equ’une pleine existence a péniblement, amoureusement enfanté, que reste-t-il ? L’Association ‒ dans le sens où elle intéresse les sociologues et les penseurs, et Godin lui-même ‒ l’Association est déjà mort-née dans les groupes. Godin le sent, et il le sait quand il dit : « Je suis resté près de vous, travaillant sans cesse à votre seul bien, et vous n’aurez pas su me comprendre. Combien la postérité, qui juge les hommes en dernier ressort s’étonnera de mon isolement et des difficultés qui m’auront assiégé jusqu’au milieu de vous !… Quant à moi, je suivrai ma route, quels que soient les obstacles que j’y rencontre. Je n’en dévierai pas et si je ne puis réaliser avec vous toute l’œuvre que je porte en moi, j’aurai du moins travaillé pour l’avenir et jeté dans le monde des germes féconds qui ne failliront point à porter leurs fruits. » (5 avril 1878). L’Association, il ne fait plus qu’en enfermer le squelette dans les statuts. Jusqu’à sa mort, il lui prêtera sa chair et lui donnera, sous son souffle brûlant, un semblant de vie. Mais, après lui, retombera sur ce cadavre toute la poussière de son rêve…

Du haut en bas de l’échelle des favorisés, chacun fait ‒ ou laisse faire ‒ des affaires. Il s’agit avant tout de produire, afin de beaucoup récolter. Les attentions, comme les agrandissements, vont d’abord à l’industrie. La prospérité entretient l’insouciance, accentue le conservatisme. De grands revers ‒ épreuve héroïque ‒ secoueraient-ils cette somnolence ? Donneraient-ils quelque flamme à ce corps refroidi ? Ramenés de l’aisance aux difficultés, réincorporés à la masse, les avantagés du jour se sentiraient-ils enfin les frères de ceux qui, autour d’eux, n’ont pas droit au vote des assemblées, ont le moins de garantie et sont les plus surmenés ? Leur solidarité regagnerait-elle ‒ par delà les murs de ce Familistère devenu la prison de leur cœur ‒ cette grande famille ouvrière qui peine dans la pénitence ?… Ou ne sortirait-il de ce malheur que la dispersion et la mort dans le déchirement des appétits soudain contrariés ?

Chez les dirigeants, trop belle est la situation de parvenus pour en troubler les digestions par des chimères incongrues ? Tout le bien possible n’est-il pas fait ? Vont-ils, après Godin, se remettre à chevaucher l’utopie ? Qu’on les laisse administrer en paix la maisonnée…

Il y a, parmi les associés, de rarissimes exceptions (assez comparables à celle que fut Godin lui-même dans le monde industriel et bourgeois) qui s’intéressent au sort des catégories inférieures et qui disent : « Nous faisons fausse route. il faudrait reprendre et développer l’œuvre de Godin, chercher à étendre le bien-être à tous… » Mais ceux-là n’ont pas accès aux sphères directrices et leur rappel timide se perd dans le bourdonnement « bienfaisant » de l’usine… Le reste est détaché de telles préoccupations. Pour eux, associés, c’est le rêve, le Familistère. Où aller pour trouver mieux ? « Vous, messieurs les grincheux, qu’avez-vous de plus consistant à nous offrir ? Des idées sociales maintenant, à quoi bon ! Pas de syndicats : nous sommes tous patrons. Pourquoi de nouvelles folies qui viendraient contrarier les bénéfices futurs ? Socialiste ? On l’a été quand la Société se développait et que les os étaient maigres. Aujourd’hui, ça va. Inutile de chercher « crabouille » dans le paradis Godin… » Les avantages conquis ‒ acquis est plus juste ‒ ne suscitent guère en eux le désir d’élever à leur condition les infériorisés du labeur. Ils s’en targuent au contraire comme d’une supériorité qui les autorise au détachement, voire au mépris. S’ils s’arrachent à leur indifférence, et s’ils se penchent, de leur balcon petit-bourgeois, ce n’est pas pour tendre la main à leurs compagnons d’en bas. S’ils jettent, hors de la zone souriante où les a portés, malgré eux le plus souvent, l’initiative prévoyante du fondateur, un regard accidentel, ce n’est presque jamais pour mieux ouvrir leur cœur à ces rumeurs qui répercutent ‒ murmure encore ‒ l’insatisfaction des foules. C’est bien plutôt dirigés par la crainte qu’avec « leurs grèves » insolites, et tous ces coups de bélier ‒ horreur ! prodromes révolutionnaires ! ‒ elles n’arrivent à bousculer la quiétude de leur Eldorado. Sans qu’il leur en coûtât d’ailleurs autre chose que l’acceptation et l’accoutumance, ils ont fait ‒ si l’on peut dire ‒ leur « révolution ». Autour de leur vie moutonnière se sont agrégées toutes ces menues matérialités qui constituent le bloc confus de leur idéal. Et dans cet État où d’autres besognent et grondent ‒ ô les empêcheurs de durer la fête ! ‒ il a suffi qu’ils aient leur État pour que la question sociale ne soit plus qu’un tracas retourné dans l’ombre. Et cela est dans la norme rétrécie des cloisonnements sociaux. Le privilège a déplacé l’axe de la victoire. Et, dans le cercle admis où la propriété est un dieu qu’on défend plus qu’un bien qu’on partage aussi « l’espoir changea de camp, le combat changea d’âme ». Pareil à ces déracinés dont l’instruction fait des transfuges du peuple, l’ouvrier qui croit avoir gravi un échelon du capitalisme ‒ et tel est l’angle sous lequel le Familistérien juge son ascension ‒ en épouse l’esprit et les objectifs. Il cesse de partager les aspirations d’intérêt du prolétariat. Cette « conscience de classe », comme disent les communistes, cesse d’animer sa solidarité et il ne peut rester fidèle ‒ ou revenir ‒ à la cause humaine du travail que par la sensibilité de ses fibres ou l’adhésion de sa raison… Les associés du Familistère illustrent, d’une manière au moins inattendue de Godin, la thèse des « circonstances ambiantes », attestent une fois de plus, par leur exemple, cet axiome social, repris ailleurs par Marie Moret (Histoire des Pionniers de Rochdale), à savoir que « si les ouvriers deviennent » (ou s’imaginent être devenus) « des patrons, ils agissent » (ou trouvent bien que pour eux on opère) « comme les chefs d’industrie dont hier encore ils se plaignaient… »

