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Encyclopédie anarchiste/Fascisme

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Collectif
Texte établi par Sébastien Faure, sous la direction de, La Librairie internationale (tome 2p. 787-798).


FASCISME n. m. Néologisme désignant un mouvement politico-social de féroce réaction, dépourvu de tout scrupule d’humanité et même de légalité, né en Italie, en 1919, de la terreur de la bourgeoisie devant la révolution qui semblait imminente, et devenu peu à peu maître du pays. Par extension de sens, on appelle fascisme le mouvement international de réaction qui est en train de se développer dans tous les pays, contre le prolétariat et contre la liberté, avec un caractère très net de militarisme et de violence et un vernis d’idéologie antidémocratique dans le sens automatique et absolutiste des gouvernements antérieurs à 1789.

Le mot fascisme n’a pas, en lui-même, de signification précise. Il dérive du mot « fascio » (faisceau), souvent employé autrefois, en Italie, dans les milieux prolétaires et populaires, pour désigner des groupes, des unions de personnes associées dans un but de lutte et d’émancipation. De 1870 à 1890 environ, les « fasci ouvriers » italiens constituèrent les premiers noyaux politico-syndicaux, dont se séparèrent peu à peu en se développant et se précisant, les divers mouvements internationalistes, socialistes, anarchistes, corporatifs, etc…

En 1892-94, on parla beaucoup des « fasci des Travailleurs » de la Sicile qui eurent un caractère nettement révolutionnaire et dont le mouvement fut étouffé par les proclamations d’état de siège, les fusillades et les emprisonnements, sous le ministère Crispi.

Vingt ans plus tard, quand éclata la guerre européenne, et que Benito Mussolini, alors directeur socialiste de l’Avanti ! et adversaire acharné de la guerre et de l’intervention italienne, devint tout à coup interventioniste et fonda, avec l’argent du Gouvernement français, Il Popolo d’Italia pour seconder l’agitation destinée à pousser l’Italie à la guerre, il se forma des « fasci interventionnistes d’action révolutionnaire », composés de tous les éléments des divers partis populaires et prolétaires acquis à l’idée de guerre, (républicains, socialistes, syndicalistes et anarchistes). Leur chef fut Mussolini. Très peu d’anarchistes adhérèrent à ce mouvement et presque tous, pour diverses raisons, s’étaient depuis longtemps séparés des camarades et étaient avec eux en opposition violente. Ces « fasci » conservèrent pendant la guerre un certain vernis révolutionnaire et socialiste, cachant assez mal, sous son langage démagogique, une politique soumise au militarisme et aux castes dominantes, mais suffisant pour séduire quelques éléments sincères parmi les jeunes. Ils furent la pépinière d’où, la guerre finie, devait venir le fascisme actuel.

Le fascisme actuel commence en 1919, avec la fondation, à Milan, par Benito Mussolini et quelques autres, des « fasci italiens de combat », qui eurent, au début, un programme avoué et public fort confus, sans but précis, parlant surtout de « valorisation de la victoire italienne », de la guerre à peine terminée, de revendication des droits des producteurs et des combattants, de démocratie à tendances républicaines, d’assemblées constituantes, d’abolition du Sénat, d’amputation du capital, de terre aux paysans, etc…

Les journaux furent « Il Popolo d’Italia » et d’autres petites feuilles que personne ne lisait, écloses ça et là, à travers l’Italie.

Ce mouvement, à son début et jusqu’à la fin de 1920, fut constitué par une infime minorité ; son plus fort noyau était formé d’anciens révolutionnaires interventionnistes, aigris par la haine dont la grande majorité du prolétariat les avait entourés pendant la guerre. Il s’y ajoutait quelques déçus de la guerre : officiers et sous-officiers licenciés et sans emploi, encore pleins des fumées guerrières et de désirs inassouvis et, d’autre part, un assez grand nombre de types louches, d’aventuriers, déclassés qui, jusque-là, avaient surtout fréquenté les maisons de prostitution et les tripots de cocaïnomanes, de demi-fous, etc. Il n’y manqua pas non plus, comme toujours en de tels mouvements, de jeunes gens d’évidente bonne foi, quelques-uns à peine âgés de 15 ou 16 ans, étudiants pour la plupart, courageux, mais d’esprit corrompu par la stupide littérature de guerre et par l’infâme bourrage de crâne pratiqué dans les écoles, dès 1915. Ils prétendaient « sauver l’Italie du bolchevisme ». C’est à eux, exclusivement, que sont dus les quelques épisodes de déplorable courage (tant vantés, exagérés et multipliés depuis), des premiers moments du fascisme, les morts de Ferrare, Modène, Bologne et quelques autres lieux, alors que les forces de l’État encore hésitantes entrèrent par exception en conflit avec leurs futurs alliés ou lorsque l’agression contre les prolétaires ne fut pas, comme toujours, dans la proportion de vingt armés contre un désarmé. Sur ces éléments, l’exaltation nationaliste devait avoir prise. Elle était entretenue en eux par la phraséologie de d’Annunzio, œuvre d’art, mais vide et antihumaine, et par son entreprise militariste de Fiume.

Tant qu’ils furent un très petit nombre, les fascistes se déchaînèrent contre le socialisme, l’appelant panciafichista. (Ce mot panciafichista vient du dicton italien : « Salvar la pancia pès fichis », (Sauver l’estomac par les figues), s’appliquant à tout individu excessivement peureux, qui redoute le moindre danger, lui reprochant de ne pas oser faire la révolution ; mais, en même temps, ils attaquaient avec violence les requins, les nouveaux riches, le Gouvernement. On comprit, plus tard, qu’il s’agissait en partie d’une feinte, en partie d’un chantage, quand on sut que plusieurs « requins » passaient en sous-main de l’argent au fascisme et que les autorités de la police et de l’armée commençaient à aider les fascistes et à leur fournir armes et munitions ; mais l’État, officiellement, semblait encore neutre et quelquefois hostile. Cet ensemble de faits fournit des facilités ou des prétextes à tous les partis politiques bourgeois, pour venir tour à tour renforcer le fascisme. Ils agirent par intérêt de classe et plus encore en haine du parti socialiste alors très fort en nombre, très violent en paroles et de peu d’égards pour les autres partis. Ceci est vrai non seulement des nationalistes, des cléricaux et conservateurs libéraux, mais aussi des démocrates, des populaires-catholiques et même, (en Romagne), d’un certain nombre de républicains.

La première manifestation typique du fascisme, presque une anticipation, fut l’assaut donné à l’Avanti de Milan, quotidien du parti socialiste, le 15 avril 1919. Une bande pénétra dans les bureaux du journal, brisa, brûla tout ce qui concernait la rédaction et l’administration. Le fait passa, rencontrant la plus grande indulgence des autorités. Mais la force réelle du fascisme ne date que de l’issue lamentable de l’occupation des fabriqués, en août 1920, où l’on eut la preuve de l’impuissance, de l’incapacité de résistance du mouvement socialiste, en dépit de son énorme force numérique. La véritable attaque armée commença à Bologne, le 21 novembre 1920, à l’occasion de l’installation d’une nouvelle administration socialiste à la tête de la commune. Le guet-apens fasciste, d’ailleurs annoncé et organisé, d’accord avec la police locale, eut un plein succès. Les ouvriers résistèrent peu et mal, puis se dispersèrent. Immédiatement commença le système des bâtonnades, des coups de revolver, de l’incendie des locaux ouvriers, des expéditions punitives, des bannissements.

Immédiatement, les forces des fascistes se multiplièrent parce que d’innombrables peureux de la veille s’unirent à eux. De Bologne, comme une tache d’huile, le fascisme s’étendit à Ferrare, puis à Modène, puis dans la Polésine, puis en Toscane ; des villes il prit pied dans les campagnes. L’aveugle et sourde bourgeoisie agraire de la vallée du Pô en devint tout de suite enthousiaste, puis celle de Toscane. Après une brève période d’arrêt, spécialement après les élections de 1921, encore très favorables aux socialistes, après une stupide tentative de pacification, due à l’initiative du président de la Chambre, le mouvement fasciste reprit sa marche avec l’adhésion, maintenant avouée et toujours plus complète, soit du parti nationaliste et du parti libéral, soit de la bourgeoisie incolore particulièrement celle des banques. Le gouvernement monarchique feignait toujours d’être neutre ou hostile, mais de plus en plus il laissait voir son jeu : Il cherchait a éviter les conflits retentissants, mais s’il s’en produisait les forces de la police étaient toujours contre les prolétaires. Les expéditions punitives étaient suivies par la police, qui n’intervenait qu’au cas où les fascistes avaient le dessous ; dans le cas contraire, elle se bornait à faire une enquête ! Fort souvent, les choses se passaient ainsi : la police envahissait une bourse du travail, y perquisitionnait de fond en comble, emportait les armes quand elle en trouvait ; une heure plus tard, l’expédition punitive fasciste arrivait, sûr de trouver des gens sans défense, et brisait et brûlait tout.

Voici comment s’accomplissaient ces expéditions punitives : à une date convenue, ordinairement vers le soir, les fascistes de plusieurs localités, sur un ordre donné se rendaient en camions et voitures automobiles en un lieu désigné pour leur concentration ; dans la nuit, tous partaient par ces rapides moyens de transport et envahissaient, à l’improviste, la ville ou le village visé. Le fracas des camions, les coups de revolver, l’éclatement de bombes terrifiaient les habitants dès les premiers instants.

Tous les gens attardés, rencontrés dans les rues, étaient reconduits chez eux à coups de bâton. Si quelque fenêtre s’ouvrait, on criait de fermer et l’ordre était appuyé d’une décharge d’armes à feu. Alors commençaient les opérations : sur les indications des dirigeants, déjà renseignés, les sièges des organisations ouvrières, des cercles politiques d’opposition, des coopératives, etc…, étaient méthodiquement et littéralement mis à sac et détruits ; si quelques locaux étaient propriété d’une organisation, on y mettait le feu. Pendant ce temps, une escouade se rendait au domicile des militants les plus connus et les plus redoutés, se faisait ouvrir de force, terrorisait la famille, et si celui qu’elle cherchait était trouvé, il était bâtonné, quelquefois tué. Puis toute la troupe remontait dans les camions avec les drapeaux confisqués, quelques pièces du mobilier ou quelque tableau comme trophée et, moins en vue, ce que l’on emportait de plus positif, particulièrement des coopératives. Puis au milieu de nouvelles décharges, à l’aube, l’expédition retournait à son point de départ, suscitant l’horreur et la terreur sur sa route, dans les bourgs et les villages qu’elle traversait maintenant en plein jour.

