Encyclopédie anarchiste/Jacobins - Jaunisse
JACOBINS (Club des). Pendant la révolution française, les animateurs les plus fougueux et les plus exaltés de cette époque violemment tourmentée se réunissaient, à Paris, dans l’ancien couvent des jacobins, religieux se rattachant à la règle de saint Dominique. C’est à cette circonstance que ce club doit son nom. Durant plusieurs années, et notamment en 1792, 1793 et 1794, le club des Jacobins, qui comptait parmi ses membres les partisans les plus actifs et les plus passionnés de la république « une et indivisible », joua un rôle considérable, voire de premier plan. Composé des adversaires les plus acharnés de la royauté et des ci-devants », il poussa très loin — pour l’époque — les revendications et mesures, pour tout dire : le programme tendant à l’avènement d’un régime de liberté inconnu sous la Monarchie et d’égalité civique rendu impossible, avant 1789, par les survivances de la féodalité, par les privilège de la Noblesse et du clergé, par l’inégalité fortement accusée des castes.
Les jacobins soutinrent jusqu’au bout le comité de salut public qui donnait des ordres à la convention. Robespierre et Saint-just en furent les champions les plus ardents et, jusqu’au 9 Thermidor, celui qu’on désignait avec une craintive admiration sous le nom de « l’incorruptible » fut âprement défendu par ses amis jacobins.
Supprimée en 1794, après le 9 Thermidor, la Société des jacobins tenta de se survivre et reparut sous diverses formes. Mais son rôle fut de plus en plus effacé, jusqu’à ce que, frappée d’impuissance, elle fut définitivement dissoute 1799. Son nom reste attaché, dans l’histoire de la révolution française, aux décisions les plus hardies et les plus violentes et aux mouvements les plus populaires.
JACOBINISME n. m. Doctrine des Jacobins. Dans la langue courante de la politique, le mot Jacobinisme est appliqué à l’état d’esprit, aux procédés et au programme démocratique des partis dits « de gauche ». Le Jacobinisme, au commencement de ce xxe siècle, semble résumé dans ces deux formules : « Le progrès dans l’Ordre et la Liberté. — Ni réaction, ni Révolution. « Formules qui n’ont, en soi, aucune signification précise, étant donné que ce qui est Ordre pour ceux-ci est Désordre pour ceux-là, et que ce qui est Liberté pour les uns est licence pour les autres. Étant donné aussi que le mot Réaction peut être pris dans le sens de marche en arrière et le mot Révolution dans celui de marche en avant. Quand les partis de gauche affirment qu’ils repoussent et combattent avec la même force tout mouvement de réaction et de révolution, ils affirment, du même coup, qu’ils ne veulent ni reculer, ni avancer et, donc, que leur programme est de rester sur place. À ce piétinement s’oppose la vie, le cours des événements comportant sans cesse le mouvement et que le mouvement, politiquement parlant, implique nécessairement l’arrière ou l’avant, le passé ou le futur. Les partis politiques qui se proclament adversaires et de la Réaction (marche en arrière) et de la Révolution (marche en avant), ne sont et ne peuvent être que ceux dont les chefs sont nantis du Pouvoir ou en escomptent la prise de possession en un laps de temps très court. Le présent satisfait leurs intérêts et ambitions ; il sourit à leurs projets de domination et ils voudraient que ce présent s’éternisât. Flattant la moyenne et la petite bourgeoisie actuellement fort nombreuse, ils agitent alternativement le spectre de la Réaction et de la Révolution, afin de maintenir et de consolider leur pouvoir sur la peur du sombre passé et de l’avenir incertain. Telle est la doctrine que professent actuellement les partis de démocratie qui, volontiers mais sans loyauté ni courage, se targuent de représenter de nos jours le Jacobinisme d’antan.
JACTANCE n. f. (du latin Jactancia, de jactare, vanter, proprement : lancer au loin). Hardiesse à se vanter, à se faire valoir. La jactance est le fait des individus qui, ayant de leur personne une haute opinion, sont tourmentés du désir de se faire prendre en haute estime par autrui. Un auditeur délicat et modeste se sent mal à l’aise quand il est appelé à entendre quelqu’un raconter les exploits dont il a été ou se prétend avoir été le héros. Rien que d’être narrées par celui qui se flatte de les avoir accomplies, les prouesses les plus méritoires et qui seraient dignes des plus vifs éloges, perdent la plus grande partie de leur valeur. Et lorsqu’il advient que celui qui parle pousse la jactance jusqu’à tirer vanité d’actes imaginaires, ce qui n’est pas rare, cette jactance devient méprisable.
