Encyclopédie anarchiste/Inspiration - Insurrection

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Collectif
Texte établi par Sébastien Faure, sous la direction de, La Librairie internationale (tome 2p. 1029-1039).


INSPIRATION n. f. (du latin inspiratio). Excitation cérébrale, sorte d’hypertension nerveuse, mouvement de la pensée, du sentiment, d’apparence spontanée, qui décuple l’activité intellectuelle et en particulier le jeu de l’imagination créatrice. C’est un enthousiasme propice à l’éclosion des idées, au l’appel et à la combinaison des images, aux envols de la pensée, au rythme de la phrase et dont bénéficie l’œuvre du poète, du peintre, du musicien, etc. L’inspiration de l’amour, de la foi, par exemple, renforcent les dispositions de l’artiste. « Le génie est une sorte d’inspiration fréquente », disait Marmontel.

La mauvaise orientation des décisions, des actes fait souvent dire : j’ai été mal inspiré en procédant ainsi. Le mot inspiration désigne aussi la chose inspirée. « L’amitié est une inspiration de l’âme » (Laténa). Les natures moutonnières ne s’ébranlent qu’à l’inspiration d’autrui. Beaucoup écoutent les inspirations de la colère, du ressentiment, des préjugés et des croyances. Des faibles, des irrésolus, des mystiques espèrent de quelque horizon mystérieux l’aide qui doit les arracher à des difficultés critiques : ils attendent l’inspiration. Cependant « la prévoyance est plus sûre que l’inspiration » (E. de Girardin). Le conseil ou l’intervention salutaire ainsi escomptés sont considérés comme ayant leur source dans les régions incontrôlées de l’être et plus souvent la crédulité les cherche hors de soi, en quelque Providence…

Les religions voient dans l’inspiration une communion momentanée de l’intelligence humaine avec le Divin : c’est une suggestion d’ordre spirituel dont ils rapportent à Dieu la causalité. Les actes de nos monarques absolutistes ont été présentés par leurs apologistes comme étant d’inspiration divine. Les ouvrages sacrés, les livres saints ont été, selon l’histoire religieuse, écrits sous l’influence de cette assistance céleste. L’inspiration est ainsi, pour les théologiens, « le secours surnaturel qui, s’exerçant sur la volonté de l’écrivain sacré, le détermine à écrire en éclairant son intelligence de manière à lui suggérer au moins le fond de ce qu’il doit dire » (Larousse).

Les hommes ne peuvent se laisser guider sans danger par la fantaisie ou l’arbitraire des inspirations. Ils doivent arracher le plus possible d’actes à l’incohérence et les faire entrer dans le cadre réfléchi de la raison et du sentiment surveillé et porter sur eux ensuite l’énergie propre de leurs résolutions. — L.


INSTABILITÉ n. f. (du préf. in et de stabilité). Manque, défaut de stabilité. On ne l’emploie guère qu’au figuré. L’instabilité des choses humaines. L’instabilité des opinions. L’instabilité de son esprit. L’instabilité du monde.

— Défaut de permanence, état de ce qui est soumis au changement : « L’instabilité est une condition essentielle de la vie. L’expérience de la vie nous enseigne l’instabilité de l’amour plutôt que sa constance. » (Saint-Marc Girardin).

Mécan. rationnelle. On dit que l’équilibre d’un système est instable lorsque l’introduction de la moindre cause extérieure peut le rompre complètement, de manière à amener des déformations ou des déplacements finis.

Chimie : Combinaison instable, celle qui se détruit facilement.

Métallurgie : Acier instable, acier qui perd aisément ses propriétés.

Ant : Stabilité, stable (voir ces mots).


INSTAURATION n. f. (de instaurer, latin instaurare : de in, en, et d’un primitif perdu staurare, que l’on trouve aussi dans restaurare, et qui parait signifier affermir, palissader, d’un substantif inusité staurus, qui paraît répondre au grec stauros, pieu, palissade, et au sanscrit sthavaras ; fixe, ferme, fort, zend çtawra. La racine commune de toutes ces formes est évidemment dans le sanscrit sthâ, être debout, qui est resté avec une foule de dérivés dans toutes les langues de la famille aryenne). Action d’instaurer, d’établir, de fonder : l’Instauration du temple de Jérusalem, des jeux olympiques. L’instauration d’un gouvernement, d’un usage. Par l’installation de la société libertaire, l’homme ne sera plus un loup pour l’homme, l’autorité disparaitra, ainsi que l’exploitation et le commerce. Les humains vivront dans un maximum de libertés et de bien-être. Les causes de leurs dissentiments ayant disparu, au lieu de se haïr ils s’aimeront.


INSTIGATION n. f. (latin instigatio ; de instigare, instiguer, inciter). Incitation, suggestion, sollicitation pressante par laquelle on pousse quelqu’un à faire quelque chose. Se prend le plus souvent en mauvaise part : il a fait cela à l’instigation d’un tel. Les instigations de cet homme l’ont séduit.

— Anc. jurispr. Instigateur, dénonciateur. Lorsqu’un accusé était absous, il avait le droit d’obliger le procureur à lui nommer son instigateur.


INSTINCT n. m. (du latin instinctus, de instiguer, pousser, exciter). Quand nous disons de l’instinct qu’il est « un mouvement naturel qui pousse à faire certaines choses sans le secours de la réflexion », c’est surtout, ainsi présenté, l’extérieur de l’instinct que nous voyons et la soudaineté sans guide de ses élans. Mais sa figure ne révèle ses mobiles et le moteur en demeure caché… On dénomme aussi instinct, extensivement, chez l’homme, cette « impulsion intérieure et involontaire qui meut l’âme humaine ». Et c’est en ce sens que La Fontaine disait : « Nous n’écoutons d’instincts que ceux qui sont les nôtres. » Mais l’instinct est surtout cette « stimulation intérieure qui détermine l’être vivant à une action spontanée, involontaire ou même forcée, pour un but de conservation ou de reproduction ». L’instinct — ou mieux la série coordonnée des instincts — apparaît comme la sauvegarde irraisonnée des êtres animés. Il est pour chacun d’eux une tendance à la conservation, à l’équilibre, une propension à accomplir les actes qui garantissent dans l’univers sa position, sa vitalité et son évolution propre… L’instinct n’est pas particulier aux animaux. Les plantes révèlent des instincts saisissants, telle la cuscute cherchant pour s’enrouler des végétaux vivants. Les réactions des êtres inorganiques dans un milieu modifié sont comme un embryon d’instinct…

Bory de Saint-Vincent a pu voir judicieusement, dans l’instinct, « la première conséquence vitale de l’organisation et pour ainsi dire l’essence de l’individualité animale ou végétale ». L’instinct a pour champ principal les fonctions conservatrices et reproductrices. Jusqu’au plus profond des cellules il préside au mouvement vital, assure au cœur son rythme distributeur, enseigne aux vaisseaux chylifères à démêler les sucs nourriciers… Il veille inlassablement — car le sommeil ne suspend pas son activité — sur une gamme étendue d’opérations naturelles qui trouvent dans le plaisir et la douleur leur contrôle attractif ou répulsif. Est-ce là un signe suffisant pour prétendre que l’instinct, « suite, disent certains, de la constitution de l’ordre universel », a précédé l’organe et que la faculté de discerner le bien de l’être n’a pas été acquise lentement, après des expériences meurtrières, des tâtonnements et des erreurs dont les conséquences ont pu être la mort pour des millions d’individus ? L’instinct n’est-il pas la répétition avisée d’abord et par la suite purement mécanique (jusqu’à ce stade extrême où la conscience est imperceptible) des actes favorables aux cellules ou à leurs groupements, moyens enfin découverts sur le chemin de multiples sacrifices ?…

Préalablement à la possession individuelle de certaines armes défensives, se reconnaît chez l’animal une tendance à en appeler le secours et se manifeste comme l’impatience de leur usage. Sous la poussée d’un instinct primitif et, semble-t-il, spécifique, le jeune taureau sans cornes frappe déjà de son front baissé et le chien encore sans dents mordille avec une ténacité qui souligne la prédominance d’un appareil trop lent à lui prêter son appui. Un instinct obscur, antérieur à la puberté, avertit les sexes, par son trouble, que va s’ouvrir pour eux « la source mystérieuse de volupté ». Venue du lointain des générations, à travers les prémices confuses dont la chair sent déjà le frémissement, vibre la promesse de l’essor amoureux. Dans les organes spéciaux des êtres sexués, n’y a-t-il que des affinités s’appelant et tendant à retrouver leurs conjonctions premières ? Et l’instinct génésique, dans ces organes doués de propriétés attractives, n’est-il que la garantie en quelque sorte moléculaire de l’œuvre de reproduction ?…