Les fascistes partis, arrivait, poussive, sur d’autres camions, la police : agents et carabiniers ! Constatations, enquêtes, interrogatoires. On invitait les victimes à porter plainte ; on leur promettait justice (dans les premiers temps, plus tard, on les arrêtait). Mais personne ne connaissait les coupables, disparus ; les fas cistes de l’endroit, qui ne participaient presque jamais à l’action dans leur propre localité, protestaient, eux aussi, et même publiaient un manifeste pour déplorer les faits, surtout si l’expédition s’était tragiquement terminée dans le sang de quelque assassinat. Dans ce dernier cas, on allait jusqu’à opérer des arrestations qui, presque jamais, ne tombaient sur les coupables et, un peu plus tôt, un peu plus tard, tout finissait par la libération triomphale des accusés, qui rentraient ou acquittés ou simplement relâchés. Quand, par hasard, par contre temps, la police arrivait la première, elle persuadait, parfois, les fascistes de s’en retourner et l’affaire était remise à une autre nuit. Mais, fréquemment, la police se retirait en bon ordre, ou bien assistait, impassible, sous prétexte d’impuissance, aux opérations. Il est arrivé, aussi, que quelques expéditions punitives aient été faites d’un commun accord par les fascistes et la police. Quand les faits prenaient une tournure par trop tragique, quand il y avait plusieurs morts, spécialement dans les grandes villes, alors arrivait de Rome l’ordre… de sauver un peu mieux les apparences. Les coupables étaient arrêtés pour de bon, et restaient en prison quelques mois, au lieu de quelques jours. Mais, finalement, leur libération était toujours assurée.

Parfois, quelque conflit survenait entre les fascistes et la police ou parce que les ordres venus du centre étaient confus et contradictoires, ou parce que la police perdait sa patience de commande ou parce qu’elle était imprudemment attaquée par les fascistes. Mais ce sont là d’exceptionnels épisodes, qui entraînaient la destitution ou le déplacement de préfets et de commissaires de police et des sanctions contre les fonctionnaires. Pendant les derniers temps, peu avant la marche sur Rome, les expéditions de grand style se combinaient entre le fascisme et l’autorité, soit à la Préfecture, soit au bureau de police, soit même à la caserne des carabiniers, ainsi qu’il advint dans certaines régions plus rebelles : en Romagne et dans les Marches. À Ancône, en 1922, le plus important de l’action fut exécuté par les carabiniers et les agents de police. Les « subversifs » étaient déjà dispersés quand arrivèrent les fascistes, dont plusieurs étaient des carabiniers qui avaient échangé la jaquette et le calot contre la chemise noire et le fez, mais avaient conservé le pantalon d’uniforme et sortaient, ainsi costumés, de leur caserne.

Le peuple aurait voulu résister au flot montant de barbarie, mais il y fut impuissant. Il serait trop long d’expliquer pourquoi ; mais la première cause de son impuissance fut celle même qui, en 1920, avait permis qu’il soit chassé des fabriques occupées : c’était le manque de confiance en ses propres forces, inoculé par la politique parlementaire réformiste des uns et par le révolutionnarisme fataliste et discoureur des autres. Il fallait avoir patience, faire preuve de constance, lui disait-on du côté des politiciens ; le phénomène ne pouvait durer, il finirait de lui-même. L’organisation manquait donc, même chez ceux qui désiraient et tentèrent la résistance. Ici un village, un bourg pensait se sauver par soi-même, on armait des bataillons, on préparait des munitions, on restait en sentinelle, jour et nuit pendant une semaine ou un mois, puis, quand on pensait le péril conjuré et que la vigilance cessait, par une néfaste nuit, ce village, ce bourg, eux aussi, étaient « conquis ». Beaucoup, même parmi les plus audacieux, étaient désarmés par le système de représailles adopté par les fascistes : ceux-ci ne se contentaient pas de s’en prendre directement à qui leur résistait, mais ils envahissaient les maisons, les saccageant, bâtonnant, tuant quelques fois ceux qu’ils y rencontraient, ou ils recherchaient et massacraient les amis et les camarades de leurs adversaires, même passifs et inoffensifs.

Des expéditions punitives ont été entreprises uniquement comme représailles : les « squadristi » ( « squadristi », de « squadra », escouade), membres des bandes adonnées au terrorisme, les plus violents, les plus féroces, appelés par télégrammes souvent des plus lointaines régions de l’Italie, pour y prendre part, étaient parfois spécialement enivrés d’alcool ou de cocaïne.

Alors, dans les régions qui avaient eu le tort, quelques jours plus tôt, de se défendre contre une première expédition et de contraindre les fascistes à fuir en laissant quelqu’un des leurs sur le terrain, se déroulaient des scènes de sauvagerie inouïe, véritables massacres, tels que ceux de Toscane. Quelquefois, les représailles étaient une feinte, un prétexte. On prétendait à une provocation où il n’y en avait pas eu, ou bien, comme pour les massacres de Turin, (décembre 1922), et de Spézia, (janvier 1923), on assassinait les victimes désignées à la suite d’une rixe, pour motifs d’ordre privé ou pour affaire de femmes (Turin) ou survenue entre fascistes et fascistes (Spézia).

Toute cette lutte dirigée contre les partis et les institutions populaires, contre les collectivités, s’étendant souvent à des régions entières, était constituée, précédée et suivie par la méthodique chasse à l’homme, au subversif, à l’adversaire, avec l’usage du bâton si particulièrement révoltant en Italie, où vit encore le souvenir des dominations étrangères, du temps où les policiers tudesques et croates bâtonnaient les patriotes lombards-vénitiens. Dans les plus petites bourgades comme dans les grandes villes, il y avait des escouades d’assommeurs, souvent des dilettantes, qui se chargeaient gratis, de bâtonner les adversaires du fascisme, (seules, les escouades régulières recevaient une solde). Quelquefois, les bâtonnades étaient ordonnées par le « fascio » local ou par celui du chef-lieu ; quelquefois, par Rome. Alors les victimes désignées étaient assaillies et égorgées ou assommées de jour ou de nuit, à l’endroit même, quel qu’il soit, où elles étaient rencontrées.

Souvent aussi, on bâtonnait par divertissement, sur l’initiative de tel ou tel fasciste, par antipathie, par erreur, etc…, ou encore, par vengeance personnelle, par intérêt privé, par mandat de Pierre ou de Paul. L’escouade volante commençait sa tournée le soir, tard ou dans les rues les plus solitaires, et malheur à l’adversaire du fascisme ou simplement à la figure suspecte qui la rencontrait. Cafés et auberges fréquentés par les subversifs, étaient fréquemment envahis, saccagés, et patrons et clients bâtonnés.

Si, au centre des grandes villes, on avait encore une certaine sécurité, dans les faubourgs, dans les petites villes, les villages et les campagnes, c’était la terreur. Il suffisait de donner la moindre activité à n’importe quel mouvement opposé au fascisme, de recevoir des journaux antifascistes, etc…, pour être sûrement désigné au bâton et obligé à l’exil ; pour en courir le risque, il suffisait de ne pas être fasciste ou d’avoir un passé révolutionnaire, même si l’on gardait le silence et si l’on s’abstenait de toute activité politique. Pendant les deux ou trois premières années, s’était établi l’usage infâme d’humilier certains adversaires particulièrement haïs, en les contraignant à boire un verre d’huile de ricin. Et nous passons sous silence un certain nombre d’autres insultes aux personnes, nous ne parlons pas du noir de fumée dont on barbouillait les femmes, ni de certains épisodes particulièrement révoltants et immondes, d’une impudicité perverse, contre nature, peu nombreux, heureusement, mais suffisants pour donner le caractère de tout un mouvement d’où tout sens moral et humain sont absents.

Le fascisme se vante d’être l’antidote du bolchevisme, de l’anarchisme et de la révolution, mais, en réalité, c’est à toute la civilisation qu’il est opposé. Non seulement il renie et foule aux pieds toutes les libertés même les plus élémentaires que les peuples ont conquises pendant le dernier siècle par les révolutions ou par des progrès civiques, mais il renie l’esprit même de libre examen, d’élévation intellectuelle, de revendications de l’individu, l’esprit de la Renaissance, gloire de l’Italie. Mieux encore, il renie et sacrifie au Moloch État les principes les plus essentiels de dignité humaine, d’individualité, sanctionnés par le christianisme. Et c’est peut-être là une des principales raisons (quoique au premier plan il y en ait d’autres beaucoup plus matérielles et contingentes), pour lesquelles des catholiques et quelques prêtres sont au nombre des victimes du fascisme.

À mesure que le fascisme devenait plus fort et multipliait ses succès, l’État ‒ tout en continuant à se dire libéral et démocratique ‒ en devenait plus complètement et plus ouvertement complice. L’hostilité théorique et toute formelle de quelques députés, comme Amendola, ne comptait pour rien ; ce qui comptait, c’était l’organisme en soi, qui marchait désormais presque automatiquement, poussé par ses forces internes, dérivées du principe d’autorité que le fascisme semblait devoir renforcer et par des forces extérieures puissantes, comme celles de la haute finance, qui entendaient mettre définitivement le prolétariat sous le joug. D’ailleurs, voir dans le fascisme l’antithèse du libéralisme bourgeois et du parlementarisme démocratique, c’est une erreur ; il en est au contraire la conséquence logique ; historique ; tout au plus est-il le revers de la même médaille, l’autre plateau de la balance dans le jeu des forces capitalistes et étatistes.