Il n’y a pas d’harmonie dans le favoritisme. On n’en a pas atteint le principe lorsqu’on élève au privilège quelques centaines d’individus. La question sociale reste posée, et dans les mêmes termes que partout ailleurs. Et l’injustice se complique, dans l’œuvre même, pour tous ceux demeurés en dehors de ses avantages comme d’une sorte de frustration. La solidarité du travail, espérée par le fondateur, n’est guère ici que la rencontre tactique de clans voisinant. La hiérarchie des faveurs fait des catégories statutaires des coalitions de haine ou d’envie. Plus même peut-être qu’une représentation libéralement consentie à l’intérieur de l’atelier » qui sait si l’application de « l’élever pour diviser », adjuvant du « diviser pour régner » n’aurait pas pour effet de prolonger, pour une durée indéterminée, l’existence de ce capitalisme contre lequel s’élèvent aujourd’hui de si furieuses colères » (J. P.).

Godin n’avait pas prévu, lorsqu’il appelait à la vie du Familistère ceux qu’il jugeait les plus aptes à porter plus loin son effort, que les élus, dépourvus des ailes de son idéal, glisseraient, par la force des chose, au service du passé, camperaient devant son horizon posthume la barrière de leur satisfaction personnelle. Dans le Familistère, entrevision d’un grand idéaliste, la tâche rêvée ne pouvait durer et grandir que par le soutien viril d’un même idéal. Plus d’une fois, l’animateur, sentant devant lui l’avenir déjà se dérober, a dû se retenir à l’espérance qu’à défaut d’une main pour reprendre à la sienne le flambeau, les institutions. enchâssées dans l’armature des statuts, vivraient assez pour donner naissance à quelque héritier de l’idée. Improbable clarté qui, d’ailleurs, ne verrait, elle aussi, que l’étape d’un homme. Par essence, les édifices d’Intérêt ne sont pas générateurs d’idéalisme. Et ils n’en peuvent permettre l’éclosion que si, atteignant la Société même, ils écartent du même coup, pour les individus, placés en face d’identiques possibilités, tous les mobiles de basse compétition…