L’homme de réelle valeur se garde soigneusement de toute jactance. Seul, un être brutal et grossier songe à se vanter de sa force musculaire ; seul, un demi-savant prend plaisir à étaler sa demi-science ; seul, un artiste de bazar a l’outrecuidance de parler avec emphase de son talent.
Le vrai savant est modeste ; il est incommodé par les flatteries immodérées dont il peut être l’objet, car plus il sait et plus il a conscience de ce qu’il ignore encore et lui reste à apprendre. Le véritable artiste se sent indigne du culte qui lui est rendu publiquement par ses thuriféraires, parce qu’il porte en soi la pensée de l’œuvre idéale et presque parfaite qu’il ne parvient pas à exécuter.
On entend des enmillionés parler avec jactance de leurs fabuleuses richesses. Ne sentent-ils pas l’indécence de pareils propos ? On entend des dictateurs, des ministres, des capitaines d’industrie, des chefs militaires se vanter de tenir sous leur main de fer des millions de sujets, des centaines de milliers de soldats ou des dizaines de milliers de travailleurs. C’est à croire que, chez eux, tout sens moral est aboli par le pouvoir dont ils sont revêtus.
La jactance est un des travers les plus détestables.
JALON n. m. Tige de fer, piquet, bâton, baguette on tout autre objet qu’on enfonce dans la terre pour prendre un alignement, marquer le tracé d’un chemin, indiquer le point où l’on en est, etc. Au figuré, jalon signifie un ou plusieurs pas faits dans une voie quelconque. La carrière dans laquelle on entre, à laquelle on consacre ses connaissances, son activité, ses talents comporte parfois de multiples jalons. Ceux-ci désignent les progrès successifs qui se sont succédés au cours de cette carrière.
On peut considérer que chaque fois que, dans un domaine quelconque, les hommes ont réalisé un progrès dans la voie qui les conduit vers le mieux, ils ont planté un jalon. « Nous avons poussé nos investigations et nos conquêtes jusqu’ici. Nous confions à nos successeurs la mission de les poursuivre et de planter, ainsi, un jalon de plus dans la voie que nos prédécesseurs avaient ouverte et que nos travaux ont élargie, embellie ou poussée plus avant. » Tel est, ici, le sens du mot Jalon.
Longue, excessivement longue, rude, terriblement rude, est la route qui, lentement, conduira l’humanité au but de ses efforts : la vie moins dure progressivement étendue à une fraction de plus en plus considérable de la population, jusqu’à ce que la joie de vivre succède, pour la totalité des individus, à la douleur d’exister. Ce but admirable sera atteint ; les anarchistes en ont l’indéfectible certitude. Ils savent que la route qui y mène est à peine tracée ; que, comparée à la voie spacieuse et facile où s’engouffre le troupeau sous la conduite de ses mauvais bergers, le chemin dans lequel ils se sont engagés et travaillent à entraîner les déshérités est étroit, rugueux, hérissé d’obstacles, extraordinairement difficultueux. Mais ils savent aussi que la grande voie aboutit à une impasse ; tandis que, s’élargissant peu à peu, s’embellissant sans cesse, graduellement débarrassé des obstacles qui obstruent, ralentissent et rendent pénible la marche en avant, le petit chemin doit aboutir, aboutira aux plaines fertiles et verdoyantes, aux altitudes majestueuses et sereines.
C’est pourquoi, inaccessibles au découragement, ils poursuivent d’arrache-pied l’accomplissement du labeur qu’ils ont délibérément entrepris ; ils ne songeront au repos que lorsque, tous obstacles brisés, toutes résistances vaincues, apparaîtront aux yeux des hommes ayant définitivement brisé le cercle de fer où l’Autorité les emprisonne, ces plaines vastes et fécondes dont les produits assureront le bien-être de tous et ces altitudes magnifiques d’où la pensée devenue libre s’élèvera toujours moins inquiète et plus rayonnante.
Chaque génération d’anarchistes plante un ou plusieurs jalons sur la route douloureuse que suit l’humanité en marche vers les devenirs de Justice, d’Égalité sociale, de Savoir, de Concorde, de prospérité et d’indépendance. Dans cette tâche aussi rude que sublime, ils sont déjà et ils seront de plus en plus secondés par tous les hommes de bonne volonté. Ils adjurent de joindre leurs efforts aux leurs tous ceux qui peinent, souffrent, gémissent et dont les jours sont tissés de privations et de servitudes ; tous ceux aussi dont la conscience se révolte et dont le cœur s’émeut au spectacle de l’iniquité et de la souffrance imméritées qui accablent les classes laborieuses, tandis que les satisfactions de l’estomac, les joies du cœur et les fêtes de l’esprit restent l’apanage de la classe parasitaire. Ils ne rejettent le concours de personne, hormis l’aide intéressée des intrigants, des ambitieux, des arrivistes qu’ils laissent volontiers aux partis politiques, maîtres d’hier, d’aujourd’hui ou de demain.