Le fascisme a été l’aboutissement inévitable d’un siècle et plus de libéralisme et de démocratie c’est-à-dire de continuelles transactions entre autorité et liberté, entre privilège et misère ; il est le tombeau d’une liberté plus formelle que réelle, liberté particulière et non générale, partielle et non totale, de quelques-uns et non de tous : cela devait finir ainsi !

Ceux qui, en Italie, souhaitent la fin du fascisme pour le simple retour au régime libéral d’avant-guerre, pour la même structure étatiste et capitaliste de la société, nous les comprenons, car qui souffre désire la fin de sa souffrance ou son allègement à tout prix ; mais, s’ils ne réussissaient pas à autre chose, s’ils ne renversaient pas avec le fascisme tout le régime monarchico-bourgeois, ils n’arriveraient qu’à faire remonter un peu l’autre plateau de la balance destiné à redescendre plus tard ; ils recommenceraient le cercle vicieux qui les reporterait à l’état d’avant-guerre, puis à une nouvelle guerre, puis à un nouveau fascisme ! Mais revenons au fait historique, laissant à part toute discussion…

Après une courte pause dans la seconde moitié de 1921, (partielle du reste, car, dans une grande partie de l’Italie centrale les violences ne cessèrent pas), l’offensive fasciste recommença plus impitoyable et sur une plus vaste échelle, au printemps de 1922, aussitôt après le départ des membres de la Conférence internationale de Gênes, de cette année-là. Des villes entières furent occupées militairement par les escouades que l’on y concentra ; les violences individuelles et collectives se multiplièrent. La Romagne, entre autre, jusque-là à peu près épargnée, fut entièrement envahie. On y brisa la résistance passive et en beaucoup d’endroits, assez indulgente des républicains, désormais rudement traités en ennemis.

La « tendance républicaine », jusque-là miroir aux alouettes démocratiques, et menace exploitée par le capitalisme contre la monarchie pour en prévenir les scrupules constitutionnels, fut définitivement mise de côté. Le fascisme qui, déjà, en son congrès de Rome, fin 1921, avait revendiqué comme siens et proclamés intangibles les principes de la propriété individuelle et de l’autorité de l’État, s’affirma ouvertement monarchique et se constitua gardien de la maison de Savoie.

Une dernière résistance de caractère populaire et ouvrier fut tentée, au début de 1922, par la constitution, sur l’initiative du syndicat des cheminots, de l’Alliance du travail, entre toutes les forces syndicales des diverses organisations, sans distinction de tendances ; son premier et dernier effort fut la grève générale de protestation dans toute l’Italie, aussitôt après les violences fascistes de Ravenne, en juillet 1922. La grève réussit assez bien, mais non complètement, elle manqua de l’énergie nécessaire pour retourner la situation et il ne pouvait en être autrement. La débâcle alors se précipita. D’autres forces bourgeoises, soi-disant légalitaires, prirent prétexte de la grève, dont elles se prétendirent effrayées, pour s’unir au fascisme. Le fascisme en profita pour redoubler de violence et c’est alors que fut prise d’assaut la municipalité socialiste de Milan avec le concours de d’Annunzio, qui s’agitait encore et montra que le titre de Paillasse d’Italie, d’une publication anarchiste du temps, lui convenait parfaitement.

Les Marches furent envahies et Ancône eut ses massacres (où quelques anarchistes perdirent héroïquement la vie), puis une longue période de véritable étouffement et de martyr. Les Abruzzes et les Pouilles avaient aussi été domptées ; l’antifascisme désormais ne résistait plus que sur quelques territoires du Midi, à Naples, en Sicile, à Turin, à Gênes, à Milan, à Rome et dans quelques autres centres.

Il ne manquait plus au fascisme que de marcher sur Rome et de s’emparer du pouvoir. Il ne s’agissait guère que d’une formalité, d’un acte fait pour l’apparence, propre à décharger de toute responsabilité personnelle, les gouvernants et le roi. Feignant de se concentrer à Naples, pour un Congrès, les escouades fascistes se mobilisèrent militairement, vers la fin d’octobre, elles envahirent les préfectures sans défense, montèrent sans opposition dans les trains et se réunirent autour de Rome. Le ridicule ministre Facta voulut alors se donner l’air de résister : il proclama l’état de siège, mit carabiniers, soldats et barrages sur les voies conduisant à Rome. Mais le roi refusa de signer l’état de siège, il appela Mussolini à Rome, et remit entre ses mains le pouvoir de l’État. Les barrages furent enlevés, les carabiniers et les soldats firent la haie aux escouades fascistes en chemises noires entrant dans Rome. Des scènes de dévastation et de violence se déroulèrent dans les quartiers populaires des faubourgs, aux sièges des partis politiques et des journaux d’opposition. Le quotidien anarchiste, Umanità Nova, dirigé par Malatesta, en ces journées, fut attaqué pour la seconde fois et subit une destruction totale (28-31 octobre 1922).

En dehors de quelques conflits isolés, à la périphérie, de quelques escarmouches aux portes de Rome, de la prise d’assaut, à Bologne, d’une caserne de carabiniers et de quelques autres épisodes de moindre importance, où tombèrent quelques fascistes, la conquête de l’État par le fascisme fut une remise de pouvoirs, un passage de l’autorité d’une main à une autre, plutôt qu’une conquête.

Mussolini constitua le premier ministère fasciste avec le général et l’amiral, considérés comme ayant gagné la guerre contre l’Autriche (Diaz et Thaon de Revel), avec le renégat de la philosophie et de la libre-pensée qu’est Giovanni Gentile, avec des nationalistes et des libéraux conservateurs et même avec une représentation du parti populaire-catholique et de la démocratie. Une véritable union nationale contre le prolétariat.

Le Parlement, où les députés fascistes étaient une insignifiante poignée, où la grande majorité se composait d’éléments hostiles au fascisme, avec une forte minorité de 150 députés socialistes, communistes, républicains, ce Parlement s’inclina devant le pouvoir nouveau de la façon la plus vile. Exception faite de quelques déclarations individuelles empreintes de dignité, et des passifs votes d’opposition des socialistes, des communistes et des républicains, le Parlement parut être devenu comme par enchantement tout fasciste. Il ne réagit pas aux outrages du premier ministre, il vota tous les pleins pouvoirs, toutes les lois et décrets que celui-ci lui demanda et jusqu’à une plaisante loi électorale, qui signifiait le suicide du Parlement.

Aucun député n’osa démissionner, aucun ne protesta contre l’amnistie totale, premier acte du gouvernement fasciste, pour tous les crimes, de la simple contravention à l’incendie, du vol à l’assassinat, pourvu qu’ils aient été commis pour des « fins nationales ».

Le gouvernement fasciste mena, à partir de ce moment, une double politique : d’un côté, il cherchait à compromettre, aux yeux du peuple, hommes et partis du régime précédent, pour s’en faire des complices à pouvoir jeter par-dessus bord quand ils cesseraient d’être utiles ou quand ils auraient des velléités de révolte ; d’autre part, il poursuivait la destruction de toute liberté de la classe ouvrière par la violence et l’arbitraire policier, sans cesser pour autant les violences illégales, c’est-à-dire contraires à la loi même qu’il avait acceptée et sanctionnée. Corrompre autant d’hommes que possible, rendre la vie intenable à ceux qui montraient quelque fermeté de caractère, tel était son double but.

Maître du pouvoir gouvernemental, le fascisme put pénétrer dans des organismes qui lui étaient jusque-là demeurés fermés ; de fortes institutions, économiques : coopératives de crédit, de bienfaisance, de mutualité, etc…, restées jusque-là indépendantes, furent privées, peu à peu, de leur relative autonomie. Et quand, en avril 1924, on appliqua la nouvelle loi électorale, le fascisme se crut arrivé à l’apogée de la puissance.

C’est alors qu’il secoua les partis de « soutien » : les monarchistes-démocrates et les populaires-catholiques, qui, bon gré mal gré, passèrent à l’opposition. Les élections donnèrent au fascisme l’inévitable victoire ouvertement préparée, bâton et revolver en main. Un député fasciste avait annoncé à la Chambre que ce serait là les « élections du gourdin ». Les violences furent inouïes. Avant et pendant les élections, expéditions punitives, bâtonnades innombrables, meurtres sans compter les fraudes électorales, déjà notables précédemment, multipliées et intensifiées. Cependant, ces élections ne satisfirent pas entièrement le fascisme. Malgré les pressions exercées et malgré un nombre très important d’abstentions, les opposants eurent encore deux millions de voix. Aussi, au lendemain du scrutin, nouvelles violences de représailles, nombreuses destructions de cercles et d’institutions même catholiques. Dans le Parlement fasciste, Giacomo Matteotti, socialiste réformiste de grand courage, osa dénoncer les violences de la période électorale, rappeler celles qui l’avaient précédée, déclarer la consultation électorale sans valeur devant la conscience civique et, en pleine Chambre, contredire et convaincre de mensonge Mussolini. Quelques jours plus tard, un groupe d’assassins fascistes ayant son siège au Ministère de l’Intérieur, assaillait dans une rue déserte le député Matteotti, le jetait dans une automobile et pendant que celle-ci s’éloignait à travers la campagne romaine, l’y massacrait à coups de poignards, puis cachait le cadavre.

Comment se découvrit immédiatement le crime qui remplit d’horreur l’Italie et le monde, les faits qui suivirent, la campagne de la presse indépendante, la révolte de la conscience publique, puis la découverte du cadavre, les manifestations populaires, etc…, ce sont là des faits connus qu’il serait d’ailleurs trop long de rapporter ici. Fascisme et gouvernement eurent un instant de désarroi et cherchèrent à se laver les mains du sang de Matteotti. On promit justice, mais un certain nombre d’actes incohérents confirma la conviction de tous que le crime était l’œuvre des chefs du fascisme. L’indignation populaire était telle et le trouble si profond dans les milieux fascistes qu’un acte d’audace et de résolution d’un parti d’opposition quelconque, fût-il une petite minorité, aurait provoqué la chute du fascisme.