Le problème social ne se résout pas par agrégations successives. C’est un problème d’ensemble qui appelle des solutions générales. Les mieux intentionnées des tentatives particulières ‒ pareilles à ces défenseurs du prolétariat enlisés lentement dans le marais parlementaire et légaliste ‒ s’étiolent en compromissions, voient se pervertir leurs directives dans une réincorporation progressive aux formes ambiantes qui les enserrent de toute la puissance de l’âge et du nombre et de ce faisceau d’acceptations commodes qui lie l’individu aux choses établies. Être convaincu que « le succès serait assuré si l’on parvenait à dresser, de pied en cap en quelque sorte, un spécimen d’association qui, par la seule force de l’exemple, s’imposerait de proche en proche à l’imitation universelle » (J. P.) rêve inaccédé des Fourier et des Godin. Îlots perdus du mieux-être, ils ne suscitent pas assez vite la floraison d’autres essais solidaires et se voient décimer pour avoir tenté la bataille en ordre dispersé. Et qu’est-ce, lorsque la flamme, dès l’aube, les a quittés et qu’ils ne tendent qu’à adapter aux sollicitations courantes un mécanisme déjà dénaturé, quoique prévu pour d’autres fins ; quand la coopération n’est plus qu’une canalisation ingénieuse et moderne des aspirations du prolétariat vers les normes du capitalisme… Partie sous de tels auspices, l’œuvre devait périr ‒ et elle est morte, nonobstant l’affaire qui perdure ‒ dans l’impasse où la menait son évolution logique. Et nous devions revoir, là aussi, ce couronnement : le hissement final d’une caste opulente sur l’éternel bétail besogneux…

Tel que nous le connaissons, le Familistère apparaît surtout, à notre époque et dans l’ordre et le cadre bourgeois où le situent son organisation générale et son mode de répartition, comme un formidable édifice de coopération. Il enseigne ainsi que, dans la société présente, dureront, plus que les coopératives socialisantes qui ne sont qu’un capitalisme sans tête, celles où, appuyées sur les étais solides des statuts, des administrateurs pourront se conduire en patrons. Mais, si puissant soit-il en ses réalisations matérielles, et si original en quelques tendances, si florissante commercialement que se révèle une production appuyée sur une technique supérieure, si important qu’apparaisse, en dépit de tares innées et s’aggravant, son bilan d’institutions, le Familistère s’inscrit en courbe fléchissante sur le tableau des espérances du travail, et se dégage, du meilleur de ses intentions et du plus durable de ses créations, la preuve de son insuffisance sociale et de son égarement…

Ce qui élève sur un plan spécial l’œuvre de Godin et en assure, pour longtemps, la répercussion, c’est que ‒ en cette matière vive, changeante et souvent insaisissable qu’interroge la sociologie ‒ elle est une expérience loyale, ardente, ininterrompue, qui dépasse ce que l’on regarde d’ordinaire comme le seul positif de son effort. Et s’il n’a pas résolu ‒ lui non plus ‒ la compression de ces inégalités sociales qui blessent tous les esprits justes et raisonnables et font saigner les cœurs sensibles, il a du moins rassemblé ‒ et les chercheurs s’en souviendront, qui poursuivent la tâche inachevée ‒ des matériaux et des clartés qui sont une contribution précieuse aux fondements ardus de la Cité.