JALOUSIE n. f. « La haine à l’égard de la chose aimée, déclare Spinoza, s’appelle jalousie » ; elle suppose « une fluctuation de l’âme née d’un amour et d’une haine simultanée ». Selon La Rochefoucauld : « La jalousie est en quelque manière juste et raisonnable, puisqu’elle ne tend qu’à conserver un bien qui nous appartient ; au lieu que l’envie est une fureur qui ne peut souffrir le bien des autres. » Pour ces philosophes, comme pour le public, la jalousie est avant tout et même essentiellement amoureuse ; La Rochefoucauld, chez qui l’instinct de propriété s’avère particulièrement fort, la trouve, jusqu’à un certain point, légitime, et il l’oppose à l’envie toujours mauvaise, s’il faut l’en croire. En réalité, à l’exception de la jalousie amoureuse, déviation sexuelle de l’instinct de propriété, ce sentiment a fort peu retenu l’attention des psychologues ; sa parenté avec l’envie apparaît évidente. La jalousie n’est qu’un aspect honteux de l’envie ; de l’une comme de l’autre on peut dire qu’elles sont essentiellement un désir pour soi-même à l’exclusion d’autrui, un égoïsme compliqué d’aversion à l’égard de nos semblables. Amour profond de sa propre personne, malveillance pour celle des autres, tel est le double élément qui s’y rencontre à dose variée ; avec la tendance à se parfaire qu’on ne saurait blâmer, elles en impliquent une autre illégitime, celle de frustrer, d’amoindrir, de dominer nos frères humains. Garder par devers soi des ressources inutiles, pour en priver les autres, voilà sans doute la pire forme de la jalousie. Il est vrai que, par accord tacite, les moralistes officiels réservent l’épithète d’envieux ou de jaloux aux humbles, aux souffreteux, aux vaincus. L’on déclare jaloux le soldat las de trimer pour l’avancement d’un général, l’ouvrier que dégoûte un travail avantageux pour le seul patron, l’écrivain trop amoureux de l’indépendance pour se pendre aux sonnettes d’académiciens gâteux ; alors que l’élite englobe le chef dont la gloire fut cimentée avec le sang d’autrui, le noceur qui prélève son abondance sur la misère de ses employés, le penseur dont la liberté d’esprit fut sacrifiée au désir d’être de l’Institut. A ces derniers les moralistes réservent les étiquettes bien sonnantes d’ambition légitime, d’émulation, etc. Mais l’émulation, tout connue la jalousie, implique le désir d’évincer des concurrents. L’élève qui veut être premier, le sportman engagé pour un championnat, l’industriel en lutte contre ses rivaux nourriraient de purs sentiments philanthropiques, à l’égard de ceux qu’ils désirent supplanter ? Malgré l’Académie, permettez qu’on en doute. Et ne réalise-t-il pas l’amoindrissement d’autrui, dont rêve le jaloux, le milliardaire qui accumule des richesses inutiles au détriment de la collectivité ? De même la joie de l’ambitieux vainqueur n’est-elle pas sœur de la tristesse de l’envieux ? Si l’on baptise qualité le désir des honneurs ou du pouvoir, si l’on fait de l’émulation une vertu, pourquoi maudire l’envie leur commune mère ! Si le désir de frustrer autrui d’un bien convoité pour soi caractérise la jalousie n’est-elle pas le vice favori de nos élites prétendues ? Elle entre dans l’esprit de caste comme composant essentiel, les privilégiés n’estimant jamais assez infranchissables les barrières dont ils s’entourent. Témoin les précautions des gentilshommes sous les rois : pour barrer la route aux membres énergiques du Tiers-État, les quartiers de noblesse limitaient les aptitudes aux diverses charges de l’État. Pour écarter du pouvoir les citoyens pourvus seulement de science ou de talent, le gouvernement de 1815 puis, malgré des atténuations, celui de 1830 réservèrent aux riches contribuables les fonctions d’électeur, et à de plus riches encore le droit d’être élu. Mandarins de tous grades et de toutes écoles font, sous nos yeux, une guerre implacable à des non-diplômés qui les valent bien. Plutôt qu’obtenir la santé d’un médecin sans estampille, mourez nous dit la loi ! Les anciens élèves des grandes écoles se transmettent les meilleurs emplois comme un héritage patrimonial : ici règne Polytechnique, là Centrale ; et, s’il ne sort de la maison, rien à faire, même pour un ingénieur de génie. Grâce au jeu décevant de parchemins, qui prouvent en faveur de la chance ou du piston autant qu’en faveur du mérite, des éducateurs expérimentés moisissent dans des postes infimes, alors que des médiocres, sortis de Normale Supérieure, se pavanent dans les plus hautes chaires. Si les gens du commun nuisent à leurs maîtres en pensées, ces derniers se réservent en fait d’innombrables avantages au détriment de leurs inférieurs. En demandant à la loi ou à des règlements administratifs d’exclure quiconque n’est pas du