Mais personne ne fit rien de positif. L’opposition parlementaire « se retira sur l’Aventin », acte efficace tout d’abord et qui fut interprété par le plus grand nombre comme l’aveu que seule l’action directe du peuple pouvait sauver le pays ; mais comme aucun autre acte ne le suivit, il devint en peu de mois stérile, lassa l’attente populaire et finit par se résoudre en une pure perte. L’opposition, parlementaire eut l’aveuglement et l’ingénuité de se fier à l’initiative du roi, qui avait promis de renvoyer le ministère fasciste dès qu’auraient été publiés les documents prouvant que le chef du gouvernement était complice d’assassinat. Quand la publication eut lieu, et alors qu’à Rome on prononçait déjà les noms de nouveaux ministres, le roi, à la fin de l’année 1924, confirma sa confiance à Mussolini et l’autorisa à prendre toutes les mesures nécessaires pour faire face à l’opposition. Celle-ci fut immédiatement désarmée et l’on eut ainsi deux leçons à la fois : d’abord que se fier à la parole d’un roi est une stupidité, ensuite qu’attendre quelque chose d’efficace d’une opposition parlementaire et de politiciens qui prétendent vaincre uniquement par des discours et par les intrigues de couloirs et de coulisses est une sottise. Seul le peuple peut affranchir le peuple, seul le prolétariat peut affranchir le prolétariat.

Au début de 1925, le gouvernement fasciste rejeta complètement le masque. Il assuma pleinement, devant la Chambre fasciste, la responsabilité du meurtre de Matteotti et de tous les autres crimes fascistes. D’ailleurs, par les rues et sur les places des villes italiennes, se poursuivaient encore destructions, incendies, bâtonnades, meurtres. Il est bon de rappeler que l’affaire Matteotti n’a été ni le seul, ni le plus horrible de tous les crimes commis par le fascisme officiel, même après son arrivée au pouvoir. Les massacres de Turin et de La Spezia, les assassinats qui précédèrent et suivirent les élections, d’autres homicides isolés, ceux qui firent suite à l’assassinat de Matteotti et toute une innombrable série d’autres violences contre les personnes et les choses, obligent à se demander si ce ne fut pas une erreur de concentrer toute l’attention sur le seul meurtre de Matteotti, comme le fit, pendant un certain temps, l’opposition ; de telle sorte que, cet écueil franchi, le fascisme devait se trouver hors de la tempête qui aurait dû l’emporter.

L’absence absolue de sens moral du gouvernement et du parti leur permit de dominer assez facilement une crise qui n’était que trop exclusivement morale, une révolte toute spirituelle, une opposition n’ayant pour arme que des paroles imprimées. Cette arme vint bien-tôt à manquer aux opposants légalitaires. La liberté de la presse, déjà réduite par la censure appliquée depuis juillet 1924, fut, en janvier, réduite encore par la faculté donnée aux préfets de séquestrer les journaux sans motif, pour raison « d’ordre public ». Puis vinrent d’autres restrictions, par des lois et ordonnances de police, concernant la direction et la gérance des journaux ; d’autres encore apportées au droit de réunion, d’organisation, de grève. De nouvelles organisations furent dissoutes, quelques journaux supprimés, purement et simplement, des institutions économiques indépendantes, parfois sans couleur politique, furent séquestrées et confiées arbitrairement à des chefs fascistes.

Sur ce dernier fait, il est bon de s’arrêter un instant pour montrer que, si le fascisme se donne comme défenseur du « droit de propriété », ce droit il le reconnaît seulement à la classe actuellement dominante, et qui gouverne. La propriété des adversaires, même propriété particulière, celle de la classe ouvrière et des partis qui en émanent, a toujours été menacée d’être impunément détruite ou saccagée illégalement ou d’être légalement confisquée, séquestrée et passée à d’autres propriétaires. Depuis 1920, c’est l’incendie, la dévastation par les expéditions et les représailles fascistes de centaines et de centaines de millions de richesse italienne : sièges de coopératives et de cercles, maisons particulières, magasins de tissus, de chaussures, de denrées alimentaires, machines à écrire, commerces d’objets précieux, laboratoires, entrepôts de bois, boutiques d’artisans, etc…, etc… Monté au pouvoir, le fascisme laissa continuer le vieux système illégal partout où celui lui servait, mais il y ajouta la violence légale et policière. Propriétés immobilières, capitaux considérables appartenant à d’anciennes sociétés d’assistance, à des mutuelles, etc…, furent simplement expropriés et donnés aux associations fascistes.

Même pratique pour quelques propriétés ayant autrefois appartenu à des partis politiques, mais devenues, depuis, propriétés privées, n’appartenant même plus à des collectivités. Des banques, des établissements de crédit aux mains d’opposants bourgeois et catholiques, se sont vu imposer des conseils d’administration fascistes, sans le consentement des actionnaires : il y eut deux manières de procéder : ou des fascistes armés faisaient irruption dans une assemblée d’actionnaires et, par des menaces et revolver au poing, imposaient la nomination de fascistes ; ou cette nomination était imposée par l’autorité gouvernementale, pour les plus étranges raisons d’ordre administratif et de tutelle. Plusieurs établissements, sous cette nouvelle tutelle, firent une prompte faillite et, quelques-uns, avec si peu d’habileté, que les administrateurs fascistes furent arrêtés et mis en jugement par les autorités fascistes. On peut dire d’une manière générale qu’il n’y eut pas, en Italie d’établissement ayant accumulé un peu d’argent sur qui les sangsues fascistes ne se soient précipitées pour sucer et dévorer.

Cette réaction multiple, qui pesait, toujours plus opprimante, sur toute l’Italie, non seulement sur l’Italie ouvrière et subversive, mais sur l’Italie indépendante ou indifférente, devait forcément susciter l’idée d’actes de révolte individuelle, cherchant à suppléer à l’impuissance et à l’inertie collective. Dans la nuit du 4 au 5 octobre 1925, « la nuit de Saint-François », Florence avait été le théâtre de nouveaux massacres, suite d’un conflit où des fascistes ayant envahi le domicile d’un chef de la Franc-Maçonnerie, avaient laissé un mort sur le carreau, des hommes connus de l’opposition furent assassinés dans leur lit ou dans la rue, les actes de violence, destruction, pillage, furent innombrables. Ces faits provoquèrent dans les âmes un sentiment de sombre désespoir, d’où l’éclair de la vengeance pouvait jaillir d’un instant à l’autre. Le gouvernement le comprit et pensa prévenir le mal en le dirigeant lui-même de manière à en éviter le danger et à en retirer un profit politique. On eut ainsi, au commencement de novembre, le coup de théâtre de la prétendue découverte d’un complot contre la vie de Mussolini, complot dont la police était informée depuis la première heure, puisqu’elle l’avait fomenté et l’aidait de la coulisse par des agents provocateurs et des traîtres exploitant ‒ hypothèse la plus vraisemblable, mais hypothèse ‒ l’aveuglement, la légèreté, l’imprudence d’un ex-député socialiste : Zamboni, qui se serait montré disposé à frapper le chef de l’État (affaire Zamboni) D’autres soutiennent qu’il n’y eut là qu’une invention de la police, Zamboni n’ayant eu l’intention que de faire une manifestation sans armes contre le fascisme ; d’autres encore sont convaincus que Zamboni participa, par vénalité, à la trame policière, et que, instrument aux mains de la police (elle suivait et dirigeait tous ses actes par un confident en qui Zamboni avait entière confiance), il servit inconsciemment à compromettre un grand nombre de personnes et à monter toute une comédie au bénéfice exclusif du fascisme.

En effet, le fascisme en profita pour une mise en scène d’artificielles manifestations populaires en sa faveur, pour de nouvelles violences contre ses ennemis et en particulier pour opprimer et séquestrer encore des organisations et des journaux et faire voter par la Chambre et par le Sénat, de nouvelles lois restrictives, dont quelques-unes dirigées contre les adversaires réfugiés à l’étranger.

Mais l’idée que la liberté italienne pouvait être sauvée par un attentat, était lancée dans le grand public et entra dans quelques cervelles que l’on pouvait y croire réfractaires, telle la riche et mystique Irlandaise Gibson, qui, en avril 1926, au Capitole, tira sur Mussolini, le blessa légèrement, mais dont le coup de revolver dévié de quelques centimètres, eût été mortel. (Au sujet de l’attentat Gibson, nous avons cette autre version : l’Irlandaise avait dirigé son arme contre la tempe de Mussolini, lorsqu’un chirurgien de Venise lui frappa sur le bras ; l’arme même fit une éraflure au nez de Mussolini et la balle se perdit dans le vide).

Puis on eut, en septembre 1926, à Rome, l’attentat de la place Porta Pia, par l’anarchiste Gino Lucetti, qui lança une bombe Sipe (grenade à allumage) contre l’automobile de Mussolini. Il s’en manqua de peu que la bombe n’entrât et n’éclatât dans la voiture. Le 31 octobre suivant, l’attentat encore inexplicable d’Anteo Zamboni, à Bologne. Mussolini aurait été tué si une cuirasse n’avait protégé sa poitrine. Quelques-uns mettent en doute l’authenticité de cet attentat, parce que le jeune Zamboni était de famille fasciste ou fascistophile et que, lui-même, avait été dans les organisations des jeunesses fascistes et ne fréquentait pas d’éléments révolutionnaires. Mais il nous semble plus juste de le tenir pour véritable et de penser que ce garçon de 15 ans est allé volontairement au suprême sacrifice ‒ son coup de revolver à peine tiré, il fut criblé de coups de poignards par les militants fascistes ‒ parce que sa jeune conscience s’était éveillée à l’amour de la liberté et à la haine des tyrans. Nous en avons l’indice dans les notes publiées sur les lectures qu’il préférait et dans certaines phrases sur la fin violente des oppresseurs des peuples à travers l’histoire, qui se sont trouvées écrites sur ses cahiers scolaires.

Ce qui est certain, c’est que ce dernier attentat a poussé au paroxysme la fureur fasciste. Les violences, destructions, pillages et meurtres, qui avaient déjà suivi les attentats précédents, devinrent, cette fois, innombrables. Pendant une dizaine de jours, dans beaucoup de villes d’Italie, ce fut une véritable chasse à l’homme, avec des centaines de victimes ; de nombreuses maisons particulières furent envahies et mises à sac, jusqu’à celle du grand philosophe Benedetto Croce, d’idées ultra-modérées et sénateur, que l’on sait adversaire du fascisme, mais qui s’abstient de toute activité hostile et demeure complètement hors de la vie politique, uniquement adonné aux études. On peut alors imaginer ce qu’il en a été des ennemis déclarés, des opposants actifs, des pauvres et obscurs ouvriers que rien ne met à l’abri de la violence et de l’arbitraire.