Considérations générales
Le problème du Travail et de la Production

Il n’est pas dans notre intention de rabaisser la valeur, tant intrinsèque qu’éducative, de l’association de production, ni de préjuger de la désirable substitution, dans une société de l’avenir dont rien ne révèle la proximité, de « l’administration des choses au gouvernement des hommes » selon la formule de Godin. Nous voulons même accorder que ce mode d’association « représente l’effort le plus heureux de l’esprit démocratique pour résoudre le problème de l’organisation du travail (J. P.) sans aller cependant, après l’exemple caractéristique qui nous permet d’en inférer à l’insuffisance des formes actuelles, jusqu’à dire que « le mécanisme de l’association est impeccable » ‒ et vérifié ‒ « quoiqu’il attende encore » ‒ avec les moyens ‒ « les mains expérimentées qui le mettront en mouvement » (J. P.). Nous n’ignorons pas, certes, combien de systèmes, triomphants dans l’unilatéralisme de leurs abstractions, gagneraient à subir, dans l’anima vili du corps social de telles épreuves riches de lumière. Et qu’ils y apprendraient ‒ leçon précieuse de modestie ‒ qu’on n’y meut pas les forces économiques avec cette souriante aisance qui préside aux manipulations des masses dans l’atmosphère docile de la théorie, et que les dogmes savants de l’économie politique voient se désagréger leur perfection au contact des souveraines et dissolvantes réalités. Mais nous savons assez (n’avons-nous pas vu ?) que les essais isolés ‒ qu’ils soient « milieux familistériens » ou « clairières anarchistes » ‒ restent inséparés, parce qu’inséparables, d’une ambiance générale qui en vicie les principes, en dénature le sens et, tôt ou tard, en annihile les efforts. Et qu’ils sont aussi à la merci de toutes les tares d’individus inévolués, tares parfois assoupies mais toujours renaissantes, en dépit des vouloirs et des convictions. Et qu’ils ne peuvent, non seulement vivre assez selon leur âme pour s’élever jusqu’à être des preuves, mais que les meilleurs ne nous abusent sur leur durée que lorsque nous n’en fouillons pas, sous les apparences, le caractère. Nous voulons cependant caresser un instant l’espoir qu’il soit possible d’apporter à l’œuvre-type du Familistère les redressements nécessaires et les maintenir, et en même temps lui conserver sa viabilité, dans les conditions d’ambiance et de mentalité (pour ne parler que des plus saisissantes) où elle est appelée à évoluer. Nous reconnaissons d’autre part que la Société cherche sa sécurité dans l’équilibre de ces deux activités (production et consommation) de l’unique cellule humaine, activités qui aujourd’hui s’ignorent jusqu’à l’inimitié, et, indifférentes à la mesure de leurs répercussions réciproques, s’épuisent à conquérir, chacune sa part, des avantages que l’autre, inconsciemment, déchire. Nous présumons aussi que le groupement de production n’échappera à l’étranglement des débouchés qu’avec la collaboration solidaire des organisations de consommation, celles-ci appelées à devenir les régulateurs logiques de celui-là. Mais, à supposer (qui ne voudrait vrai ce réconfortant augure ? qui, s’il le croit évitable, est assez criminel pour souhaiter le heurt sanglant des hommes ?) que puisse, par la multiplication des associations de ce genre et leur coordination se réaliser ‒ pacifiquement ‒ cette harmonie économique vers laquelle s’orientent, par des chemins divers, les systèmes au premier abord contradictoires, comment admettre que les ouvriers, même s’ils utilisent « selon la méthode rochdalienne, leur formidable puissance de consommation », parviennent jamais au rachat des instruments de production qui est, dans l’évolution légale prévue par le réformisme, ‒ en dehors d’une nuit du 4 août chimérique ‒ la seule porte ouverte à la possession ? Or, pour porter sa tâche à ses confins logiques, la solution associationniste, tout comme les panacées subversives qui prétendent avec elles à la résorption finale des antagonismes économiques, ne peut se passer du transfert total de l’organisme producteur aux mains des artisans de la production. La difficulté d’une telle opération qui naîtrait de « cette indigence de la classe ouvrière qui ne lui permet pas d’épargner les fonds nécessaires à la mise en train des entreprises » nous ne la voyons résolue ‒ en un demi-siècle ou plus ‒ ni par la coopération, ni par « une organisation meilleure du crédit public ». (Godin lui-même n’a-t-il pas reconnu que « quiconque veut faire avancer son époque doit s’attendre à toutes les résistances, à toutes les persécutions de la part de ceux qui ne pensent pas comme lui ». Et que « parmi ces adversaires, les plus dangereux seront naturellement ceux qui occupent le pouvoir », que « vu leur situation, ils imposeront leur volonté et empêcheront, dans la mesure du possible, les novateurs d’ouvrir la voie où les gouvernements ne veulent pas voir la Société s’engager » (Doc. biog.). Non seulement il apparaît aux esprits clairvoyants que cette difficulté serait insurmontable, même si tout tendait à son effacement, mais ils savent que l’appropriation progressive du travail est, au regard du capitalisme, une incompatibilité, qu’il ne peut souffrir une coexistence qui vise à son dévorement, et qu’il en broie d’ailleurs chaque jour les espérances sous son formidable appareil. Mieux : ne fût-il pas flagrant que si quelque danger sérieux menaçait dans leurs prérogatives somptueuses les détenteurs actuels de l’avoir social, ils sauraient y opposer le bloc de leurs résistances intéressées ; leur neutralité fût-elle assurée, et toutes conditions favorables sauvegardées ; et, par la coopération ou tout autre secours pécuniaires, possible un jour cette intégrale acquisition (laquelle, ne l’oublions pas, implique une iniquité : le travail rachetant ses propres biens, soldant de ses deniers ce qu’il a déjà payé de son effort) que la récupération ne pourrait être à temps consommée. Car il est un élément de fait qui tient sous son inconnu et menace dans son processus la lente incorporation du travail au capital, c’est l’impatience légitime d’une classe spoliée, dont il est vain de prétendre à canaliser les soubresauts, voire l’irrésistible emportement. Dès lors, par la voie des réalités, là où ses rivales le devancent par l’hypothèse, le transformisme réformiste se trouve ramené en face du problème pendant de la propriété. Il n’en éludera ni l’urgence ni l’acuité et devra, comme tant d’autres ‒ et quelle que soit, après le précédent des révolutions politiques, son appréhension des chocs-en-retour régrescents ‒ ou se démettre et pactiser avec le conservatisme ou admettre (prêt à en adoucir les aléas) les reprises précipitées de la force…