clan, ils gardent néanmoins le beau rôle. Le médecin jaloux du guérisseur se retranche derrière le Code ; pour évincer l’autodidacte nos officiels disposent de décrets anonymes ; et les prétextes abondent quand on veut écarter l’ingénieur non polytechnicien. Or dépouiller injustement les autres, pour son profit personnel ou celui de sa caste, découle d’une jalousie illimitée ; les envieux les plus criminels sont ces privilégiés qui, sans cesse, rabaissent le peuple loin de l’élever. Qu’il soit loisible à chacun d’améliorer sa situation, parfait ; empêcher autrui d’y parvenir est coupable. Pourtant ce dernier but inspire l’appareil répressif de maintes lois, nos élites n’ayant pas, dans la supériorité qu’elles affectent, une confiance assez grande pour permettre que s’installent des concurrents. Juger à l’œuvre le professeur, le médecin, l’ingénieur ! les règlements s’y refusent avec énergie ; et l’on évite ainsi des comparaisons qui ne seraient pas toujours à l’avantage des détenteurs de parchemins. Aujourd’hui comme autrefois, nos élites prétendues s’adjugent le premier rang, grâce à l’exclusivisme et à l’a priori ; nul besoin de valeur effective pour une supériorité faite surtout de négations.
Nos pontifes officiels tonnent contre la jalousie, non des vampires trois fois saints de la classe aisée, mais du pauvre qui crie lorsqu’on le saigne sans ménagement. Diviseur aussi grand que commun des malheureux, dont l’entente sonnerait le glas de notre régime, elle doit pourtant être chère aux gouvernants. Et la multiplicité des échelons hiérarchiques, le savant dosage d’inégalités, qui dressent en adversaires les producteurs d’un même État, ont pour mission d’allumer cette passion génératrice de désaccords. En concédant aux vaincus des droits fort inégaux, Rome ne visait pas un autre but ; et, pour un motif identique, l’Angleterre accorde à ses colonies des traitements très variés. Désunir le parti contraire fut la tactique habituelle des politiques fameux ; son efficacité permet toujours aux minorités dirigeantes de domestiquer le reste des humains. Très larges à la base, très étroites au sommet, nos catégories sociales s’emboîtent comme des cercles de diamètre progressivement restreint, ou plus exactement se superposent tels les étages successifs de terrasses en pyramide. Conséquence, chaque catégorie tend vers la suivante, moins vaste et plus proche du centre, mais dédaigne celle qui précède. Ainsi la jalousie se reporte sur des intermédiaires sans atteindre en général le sommet. Le soldat se plaindra du caporal, qui se plaindra de l’adjudant, qui se plaindra du capitaine, etc., mais, parce qu’il est trop loin, ils négligeront le grand coupable, celui qui commande en chef. La rancune des victimes s’arrête avant d’atteindre les responsables, on maudit le bras en respectant la tête. Une ingénieuse division du travail permet même aux chefs de paraître justes et bons quand ils ne le sont pas. Un général affectera la bonhomie avec le simple troupier, mais voudra que ses officiers punissent pour de sottes futilités ; le ministre, bon enfant pour les solliciteurs, sermonnera l’huissier coupable de les introduire ; le parlementaire, tout miel devant ses électeurs, demandera au préfet d’éconduire les importuns. Ils se réservent la sympathie, laissant aux subalternes les rancœurs ! Rupture d’équilibre entre l’offre et la demande, nécessité du combat pour vivre ou procréer, voilà la racine primordiale de l’envie chez l’animal et chez l’homme. Entre les plantules innombrables qui dressent leurs frêles tiges, au début du printemps, la jalousie serait atroce si, par impossible, elles savaient que les plus énergiques seulement continueront de vivre en automne. Dans la forêt aux pullulations irraisonnées s’entend ; non dans le champ de labour où l’on proportionne la semence au terrain, ni dans le verger dont les jeunes arbustes sont trop distants pour se nuire. Une multiplication excessive, sans rapport avec les ressources disponibles, rend inévitable le combat ; où une graine suffirait s’en trouve cent, où une plante pourrait vivre on en compte dix : toutes périront si nulle ne vainc. Par contre aucune lutte fratricide sur une terre non surpeuplée, mais un effort de croissance capable d’aboutir aux merveilles de nos jardins ou de nos potagers, Dès lors, pourquoi faire fi de toute prudence, quand il s’agit de perpétuer le genre humain ? Faut-il apporter moins de soins à la procréation, dans notre espèce, que l’horticulteur n’en dépense pour obtenir de belles fleurs ? Science et raison auraient leur mot à dire pour que cesse la jalousie attenante à notre mode de reproduction ainsi qu’à l’injuste répartition des biens faite par la société. — L. Barbedeite.