De ce que l’instinct semble avoir pour siège — dans les animaux sans cerveau — les fibres mêmes intéressées, s’ensuit-il que cette dispersion primitive aux injonctions localisées ne puisse rejoindre les forces qui, au sein des êtres supérieurs, opèrent, dans la région cervicale, leur concentration pour, de ce foyer, refluer à travers la vie en ondes directrices. Les spécialisations qui subsistent, au cœur même du système nerveux et font du système ganglionique le moteur des actions de conservation et de reproduction et le gardien fidèle de la vitalité, tandis que le système spino-cérébral commande aux voies de l’intelligence et de la sensibilité externe et prépare la personnalité, ces spécialisations qui, de l’enfant à l’humain accompli, révèlent des gradations d’importance et comme un transfert progressif d’attributions, peuvent n’être qu’une division du travail, tacite et circonstanciée et tendre à leur tour vers l’unité de direction dans la diversification toujours plus coordonnée de l’exécution… Faudra-t-il accepter, à un certain niveau, la rupture de l’essentielle parenté qui, sous nos investigations, semble rattacher les êtres incomplets aux espèces déjà perfectionnées, briser l’échelle ascensionnelle par laquelle, de l’inorganique sommaire à l’organique développé s’étage insensiblement l’univers mouvant ? Admettre que dans les centres instinctifs, aux réactions locales d’automates, des ascidies ou des zoophytes par exemple, rien ne sommeille en germe de ce que seront les manifestations lucides de l’intelligence et de la volonté humaines ? Des zones où l’instinct commande en maître à celles où l’intelligence dirige au point de perturber l’économie, n’y a-t-il pas mille échanges ténus, une constante évolution, sans solution de continuité ? Où sont les bornes « prescrites » (comme dit Voltaire) au développement de l’instinct, à l’extension de ses capacités, aux modifications même de son essence ? Quand il avance que « c’est à un instinct mécanique, qui est chez la plupart des hommes, que nous devons la plupart des arts, et nullement à la saine philosophie », ce même auteur n’élève-t-il pas l’instinct sur un plan de beauté où d’autres s’obstinent à faire briller, comme un astre à part, l’intelligence ? Il souligne en tout cas, involontairement peut-être, des similitudes troublantes et condamne les démarcations aventurées…

N’y a-t-il nulle part, d’ailleurs, dans l’instinct l’embryon de l’intelligence rudimentaire ? Devons-nous regarder celle-ci comme apportée, avec ses caractères distinctifs, dans le berceau d’une catégorie privilégiée ? Et où le situera-t-on, cet apport ? Quel animal (si on ne remonte à la plante) aura le « glorieux prestige » d’avoir reçu le dépôt d’une faculté dont l’homme a tiré de si merveilleuses applications ? Nous avons quitté l’homme-roi, aux attributs célestes. Penché vers nos frères immédiats, les mammifères quadrumanes, nous discernons les traits d’une ancestralité lumineuse. Et s’ébauchent, bien au delà d’eux, les manifestations préliminaires de ce qu’on a dénommé — par opposition plus que pour sa nature exacte, l’intelligence, une intelligence qui n’est souvent — maladroit encore et dangereux en ses essais — qu’un instinct de remplacement…

La science remue péniblement les origines de l’instinct et la philosophie s’arrache avec effort, parmi tant de problèmes impénétrés, aux explications vaines, mais reposantes des divines innéités…

Considéré dans l’individu, l’instinct a pu mériter cette définition de W. James : « une faculté d’accomplir certains actes en vue de certaines fins, sans prévision de ces fins, sans éducation préalable de ces fins ». Dans l’unité passagère et limitée, le champ est trop menu où opèrent les chocs en retour et les éducations. Et une sorte d’invariabilité semble souligner dans la marche de l’instinct son aveuglement. Les rectitudes comme les redressements ne dévoilent leurs raisons qu’à travers les séries d’êtres et n’en désignent, dans le moment, au chercheur les courants décisifs gagés par des épreuves cruelles. Cependant, au fond du chat qui, sans apprentissage, bondit vers la souris, il y a la lente accumulation des habitudes d’une catégorie d’êtres qui demande à la même proie sa subsistance. Et dans le castor bâtisseur, dans l’abeille géomètre œuvre une adaptation lointaine, devenue l’habitude ancestrale, l’instinct de l’espèce. Et la souplesse, et la perfectibilité de l’instinct nous mettent en garde contre le fatalisme d’une innéité et nous font chercher dans l’hérédité le processus de sa fixation.

Si l’instinct évoque le désir, il n’est pas l’aspiration vague et comme détachée des moyens. Autrement riche et précis dans sa complexité, il constitue un tout cohérent tendu vers le but et organisé pour la réussite. Ses interventions sont d’autant plus vigoureuses qu’il ne connaît pas les tergiversations de l’intelligence qui soupèse l’inattendu, et qu’il fonce sans songer à se garer de l’inaccoutumé, sans s’effriter dans la prudence et la circonspection. Plus encore que les passions naturelles (avec lesquelles il se confond parfois) et plus que les passions acquises — soudaine ou habituelles — l’instinct a un caractère frappant d’irrésistibilité, surtout quand ses manifestations visent la sustentation ou la perpétuité. Le loup affamé quitte l’abri salutaire où le cloue une peur quotidienne. L’oiseau fige dans une, lente incubation sa mobilité coutumière. La femme retourne à l’amour même après l’enfantement césarien. Mille traits attestent ainsi la tyrannie d’un appel ancré aux fibres profondes…

La nature de l’instinct ? Pour Descartes, l’instinct est purement mécanique. Pour Spencer, c’est une action réflexe composée. Pour Cuvier, c’est une imagination sensorielle préalable… Trois théories principales s’efforcent d’en expliquer l’origine, Cuvier et Jussieu y voient une « propriété exclusive et irréductible de la vie ». Elle est, pour Condillac, une habitude individuelle. L’école évolutionniste, avec Darwin, Spencer, en recherchent la source dans la démarche accidentelle devenue une habitude héréditaire

Le transformisme a pour sa vraisemblabilité des évidences aujourd’hui reconnues. Ainsi l’instinct, à l’encontre d’assertions tenues longtemps pour des axiomes ( « l’instinct est inné, antérieur à toute éducation, aveugle, uniforme, invariable et limité à un ordre spécial de faits », disait Bouillet), n’est – au moins absolument — ni aveugle, ni immuable, ni irréfléchi, ni invariablement spécifique. Et tombent, avec cette théorie, les cloisons étanches. Du réflexe à l’instinct, de l’instinct à l’activité réfléchie, un courant continu déplace les caractéristiques et des prédominances, seules, différencient les classes. Des rives, le castor traqué a gagné le milieu des étangs. L’abeille utilise les fondements artificiels de l’apiculture mobiliste, pare, en certaines contrées, aux dévastations du sphinx athropos en rétrécissant l’entrée de la ruche, va jusqu’à l’abandon — accidentel et circonstancié — de l’hexagone des cellules pour le pentagone, etc. Et si le percement d’une cellule commencée (argument invoqué par Cuvier), perforation qui la rend d’avance inutilisable, n’empêche pas l’abeille d’en poursuivre l’achèvement, la même altération répétée et systématique, attirerait l’attention de l’espèce (la nature en offre des exemples) menacée dans sa vitalité et l’inciterait à y porter sa résistance, voire un renforcement préventif.

La persistance des instincts est toute relative. Et certains disparaissent, d’autres prennent naissance dans les circonstances. Le défaut d’usage en émousse, en anéantit même d’importants (migration chez certains oiseaux, orientation chez l’homme civilisé, le vol chez les canards sauvages domestiqués, etc.). La sauvegarde en ébranle de nouveaux. Dans les terres inhabitées jadis, les animaux que ne troubla d’abord l’apparition de l’homme se dérobent aujourd’hui à son approche, etc. Il n’y a pas dans l’instinct de volonté initiale comme il n’y a pas d’intention préalable. Dans la répétition — utile à l’individu ou à l’espèce — s’est forgée sa puissance. Et il ne s’est durablement fixé, relativement cristallisé, qu’à un niveau suffisant de capacité et non sans le secours de réactions avisées… Des habitudes, sous nos yeux et dans la limite individuelle, donnent parfois à certains mouvements (observables dans la natation, par exemple, la musique instrumentale, etc.) dans la conscience apparente, ce recours instantané, cette absence d’hésitation si significatif de l’instinct…

Les traits de l’instinct sont d’autant plus accusés, sa sûreté plus grande, que les espèces ont conservé leurs mœurs et leur milieu primitifs et que leur activité se trouve bornée à la satisfaction des besoins essentiels. Plus l’animal s’évade de son cadre premier, modifie et raffine ses conditions d’existence, plus il s’éloigne aussi des bases qui sont sa garantie naturelle. Il arrive — et c’est le cas pour l’homme — à quitter le sol ferme des mouvements normaux, défensifs ou agrégateurs. Sur le plan factice des civilisations, ses gestes désaxés abandonnent souvent le sens de leur nécessité. L’activité dispersée les répudie même au profit de manifestations épuisantes. Et le sage en vient à en rechercher le chemin perdu par les raisons de la connaissance… L’inconscience (l’échelon le plus bas de la conscience plutôt que sa négation) dont il est fait état contre l’instinct n’apparaît telle sans doute, en l’atmosphère originelle des actes, que parce que nous manque l’appareil apte à en mesurer les sensations conséquentes, enregistrées ou non au passage selon l’intensité, l’occasion, l’affluence, le sujet, etc., et que les êtres inférieurs, en leur impressionnabilité confuse, en subissent souvent les répercussions sans que rien ne les extériorise. Et la conscience (d’ailleurs toujours impressionnée, mais plus ou moins détentrice), avec l’usage, se libère dans le réflexe du souci de la conservation, comme elle le fait pour les habitudes qui, à tort ou à raison, s’incorporent à la vitalité…