Puis le gouvernement compléta officiellement l’œuvre des escouades fascistes en faisant opérer des milliers d’arrestations. On vota, tambour battant, de nouvelles lois restrictives et des mesures de salut public, dont il résulte qu’aujourd’hui tous les partis, toutes les organisations non fascistes, sont supprimés et supprimée du même coup toute la presse antifasciste ou étrangère au fascisme. Toute propagande des idées des partis dissous est prohibée et punie par des années de prison. Est donc prohibée la propagande non seulement du socialisme, de l’anarchisme, ou du républicanisme, mais celle même du constitutionnalisme monarchique ! Enfin, toutes les plus élémentaires libertés et facultés des citoyens, même tout à fait étrangères à la politique, ‒ qu’il s’agisse de domicile, de correspondance épistolaire, de voyages, de s’expatrier, de commerce, d’études, de métier ou profession, de sport, etc., ‒ toutes sont soumises non seulement à des taxes énormes, mais au contrôle, à l’arbitraire, aux vexations de la police et des fascistes et peuvent être complètement supprimées.

Pour ces mesures liberticides, le gouvernement fasciste a non seulement réappliqué des systèmes de répression déjà mis en usage par le gouvernement italien en d’autres temps, comme l’ammonizione (perte partielle de la liberté), la surveillance spéciale, la relégation, l’interdiction de séjour, mais il a ressuscité et mis en œuvre les méthodes si longtemps maudites des Bourbons, des Papes, des Autrichiens. Il en a pris d’autres au tzarisme, (par exemple celle de faire des concierges autant d’agents de police) ; d’autres encore au bolchevisme russe. Il serait trop long d’entrer dans le détail. À tout cela s’ajoute un régime fiscal, qui écrase littéralement la masse des contribuables, un régime spirituel, qui rend, en fait, aux Jésuites toute l’organisation scolaire et prétend plier à la superstition catholique et à la superstition nationaliste toutes les consciences, en agissant de l’école maternelle à l’université. Les adversaires du fascisme, même s’ils restent passifs et muets, sont, peu à peu, chassés des emplois publics, de l’enseignement, de l’armée, des professions libérales ; les ouvriers qui ne s’inscrivent pas aux syndicats fascistes, sont chassés du travail, et à ceux qui, privés de pain et de liberté, veulent passer à l’étranger, on refuse un passeport ; s’ils tentent de s’évader quand même de cette Italie devenue une véritable geôle, ils peuvent être arrêtés et punis par plus de trois ans de prison, si toutefois ils ne sont atteints et condamnés à mort par quelque coup de fusil des miliciens fascistes, autorisés à tirer sur qui franchit la frontière, par les sentiers défendus.

De plus, une loi a rétabli la peine de mort, abolie en Italie, avec le code Zanardelli, entré en vigueur en 1891. Cette abolition de la peine de mort, c’était un des progrès civiques dont se glorifiait le plus l’Italie du vieux libéralisme, maintenant, cette petite gloire est effacée, elle aussi, de l’histoire italienne ; la peine de mort est de nouveau prévue par la loi de la maison de Savoie, même pour les délits politiques ou plutôt spécialement pour les délits politiques.

À l’extérieur, le gouvernement fasciste suit une politique d’agents provocateurs. Provocateurs en grand sur le terrain diplomatique, où, par des combinaisons d’alliances et de contre-alliances, on cherche à semer partout des germes de guerre, à susciter partout des agressions contre les peuples ; provocateurs en petit, les stupides agents payés comme Riccioti Garibaldi et Newton Canovi, qui se donnent, à l’étranger, pour antifascistes et échafaudent, sur commande, des complots pour envoyer leurs victimes subir en Italie les pires supplices.

Comme « pendant », une politique économique de protectionnisme, de parasitisme, d’emprunts forcés, de compression fiscale, de taxes sur les industriels et les ouvriers, de famine générale qui fait remonter un peu la lire italienne, mais abaisse de beaucoup le taux de vie des Italiens, parmi lesquels augmentent le chômage, la misère et la faim. Comme unique remède, on remplit les prisons et les îles de milliers de prisonniers et de relégués, parmi lesquels en très grand nombre nos camarades anarchistes.

Ainsi, l’Italie est privée du fruit de toutes les révolutions de son « Risorgimento » ; toutes leurs conquêtes littéralement annulées, elle est retournée aujourd’hui à l’absolutisme le plus arbitraire, à côté duquel les gouvernements passés du Pape, des Bourbons, des Habsbourg, étaient des modèles de correction et de légalité. Pour trouver quelque chose de semblable, il faudrait remonter jusqu’à la domination espagnole, corrompue et corruptrice du xvie siècle, avec ses « bravi », ses tyranneaux ignorants, couverts de clinquants, avec ses hommes de loi sans scrupules, tels que nous les a décrits Manzoni, dans son classique roman Les Fiancés.

Et tout cela se passe avec l’approbation et la complicité directe et nécessaire du roi, qui cependant avait juré la Charte constitutionnelle ; avec la bénédiction du pape, qui cependant a vu massacrer par les fascistes plus d’un de ses prêtres ; avec la contribution et l’adhésion de la haute banque, de la grande finance, de la grosse bourgeoisie terrienne et industrielle qui espère, au prix d’un peu de sujétion, de souplesse… et d’argent, faire une bonne affaire par la possibilité d’exploiter impunément et sans limites la classe ouvrière, réduite à un état d’entière servitude. C’est pour cette dernière raison que les finances de l’Italie officielle prennent une apparence d’amélioration. C’est aussi pour cette raison que certains gouvernements et gouvernants étrangers, précédemment sans égards pour le fascisme et craignant encore aujourd’hui son fol esprit d’aventures guerrières et coloniales, ne lui marchandent cependant pas les compliments ni les faveurs, à vrai dire d’ordre infime.

Ceci nous amène à rappeler ce que nous avons dit au début : que le fascisme, sauf en ses traits spécifiques tout particuliers à l’Italie, est dans son caractère général un phénomène international. Beaucoup des méthodes inhumaines et féroces dont nous avons parlé ont été d’abord expérimentées ailleurs qu’en Italie, en Allemagne et aux États-Unis par exemple ; de plus, on peut dire que l’Espagne, la Hongrie, la Bulgarie, la Roumanie, la Lettonie, etc., sont gouvernées à la manière fasciste et que le bolchévisme s’est servi et se sert encore de méthodes fascistes. En outre, dans des pays où le fascisme n’est patronné que par une petite minorité et où son influence directe semble encore repoussée, il exerce cependant une puissante action en ce que le capitalisme en use comme d’un chantage pour empêcher le prolétariat de s’élever et de s’émanciper intégralement.

L’anarchie, exaltation du principe de la liberté, est l’antithèse parfaite du fascisme, exaltation du principe d’autorité. Anarchisme et fascisme sont les deux pôles de l’évolution sociale, deux ennemis irréconciliables et peut-être les seuls ennemis vraiment et radicalement irréconciliables. Contre le fascisme, les anarchistes invoquent que la solidarité du prolétariat soit aussi complète que possible ; mais ils pensent que pour le vaincre définitivement il faut une révolution sociale qui mette fin à toute domination de caste ou de classe, à toute exploitation patronale ou étatiste, à toute autorité coercitive de l’homme sur l’homme, en un mot la révolution de la liberté. ‒ Jacques Bonhomme.

FASCISME. La Doctrine Fasciste. — Y a-t-il une doctrine fasciste ? Certes, le fascisme, mouvement démagogique sans but bien déterminé à son origine et devenu ensuite, sous la poussée des événements, mouvement groupant toutes les forces de réaction, n’a aucun caractère original propre et n’a affirmé aucun principe nouveau ou tout au moins renouvelé dans le monde. Mais il n’est pas sans intérêt de constater la doctrine qu’il a été amené à se donner pour achever la contre-l’évolution préventive que se proposaient tous ceux qui l’ont appuyé et favorisé plus ou moins directement.

Établissons d’abord, dans ses lignes essentielles et négligeant les détails, quelle a été la marche de l’idée politique à partir de la Révolution française. Celle-ci est venue proclamer à la place du droit divin des rois, le droit humain des peuples. Que ce droit ait été escamoté en grande partie par une nouvelle féodalité d’urgent, le fait historique n’en demeure pas moins d’une très grande importance et les conséquences en ont été considérables.

Pratiquement, les droits de l’homme se sont surtout résumés dans un droit de critique, de contrôle et de limite du pouvoir de l’État. Les réactions thermidorienne, napoléonienne et de la Sainte-Alliance n’ont guère réussi à supprimer ce droit. En 1830, la révolution du libéralisme conservateur l’assure d’abord à la classe possédante et cultivée. La révolution démocratique de 1848 ne tarde pas à l’étendre, au moyen du suffrage universel, à tous les citoyens. Tout cela d’une façon plutôt théorique et formelle que pratique et réelle.

Vint ensuite non pas le socialisme, mais ce qu’on a fini par appeler de son vrai nom la démocratie sociale (Sozialdemokratie). Celle-ci s’est proposé non pas la transformation des formes de la propriété et de tous les rapports sociaux, mais simplement d’appliquer au Capital le même droit de critique, de contrôle et de limite déjà exercé envers l’État. Toutes les lois préconisées par les divers partis socialistes dans les parlements ne visent pas à autre chose : contrôler et borner, au moyen de l’État, le pouvoir des capitalistes.

Le fascisme a remonté ce courant historique, logique en somme, malgré son insuffisance à résoudre le problème de l’émancipation du travail et des travailleurs. Il s’en est pris d’abord à la démocratie sociale (organisations syndicales, coopératives et politiques des travailleurs), puis à la démocratie radicale bourgeoise et, enfin, au libéralisme conservateur lui-même, pour revenir à l’État absolu, ne tolérant ni critique, ni contrôle, ni limite à son pouvoir.