N.-B. — On trouvera — reprises et développées — les idées de cette étude dans une brochure : Le Règne de l’Envie, que va publier « La Brochure mensuelle »,
JALOUSIE. La jalousie sexuelle est caractérisée par le besoin d’exclusivité dans la possession des êtres que l’on aime, ou que l’on désire. Ce besoin se traduit par la souffrance morale plus ou moins vive que l’on éprouve, lorsque l’on soupçonne, et surtout lorsque l’on constate, qu’ils accordent à d’autres que nous leurs caresses, ou brûlent de les leur accorder. Il en résulte un état de tristesse et de colère, qui peut aller jusqu’au meurtre et au suicide, tout au moins jusqu’à des violences graves. Communément les jaloux recourent a toute sorte de stratagèmes intéressés, pour éloigner leurs rivaux, et ramener à eux seuls l’objet de leurs convoitises. Ils usent tantôt de la prière et tantôt de la menace ; mettent en valeur des principes moraux et des arguments sociaux, dont ils paraissaient n’avoir auparavant nul souci. Les sages seuls s’abstiennent stoïquement, sachant par expérience combien sont vaines, la plupart du temps, ces manœuvres ; combien leur résultat le plus clair est, en nous rendant ridicules ou odieux, d’achever d’éloigner de nous des personnes que nous aurions voulu, pour le reste de l’existence, ou tout au moins jusqu’à extinction de notre flamme, lier à notre destin.
La jalousie n’est pas le produit d’un raisonnement philosophique. Comme l’amour, la haine, la douleur, ou le plaisir, elle surgit en nous indépendamment de notre volonté, et il ne dépend pas de notre caprice qu’elle cesse ou non de nous torturer moralement. Mais ceci n’en légitime pas les excès, et ne comporte point que nous ne puissions réagir contre cette passion détestable, jusqu’à l’empêcher de nuire à nous-mêmes et aux autres, comme il nous est loisible de réagir contre la tyrannie des instincts et l’entraînement des mauvaises habitudes.
L’orgueil est pour beaucoup dans la production de la jalousie. On ne se contente pas de chercher à plaire ; on voudrait plaire plus que tous les autres, et n’avoir qu’à paraître pour les éclipser. En conséquence, on se trouve mortifié lorsque l’on constate que l’on n’attire point tous les regards et, lorsque se détournent de nous des personnes qui nous sont chères et que déjà nous avions conquises, la concurrence nous devient insupportable. On voit ainsi des hommes et des femmes, par pure fatuité, s’efforcer de détruire des unions, afin de se démontrer à eux-mêmes qu’ils sont irrésistibles et que nul ne leur peut être comparé. On en voit qui, n’aimant plus guère une personne et l’ayant presque oubliée, sont transportés de colère en apprenant qu’elle n’est pas, de cet abandon, morte de chagrin et qu’elle a retrouvé, en d’autres étreintes, le bonheur.
Cependant la jalousie paraît être surtout le résultat de la sélection amoureuse. En effet, on n’est guère jaloux des personnes avec lesquelles on s’est occasionnellement accouplé pour la simple satisfaction d’un besoin physiologique. Le voyageur, obsédé par les senteurs printanières et qui, dans son isolement, n’a d’autre recours que d’entrer au lupanar, n’éprouve point de jalousie à l’égard du client qui lui succédera sur le lit de la prostituée. Il n’a pour cette femme aucune préférence marquée. Il sait que la banalité du service rendu, des centaines et des milliers d’autres femmes pourront le lui procurer, en échange d’un peu d’argent. Cette compagne d’une heure ne représente pour lui rien de rare ni de précieux.
Il n’en est plus de même lorsque, après des années parfois de solitude sentimentale, d’expériences vaines et de contacts décevants, il rencontre enfin : soit la courtisane experte à lui procurer à un degré inconnu l’ivresse des sens, soit l’épouse éminemment apte à réaliser son idéal de bonheur familial, soit encore l’intellectuelle partageant sa conception de l’existence et ses aspirations. Celles-ci, avec des caractères différents, représentent pour lui des possibilités, sinon uniques, du moins tout à fait exceptionnelles, de vivre intensivement sa vie, et il s’oppose farouchement à ce qui serait susceptible de compromettre sa félicité, car il s’agit de joyaux qui ne se remplacent pas avec certitude du jour au lendemain.