De l’instinct à l’intelligence, ces deux forces longtemps dissociées par les philosophies dualistes, la science évolutive voit surtout des différences de degrés et des aspects circonstanciés. De l’instinct droit à l’intelligence avertie, il y a davantage la transposition, dans le domaine d’une vitalité élargie, par une série de chaînons progressifs, que l’abandon d’une zone où stagnent des types arrêtés pour une région où le mouvement proprement intellectuel serait l’apanage d’une race distincte et privilégiée. Mais la mécanique subconsciente des instincts primaires se complique d’une balance d’observations et subit la poussée de contraires répétés. Elle est susceptible de profondes modifications collectives qui sont davantage des adaptations que des déviations. Et l’on y découvre les rudiments d’un obscur travail de réflexion qui dépasse la zone passive des réflexes. De même le jeu rythmé de certains cerveaux ramène l’attention humaine vers les sources où s’abreuve l’élément vital et renoue le fil conservateur qu’on ne brise jamais longtemps impunément. C’est dans ces régions intermédiaires — multiples et perfides — où l’instinct brut a perdu pied et où l’intelligence (instinct peu à peu lucide et idéalisé) tâtonne, louvoie, s’égare que des méconnaissances passagères prennent l’ampleur des catastrophes. Car l’être est animé d’une vitalité souple à ce point qu’il peut, pendant plusieurs générations, entrer en lutte avec ses organes sans entraîner sa disparition. Ses instincts secondaires ne l’avertissent que faiblement. Des réactions sporadiques l’intelligence néglige le rappel. Et il se précipite à des réductions et des déchéances dont il faudra des siècles pour remonter le cours, et à des ravages et des atrophies qui seront, eux, irrémédiables. Péremptoire est la voix de nos grands besoins négligés. Et sans appel sont les sanctions qui en frappent les enfreintes. Et il faut voir la persévérance dans la ligne où ils se satisfont comme le résultat d’expériences violentes de l’espèce qu’ont payées de leur existence des individus rebelles aux commandements de la vitalité. De celle-ci l’instinct est comme le fluide tentaculaire et il traduit l’harmonieuse obédience aux exigences intransgressibles qui, au plus fruste intellect, dépêchent en émissaires les sensations.

De l’acte « instinctif » à l’acte « volontaire » est toute la distance de l’indispensable et de l’immédiat au médiat amplificateur. Deux grandes branches d’instincts orientent en effet l’activité de l’être. Vers la durée, avec les besoins d’entretien, l’instinct de conservation. Vers l’accroissement, avec les besoins d’expansion, l’instinct de curiosité… instincts individuels, spécifiques, sociaux… mouvements dont le spiritualisme situe les raisons dans la finalité et dont la cohérence continue qu’elle présuppose manque pour nous d’évidence. Dans l’immensité de l’univers et l’infini du temps (si relatives même soient de telles conceptions) combien de rencontres du hasard ont dû bousculer de « lois » et d’hypothétiques systèmes. Et, dans le chaos des mondes s’entremêlant, combien d’événements fortuits ont dû transfigurer d’apparences et révolutionner de rythmes !

Autour de nous, que d’instincts révolus qui s’obstinent, d’instincts nocifs qui triomphent, d’instincts perturbateurs qui montent. Et, à côté des « mauvais instincts » régnants, que d’instincts droits, naturels, logiques, féconds sont refoulés ou brimés ! A travers l’ancestralité viennent troubler les rapports humains des instincts — instincts directs ou de cortège — encore virulents et dont la mort profite, souvent, plus que la vie. Pour une humanité qui voudrait éclairer, dégager, libérer sa route, que d’instincts à réduire. Tous ceux, entre autres, dont la nécessité disparaît avec l’élévation de l’espèce et qui appesantissent cependant une durée malfaisante. Ceux que la substitution d’autres facteurs plus largement opérants a rendus caducs en fait ou en raison, sinon au regard de tous les hommes. Tel — pour citer le plus saisissant — l’instinct du meurtre (aux prémices « naturelles » déjà contestables) et ses efflorescences : les instincts sanguinaires, les instincts de brutalité, de violence, etc., devenus sans objet depuis que les hommes ont renoncé à la lutte (physique et individuelle) pour l’aliment et assurent leur subsistance par des méthodes pacifiques, demandent normalement à la conjonction des efforts, au savoir industrieux et non au conflit, la satisfaction de leurs appétits généraux. Au niveau humain actuel, l’entraide est capable de répondre en puissance efficace à toutes les exigences saines des besoins. Et les heurts sanglants de l’ambition, du rapt, de toutes les passions appropriatrices ne sont que des survivances faussées d’un instinct qui, affranchi de la proie, persiste à en poursuivre les ombres, à s’acharner sur des similitudes et des déviations. A refouler aussi tant d’ « instincts » secondaires qui ne sont que des habitudes vicieuses (voir Habitude) ou dégénérées ou qui s’éternisent au-delà du but et de l’époque ! A l’intelligence de s’entourer des lumières nécessaires au contrôle judicieux des instincts et à la mise au ban humain des instincts vides qui rôdent toujours autour de nos mouvements et s’alimentent à l’abdication de nos volontés. — Stephen Mac Say.

Ouvrages a consulter. — Romanes : L’Intelligence des animaux et L’Évolution mentale des animaux ; Darwin : L’Origine des Espèces ; Espinas : Les sociétés animales ; Al. Lemoine : L’Habitude et l’Instinct ; Joly : L’Homme et l’Animal ; J.-H. Fabre : Les merveilles de l’Instinct chez les insectes, Souvenirs et Nouveaux souvenirs entomologiques ; Hartmann : Le darwinisme ; Lubbock : Les Fourmis, les Guêpes et les Abeilles ; Blanchard : Les métamorphoses, les mœurs et les instincts des insectes ; Costantin : Les végétaux et les milieux cosmiques ; Zaborowski : Les migrations des animaux ; G. Le Bon ; L’Homme et les sociétés ; etc… Et aussi les œuvres de Buffon, Réaumur, G. Leroy, Cuvier, de Jussieu, Condillac, Bouillet, Spencer, W. James, etc.


INSTITUTION n. f. (du latin institutio). C’est le terme vaste qui désigne tout ce qui est inventé, instauré. Il convient à la fois à l’action même et à la chose établie : l’Église se prétend d’institution divine. L’Armée est une institution néfaste. Institution a aussi le sens — aujourd’hui vieilli — d’action de former et d’instruire, « Vous faites de l’institution des enfants un grand objet de gouvernement » (Voltaire), voire d’éducation. « La bonne institution sert beaucoup pour corriger les défauts » (Descartes). Le mot s’applique encore couramment, de nos jours, aux écoles, aux maisons d’éducation : les institutions laïques, congréganistes, etc. En jurisprudence, c’est une disposition, testamentaire ou autre, qui fixe qualité d’héritier : institution contractuelle. En droit canon, c’est la mise en possession d’un office et de la juridiction afférente, c’est pour le clerc une investiture ecclésiastique…

Les lois fondamentales qui régissent un État, les œuvres et les établissements caractéristiques d’un régime sont leurs institutions. Elles en constituent l’armature et en reflètent plus ou moins fidèlement l’esprit. La vitalité des institutions les meilleures dépasse presque toujours leur utilité : les sociétés sont souvent paralysées par des institutions caduques. Et la routine des hommes au service du conservatisme des règnes entrave l’effort des novateurs attachés à réaliser des institutions nouvelles. Le désaccord entre la nature humaine, ses besoins, ses aspirations et les institutions des sociétés modernes est le reproche essentiel que leur adresse l’anarchisme. Il s’oppose aux institutions particularistes qui visent à assujettir la prédominance des castes et à perpétuer le privilège, à entretenir, en système, le conflit permanent des intérêts au lieu d’en rechercher l’équilibre. On trouve, dans l’Encyclopédie, à la fois du point de vue de leur principe et de leurs applications, dans leur bloc plus ou moins cohérent comme en leurs exemples typiques, avec leurs traits communs et leurs dissemblances, l’exposé critique des institutions que notre philosophie dénonce et dont elle poursuit la disparition. C’est à la base même des institutions, dans l’esprit qui les anime, dans les intentions qui président à leur réalisation qu’il faut chercher les raisons de leur nocivité, interroger aussi leur viabilité. Les pires institutions ont besoin de rencontrer dans la mentalité et les mœurs ambiantes des sympathies complices et des correspondants harmoniques : les institutions d’autorité trouvent dans l’ignorance et surtout la passivité leurs possibilités d’instauration et la garantie de leur durée. La conjonction, dans le peuple, de la conscience de ses droits et des énergies adéquates, aurait raison, sans retour, des institutions qui exercent sur lui une compression séculaire. — L.


INSTRUCTION n. f. (lat. instructio). Tout ce qui peut donner quelque savoir de ce qu’on ignore, des éclaircissements sur quelque objet que ce soit. Particulièrement — et c’est la tâche des établissements de ce nom — « action d’instruire, de faire connaître, de dresser à quelque chose, d’enseigner diverses connaissances à la jeunesse »…

Un des vices essentiels de la culture de notre époque est d’être basé sur « l’instruction », sur la possession superficielle, de se satisfaire dans l’emmagasinement des connaissances. Et c’est, orientée vers des fins trompeuses, de se désintéresser de la valeur au profit de la quantité. Pire encore : c’est de refouler les moyens qui garantissent la persistance du goût de s’instruire et la possibilité ultérieure du choix des matériaux à recueillir. L’enseignement, puisqu’à cette partie de l’éducation générale se rattache plus spécialement l’instruction (voir éducation, enfant, enseignement, individualisme, éducation, etc.) a pour dessein de grouper des connaissances en abondance, non de retenir celles-là seules que désigne leur qualité. Outre les dangers que présente, pour un cerveau en voie de formation et aux cases encore exiguës, l’accumulation de données inutiles, mensongères et intéressées, voire même pernicieuses, cette méthode prive du logement utile les meilleurs aliments du savoir. L’instruction ainsi entendue a d’autres conséquences redoutables aussi : elle fonde le savoir sur l’acquisition passive, et l’acceptation, non sur la recherche active et la pénétration. Apprendre lui suffit, comprendre est superflu et, en général, dangereux. La mémoire est donc appelée à contribution au détriment de l’intelligence. Et l’on exige d’elle un effort absurde, excessif…