Au lendemain d’une reprise des instruments de production que, pour la santé de l’humanité, nous voudrions consentie (d’intelligence, sinon de sensibilité) par les bénéficiaires du régime actuel ‒ dont Godin, adversaire de l’héritage, limitait déjà le droit de propriété ‒ apparaîtra avec une évidence et une rigueur décisives la connexité des problèmes de la production et de la consommation. Peut-on admettre, avec certaines écoles anarchistes, que l’équilibre de ces deux facteurs s’établira dans la liberté, par le jeu naturel des affinités et la claire notion des interdépendances, par l’accordance et comme l’enchevêtrement harmonieux de ces individualités que nous savons si complexes et mouvantes ?…

Le peuple ‒ et Fourier est avec lui ‒ est de plus en plus entraîné vars ce maximum de jouissances objectives qu’il regarda comme l’excellence du bonheur et qui comporte ‒ il en fera contre lui l’expérience ‒ le maximum de servitude. Il croit ‒ sur les espérances et l’avidité de toutes les matérialités qui, à cette heure, lui échappent et qu’intensifient ces mille ramifications modernes des besoins que l’on regarde comme autant de progrès vers la satisfaction véritable ‒ que sa libération s’agrandit dans la proportion de ses ambitions et que l’apogée de la joie est au faîte de la possession. Il n’apercevra que plus tard que jamais on n’est autant l’esclave des perfectionnements dont on aspire à profiter que le jour où on croit les tenir sous sa dépendance. Il n’abandonnera ‒ et encore ! ‒ qu’à la satiété les attraits trompeurs d’une fiévreuse multiplicité et reviendra par la lassitude au bonheur dans la simplicité. Mais qui garantira le stade dévorant pendant lequel opèreront contradictoirement la faim de tout l’inobtenu d’hier et le dégoût de cet effort séculairement regardé sous l’angle de la contrainte ; quand l’artificielle sous-consommation due aux inégalités limitatives de la répartition fera place à la sur-absorption d’un libertarisme sans frein ? La foule ‒ c’est sa nature ‒ pour longtemps indifférente aux délices immatérielles, détournée non seulement de l’ascétisme, mais de la modération dans les débordements objectifs, aura tôt fait de dissiper le leurre rassérénant de la surproduction. Le dogme de la pléthore des ressources totales ne couvrira même pas la suffisance des besoins généraux. Si accélérée que puisse être la progression du machinisme (et si providentielle que soit sa capacité productive) dont certains escomptent la mirifique collaboration, l’avidité décuplée de toutes les bouches simultanément ouvertes et de tous les désirs débridés, exacerbés, aura tôt fait de le gagner de vitesse. Quand on sait à quel point l’humanité, même la masse retenue sous le contrôle d’airain de l’impuissance des salaires, dilapide son bien, on ne peut supposer qu’elle apportera, dans l’irresponsabilité des licences de consommer, la sagesse préliminaire d’une indispensable économie. L’individu, dégagé des astreintes directes, plongé dans la béatitude de la libre jouissance, s’attendra à autrui pour en garantir l’exercice par le maintien des réserves. La formule « à chacun selon ses besoins » qui, en l’absence d’un absurde barème, sera tout bonnement « à chacun selon ses appétits » impose au régime qui l’arbore l’obligation implicite de faire face aux plus larges nécessités de l’être humain comme à l’infinie diversité de sa désirance. Mais l’individu, d’abord, et uniquement, préoccupé des avantages généreux de la répartition, cesse pour ainsi dire spontanément de s’intéresser au rendement de la production dont l’inéluctabilité personnelle lui échappe. La loi du moindre effort l’appelle à la dissociation de ces deux facteurs parallèles et étroitement solidaires. La consommation ne lui apparaît plus sous la dépendance de l’énergie productrice. Hypnotisé par l’assouvissement, il en oublie les conditions, perd le rapport de ses exigences avec leur possibilité, foule aux pieds l’axiome : qu’il ne peut y avoir les bienfaits pour tous sans le don de chacun. Comme disait Jules Simon : « Dans cette immense communauté, personne ne poursuit un but prochain ; la récompense ne suit pas immédiatement ‒ ni directement ‒ le travail comme sous le régime de la propriété. Le grand travailleur n’est qu’une grande dupe. L’égoïsme consistait, dans la propriété, à ne travailler que pour soi ; et il consistera, dans la communauté, à ne pas travailler du tout. »