En de telles circonstances et tant qu’il ne tourne point à la folie furieuse, ou à la manie de la persécution, le désir égoïste d’accaparement, identique dans les deux sexes, procède, il faut le reconnaître, d’une certaine logique.
Dans un autre domaine, ils ne s’inspirent pas de préjugés, mais de réalités positives : l’homme qui souffre à l’idée qu’une gouvernante, trop souvent indifférente, pourrait être appelée à remplacer, auprès de ses enfants, leur mère partie en escapade ; la femme qui, ayant trouvé, avec le nid qui lui convient, une appréciable aisance, s’inquiète à l’idée d’en être frustrée. Je n’insisterai pas sur le cas du mari qui, contraint par la loi de prendre à sa charge les enfants de sa femme, appréhende d’endosser l’onéreuse responsabilité de ceux qu’elle pourrait faire avec des amants, ordinairement peu scrupuleux sur le chapitre de la procréation, lorsqu’ils sont assurés de n’en point supporter les frais.
Ce sont là complications d’existence, dues à des soucis économiques, que pourra faire disparaître une organisation sociale plus rationnelle que celle que nous subissons.
Il n’en serait pas moins utopique de supposer que l’instauration d’une société communiste serait capable de supprimer automatiquement, avec le goût de l’exclusivisme en amour, la réapparition de sentiments de jalousie qui sont antérieurs à la société capitaliste, et que l’on constate, d’ailleurs, chez beaucoup de nos frères inférieurs les animaux, en pleine nature.
Ce n’est pas chez eux qu’il y a lieu de puiser les meilleurs exemples, mais bien dans le type d’une humanité dégagée, par l’éducation, de ses brutalités ancestrales. Cependant il est indispensable qu’à l’éducation actuelle, qui légitime la jalousie, et lui fournit des excuses et des armes, au nom de principes moraux abominables, soit substituée, dès à présent, une éducation plus haute, basée sur le respect de la personne humaine et la libre disposition de soi.
Il n’est ni ridicule ni odieux de souffrir par l’abandon, ou la crainte de l’abandon, d’êtres aimés qui ont pris dans notre existence une importante place. Mais il est ridicule de ne savoir point se dominer, et de se livrer pour cela à des extravagances de mélodrame. Il devient odieux, et il est d’ailleurs maladroit, d’user de la contrainte. Il est stupidement criminel de recourir à l’assassinat — Jean Marestan.
JALOUSIE SEXUELLE. S’occuper du problème social au point de vue anarchiste et négliger les ravages et la répercussion de ce terrible fléau qu’est la jalousie, dans l’humanité, me paraît un illogisme.
Voici plusieurs raisons à l’appui de ce point de vue :
1° La jalousie cause, en France, bon an mal an, mille à douze cents victimes. Ce chiffre ne concerne, bien entendu, que les drames et les ravages de la jalousie connus publiquement. Si la proportion est la même hors de France, c’est quarante à cinquante mille victimes que cet aspect de la folie immolerait annuellement ; 2° Il y a à considérer les moyens auxquels ont recours les jaloux pour assouvir leur fureur. On assassine par jalousie sexuelle en se servant de ciseaux, poignards, tiers-points, stylets, couteaux de diverses sortes, marteaux, haches, hachettes, hachoirs, coupoirs, tranchets, rasoirs, flèches, navajas, bow knives, machetes, sabres, revolvers, fusils, etc. Pour tuer et se tuer, les jaloux ont recours au suicide, à l’empoisonnement, à la défenestration, à la pendaison, à l’immersion, à la strangulation, etc. Ils emmurent, calcinent, coupent en morceaux, crucifient. La crevaison des yeux, l’arrachage du nez, des oreilles, l’ablation des parties sexuelles, des mamelles, d’autres mutilations encore figurent dans le catalogue des supplices infligés aux êtres que les jaloux prétendent aimer d’un amour sans rival. (Il n’est question ici de l’antiquité ni du Moyen-Age. Ces détails ont été relevés sur divers journaux quotidiens de pays différents, pour la période 1927-1928. Le vitriol, dont on s’est tant servi jusqu’à l’apparition du browning, est passé de mode). Je ne parle pas ici des dénonciations à la justice, les maisons centrales sont pleines de pauvres hères livrés par des jaloux de l’un et l’autre sexe. (Si quelqu’un m’accusait d’exagérer quant à la variété des moyens mis en œuvre pour se venger, je le renverrais à une étude approfondie de la rubrique des drames passionnels, dans les gazettes de France et de l’extérieur) ; 3° Les gestes d’empiètement ou les crimes auxquels la jalousie conduit nécessitant l’intervention de la loi et le jeu des sanctions pénales, ces actes renforcent les institutions autoritaires et resserrent les mailles du contrat social imposé.