L’instruction aboutit ainsi au savoir apparent ou déformé, pire que l’ignorance, le « savoir » par la foi et non par la science et la raison. L’école laisse après elle un cerveau lassé, précocement surmené, moins curieux que l’inculte sain, moins ouvert à l’enrichissement véritable. Elle fausse d’ailleurs et paralyse les facultés intellectuelles et jusqu’à l’évolution morale… L’aptitude permanente, pour l’individu, à reculer les bornes de son inconnu, se trouve comme anéantie sous le faix d’une instruction générale qui jamais ne sollicite, pour ses réalisations, un effort personnel d’investigation et l’exercice de l’initiative et du jugement. Erronée, abusive et purement quantitative, l’instruction devient pour l’enfance (pour la progéniture populaire surtout) une permanente altération et elle fait peser sur son avenir toutes les tares de l’oppression. Croire et retenir sont les axiomes de l’instruction générale et dans la vie de l’homme fait, comme à l’âge scolaire, la chose lue, les propos du maître conserveront, pour le travailleur en particulier (plus négligé d’ailleurs, dans l’adolescence, que le bourgeois au bien-être duquel coopèrent, par surcroît, les « vérités » de l’instruction) un prestige d’évidence. Il restera, au long de ses jours, incapable de redresser, par la critique, les assertions de l’imprimé, les pantalonnades du bateleur politique. Et le livre, le journal surtout (son unique pâture le plus souvent) deviendront le catéchisme où se falsifie l’opinion…

Les générations, façonnées dès le jeune âge par l’instruction publique et nourries plus tard par une presse habile et toute-puissante, continuent, presque à l’égal des masses ignorantes d’hier, à n’être que lentement accessibles à la conscience de leurs intérêts véritables et capables de discerner la voie de leur libération.

Dans le domaine pratique et immédiat, l’instruction, telle qu’elle est départie aux enfants du peuple, a eu pour résultat, entre autres, d’arracher au milieu premier les natures plus favorisées. Abusées par un acquis façadier, ces fausses « élites » ont vu l’instruction incompatible non tant avec la condition qu’avec le labeur paternel. Le vernis de « la primaire » ou de ses prolongements a exacerbé la vanité des « parchemins » ouvriers et paysans. Et ils se sont jetés, rougissant du travail des mains et de la salissante production, dans les carrières où triomphe le larbinisme intellectuel : la bureaucratie et le fonctionnarisme. Ces transfuges sont d’ailleurs les serviteurs zélés d’une classe dont ils copient les mœurs et envient les prérogatives. Et la bourgeoisie possédante s’est ainsi assurée, par l’instruction, des recrues pour ses cadres administratifs comme pour ses organismes de répression. Le prétentieux chapeauté, galonné ou seulement mis en vedette par un uniforme de laquais, détenteur considéré d’une parcelle d’autorité, saura, contre les siens, assurer, avec toute la rigueur attendue, la conservation d’un régime auquel il s’est passionnément intégré…

L’instruction dont nous dénonçons ici les tares et les fins particularistes, apporte donc des éléments multiples et précieux au dressage méthodique des collectivités. Cependant, les déracinés ne renient pas tous leurs origines. Certains sont réfractaires au modelé bourgeois et ne cèdent rien d’eux aux ambitions mesquines. Triant, parmi le fatras des prêches et des manuels, le bon grain de l’ivraie multiple, dégageant leur cerveau d’une instruction massive et frelatée, des unités s’essorent vers une intelligence valeureuse. Glanant, dans le savoir que les forces régnantes ont tenté de jeter sur eux en étouffant manteau, tout ce qui peut agrandir le domaine d’une pensée courageuse, ils mettent — et c’est le châtiment des « instructions » obscurantistes —au service du peuple et de l’humanité, leur lumière patiemment conquise et leur vouloir fortifié de science. A travers l’instruction montent ainsi — malgré les perfidies et les arrière-pensées de nos maîtres — des forces attentives à la peine des hommes et dévouées au bien commun. — Lanarque.


INSTRUCTION POPULAIRE. L’individu arrive nu, faible, désarmé dans la vie et dans la société. Généralement, l’animal acquiert rapidement les moyens de résistance aux éléments et d’adaptation sociale qui lui sont nécessaires pour vivre. Un pelage ou un plumage le préserve des intempéries. Une prompte formation de l’intelligence, guidée par la sûreté d’un instinct reçu dès le premier souffle de vie, lui fait trouver sa nourriture, le met en garde contre les dangers et lui permet d’apporter, dès qu’il est adulte, sa contribution normale à la prospérité du groupe. L’homme, lui, reste longtemps dans son état d’infériorité primitive. Il faut de longues années de soins assidus pour qu’il acquière une santé robuste ; il en faut encore de plus longues pour la formation de son esprit et l’acquisition des connaissances nécessaires à la vie. Cet état d’infériorité aurait vite amené la disparition de l’individu humain s’il était resté livré à lui-même ; la vie en société l’a sauvé, mais comment ?

Michelet a constaté que la lenteur dans la formation est le cas des espèces supérieures. Ne nous targuons pas trop de cette supériorité de l’espèce, car ses conséquences sont trop funestes au point de vue social lorsqu’on considère comment la société sauve l’homme. Lui procure-t-elle toute la nourriture et tous les soins du corps dont il a besoin pour acquérir une santé robuste ? Met-elle à la disposition de son esprit toutes les connaissances nécessaires pour lui faire trouver, par sa propre expérience jointe à celle des autres, le bien-être et la liberté auxquels il a droit ? Non. Dans le plus grand nombre des cas, elle ne le sauve qu’à demi et seulement pour en faire un esclave de l’exploitation de l’homme par l’homme. Elle le sous-alimente pour l’entretenir dans une faiblesse physique constamment menacée de la maladie organisée socialement. Elle le sous-instruit pour le maintenir dans l’ignorance de son véritable bien. Elle ne lui permet de vivre que pour les autres, dans la misère physiologique, dans l’erreur intellectuelle, dans la détresse morale.

Plus l’espèce humaine a avancé en âge, plus elle a multiplié ses connaissances par ses observations et ses recherches, plus l’acquisition du savoir a été nécessaire à l’individu. La vie sociale est devenue de plus en plus difficile pour l’ignorant ; le temps n’est pas loin où elle lui sera tout à fait impossible. Aussi, l’ignorance a-t-elle toujours été le moyen supérieur de domination, et l’effort principal des gouvernements, on peut presque dire leur seul effort, a-t-il été de maintenir les hommes dans cette ignorance. Or, trop souvent, leur effort a été facilité par leurs victimes elles-mêmes, persuadées qu’elles n’avaient pas besoin de s’instruire, ne se rendant pas compte qu’un tel sentiment est chez l’individu un véritable crime contre lui-même et qu’il est pire que le suicide la vie à l’état de brute sans travail de la pensée et les servitudes qu’elle crée étant pires que la mort.

C’est par l’ignorance imposée ou volontaire que s’est formée la masse des « vagues humanités », des « espèces intérieures » comme disent ironiquement ses exploiteurs. C’est par elle que se maintient dans un moindre état de résistance physique, intellectuelle et morale le « matériel humain » des casernes, des lupanars, des usines et des champs de bataille où, disent les cyniques profiteurs de cet état de choses, « se régénère l’humanité !… ».

Combien d’individus, dans l’immense troupeau humain, sont véritablement instruits dans l’art de vivre ? Déjà, dans les premiers soins et dans l’éducation de l’enfant, l’espèce humaine se montre inférieure à la plupart des espèces animales qu’elle méprise si sottement. Trop souvent, un empirisme grossier préside à ces soins et à cette éducation, et des calculs sordides font confier l’enfant à des mercenaires. Plutarque a écrit : « Seule de toutes les espèces, l’espèce humaine ignore les tendresses désintéressées et n’aime que quand elle y trouve avantage ». Tous les animaux savent élever leurs enfants et il n’y a pas, chez eux, de « remplaçantes ». Plus tard, s’ils ont survécu à des soins imbéciles et à de mauvais traitements, combien d’hommes sont préparés à la lutte pour la vie, peuvent vivre par eux-mêmes sans le secours d’expédients plus ou moins funestes à leur santé, dégradants pour leur pensée et leur moralité ?

L’homme doit s’instruire dans l’art de vivre comme dans son métier ; les idées générales lui sont aussi nécessaires que le savoir professionnel. La connaissance du métier crée la liberté du travailleur dans sa profession ; les idées générales le font libre devant les autres hommes : ce sont elles qui donnent le goût de la liberté et son morceau de pain. Si le travail mécanique est de plus en plus asservi, méprisé, c’est que le travailleur est de moins en moins instruit dans son métier et c’est aussi parce qu’il est moins préparé à la vie intellectuelle et morale. L’artisan, jadis, créait les chefs-d’œuvre. Ceux-ci perfectionnaient la vie de l’artisan en même temps que la vie générale. Le capitalisme a tué le chef-d’œuvre avec l’artisan ; il a souillé le travail en même temps que l’ouvrier en remplaçant celui-ci par le manœuvre sans connaissances spéciales qui perd, dans l’ignorance de la valeur professionnelle, le sentiment de sa valeur humaine, de sa dignité, de sa personnalité, pour se fondre dans l’anonymat de la bête de somme interchangeable. Le laboureur est satisfait devant ses sillons régulièrement tracés. Le forgeron est content de lui lorsque, sous son marteau, le fer a pris une forme agréable. L’écrivain a du bonheur devant sa page bien écrite. Celui qui peut apporter dans son travail un faire personnel, pour lequel il s’est instruit, en a une fierté et une joie qu’il communique aux autres. Il défend son travail comme le fruit de son effort et de son intelligence et il se défend lui-même.