Prêterons-nous bénévolement à l’individu à la fois la conscience soudaine de ce que ses droits appellent de devoirs en contre-partie et la libre acceptation de l’effort qu’ils impliquent ? Nous est-il permis d’espérer qu’il pénètrera à temps, à quel point la fortune de l’humanité (ce réservoir où pourront puiser, à pleins besoins, jusqu’aux plus défavorisées jusque là des unités humaines) est liée indissolublement à l’activité intelligente et sans défaillance de tous ceux qui peuvent ? S’élèvera-t-on assez vite à cet « altruisme, qui n’est après tout que de l’égoïsme bien compris », mais qui a le défaut grave, pour la masse, de ne pas se présenter sous l’aspect coutumier d’une récompense directe de l’effort ? La loi si puissante d’inertie, dans une société débarrassée de la hiérarchie du labeur et du garant des institutions, ne sera-t-elle pas la triomphatrice ? Quand on connaît l’impuissance des hommes, dans leur ensemble, à fixer dans le vague d’une solidarité collective leur ténacité (et, pour les anarchistes, l’expérience des « colonies », pourtant restreintes, et cependant si tôt agonisantes dans le relâchement, corrobore durement cette assertion) on comprend à quel point les plus lucides et les meilleurs seront les seuls à pénétrer les raisons de la production et à en conserver la volonté. Dès lors, à moins de vivre sur ce paradoxe de l’élite alimentant la masse, renaîtront, par urgence vitale, soit les obligations, soit le mobile effectif et visible de l’intérêt personnel. Et je n’évoque ici ‒ et à dessein ‒ que ce qui touche au plus intime de mon sujet. Et je laisse à l’écart toutes les modalités déterminantes qui devront suppléer aux injonctions disparues, faire que, dans le régime de l’autorité évanouie, la liberté ne soit pas en danger, pantelante aux mains de la force…

Godin disait : « Cette partie de la théorie de Fourier » ‒ l’attrait dans le travail ‒ « est-elle juste, serait-elle vérifiée par l’expérience ? Je n’en sais rien. Il ne m’était pas possible d’en aborder la pratique, puisqu’il faudrait tout d’abord opérer avec des hommes habiles à remplir des fonctions très diverses et que nous sommes bien loin de posséder ces capacités. Il faudrait, en outre, modifier si profondément le régime actuel de l’industrie, que bien d’autres progrès seraient à réaliser d’abord pour faciliter cette modification… » Et cependant, à moins d’attendre, dans un âge susceptible de coïncider avec la disparition de la planète, la perfection des hommes ‒ le dilemme est là, pressant. Ou vous réunirez ‒ autour du travail nécessaire ‒ et sans perdre un instant, toutes les séductions les plus efficaces de l’attrait, vous ébranlerez dans l’agrément toutes les aptitudes, et vous monterez, d’un coup pour ainsi dire, aux sommets de la production ‒ le communisme libertaire ne peut vivre, ne l’oubliez pas, sans l’excédent des réserves ‒ et si vous n’y atteignez pas, c’est, peu importe le délai, avec d’incalculables répercussions, la catastrophe du Phalanstère étendue à la Société tout entière. Ou, nonobstant vos idéologies, vous ferez appel, sans détours incompris de la masse, aux sollicitations perceptibles de l’intérêt et vous ramènerez la jouissance sous le contrôle de l’effort, et le travail, dans les associations de production, redeviendra fonction de la consommation. La production et la consommation : les deux pôles de l’économie sociale, enfin harmonisés dans une coopération d’autonome mais incohérente, devenue fédérale et solidaire. La consommation ‒ seul arbitre logique en définitive ‒ réglant désormais la production et celle-ci, gage et condition de la répartition, capable de devenir la pourvoyeuse attentive et docile des besoins humains.