De ce qui précède, on peut déduire, sans possibilité de contestation, que le jaloux est un type humain en voie de régression.
Le malheur est que ce spécimen retardataire se rencontre encore dans les milieux « d’avant-garde » ou « extrémistes ». Même chez les anarchistes, la jalousie cause des meurtres, des suicides, des mouchardages, des rixes et des brouilles entre camarades.
Il importe donc, selon moi, d’analyser la jalousie, de nous demander quel est son remède ; celui-ci connu, de combattre la maladie.
On m’a objecté que « la jalousie, ça ne se commandait pas ». Piètre objection ! Si nous acceptions cette objection cul-de-sac, ce serait à désespérer de tout effort tenté en vue de débarrasser l’humain des préjugés qui embrument son cerveau. Le croyant, le chauvin, disent, eux aussi, que la foi, l’amour de la patrie ne se commandent pas. Le capitaliste affirme aussi que le désir d’accumuler encore et encore ne se commande pas. La jalousie est diagnosticable, analysable comme n’importe quel autre sentiment autoritaire ou passion maladive.
Dans un roman utopique de M. Georges Delbruck : Au Pays de l’Harmonie, l’un des personnages, une femme, définit la jalousie en des termes lapidaires : « Pour l’homme, expose-t-elle, le don de la femme implique la possession de ladite femme, le droit de la dominer, de porter atteinte à sa liberté, la monopolisation de son amour, l’interdiction d’en aimer un autre ; l’amour sert de prétexte à l’homme pour légitimer son besoin de dominer ; cette fausse conception de l’amour est tellement ancrée chez les civilisés qu’ils n’hésitent pas à payer de leur liberté la possibilité de détruire la liberté de la femme qu’ils prétendent aimer. » Ce tableau est exact, mais il s’applique à la femme comme à l’homme. La jalousie de la femme est aussi monopolisatrice que celle de l’homme.
L’amour tel que l’entendent les jaloux est donc une catégorie de l’archisme. Il est une monopolisation des organes sexuels, tactiles, de la peau et du sentiment d’un humain au profit d’un autre, exclusivement. L’étatisme est la monopolisation de la vie et de l’activité des habitants de toute une contrée au profit de ceux qui l’administrent. Le patriotisme est la monopolisation, au profit de l’existence de l’État, des forces vives humaines de tout un ensemble territorial. Le capitalisme est la monopolisation au bénéfice d’un petit nombre de privilégiés détenteurs de machines ou d’espèces de toutes les énergies et de toutes les facultés productrices du reste des hommes. Et ainsi de suite.
La monopolisation étatiste, religieuse, patriotique, capitaliste, etc., est en germe dans la jalousie, car il est évident que la jalousie sexuelle a précédé les dominations politique, religieuse, capitaliste, etc. La jalousie a préexisté à la vie en société, voilà pourquoi ceux qui combattent la mentalité sociale actuelle ne peuvent négliger de faire la guerre à la jalousie.
L’amour donc, étant considéré comme une monopolisation, la jalousie est un aspect de la domination de l’humain sur son semblable, homme ou femme, un aspect du mécontentement, de la colère ou de la fureur ressentie par un être vivant quelconque quand il sent ou prévoit que sa proie lui échappe ou fait mine de lui échapper. C’est à cela que se ramène la jalousie, dans le plus grand nombre de ses accès, quand on l’a dépouillée de toutes les fioritures, dont, pour la rendre acceptable et présentable, l’ont décorée les traditions, les conventions, les lois religieuses ou civiles. C’est cet aspect si commun de la jalousie que je dénommerai jalousie propriétaire.
Une deuxième forme de jalousie pourrait être appelée jalousie sensuelle. Elle s’analyse ainsi : l’un des participants à l’association amoureuse, rencontrant en son partenaire une satisfaction parfaite, se trouve privé, du fait de la cessation des rapports purement sensuels qui formaient le lien qui l’unissait à l’autre ; sa souffrance se trouve aggravée par la connaissance qu’un tiers jouit du plaisir que le malade s’était habitué à se réserver sans crainte de partage. La maladie empire d’autant plus que l’objet de l’attachement est plus voluptueux ou doué d’attributs physiques spéciaux.
La troisième forme de la jalousie est la jalousie sentimentale. C’est la forme la plus grave de la maladie et la plus intéressante, à en croire certains moralistes. La souffrance qui peut aller jusqu’à une indescriptible torture morale, provient du sentiment nettement caractérisé d’une diminution de l’intimité, d’un amoindrissement de l’amitié, d’un affaiblissement du bonheur. Qu’il se l’explique ou non, le patient éprouve la sensation bien nette que l’amour dont il était l’objet, décroît, baisse, menace de s’éteindre. D’autant plus surexcité, le sien redouble. Son moral et son physique s’en ressentent ; sa santé générale s’altère.