Il y a deux façons de tenir les hommes dans l’ignorance : en leur refusant toute instruction et en leur enseignant l’erreur (voir Ignorantisme). Tant qu’on a pu ne donner aux masses populaires aucune instruction, on l’a fait. Lorsque, sous la poussée irrésistible du progrès résultant de l’évolution naturelle, instinctive, vers le bien-être, on n’a plus pu pratiquer la complète ignorance, on a institué alors l’enseignement de l’erreur suivant les intérêts des puissants. L’autorité, imposée d’abord par la seule force brutale, s’est mise à argumenter, s’est fleurie de rhétorique. On a flatté la victime en paraissant s’adresser à sa raison ; on a abusé de sa crédulité au point de la convaincre que son exploitation était logique, naturelle, et qu’il n’y avait rien à y changer. La pauvre dupe résignée a dit avec ses maîtres : « Il y aura toujours des riches et des pauvres, comme il y aura toujours des voleurs et des volés et qu’il y aura toujours des guerres. Que deviendrions-nous s’il n’y avait plus de patrons pour nous faire travailler, de gendarmes pour nous garder, de soldats pour nous défendre… ? » C’est cet enseignement de l’erreur qui fait admettre, entre autres mystifications, celle du « peuple souverain », mystification sinistre, car entre l’ignorance où était tenu l’esclave et la quasi-ignorance où demeure le prolétaire actuel, la différence n’est pas plus sensible qu’entre l’ilote sur qui le maître avait droit de vie et de mort et l’homme appelé « souverain » mais dont tous les droits sont de vivre pour un patron et de mourir pour une patrie.

La liberté des individus et le progrès des sociétés sont toujours en raison directe de leur instruction. Elle ne leur donne pas automatiquement le bien-être et la liberté, mais elle leur fournit les moyens de les acquérir. Ils le savent mieux que personne ceux qui ont systématisé l’ignorance pour maintenir leurs privilèges. Tout en s’instruisant le plus possible pour eux-mêmes, ces maîtres-fourbes déclarent : « L’instruction ne fait pas le bonheur — pas plus que l’argent qu’ils thésaurisent — au contraire, elle apporte souvent le malheur en répandant des connaissances malsaines, en excitant l’orgueil et l’ambition, en faisant des vicieux et des déclassés. Il n’est pas bon que le peuple sache trop de choses !… » Et l’humble foule bêlante répète comme un écho : « A quoi bon apprendre à lire et à écrire ?… Nos pères n’en savaient pas tant, ils ont vécu quand même. » — Ils ne cherchent pas à savoir comment ont vécu ces malheureux ! — « Nos fils en sauront toujours assez ; ils feront comme nous !… » Voilà l’état d’esprit créé dans les cervelles populaires par l’ignorance et par l’erreur. On comprend, comme conséquence, pourquoi l’état social dispense si chichement l’instruction aux enfants des prolétaires, pourquoi il la leur donne si bourrée de préjugés et de mensonges conventionnels. Il faut faire d’eux de bons serviteurs et de fidèles chiens de garde.

L’instruction n’eut d’abord, dans l’antiquité, qu’un but sacerdotal. Chez tous les peuples où le gouvernement était religieux : Indous, Persans, Égyptiens, Hébreux, etc., les écoles étaient annexées aux sanctuaires et tenues par les prêtres.

A Athènes, où il n’y avait pas de culte national, on vit les premières écoles publiques étrangères à la religion. On y enseignait aux deux sexes la lecture, l’écriture et les arts. Cet enseignement public favorisa puissamment l’incomparable supériorité de la civilisation grecque sur toutes les autres de l’antiquité (Voir Art).

A Rome, l’instruction était essentiellement privée et donnée dans les familles par des esclaves pédagogues. Les premières écoles publiques ne s’ouvrirent que sous Vespasien (Ier siècle). Elles furent l’exception à Rome tandis qu’elles se multiplièrent en Grèce, dans l’empire byzantin et chez les Arabes.

Il n’est pas certain qu’il y ait eu des écoles en Gaule, pendant la domination romaine. L’époque carolingienne vit la fondation de l’École Palatine que Charlemagne développa. Cet empereur fonda en même temps d’autres écoles sous la première poussée de l’esprit laïque qui devait de plus en plus pénétrer dans l’enseignement malgré la résistance inlassable de l’Église. Celle-ci parvint à demeurer maîtresse de l’enseignement officiel ; la Révolution elle-même n’arriva pas à supprimer son joug et il fallut attendre la loi de 1882 pour que l’instruction laïque fut établie officiellement. Le peuple apprit alors à lire dans d’autres livres que l’histoire sainte et à connaître une autre morale que celle du catéchisme. Les gens « bien pensants » s’en indignèrent et Tartufe protesta contre « l’immoralité de l’école sans Dieu !… » Ils n’avaient pas lieu pourtant de s’indigner si fort ; science et morale ne se différenciaient guère de celles d’avant. Mais si le « choléra laïque » succédait à la « peste religieuse », ce n’étaient plus eux qui faisaient la distribution.

Car nous devons constater qu’il n’y avait pas eu grand’chose de changé. La laïcité a fait faillite en ne faisant que transformer le mal au lieu de le supprimer. Elle a seulement changé les étiquettes des mensonges conventionnels toujours en cours ; elle a trop souvent accepté, au nom de l’État et de la Patrie, ce qu’elle avait rejeté venant du Roi et de Dieu.

Il y avait cependant d’excellentes intentions chez les promoteurs de la laïcité. Ils étaient animés d’un indéniable désir de progrès dans les intelligences, de liberté dans les esprits. Mais il eût fallu, pour réaliser ce progrès et cette liberté, transformer l’état social et ne pas permettre au vieux système d’exploitation humaine de trouver dans la laïcité de nouveaux moyens de puissance pour succéder à ceux de la religion. Il ne fallait pas mettre le vin nouveau dans de vieilles outres.

Il y avait tout de même un progrès. Si obscurantiste que demeure la laïcité officielle, elle est l’aboutissement d’un passé d’idées, de libres recherches, de révoltes de l’esprit qui neutralisent cet obscurantisme. Celui-ci, dans un dernier triomphe, amènera peut-être l’humanité à se détruire complètement dans une crise de folie guerrière comme celle que nous traversons, — ce sera alors l’ultime manifestation de son mysticisme —, mais il est impossible, si l’humanité continue à vivre, qu’elle puisse accepter laïquement cinquante nouveaux siècles d’oppression comme ceux qu’elle a subis religieusement. La route du progrès, qui « monte en lacets », comme l’a écrit Renan, va parfois s’égarer dans des profondeurs bien sombres ; elle revient infailliblement à la lumière et elle montera toujours tant que la flamme de l’esprit ne s’éteindra pas devant elle.

En dehors des profiteurs de la démocratie, naturellement satisfaits de l’état de chose, tout le monde reconnaît qu’elle n’a pas tenu ses promesses d’instruction populaire. Dès le lendemain de la guerre de 1870, les républicains avaient compris la nécessité d’organiser cette instruction et ils avaient déposé un projet de loi tendant à réaliser la laïcité, l’obligation et la gratuité de l’enseignement public. L’Église, encore toute-puissante, et qui régnait sur l’école par la loi Falloux, réussit à faire avorter le projet grâce à M. Jules Simon, ministre de l’Instruction publique. Ce ne fut qu’après une longue lutte, soutenue surtout devant l’opinion par Jean Macé, fondateur de la Ligue de l’Enseignement, et au Parlement par Jules Ferry, Paul Bert et Ferdinand Buisson, qu’on arriva à faire voter la loi de 1882. Quel était le but de Jean Macé, de la Ligue « Faire penser ceux qui ne pensent pas, faire agir ceux qui n’agissent pas, faire des électeurs et non pas des élections » ? On ne pouvait avoir un programme plus large pour accorder la démocratie avec une véritable humanité. Ce programme a-t-il été rempli et ce but a-t-il été atteint ? La réponse est la même que celle posée par la Ligue des Droits de l’Homme à cette autre question : « Les droits de l’homme sont reconnus ; sont-ils appliqués ? » Non.

Non seulement le but démocratique de l’instruction officielle n’est pas atteint, mais elle s’en éloigne de plus en plus. De plus en plus, la démocratie, corrompue par ses profiteurs et rétrogradant vers des méthodes arbitraires, s’efforce d’empêcher de penser ceux qui ne pensent pas et d’agir ceux qui n’agissent pas. De plus en plus, elle fait des élections au lieu de faire des électeurs. De plus en plus le « peuple souverain » demeure un troupeau inconscient, exploité par des maîtres indignes qu’il a la sottise de désigner lui-même.