Mais « quel que soit le régime économique de l’avenir » ‒ coopératif, collectiviste, syndicaliste, anarchiste, peu importe ‒ « la socialisation du travail vers laquelle nous allons d’un élan irrésistible ne pourra s’établir et durer » qu’en « individualisant » dans une assez large mesure les fruits de ce travail. Produisez en commun, soit « puisque les progrès de la technique et la loi du moindre effort l’exigent, mais une fois le produit fabriqué » et évalué, que chacun en retrouve la jouissance dans la liberté… « Production associée et rétribution individualisée, c’était déjà la formule des Saint-Simoniens et de Fourier avant d’être celle de Godin. » (J. P.). C’est aussi, avec des nuances d’application, celle des anarchistes ‒ individualistes qui reconnaissent pour indispensable (ou admettent) l’association dans la production et repoussent le communisme de la répartition, n’acceptant de restrictions à leur liberté que celles qui peuvent, par ailleurs, en garantir l’épanouissement…

Retenons, au moins en son principe, cette solution comme étant la plus rationnelle, et peut-être la seule capable d’assurer, dans le minimum de contrainte inévitable, le maximum de liberté compatible avec la sociabilité. Nous voici donc hors du capitalisme, dans une société délivrée de l’héritage et de l’accaparement individuel. Mais nous devons, plus que jamais, pour consommer, produire. Et nous sommes tenus à la qualité, comme à la quantité. L’irréprochabilité, voire la perfection, nous soucient comme l’abondance. Et, par l’obligation d’intéresser l’individu, d’entretenir et d’exciter sa productivité, nous sommes revenus à l’emploi judicieux et à la mesure de l’effort, aux recherches et à la mise en action des capacités, et à cette rétribution de la conscience et du mérite par lesquels, dans l’œuvre de Godin, l’injustice est rentrée… En nous gardant de redescendre aussi ; à sa faveur, les pentes du passé, il va falloir, si nous voulons produire à profusion et bien « élever le labeur, condition de la richesse, le pénétrer d’intelligence et de responsabilité, exalter au plus haut degré les facultés créatrices de l’homme ». Il va falloir aussi « saisir sur le vif de l’ouvrage le mérite effectif et le récompenser par une méthode qui soit pour la Cité source de prospérité et principe d’harmonie » (J. P.) et qui laisse les différences à l’écart de la haine. Investigations ardues, dosages pleins de périls « double problème dont Godin nous a montré l’importance et précisé les termes » et en face duquel devront nous garder les erreurs dont son œuvre porte la trace douloureuse… « Quel que soit le mode d’organisation de la Cité future, il faudra, par une évaluation aussi exacte que possible de la contribution de chacun à l’œuvre collective, arriver à une équitable rémunération du travail, que celle-ci se fasse en nature, en argent, en bons de consommation, ou par tout autre procédé. » (J. P.). Que de la production globale, généreusement calculée sur la consommation et gagée par une collaboration correspondante des individus, estimée, si l’on veut, en heures de travail, nous fassions par exemple, trois parts : une pour les besoins vitaux (répartie également entre tous, qu’ils travaillent ou non) ; une pour les services publics ‒ services toujours plus étendus, englobant les distributions courantes des habitations particulières (chauffage, éclairage, etc.) gagnant, par delà les déplacements, voyages, les spectacles et divertissements, etc. ‒ dont seraient admis à profiter, sur le même plan, tous les travailleurs, plus les invalides et les incapables et, pour un minimum, les « réfractaires » (avoués ou officieux) ; une pour les satisfactions personnelles à laquelle donneraient droit, sur une base proportionnelle : l’effort pénible ou dangereux, la tâche supplémentaire (volontaire ou limitée), la productivité, l’invention, le talent, etc. Qui, le pouvant, ne consentira, en fait, avec la perspective de jouissances tant publiques que privées liées à sa décision, à accorder au travail effectif le temps de présence nécessaire (d’autant plus réduit que plus d’individus ‒ et mieux ‒ travailleront) à l’atelier ou ailleurs ? Qui se dérobera à fournir sa portion attendue de labeur ? Combien, au contraire, seront, d’eux-mêmes, sollicités à l’accentuer, à affiner leurs capacités, à développer, dans un sens productif (nous donnons avec ce mot sa définition la plus large), toutes les ressources de l’effort… Que nous choisissions tel mode d’organisation, ou tout autre meilleur (et il n’en doit pas manquer), il importe en tout cas que nous nous gardions de frustrer un seul homme des biens primordiaux et d’écarter de quiconque les éléments de bonheur et, qu’en laissant aux individus assez de motifs pour se dépenser, courageusement ou intelligemment, nous animions l’intérêt sans créer le favoritisme, sans enfanter la division. Alors, peu à peu, par l’attrait sagement réintroduit, peut-être regagnerons-nous, sur un plan plus idéaliste, l’harmonie un instant confiée aux mobiles inférieurs et trouverons-nous ‒ tout de délice infus ‒ le travail librement offert et gage d’équilibre…