Pour ce faire, quelle doctrine le fascisme a-t-il dû invoquer ? Celle d’un pouvoir fort, qui, pour être tel, ne saurait tolérer d’être critiqué, contrôlé et limité par les citoyens n’ayant ainsi d’autres droits que ceux que l’État veut bien leur reconnaître dans son intérêt, quitte à les supprimer dès qu’il juge bon de le faire. Une telle doctrine ne peut que nier les droits de l’homme pour faire retour au droit divin. C’est ce que l’organe de la papauté, L’Osservatore Romano, ne manqua pas de faire ressortir en soulignant que la doctrine fasciste s’accorde avec la catholique dans « la condamnation d’un système qui, en repoussant les principes absolus et transcendantaux, donne des bases tellement instables à l’ordre social, qu’il est permis d’établir que même le conservatisme libéral est logiquement lié aux extrêmes conséquences révolutionnaires ».

Une fois admis que l’autorité peut être discutée, il est loisible d’en arriver. à sa négation ; aussi doit-elle s’imposer au nom de la divinité même, indiscutable. La tyrannie ne peut donc que se réclamer forcément d’un caractère divin. C’est ce qui explique le cléricalisme fasciste.

L’État absolu ne saurait ensuite tolérer aucune autonomie locale. La commune s’administrant avec quelque indépendance et nommant son Conseil et son maire fut supprimée et il n’en resta plus qu’une division administrative, avec un podestat, sorte de dictateur local, nommé par le pouvoir central et entièrement à sa dévotion. La suppression des Conseils communaux entraîna celle des Conseils provinciaux (Conseils généraux en France), le préfet devenant à son tour dictateur provincial. À remarquer toutefois qu’à côté de l’autorité officielle, il y a aussi celle des Fasci locaux, auxquels podestats et préfets, sans compter l’organisation judiciaire elle-même, ne peuvent le plus souvent résister.

Nous ne dirons rien du Sénat et du Parlement italiens. Toute opposition y est interdite et ils ne se réunissent plus que pour sanctionner tout ce qui leur est soumis et pour fournir à Mussolini et à ses ministres l’occasion de quelques grands discours. Ils vont d’ailleurs être réformés aussi sur la soi-disant base des corporations.

Car le fascisme se proclame lui-même un État corporatif et d’aucuns ont eu la naïveté d’y voir une expérience intéressante. De quoi s’agit-il en réalité ? Un pouvoir, pour être vraiment absolu, doit aussi dominer toute la vie économique. De là cette idée de soumettre au contrôle de l’État toute activité économique et d’empêcher ceux qui ne font pas ouvertement acte d’adhésion au régime d’en exercer aucune. À cet effet, rien ne peut mieux servir que des corporations créées par l’État, après avoir interdit toute association libre ou lui avoir ôté les fonctions qui en font sa raison d’être.

Déjà, aux temps de l’ancienne Rome existaient des corporations ouvrières. Levasseur, dans son Histoire des classes ouvrières avant 1789, nous dit :

« Aussi loin qu’on remonte dans l’histoire ou dans la tradition on trouve à Rome des associations, et particulièrement des associations de métier, désignées par les écrivains sous les noms de collegium, corpus, sodalitas, sodalitium, etc… »

Leur rôle est ainsi défini par Waltzing :

« En résumé, la religion, le soin des funérailles, le désir de devenir plus forts pour défendre leurs intérêts, pour s’élever au-dessus du commun de la plèbe, le désir de fraterniser et de rendre plus douce leur pénible existence, telles étaient les sources diverses de cet impérieux besoin d’association qui travaillait la classe populaire. »

Levasseur, après avoir retracé ensuite les différentes phases par lesquelles ces organisations plus ou moins libres, autorisées ou tolérées ont passé, nous conte comment elles devinrent enfin institution d’État et instrument de la tyrannie impériale :

« Les empereurs en vinrent, au ive siècle, à considérer le travail industriel non comme un droit qu’ils devaient protéger, mais comme un service public, dont ils pouvaient exiger l’accomplissement et les collèges comme les organes de ce service. Ils l’exigèrent d’autant plus rigoureusement que le service intéressait davantage la subsistance de Rome et des grandes cités ; de là, les obligations qui pesèrent sur les collèges de naviculaires, de boulangers, et aussi les immunités qui en étaient la compensation. Au ive siècle, quand, l’industrie s’alanguissant, les artisans cherchèrent à se dérober à un travail devenu sans doute improductif, les empereurs, considérant ce travail comme une fondation d’État obligatoire, retinrent par la force les membres dans leur collège, et le collège devint ainsi une sorte de prison.

« Les manufactures de l’État, réputées plus nécessaires encore que les industries de l’alimentation, étaient une véritable prison pour les hommes libres comme pour les esclaves qui y étaient attachés ; on les marquait d’un fer rouge comme le bétail.

« Au lieu d’être une personne se mouvant et se groupant librement dans le cadre d’une organisation économique qui le protégeât, l’individu n’était plus qu’une pièce d’un grand échafaudage vermoulu, laquelle ne pouvait pas se déplacer, ou qu’il fallait immédiatement remplacer, de crainte que l’ensemble du système se faussât et que le tout s’écroulât. »

Ce n’est pas la seule fois que nous voyons dans l’histoire la tyrannie s’emparer ainsi de l’organisation économique. La monarchie féodale en fit de même pour vaincre et asservir les Communes libres. De ces corporations indépendantes qui avaient fait leur force et leur grandeur, elle fit une institution royale et dès lors elles ne pouvaient plus être qu’une arme de la tyrannie. C’est ce que le même Levasseur nous fait remarquer :

« C’est par ignorance de l’histoire que des publicistes ont attribué à l’ancienne corporation le mérite d’avoir été la protectrice de l’ouvrier : faite par les maîtres, elle protégeait les maîtres, et, d’accord avec la police royale, elle tenait en général l’ouvrier dans une dépendance étroite. La corporation était une sorte de coalition tacite et permanente contre la hausse des salaires, quoiqu’elle n’eût pas la puissance d’empêcher complètement le jeu de l’offre et de la demande. »

Mussolini ne fait donc qu’essayer par ses corporations d’État, après destruction des associations libres, ce que d’autres tyrannies poursuivant le même but d’absolutisme avaient déjà fait. Ici encore rien de nouveau, n’en déplaise à certains renégats du syndicalisme italien qui prétendent le contraire.

En résumé, la doctrine fasciste est cléricale, centraliste et étatiste. Inutile de faire ressortir qu’en matière de politique étrangère, elle ne peut être qu’impérialiste, d’autant plus que le fascisme n’est qu’un nom d’occasion du nationalisme.

Une dernière remarque. Pour combattre notre antiétatisme, les socialistes ont souvent prétendu que nous n’étions que des alliés du libéralisme bourgeois visant aussi à la diminution du pouvoir de l’État. Laissons de côté tout ce qu’il y a d’inexact et même d’entièrement faux dans cette affirmation, et constatons que la pire forme de réaction, le fascisme, se prononce pour l’omnipotence de l’État. « Tout par et pour l’État, rien en dehors de l’État. » C’est pourquoi l’antifascisme ne saurait en somme signifier avant tout et surtout qu’antiétatisme. ‒ L. Bertoni.

FASCISME. Actuellement, le fascisme est la force contre-révolutionnaire la mieux organisée, la plus active. Le mot fascisme est italien, mais la chose est d’ordre international. Comme l’hypocrisie est l’hommage rendu par le vice à la vertu, le fascisme est l’aveu de l’extrême danger dans lequel se trouve le régime capitaliste sérieusement menacé par la révolution. C’est, avec le socialisme dit réformiste, la dernière cartouche de la bourgeoisie aux abois.

Quand la bourgeoisie se croit au bord de l’abîme, à la veille d’une victoire révolutionnaire, elle rejette sa propre légalité, détruit sa propre démocratie, envoie au diable toutes ses idéologies, toutes ses « grues métaphysiques » (liberté, droits de l’homme, respect des formes juridiques, etc.) : elle se met à tuer, à incendier, à torturer, à détruire illégalement toutes les organisations légales. Elle congédie le Parlement, supprime ou enchaîne la presse, même sa propre presse démocratique. La dictature capitaliste ou bancaire se déshabille publiquement et se promène dans sa nudité affreuse. Le « mur d’argent » devient un mur d’airain contre lequel se brisent toutes les velléités réformistes et démocrates. En un mot, le fascisme, c’est le capitalisme menacé se défendant par tous les moyens légaux et illégaux. C’est le gendarme doublé d’un bandit. C’est la violence sans frein, sans limites.

Déjà, dans la Rome antique, lorsque les patriciens, les gros propriétaires étaient menacés de la révolte de la plèbe, la dictature s’installait en souveraine toute puissante pour mater la classe exploitée par des représailles impitoyables. Mais les dictateurs des temps anciens gardaient encore un reste de pudeur. Ils limitaient leur pouvoir extraordinaire par des délais (six mois, par exemple). La dictature fasciste ignore la pudeur : elle est illimitée dans le temps et dans l’espace.

Toute lutte des classes aboutit aux répressions, à la dictature, masquée ou ouverte. Thermidor, Bonaparte, les fusillades sous la Restauration et la Monarchie, les journées sanglantes de juin 1848, le massacre des Communards en 1871, les lois scélérates représentent, à des époques et des degrés différents, la dictature des classes dominantes qui se défendent par tous les moyens.

Mais ainsi que la dictature de la Rome antique, la dictature bourgeoise a eu jusqu’ici un certain respect des formes. Elle attendait, pour s’exercer, le moment d’un soulèvement populaire ouvert quand les barricades se dressèrent sur les places publiques. Elle se proclamait alors en état de défense légitime et se déclarait en état de siège, en état exceptionnel.

Le fascisme de nos jours, c’est la dictature préventive, le congé brutal donné à toute légalité régulière. C’est le gouvernement se cachant derrière une bande de bravi, d’assassins soudoyés. C’est l’alliance de la férocité organisée avec la lâcheté souterraine, sournoise. C’est le carabiniero paradant sur la place publique et faisant, à la dérobée, signe à l’assassin embusqué dans l’ombre pour assaillir le passant qui ne se doute de rien.