L’obligation scolaire n’existe pas. Elle ne peut pas exister tant que l’État ne met pas à la disposition des familles tous les moyens matériels leur permettant d’envoyer leurs enfants à l’école. Elle ne peut exister quand à la ferme on a besoin de l’enfant pour garder les vaches ou les oies, quand dans le logis ouvrier on attend le salaire du petit apprenti et du jeune manœuvre pour nourrir la nombreuse nichée. L’obligation est inséparable de la gratuité qui n’existe pas davantage, car si on ne paie pas pour aller à l’école primaire, on ne peut s’y présenter sans chemise et sans chaussures ; on ne peut non plus y faire de bon travail si on a l’estomac vide ou si on est harassé dès le matin par les nombreux kilomètres qu’il a fallu parcourir, parfois sous la pluie ou la neige, pour venir en classe. Or, l’État ne trouve pas plus d’argent pour vêtir les enfants indigents et pour leur donner une bonne soupe à manger que pour ouvrir toutes les écoles nécessaires. Non seulement l’école est trop loin pour beaucoup d’enfants lorsqu’ils sont en état de s’y présenter dans une « tenue décente » et l’estomac sustenté, mais ils n’y trouvent souvent pas de place. De grandes villes n’ont pas assez d’écoles publiques, et le seul remède que trouve l’État est dans le conseil que donnent certains de ses fonctionnaires aux parents qui se plaignent : « Vous n’avez qu’à envoyer vos enfants chez les curés. Ils ont toujours de la place ! »

Dans le budget de 1926, on voyait figurer les services de la dette publique — conséquence de la guerre… et de la victoire ! — pour une dépense de plus de vingt milliards, et ceux de la guerre et de la marine pour plus de six milliards. A côté de ces dépenses, celles de l’instruction publique étaient de un milliard sept cents millions.

De 1921 à 1926, plus de cinq mille emplois d’instituteurs ont été supprimés. Les professeurs et les instituteurs sont les plus mal payés parmi les fonctionnaires, aussi leur recrutement est-il de plus en plus difficile. Les jeunes gens sont détournés des études par la médiocrité des carrières qu’elles leur ouvrent et le mépris où celles-ci sont tombées en un temps où il n’est de considération que pour les métiers d’argent. Les bourses nationales pour l’instruction secondaire dans les lycées sont diminuées tous les jours ; on en a rayé douze cents en 1924. Plus de secours aux enfants nécessiteux, plus d’indemnités de couches aux institutrices auxiliaires. La prétendue élite dirigeante n’est même pas capable de soutenir l’enseignement supérieur ; sans les concours particuliers qui se manifestent en dehors de l’État, des Facultés devraient fermer leurs portes. On y supprime des chaires. Telle était la situation à la fin de 1925, d’après l’Œuvre du 17 décembre 1925. Comme conséquence, le ministre de l’Instruction publique signalait, dans une circulaire d’août 1926, l’insuffisance de l’instruction primaire des candidats à l’enseignement professionnel et écrivait : « Faute de connaissances élémentaires solides, un grand nombre d’adolescents glissent rapidement, au sortir de l’école primaire, vers une ignorance à peu près totale ». En 1927, le sixième de la population française ne sait pas, à la fois, lire et écrire. La France est, après la Russie, le grand État européen qui compte le plus d’illettrés ; mais elle a la plus belle armée du monde !…

L’État, qui ne fait pas son devoir pour que l’école publique réalise tout ce qu’elle doit donner au peuple, se fait non seulement le soutien bénévole des ennemis de cette école, mais encore les encourage par une véritable complicité. Toute une organisation d’ecclésiastiques de tous rangs, de militaires cléricaux et royalistes, de bedeaux, de dévots, de camelots du roi, de journalistes de robe courte, peut librement attaquer l’école publique, diffamer ses instituteurs, au besoin les affamer, sans que le gouvernement intervienne. Par contre, l’instituteur public est tenu à une stricte orthodoxie en ce qui concerne son enseignement ; il ne doit pas exprimer de jugements personnels et doit s’en tenir étroitement aux programmes officiels. Ses ennemis cléricaux installent même des mouchards dans sa classe pour le dénoncer et provoquer des sanctions contre lui. Il ne peut non plus avoir d’autres idées politiques que celles des gouvernants du jour. Il n’est pas le citoyen libre dans la démocratie libre. Il n’a aucun droit de critique. La liberté d’opinion n’existe que pour ses adversaires qui ont toute licence d’y ajouter la liberté de la diffamation. On voit ainsi à quelles scandaleuses persécutions les instituteurs publics sont exposés, et elles ne leur manquent pas lorsqu’ils ont le courage de défendre leur école et prétendent la maintenir au-dessus des partis.

Mais la question la plus grave est celle du caractère de l’instruction elle-même. Faire des électeurs serait peut-être bien si on les rendait capables de penser et d’agir par eux-mêmes pour se libérer des credos officiels. L’égalité et la liberté de l’instruction n’existent pas plus que sa gratuité et son obligation, pas plus que la liberté et l’égalité des citoyens. De même qu’il y a toujours des prolétaires et des possédants, il y a l’école pour les petits de prolétaires et il y a le lycée, le collège, pour les fils des possédants. Il y a l’école populaire où l’instituteur tutoie familièrement et amicalement le petit paysan, le petit ouvrier, et il y a le lycée aristocratique où le professeur doit respectueusement appeler « messieurs » les jeunes dauphins de la République. Il y a la caserne scolaire où l’enfant doit surtout apprendre l’obéissance aux chefs, le respect des puissants, et il y a l’école spéciale où l’on apprend à commander aux « vagues humanités », aux « espèces inférieures », et à exploiter le « matériel humain ». L’école primaire donne au compte-gouttes juste ce qu’il faut d’alphabétisme pour que le travailleur s’intoxique lui-même, démocratiquement il est vrai, par la lecture des journaux ; elle lui apprend à peine ce qu’il faut d’écriture pour qu’il puisse tracer sur un bulletin de vote le nom d’un endormeur politicien. Le lycée gave de sottise aristocratique ceux qui seront appelés à faire des dirigeants, des maîtres, des puissants. Ils peuvent être des crétins, des caractères pervers, des malades, des fous ; on leur entonne quand même les matières du baccalauréat. Munis de cette « peau d’âne », ils sont sacrés membres de l’élite (voir ce mot), prennent place automatiquement parmi ceux qui commanderont à l’usine, à la caserne, au gouvernement, rendront la justice, feront les lois, mèneront les affaires publiques, dirigeront l’opinion, le goût, toutes les formes intellectuelles et morales de l’existence des millions d’invertébrés, de larves humaines qui n’ont pas de pensée personnelle et forment la « majorité compacte ».

La grande masse des enfants du prolétariat est réduite à la science de l’école primaire. Le certificat d’études est leur peau d’âne qu’ils encadrent et accrochent à côté de leur souvenir de première communion. Ils sont ensuite livrés, comme des bâtons flottants, au courant de la vie ; l’engrenage capitaliste les prend et ne les lâchera plus. Certains, privilégiés, peuvent faire des études appelées secondaires. L’État aide quelque peu, par des bourses, l’effort des parents quand ils sont de bons électeurs, des fonctionnaires fidèles. Le but de cet enseignement secondaire est de recruter cette classe-tampon d’agents d’autorité, d’intermédiaires entre les possédants et les prolétaires qui forment les « cadres » des techniciens, des spécialistes de l’année, de l’industrie, du commerce, des professions libérales et sont, à des échelons divers, directeurs, chefs de services, ingénieurs, conservateurs, officiers, magistrats, huissiers, avocats, médecins, professeurs, ou chefs de bureaux, contremaîtres, greffiers, clercs, infirmiers, chefs de gares, gérants et concierges.

Le primaire supérieur et le secondaire fournissent la presque totalité des fonctionnaires. L’État, en les instruisant, ne cherche pas à développer leur intelligence ; il n’en veut faire que les instruments dociles de sa puissance. Il n’est pas de note plus désastreuse pour la carrière du fonctionnaire que celle signalant comme « trop intelligent » ; il vaudrait mieux pour lui être noté comme « complet abruti ».

L’organisation de l’instruction est comme celle de tous les rouages de la fausse démocratie que dirige la fausse élite. Elle ne cherche pas à donner à chacun toute l’instruction qui lui est nécessaire ; elle ne veut que perpétuer l’antagonisme des classes par le mensonge d’en haut et le mensonge d’en bas. En haut, elle fait des mégalomanes criminels, des jouisseurs, des faux savants, des égoïstes sans scrupules ; en bas elle fait des esclaves résignés qui ne doivent sortir de leur passivité que pour défendre les coffres-forts de leurs maîtres. Ce sont là, avoués ou non, les véritables buts de l’enseignement officiel laïque comme ils étaient ceux de l’enseignement officiel religieux. La preuve en est dans le tableau que nous offre l’état social, s’il n’est pas plus lamentable, si malgré tout la laïcité produit quelque chose de bon, c’est que, le plus souvent, l’instituteur et l’élève valent mieux que l’enseignement donné par le premier et reçu par le second. Au lieu de provoquer une émulation humaine, généreuse, pour des œuvres en progrès, de paix, de solidarité, d’art, de beauté, l’enseignement officiel entretient la stagnation dans la routine favorable aux privilégiés ou n’encourage que leurs entreprises égoïstes, trop souvent dégradantes et sanglantes.

De temps en temps, lorsque le régime perd pied ou qu’un souffle d’intelligence passe sur la démagogie courante, on propose par exemple de « relever le niveau des études » par un moyen plus ou moins empirique, comme « l’encouragement des humanités », ou de réaliser l’école unique. Il ne s’agit pas de faire des hommes mieux instruits dans le sens humain ni de donner le même enseignement à toutes les classes sociales ; il s’agit de recruter les éléments de remplacement d’une bourgeoisie épuisée par ses excès et de trouver dans le peuple ces rhéteurs-politiciens qui le trahiront. Il s’agit de renouveler l’équipe de ces bavards insanes qui savent montrer la même conviction bourdonnante pour la paix et pour la guerre, pour le bon et pour le pire, et mélanger dans la même admiration Rousseau et Bossuet, Robespierre et Bonaparte, Jaurès et M. Thiers.

La situation en matière d’instruction populaire est donc celle-ci :

La société ne donne pas aux travailleurs l’instruction qu’elle leur doit.