Le travail, sachons-le bien, ne sera don ‒ un don large, limpide et comme naturel ‒ que dans la sérénité de l’amour. Et il ne montera peu à peu à cette détente bienfaisante et chaude qu’en même temps que se desserreront de tous ses membres les tentacules, innombrables de la contrainte. Pour le réhabiliter dam le cœur et dans l’esprit des hommes, il est indispensable de l’affranchir toujours plus et d’en renouveler l’attrait. On ne peut demander que son visage reste dur et ses modalités repoussantes et qu’il soit enveloppé de tendresse… D’autre part, dans l’industrialisme autocratique, qui a rendu le labeur à la fois glacial et comme avilissant, l’ouvrier a perdu ce goût délicat qui faisait de l’artisan le frère cadet de l’artiste. Le machinisme, au service d’une production trépidante dont il sent que la raison l’abandonne, a repoussé de sa vie quotidienne, avec cet apport de soi qui retient à l’œuvre, jusqu’au temps du fini, ravalé à l’exécution un effort qui fut novateur… Si nous ne pouvons, avant longtemps sans doute, espérer que le travail prendra « douce et belle figure » assez pour qu’on s’y attache avec élan et plus pour sa joie que pour son objet, rappelons-le, du moins, inlassablement, dès le temps du capitalisme où il se meut de nos jours, à ses hautes et claires destinées. Arrachons-le à la démagogie ‒ cette « aristocratie d’orateurs », comme disait Hobbes ‒ qui, pour ses desseins de domination, en couvre et favorise les déchéances, funestes aux sociétés de demain plus qu’à celles du temps. La conscience de l’ouvrage (qui est un pas vers sa perfection), même en tant que facteur d’élévation du niveau de la production et du bien-être qui en redescendra sur tout le corps social, est une des garanties des richesses de l’avenir. Certes, le « culte du travail bien fait » (d’essence ici toute utilitaire, pris en dehors du sentiment artistique, aujourd’hui comme adynamique) » qui est ‒ ou devrait être ‒ la vertu par excellence du producteur, ne peut plus avoir, à notre époque, d’autre fondement, outre l’intérêt bien entendu » ‒ en attendant qu’il participe de l’amour même du travail ‒ « que l’amour de l’œuvre entreprise » (J. P.). Et cet amour lui-même, que nous savons difficilement compatible avec le salariat », nous n’en pouvons caresser l’épanouissement que dans l’atmosphère assainie où, de concert, œuvreront un jour, nous l’espérons, les associations de production. Et il ne peut être, jusque dans l’association « qu’éphémère, impuissant ou maladroit, si l’intelligence ne l’éclaire pas, si le travailleur, par delà sa spécialité, ne sait pas embrasser d’un regard d’ensemble toute l’organisation, apercevoir la liaison de ses diverses parties, leur importance relative et les points sur lesquels doit porter le principal effort de défense, d’amélioration ou de développement » (J. P.). Cependant, si précaires qu’en apparaissent les possibilités dans cet enchaînement qui fait de l’ouvrier, comme le disait Godin, si sensible à ses maux, comme « un instrument matériel, peut-être n’est-il pas vain d’en appeler de réconfortantes prémices ? Par devant l’époque imprécise où, ses biens recouvrés, le travail, dans la production associée, grandira, même à l’écart de toute mystique moralité, jusqu’à être aimé… et beau, est-ce utopie que d’évoquer, dès le présent, le producteur, déjà tourné vers ses responsabilités actuelles et prochaines, s’élevant, à travers le maniement de ses rouages créateurs, jusqu’aux conditions générales de la production ; l’ouvrier, averti de son rôle social et s’y préparant, menant la bataille économique sur le plan de la libération de l’humanité ; le travail situant sa délivrance plus haut que le privilège et les classes et sachant qu’il devra être, à tous égards, au-dessus des régimes d’artifice et de proie dont il dénonce et poursuit l’oppression ?…

Stephen Mac Say.

Ouvrages à consulter. — De J.-B.— André Godin : Solutions sociales ; La Politique du Travail et la Politique des Privilèges ; Mutualité sociale et Association du Capital et du Travail ; Le Gouvernement et le vrai socialisme en action ; La République du Travail et la Défense parlementaire. — De Mme Marie Moret, Vve Godin : Documents pour une biographie complète de J.-B.-A. Godin. De M. J. Prudhommeaux (neveu et l’un des exécuteurs testamentaires de Godin) : Les Expériences sociales de J.-B.-A. Godin ; Le Familistère illustré. — De Mme Doilet : Marie Moret (in memoriam). — De F. Bernardot : Le Familistère de Guise. — De la Société du Familistère : Notice (générale et industrielle).