Déjà, le tsarisme, aux environs de la première révolution russe de 1905, inaugura ce système de défense clandestine, illégale, doublant et complétant le formidable appareil légal. La police secrète avait ses imprimeries, ses organisations et sa littérature illégales, ses agents provocateurs, ses sicaires. La majesté de l’État et de ses lois solennelles descend dans les cavernes de Cartouche, d’Ali Baba et s’abaisse jusqu’à la situation d’un malfaiteur vulgaire… Mussolini n’a rien inventé. Il a singé Nicolas Raspoutine qui se trouve hors d’état de lui réclamer ses droits d’auteur.

Même dans notre République très démocratique, très légaliste, au moment de la grève générale des cheminots, une théorie fasciste a été esquissée du haut de la tribune parlementaire. « J’irai jusqu’à l’illégalité » pour défendre l’ordre capitaliste, a dit le chef du gouvernement d’alors.

Une autre caractéristique du fascisme : il érige la violence en système. Il a le culte de la violence, de la violence en elle-même. C’est en cela que la violence réactionnaire se distingue, entre autres, de la violence révolutionnaire. Le révolutionnaire a le respect de la vie humaine et n’a recours à la violence que forcé par la violence du régime qu’il combat. Son idéal est la solidarité de tous, de tous les producteurs, la fin de toute iniquité, de toute exploitation. Le révolutionnaire ne saurait être un défaitiste du progrès humain. Il croit en un meilleur avenir de l’humanité, en un avenir sans classes, donc sans violence de classe.

Le fascisme, au contraire, défendant le régime de l’exploitation et de la violence, croit ou feint de croire que la violence est éternelle, bienfaisante, réconfortante (voir Joseph de Maistre, de Bonald, Proudhon, Nietzsche, Georges Sorel, Bernhardi, Foch et autres hommes de guerre et de réaction plus ou moins illustres). Il cherche à éterniser le régime des classes antagonistes opposées, et, avec elles, le règne de la violence.

La guerre, avec son culte de la violence « bienfaisante, nationale et patriotique », a été la meilleure préparation fasciste. Quand nous disions et écrivions que la guerre mondiale impérialiste marquerait le retour à la barbarie du moyen-âge, avec son Faustrecht, son droit du plus fort, c’était l’exacte vérité, que le fascisme se charge de justifier à chaque pas.

Nous n’avons pas le droit de quitter le fascisme sans noter qu’en dehors de la guerre, c’est le socialisme réformiste qui lui a préparé le terrain favorable. En effet, en désarmant le prolétariat moralement, intellectuellement et politiquement par sa propagande des illusions démocratiques, il a livré les masses aux bandes fascistes qui savaient d’avance qu’elles ne rencontreraient aucune résistance effective.

Les réformistes confondent l’idéal, le but final socialiste avec les moyens, le point d’arrivée avec le point de départ. Oui, notre but final est l’harmonie, la solidarité, la paix définitive, la fraternité même.

Mais avons-nous le droit d’oublier que nous vivons dans une société basée sur la lutte des classes, armée jusqu’aux dents, et ne prêchant la non-résistance au mal qu’aux faibles, qu’aux opprimés et aux exploités ?

Désarmer le prolétariat, c’est armer les fascistes. Dire aux prolétaires qu’il suffit d’attendre le coup des majorités parlementaires, c’est livrer la classe ouvrière aux coups de main fascistes.

Même si le prolétariat a la majorité au Parlement, la classe capitaliste ne cèdera pas. Elle brisera, par la force, sa propre légalité parlementaire. Le fascisme deviendra mondial. Nous voyons chaque jour la tache noire fasciste s’élargir, s’étendre sur un grand nombre d’États. Avec les progrès du prolétariat, le fascisme grandit et se développe. Le dissimuler, c’est trahir la classe ouvrière ou être dupe de sa propre ignorance, de ses illusions « démocratiques ».

Autre trait du fascisme : il s’adresse de préférence aux anciens socialistes, en leur confiant la direction. Mussolini est un ancien militant socialiste. Millerand aussi. Et j’en passe. Le fascisme, c’est le rendez-vous de tous les crimes, de toutes les vilenies, de toutes les trahisons.

Tout en jetant bas son masque démocratique et légaliste, le fascisme a tout de même, pour entraîner les foules inconscientes, besoin de se draper d’un intérêt général. C’est l’ordre. C’est la patrie. Le coffre-fort se dissimule dans les plis du drapeau national et de l’ordre sacré.

On peut aisément démontrer que les autres forces contre-révolutionnaires, en soutenant et en préconisant ces mêmes devises : ordre et patrie, doivent fatalement, qu’elles le veuillent ou non, aboutir aux mêmes tactiques, aux mêmes actes que le fascisme, qui joue le rôle de précurseur et de modèle à tous les défenseurs quand même du régime capitaliste et impérialiste. La contre-révolution est une et indivisible. ‒ Charles Rappoport.

FASCISME. Le Fascisme Économique. — Avant de devenir une véritable doctrine de gouvernement, le fascisme, dont les origines et le processus politique sont exposés ici, a dû, nécessairement, se donner des bases économiques solides. Il est même permis de dire que, sans ces assises, le fascisme n’aurait jamais pu vivre.

Il est possible d’ailleurs que son évolution, à la fois économique et politique, ne soit pas terminée dans le pays même où il a pris naissance : en Italie.

L’origine de ce mouvement, la qualité de ses aspirateurs, démontrent bien que le fascisme est d’ordre économique.

En effet, il est surtout l’œuvre des grands industriels italiens de Milan, de Turin, etc…

Ce sont eux qui, les premiers, perdirent confiance dans le pouvoir politique représenté à ce moment par le vieux libéral Giolitti, lors de la prise des usines en 1920.

S’ils s’en remirent à Mussolini, pour éviter le retour de pareils faits, ce fut surtout pour bouleverser de fond en comble l’ordre économique existant, à l’aide d’un système de « collaboration forcée », dont la caractéristique essentielle serait d’empêcher, à l’avenir, le heurt des antagonismes de classe.

Mussolini exécuta d’abord la partie politique et défensive de sa mission. La marche sur Rome, la restauration du pouvoir de l’État, son exercice avec le consentement du roi, furent, pour Mussolini, et ses inspirateurs, des tâches dont l’accomplissement immédiat s’imposait pour sauver le capitalisme menacé jusque dans ses fondements, mais toutes ces mesures n’étaient que purement défensives. Sous peine de disparaître dans un chaos indescriptible, Mussolini et les grands industriels devaient créer.

Ce n’est pas comme on le croit généralement, la violence et toutes les manifestations qu’elle comporte qui constituent le fascisme. Cette violence n’est que le moyen par lequel le gouvernement fasciste impose sa domination. Il semble même qu’en dehors de l’Italie, le fascisme n’existe réellement nulle part ailleurs.

L’Espagne, la Hongrie, la Bulgarie, la Roumanie, la Pologne, la Lituanie, gémissent sous la poigne brutale et sanglante de gouvernements réactionnaires, de dictateurs militaires et civils, mais on ne peut dire que, les régimes de ces pays soient fascistes. Ils n’ont, jusqu’à présent, de fasciste, que la violence.

L’Italie, seule, possède un régime fasciste parce que, dans ce pays, une nouvelle économie : celle qui caractérise vraiment le fascisme, est à la base du nouvel ordre social.

C’est là, en effet, que les industriels, en constituant « les faisceaux », eurent l’idée géniale de rassembler sur le plan de l’exploitation capitaliste toutes les forces actives qui concourent à la vie des Sociétés : la main-d’œuvre, la technique et la science. À ces forces, ils ajoutèrent ‒ c’est parfaitement logique, dans un tel régime ‒ le capital, c’est-à-dire : les patrons, les banquiers.

Les corporations fascistes, qui sont les piliers du régime, les cariatides du nouvel ordre de choses, permettent de réaliser, au besoin par la force, la collaboration de tous ces éléments sur le plan industriel à l’échelle locale, régionale (provinciale) et nationale.

Ces « corporations » n’ont rien de commun avec celles du Moyen-Âge, disparues en France vers 1786. ‒ Ce ne sont pas des forces périmées d’association que l’épreuve du temps condamnera sans appel.

Elles sont, au contraire, l’armature moderne et perfectionnée du capitalisme, dont elles ont mission de réaliser, sans encombre, l’évolution nécessaire.

Pourquoi ce système fasciste est-il si redoutable ?

1° Parce qu’il est, sur le plan capitaliste, une adaptation dangereuse du syndicalisme ouvrier ;

Parce qu’il réalise « concrètement » le système d’intérêt général des démocrates syndicaux ;

Parce qu’il dépasse, apparemment, par l’application pratique, et immédiate, le socialisme d’État à tendance réformiste.

Ce sont ces caractéristiques qui font la force du fascisme et le rendent redoutable.

En tirant la leçon, à leur manière, de 50 années d’expériences sociales ouvrières, les industriels italiens ‒ avec lesquels, en France, les Motte, les Martin-Mauny, les Valois et les Arthuys, sont en parfait accord ‒ ont su renforcer économiquement et politiquement leur puissance. Ils ont fait franchir une nouvelle étape au capitalisme. Ils ont su réaliser ce tour de force : assouplir un système en le concentrant ; renforcer l’exploitation en la masquant sous les traits de la collaboration : imposer comme réel un intérêt général inexistant ; diriger vers des buts de conservation du capitalisme des forces destinées par excellence à faire disparaître ce régime.

Et ce tour de force s’est accompli sous les yeux ébahis du prolétariat universel, sans que celui-ci en saisisse toute la signification, toutes les conséquences.

Il a été longuement préparé et exécuté de main de maîtres. La mise en tutelle de tous les États par la finance et la grande industrie internationale a précipité l’avènement du fascisme. Et on peut tenir pour certain que les industriels italiens avaient derrière eux, avec eux, tous les grands potentats bancaires et industriels, surtout ceux d’Angleterre et d’Amérique. La contribution financière de ces magnats à l’œuvre du fascisme est aussi évidente que le contrôle qu’ils exercent sur l’industrie italienne est réel. Mussolini n’est, en somme, que l’exécuteur des desseins du grand État-Major capitaliste mondial. L’Italie n’est que le lieu d’une expérience qu’on veut aussi décisive que possible avant de la généraliser.