Elle ne les instruit que dans un esprit de classe, dans l’intérêt des privilégiés contre l’intérêt général.

Devant cette situation, une question s’est posée et reste toujours actuelle pour tous les travailleurs : celle de leur attitude en face de l’instruction officielle.

La solution serait facile si les travailleurs étaient capables d’organiser une autre instruction ; mais s’ils avaient cette capacité, ils auraient aussi celle de transformer l’état social. On sait qu’ils ne l’ont pas. Il ne reste donc qu’à voir le parti qu’ils peuvent tirer de l’instruction officielle au mieux de leurs intérêts. Or ici, nous constatons un état d’esprit aussi dangereux, sinon plus, que celui qui admet l’inutilité de l’instruction : c’est celui qui fait rejeter l’instruction officielle, la seule qui existe pour les travailleurs, sous prétexte qu’elle est pernicieuse.

La question a été posée en particulier à propos du projet de loi Buisson pour « l’égalité des enfants devant l’instruction », présenté en 1913. Depuis, elle est restée pendante. Le 17 janvier 1913, Harmel écrivait, dans la Bataille Syndicaliste : « Comment ne voit-on pas qu’un projet semblable ne peut jouer qu’au bénéfice de la bourgeoisie qui s’épuise dans la jouissance comme toutes les classes dominantes de l’histoire et qui a besoin, comme jadis celles-ci, de s’annexer des éléments pleins de vie et d’une force débordante ? Le prolétariat serait dupe s’il mettait les meilleurs de ses fils à la disposition de l’État bourgeois ». James Guillaume disait, le 30 janvier : « En régime capitaliste, votre plan aboutirait à extraire du prolétariat ouvrier et agricole ses éléments les plus intelligents et à les faire entrer dans la classe dirigeante ». La conclusion logique serait donc que le prolétariat doit refuser pour ses enfants l’enseignement secondaire, voire supérieur, puisqu’on ne voit d’autre résultat à cet enseignement que l’entrée de ces enfants dans la classe dirigeante.

Nous sommes énergiquement contre une telle conclusion : d’abord, parce que nous ne voyons dans les arguments d’Harmel et de Guillaume qu’une hypothèse ; ensuite, parce que cette hypothèse renferme une double erreur, erreur de psychologie et erreur de fait. Que l’État, s’il réalise l’égalité des enfants devant l’instruction, ait pour but d’apporter de nouveaux éléments de vie et de force à la bourgeoisie, ce n’est pas douteux et nous venons de le démontrer. Qu’il y réussisse, c’est moins certain, car ça dépend de la classe ouvrière elle-même. Or, sans faire de la démagogie, nous prétendons que c’est lui faire injure, car c’est faire injure à l’être humain, d’affirmer que l’instruction à partir d’un certain degré, ne peut servir qu’aux ennemis du prolétariat. Il y a là la manifestation d’un « ouvriérisme » aveugle et sectaire, hostile à l’intellectualité, qui n’est qu’une forme de l’ignorantisme. Et il y a une double erreur, disons-nous. Erreur de psychologie, car la fidélité à des principes et à une classe n’est pas une question d’instruction, c’est une question de conscience. La classe ouvrière n’aurait-elle plus de conscience, comme le prétendent ses contempteurs ? Autant dire qu’elle n’est composée que d’individus capables de la trahir. Erreur de fait, car il n’est nullement nécessaire d’être instruit, d’être un « intellectuel », pour faire un traître à la classe ouvrière. L’histoire, et particulièrement celle de la Grande Guerre, nous l’a surabondamment démontré. Combien de « manuels » illettrés, ou presque, ce qui est pire, ont fourni cette démonstration ! La Bataille Syndicaliste elle-même ne fut-elle pas un des principaux organes de trahison ouvrière par sa collaboration à la guerre ?

Ce n’est pas parmi les « intellectuels » que se recrutent les gendarmes, les agents de police, les gardiens de bagnes et de prisons, les mouchards d’ateliers, les « jaunes » et les « renards », les concierges et autres « chiens de garde » plus ou moins obscurs dévoués à la propriété et au pouvoir de leurs ennemis de classe. Ce recrutement n’est possible que par l’état d’ignorance des masses ouvrières, leur défaut de connaissance des questions sociales entraînant, chez un trop grand nombre, l’absence de conscience prolétarienne. Il est monstrueux de dire que l’instruction peut corrompre l’individu quel qu’il soit ; elle ne corrompt que celui qui est déjà corrompu, comme le soleil précipite la corruption de la charogne ; mais il rend plus vigoureux ce qui est vivant et sain. Ce n’est pas elle qui pouvait animer tous ces mauvais bergers qui ont poussé la classe ouvrière aux aventures guerrières ; ils sont demeurés aussi ignorants depuis qu’ils ont vendu la peau de leurs frères que lorsqu’ils étaient révolutionnaires. Par contre, la classe ouvrière ne trouvera jamais de guides plus éclairés que les hommes de haute culture qui ont une conscience, — un Élisée Reclus, un Tolstoï, un Romain Rolland —, et de compagnons plus sûrs, plus dévoués, que ceux qui, étant sortis d’elle, — un Michelet, un Perdiguier, un Vallès, un Varlin, un Pelloutier —, ne se sont instruits que pour mieux la servir. Des mains calleuses n’impliquent pas nécessairement la droiture et le dévouement. Un cerveau qui recherche la culture intellectuelle n’est pas forcément celui d’un traître et d’un exploiteur en puissance. Encore une fois, la Grande Guerre a été la Grande Expérience, et aujourd’hui, lorsqu’on voit la classe ouvrière plus divisée et plus exploitée que jamais par tant de faux intellectuels qui ont quitté l’atelier pour palabrer dans les assemblées dirigeantes et se sont élevés au-dessus d’elle non par l’instruction mais uniquement par leur absence de scrupules, on se demande à quoi l’expérience a servi.

Supposons, pour un instant, que les hommes ne se soient jamais instruits ou que l’instruction n’aurait pu en faire que des traîtres aux autres hommes. Comment se seraient formés tous ces êtres supérieurs, toute cette véritable élite, qui a guidé l’humanité dans tous les domaines de la pensée et du travail, lui a ouvert « la route qui monte en lacets » et qu’elle n’a cessé de suivre malgré tant de chutes qui l’ont précipitée dans les pires gouffres ? Comment aurions-nous eu Confucius, Homère, Solon, Pythagore, Eschyle, Phidias, Socrate, Empédocle, Platon, Diogène, Praxitèle, Épicure, Archimède, Sénèque, Epictète, Bacon, Dante, Léonard de Vinci, Copernic, Michel Ange, Rabelais, Shakespeare, Galilée, Molière, Spinoza, Milton, Newton, Franklin, les réformateurs et les humanistes du xvie siècle, les philosophes du xviie, les hommes de la Révolution, Lavoisier, Gœthe, Beethoven, Hugo, Bakounine, Marx, Wagner, Pasteur, Tolstoï, Edison, Reclus, Louise Michel, Ferrer, Jaurès, et des milliers d’autres célèbres ou obscurs ?

On peut dire que jusqu’à la fin du xixe siècle, tous les grands hommes qui se sont manifestés en France ont reçu, sauf de bien rares exceptions, un enseignement d’origine religieuse, l’instruction publique n’ayant été laïcisée qu’en 1882. Ils ont appris à lire sous l’œil de l’Église, comme nous apprenons à lire aujourd’hui sous le contrôle de l’État. Cela n’a pas empêché ceux qui avaient une intelligence hors du troupeau, hardie, novatrice, révolutionnaire, de se manifester. Où en serions-nous sans cela ?

Alors qu’il grattait encore la terre avec ses ongles, qu’il n’avait pour armes qu’un bâton ou des pierres, l’homme avait déjà besoin d’apprendre, de savoir toujours plus, de développer et de communiquer sa pensée par les moyens les plus étendus. D’où qu’elle vînt et quelle qu’elle fût, il l’accueillit avec curiosité, avec avidité, et jamais il ne fit son bonheur de l’ignorance, même d’une science dont il aurait eu à souffrir parce qu’il en serait fait contre lui un mauvais usage. Aurait-il dû ne pas découvrir la machine parce qu’elle servirait à aggraver sa servitude économique au lieu de se libérer ? Devait-il se dresser contre l’aviation parce qu’elle n’a servi jusqu’ici qu’à l’assassinat de populations sans défense hors des champs de bataille ? Non. Il doit vouloir que la machine serve à ses véritables fins, l’économie de ses forces, et que l’aviation ne soit plus qu’un instrument de paix. De même il doit s’instruire dans toutes les formes de l’activité humaine en se donnant pour but de les faire servir à son propre bien et au bien de tous.

Malgré tous les obstacles, l’humanité progresse parce qu’elle s’instruit, même mal. L’instruction est une fenêtre qui s’ouvre sur la vie. Sous prétexte que L’État fait cette fenêtre trop étroite, qu’il ne l’ouvre que sur un ciel noir et n’y laisse passer qu’un air malsain, devons-nous murer la fenêtre et nous condamner nous-mêmes aux ténèbres et à l’asphyxie du tombeau ? Ce serait faire le geste stupide d’un homme borgne qui se crèverait le seul œil qu’il possède parce qu’il y verrait insuffisamment.

Puisque nous ne savons ou ne pouvons pas nous instruire nous-mêmes, sachons nous servir de l’instruction que nous offre l’État. Pour cela, efforçons-nous de corriger cette instruction et appliquons-nous à la faire servir contre les mauvais desseins de ceux qui nous la donnent. Tous les hommes instruits ne sont pas de grands caractères et de belles consciences ; nous le voyons, hélas, tous les jours. Le grand savant Érasme fut un lâche et un misérable lorsqu’il livra aux autorités son ami Ulrich von Hutten proscrit et réfugié chez lui. Mais tous les grands caractères et les belles consciences n’ont été utiles à l’humanité que dans la mesure et l’emploi de leurs connaissances. « Science sans conscience est la perte de l’âme », a dit Rabelais. Sachons posséder les deux et nous pourrons alors être de véritables hommes, vivre utilement pour nous et pour les autres.

Quand les curés étaient les maîtres de l’école, il valait mieux apprendre à lire dans leur catéchisme que ne pas apprendre du tout. Quand l’État est le maître de l’école, il vaut mieux s’instruire dans les manuels de M. Lavisse et autres Loriquets laïques que tout ignorer. C’est à nous à choisir le bon grain et à rejeter celui qui est avarié.

Malgré les curés, l’homme a appris que la Terre n’était pas plate et que tout l’Univers ne tournait pas autour du Soleil. Malgré l’État meurtrier, spoliateur et fournisseur de méchante science, il apprendra la vraie science qui conduit à une fraternelle communion des hommes. Personne ne doit s’exclure volontairement de cette communion, personne ne doit refuser sa part d’effort pour la faire toujours plus large et plus belle.

La formule de l’antiquité était : Panem et circenses, du pain et les jeux du cirque pour abrutir les esclaves. La nôtre doit être celle d’Élisée Reclus : le pain et l’instruction. Le pain pour le corps, l’instruction pour l’esprit, les deux pour former l’homme normal qui réalisera une humanité toujours plus harmonieuse dans le bien-être et dans la liberté. — Edouard Rothen.


INSURRECTION n. f. (du latin in, contre, et surgere, se lever). Soulèvement contre le pouvoir établi. Mouvement d’un peuple se dressant contre le Gouvernement. La Grèce, l’Amérique, la France comptent de mémorables insurrections. Près de nous, le xixe siècle a vu déjà des insurrections déborder le cadre politique : 1830, 1848, 1871. Explosions dues — par delà l’habituelle impéritie des gouvernants — à la fois à l’insuffisance sociale de la Révolution de 1789 et au joug réappesanti, avec des formes nouvelles et dans une armature imprévue, sur les couches laborieuses de la nation… La Convention avait déclaré (voir au mot Droit la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen) que « quand le Gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple, et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des devoirs et le plus indispensable des droits » (Article 37 de la Déclaration de 1793). Ce texte affirme, de la façon la plus précise et la plus explicite, que le recours à l’insurrection est non seulement un droit imprescriptible, mais encore un devoir sacré.

Néanmoins les démocrates dont l’idéologie affirme s’inspirer des principes de la déclaration précitée, répudient, en fait, eux aussi, le recours à l’insurrection. Ayant apporté, prétendent-ils, avec le « suffrage universel » les possibilités, pour le peuple, d’une émancipation pacifique dans une « extensible légalité » ils ne sont pas loin de croire, malgré les secousses croissantes infirmant cette présomption, que la démocratie est grosse de toutes les libertés possibles et qu’elle accouchera, dans le calme de progressives évolutions, des bienfaits dont le désir peut passionner l’humanité. Dans le cercle de leurs principes sont, semble-t-il, encloses, pour les générations futures, les germes des plus vastes aspirations et elles ne devront chercher, pour les réaliser, d’autres processus que la voie lente — et seule admise — des réformes. Vérités et moyens sont ainsi comme un bloc de révélations et il devient impie d’appeler la violence au secours d’une équité sans cesse différée. Et cependant, comme le disait Eugène Suë, « il n’est pas, dans le passé, une seule de nos libertés que nos pères n’aient été forcés de conquérir par l’insurrection ». Et elle est appelée à demeurer, pour les masses spoliées, — avec des formes variables et une réussite plus ou moins heureuse —, un des leviers de leurs espérances contestées tant que la force — ce droit d’État — figera dans des institutions conservatrices le devenir des sociétés,

Les défenseurs du principe d’autorité — quel que soit le signe politique de leur règne — nient le droit à l’insurrection. Même dans le cas où les détenteurs du pouvoir ne se sont emparés de celui-ci qu’en recourant à la violence insurrectionnelle, ils refusent à leurs adversaires le droit de faire appel aux mêmes moyens. Approuvant, mieux : glorifiant le mouvement insurrectionnel qui leur a permis de confisquer au profit de leurs visées ambitieuses la puissance gouvernementale, ils blâment, pire : ils condamnent et répriment implacablement toute tentative d’insurrection dirigée contre eux. Cette odieuse, mais trop explicable contradiction est le fait, en France, des gouvernants actuels qui, pourtant, se targuent sans vergogne d’être les héritiers et les continuateurs de la Révolution Française. Il est le fait, en Italie, d’un Mussolini qui, porté au pouvoir suprême par les brigandages à main armée et la marche sur Rome des hordes fascistes, considère comme le pire des crimes toute résistance à ses volontés et punit des peines les plus sévères tout acte, tout écrit, toute attitude hostile à sa personne et à ses volontés. Il est le fait, en Russie, des gouvernants bolchevistes qui, après avoir préconisé, préparé, organisé et exécuté, avec l’intrépide concours de toutes les forces révolutionnaires de Russie, le formidable mouvement populaire qui, en octobre 1917, culbuta, par la violence, le gouvernement établi, ne tolèrent aujourd’hui aucune propagande dirigée contre la dictature de leur parti et traitent en malfaiteurs, emprisonnent, exilent et assassinent tous ceux qui ne consentent pas à s’incliner devant les méfaits de cette dictature. C’est le fait de tous les partis et de tous les individus qui acclament l’insurrection quand elle leur est profitable et la répudient lorsqu’elle dessert leurs intérêts, leurs desseins d’ambition ou leurs rêves de domination,

Il ne faut pas confondre Insurrection et Révolution. La révolution est une chose, l’insurrection en est une autre. L’idée de révolution implique la nécessité de briser les rouages du régime établi, afin d’instaurer sur les ruines de ce régime un régime non seulement nouveau, mais dont les bases et la structure sont en opposition totale avec les principes et les institutions du régime effondré. L’idée d’insurrection ne va pas jusque-là : elle ne se propose pas nécessairement un changement de régime ; elle se borne, le plus souvent, à modifier la forme du pouvoir établi ; elle se contente parfois de changer le personnel gouvernemental ; elle s’attaque à une personne, à une institution ou même à un rouage administratif ou directorial et, ce résultat partiel étant obtenu, elle se déclare satisfaite. Bref : une révolution doit avoir pour conséquence de déchirer le contrat social établi, d’en abolir toutes les clauses, d’anéantir tous les principes qui vicient ledit contrat et de proclamer un état de choses diamétralement opposé, établi par un contrat social entièrement nouveau. C’est pourquoi les anarchistes reconnaissent que l’histoire de l’humanité a enregistré de très nombreuses insurrections, mais, jusqu’à ce jour, pas une seule véritable Révolution.

Toute insurrection commence nécessairement par l’acte d’un seul individu ou de quelques-uns : ceux qui, les premiers ou le plus douloureusement, ont eu à souffrir d’un abus, d’une injustice, d’un crime du pouvoir établi. Cet homme ou ces quelques hommes forment le dessein de lutter contre le pouvoir, auteur ou complice de cet abus, de cette injustice ou de ce crime. Ils communiquent leur projet aux personnes susceptibles de s’y intéresser. De proche en proche, l’idée de cette protestation contre le pouvoir établi se développe, elle gagne du terrain, elle enrôle un nombre toujours croissant d’hommes acquis au projet d’insurrection ; elle est, tôt ou tard, inscrite au programme d’un de ces partis politiques qui sont incessamment à l’affût de tout ce qui peut alimenter et accroître le mécontentement de l’opinion publique ; tout ce qui fait partie de « l’opposition » est emporté par le courant de plus en plus vaste et tumultueux. Le pouvoir s’émeut, il n’attend pas que le mouvement ait réuni des éléments et des forces susceptibles d’assurer son succès. Il actionne son appareil répressif ; il fait appel aux ressources, aux concours, aux appuis et aux moyens de violence qu’il estime capables de disperser, de réduire au silence ou d’intimider les initiateurs du mouvement. Le plus souvent, ces actes d’étouffement et de violence ne font que fortifier la propagande que le gouvernement entend museler et vaincre ; ils ne font qu’intensifier l’irritation populaire et que stimuler le zèle, l’ardeur, l’enthousiasme et l’énergie agissante des ennemis du pouvoir établi. La situation se complique et s’aggrave ; l’heure sonne des résolutions viriles et des actions décisives. L’opposition ne peut plus reculer. Toute hésitation devient une lâcheté, une capitulation, une défaite.

L’insurrection éclate. De deux choses : ou elle triomphe et, dans ce cas, les chefs de l’armée insurrectionnelle sont des héros et leurs soldats de bons, d’honnêtes, de glorieux combattants ; ou elle est écrasée et, dans ce cas, les chefs sont des brigands et les soldats des malfaiteurs.

Élisée Reclus qui fut, en même temps que le plus illustre et le plus savant des géographes (consulter ses ouvrages : La Géographie Universelle, L’Homme et la Terre) un des meilleurs théoriciens anarchistes, n’a pas hésité à déclarer que, « devant les abus et les crimes incessants du pouvoir, les anarchistes sont en état d’insurrection permanente ». Noble et forte affirmation ! Pour les êtres dignes, fiers et libres que nous tâchons d’être, cette déclaration ne se borne pas à indiquer le droit ; elle trace aussi, elle dicte l’attitude. — Sébastien Faure.