Voilà, à mon point de vue, comment la classe ouvrière doit considérer le fascisme. C’est le système social nouveau du capitalisme, ayant à la fois de très fortes bases économiques et une expression étatique renforcée.

Ce mouvement est d’autant plus dangereux qu’il vient à son heure : au moment où, dissociées, les forces ouvrières bifurquent vers des buts différents ; au moment où, abandonnant définitivement leurs objectifs, de classe, une partie de ces forces apportent au capitalisme le concours sans lequel celui-ci ne pourrait franchir, dans les circonstances actuelles, le défilé difficile qu’est toujours le passage d’un stade d’évolution à un autre stade ; au moment, enfin, où la faillite de tous les partis politiques, dans tous les pays, s’avère irrémédiable aux yeux de ceux qui comprennent la signification, la portée des événements économiques, politiques et financiers qui se déroulent à travers le monde.

Il n’est donc pas surprenant que le fascisme, habilement présenté aux diverses couches populaires, réussisse à entraîner vers lui toutes les dupes des partis, tous les trompés, tous les désabusés, tous les partisans des doctrines de force que la guerre a remises au premier plan. Ceci pour le plan politique.

Économiquement, les corporations fascistes, en réunissant dans un même organisme toutes les forces d’une même industrie : patrons, techniciens, savants et ouvriers, réalisent la gageure de faire croire à l’existence d’un intérêt général.

Et cette conception n’est-elle pas, en fait, pour le compte du Capitalisme, l’affirmation de la thèse soutenue par la Fédération Syndicale d’Amsterdam et ses plus brillants représentants sur le plan ouvrier.

Il n’y a qu’une seule différence. C’est celle-ci : Jouhaux et ses amis prétendent réaliser l’intérêt général, en utilisant le capitalisme, au profit des travailleurs, tandis que Mussolini le réalise au profit du capitalisme en utilisant le prolétariat.

Des deux, un seul est logique : Mussolini. C’est là, en grande partie, la force essentielle du fascisme. Non seulement, il institue à son profit un régime d’intérêt général, mais encore il s’assure, pour cette tâche, le concours indispensable d’une partie de la classe ouvrière.

Qu’on ne croie pas que le fascisme supprime les classes, qu’il les nivelle. Non, il les superpose, mais cela lui permet de faire disparaître les antagonismes brutaux et permanents du Capital et du Travail, au nom de leur intérêt corporatif et général.

De cette façon, il supprime à la fois : la grève, arme ouvrière, et le lock-out, arme patronale, par l’arbitrage obligatoire, arme à la fois gouvernementale et patronale, puisque l’État n’est que l’expression collective de la classe dominante.

Si la « corporation fasciste » réalise une sorte de solidarité d’intérêt, nul ne peut prétendre que cette solidarité implique l’égalité sociale des « associés ».

Voyons, en effet, quelles sont les caractéristiques essentielles de ces corporations :

Au sommet : une direction technique assumée par le patron, l’industriel et, invisible mais présente, unie autre direction, occulte, morale, suprême, la vraie direction : les grandes banques ;

Aux échelons : Les Savants, dont les travaux sont dirigés, orientés par la direction, par la force qui paye ; les techniciens, qui sont chargés d’appliquer les découvertes des savants sur le plan industriel ; les agents de maîtrise, qui ont pour mission de faire exécuter, selon les règles de la corporation, dans « l’intérêt général » de celle-ci, les travaux élaborés, mis au point par le corps des techniciens. ‒ Savants, techniciens, agents de maîtrise, reçoivent, à des degrés divers, des « délégations » qui font d’eux les représentants de la direction. Ils n’en sont pas moins contrôlés constamment par celle ci ;

Au bas de l’échelle : les ouvriers, les employés, les manœuvres, c’est-à-dire les exécutants, qui sont placés sous la direction des agents de maîtrise, qui obéissent aux instructions du « Bureau » et n’ont à faire preuve d’aucune initiative. Ils ne jouissent, en fait, d’aucun droit.

En somme, on peut dire que la Corporation est placée sous l’autorité d’un seul maître, en deux personnes : l’industriel et le financier, le second commandant au premier. Le reste constitue une armée de parias, plus ou moins bien rétribués et considérés, dont les efforts conjugués n’ont qu’un but : enrichir le premier en asseyant ses privilèges, en les perpétuant.

C’est ce que le fascisme appelle la « collaboration des classes » dans un but « d’intérêt général ».

Les salaires, la durée du travail, les conditions d’exécution de celui-ci, sont fixés localement, par industrie, par la Corporation intéressée, c’est-à-dire, en réalité, par le patronat qui prend grand soin de faire avaliser ses propositions par les « représentants » des autres « associés », habilement choisis par lui, avant de les faire légaliser par le « podestat », qui est le magistrat politique, le représentant direct du pouvoir d’État.

Ce système est encore incomplet, mais, d’ores et déjà, il constitue la base solide qui supporte tout l’édifice fasciste. Lorsque Mussolini, avec le temps, aura réussi à se débarrasser du Parlement élu et du Sénat, désigné par le roi ‒ et ce ne sera pas long ‒ il constituera des parlements provinciaux et un parlement national, où siégeront les représentants qualifiés des Corporations, c’est-à-dire des « grands intérêts » du pays.

Ces assemblées locales, provinciales et nationales, constamment placées sous le contrôle du pouvoir central, formeront l’appareil politique du pays.

Le fascisme sera alors réalisé : politiquement et économiquement.

Il lui restera à accomplir la tâche pour laquelle il fut présenté : Tracer les nouvelles lois économiques du Capitalisme, généraliser le système de renforcement de l’État mis au point en Italie.

Les grandes crises économiques et financières actuellement en cours n’ont pas d’autre but.

J’ai indiqué ailleurs que les crises économiques qui se déroulent dans tous les pays n’avaient pas pour causes réelles les crises financières qui n’atteignent et n’affectent que certains d’entre eux. J’ai démontré que ces crises économiques sévissaient aussi bien dans les pays à change haut, moyen ou bas, que dans ceux où les crises financières étaient terminées, en cours, ou bien ne s’étaient pas encore produites.

La crise financière est, certes, un facteur, mais un facteur artificiel, qui permet de rendre ici ou là, la crise économique plus aiguë. C’est un moyen, dont use avec art la finance internationale, mais ce n’est pas une cause.

Quant à la conséquence de ces crises économiques, c’est le chômage, aujourd’hui général dans le monde. Quelle que soit la situation financière des pays, le chômage y règne et on constate qu’il est, généralement, d’autant plus considérable et, aussi, permanent, que la situation du pays est, financièrement, meilleure. La Suisse, l’Angleterre, l’Allemagne, sont, à ce sujet, des exemples probants.

Le chômage n’est, en somme, qu’une sorte de lock-out, qui a pour but d’introduire dans la production de nouvelles règles, dont le fascisme et le taylorisme semblent constituer les grandes lignes sur tous les terrains (exécution du travail et forme de sa rétribution).

L’ensemble de ces nouvelles règles constitue ce qu’on appelle la « rationalisation ». Ce mot, qui a une importance considérable, à notre époque, sera étudié à sa place.

Mais, dès maintenant, il convient de dire que la rationalisation, actuellement en cours, dans tous les pays industriels, ‒ et déjà partiellement réalisée dans certains d’entre eux ‒ a pour but de faire passer le capitalisme d’un stade terminé, révolu, à un autre stade correspondant à l’évolution actuelle.

Les Corporations fascistes seront les agents d’exécution de ce plan, sous le couvert de « l’intérêt général ».

Et, en France, on assistera vraisemblablement, en raison de l’histoire de ce pays, à ce spectacle prodigieux de voir le fascisme réalisé par la C.G.T. ou plutôt par ses dirigeants, aidés par les chefs socialistes, lesquels, dans nombre de pays, et notamment en Pologne, ont montré qu’ils avaient, à ce sujet, d’étonnantes dispositions.

En effet, quiconque peut s’apercevoir que la bourgeoisie réactionnaire française a l’infernal talent de faire présenter, soutenir et défendre ses projets d’asservissement par les leaders politiques du Parti socialiste et les chefs syndicaux de la C. G. T.

C’est ainsi que Paul Boncour, au nom du Parti socialiste, présenta et fit voter le projet de loi instituant la nation armée et la militarisation des syndicats, avec l’agrément de la C.G.T.

C’est ainsi, encore, que celle-ci, alors que le chômage permanent implique la réduction du temps de travail, se cramponne à la journée de 8 heures, devenue trop longue.

Le Capitalisme poursuivra-t-il sa besogne de transformation profonde, jusqu’au bout, en utilisant les chefs socialistes et syndicaux, déjà rivés à son char ? Réalisera-t-il, avec eux, le fascisme ‒ quelle qu’en soit la forme ‒ ou se décidera-t-il, le moment venu, à se débarrasser de « ses auxiliaires », après les avoir usés ? Nul ne le sait, du moins en ce moment, pas même l’intéressé.

Mais il est cependant certain que, de quelque manière que ce soit, et avec qui ce soit, la haute finance poursuivra son but sans défaillance.

Une force, une seule : le syndicalisme révolutionnaire me paraît capable de barrer la route au capitalisme, en voie de transformation.

Comme son adversaire, mais à l’état libre, il dispose, sans limite, des facteurs qui assurent la vie sociale.

C’est, en définitive, entre le syndicalisme révolutionnaire et le fascisme, ‒ et tous ses alliés, politiques et syndicaux ‒ que se livrera la bataille finale, pour laquelle tous les ouvriers devraient déjà être prêts.

De l’issue de cette bataille dépend toute la vie des peuples.

Selon que l’un ou l’autre triomphera, ce sera la liberté ou l’asservissement, l’égalité sociale ou l’exploitation illimitée, qui régneront universellement. ‒ Pierre Besnard.