Je sais que « la jalousie sentimentale » peut être considérée comme une réaction de l’instinct de conservation de vie amoureuse contre ce qui menace son existence. Admettant qu’une vie sentimentale profonde se nourrisse d’amour, d’affection, de confiance partagés, on peut comprendre que, son aliment venant à lui manquer, menaçant de disparaître, il y ait réaction logique, résistance naturelle.
Je sais, faits à l’appui, que la « jalousie sentimentale » est longue à guérir, qu’elle peut être inguérissable. On voit certains malades recevoir un choc tel d’une déception amoureuse que toute leur vie s’en ressent ; comme s’y résolvent certains incurables, on rencontre des êtres qui avaient édifié sur une affection unique toute leur vie sentimentale ; celle-ci venant à leur manquer, ils se sentent tellement désorientés qu’ils se donnent la mort.
Loin de moi la pensée de nier qu’il y ait dureté, cruauté, sadisme parfois, à jeter dans l’isolement et la douleur qui aime sincèrement, profondément et qui a eu sujet de compter sur le partage de son sentiment. Nier cela serait un non-sens de la part d’un défenseur de la conception du contrat.
C’est à « la jalousie sentimentale » que s’applique la conception du Larousse : « Tourment causé par la crainte ou la certitude d’être trahi par la personne qu’on aime, d’être aimé moins qu’une autre personne. »
Mais toutes ces considérations ne guérissent pas le malade.
Les individualistes anarchistes ne sauraient s’intéresser à la jalousie propriétaire, sinon pour en dénoncer le ridicule.
Reste la jalousie d’ordre sentimentalo-sexuel.
Dans la Douleur Universelle (page 394, en note), Sébastien Faure dénonce la jalousie comme un « sentiment purement artificiel », qui « dérive de circonstances suppressibles », « éliminable lui-même ».
Selon moi, l’élimination de la jalousie est fonction de l’abondance sensuelle et sentimentale régnant dans le milieu où l’individu évolue. De même que la satisfaction intellectuelle est fonction de l’abondance culturelle mise à la disposition de l’individu. De même que l’apaisement de la faim est fonction de l’abondance de nourriture mise à la disposition de l’individu.
Qu’il s’agisse d’un milieu communiste où les besoins sont satisfaits sans qu’on se soucie de l’effort fourni, ou d’un milieu individualiste où la satisfaction des désirs est basée sur l’observation de la réciprocité, la situation est la même. L’un et l’autre veulent que ses composants soient heureux et ils ne le sont pas, tant que, parmi eux, quelqu’un souffre : sa cérébralité, sa faim, ses sens ou ses sentiments insatisfaits. Le caprice, la fantaisie, le tant pis pour toi, la préférence, « l’enfant de bohème » peuvent constituer des pis-aller pour des isolés — et c’est à démontrer — non pour des associés qui ne peuvent rien s’il ne règne pas entre eux un esprit de bonne camaraderie impliquant support, compréhension, concessions mutuelles. Et non seulement lorsqu’il s’agit d’associés, mais encore de camarades se fréquentant de très près et qui, recherchant leur plaisir individuel sans vouloir gêner le plaisir d’autrui, se sont délivrés des préjugés concernant la fidélité sentimentale comme inhérente à la cohabitation, le propriétarisme conjugal, l’exclusivisme sexuel comme marque d’amour en général.
C’est donc dans l’abondance — d’offres, de demandes, d’occasions — que j’aperçois le remède à la jalousie. Et quel aspect revêtira cette abondance pour que personne ne soit laissé de côté, mis à part, ne souffre, pour tout dire ? Voilà la question à résoudre. Dans sa Théorie universelle de l’Association (tome IV, p. 461), Fourier l’avait résolue en constituant le mariage de telle sorte « que chacun des hommes puisse avoir toutes les femmes et chacune des femmes tous les hommes ».
Je ne puis m’étendre sur les conséquences de cette éthique sexuelle dont la principale est la disparition de la famille. Il me paraît difficile que le communisme anarchiste puisse finalement éluder cette solution, s’il veut rester conséquent avec lui-même, c’est-à-dire ne pas établir une hiérarchie des plaisirs et des besoins. On ne conçoit pas que des anarchistes puissent admettre de distinctions qualitatives entre les aspirations des divers appétits humains.
Ce qui frappe, quand on étudie à fond les objections présentées à la solution fouriériste, c’est qu’elles ressemblent formulées par des anarchistes, et comme deux gouttes d’eau aux protestations des éducateurs religieux et des représentants de l’État. Ceux-là et ceux-ci voient dans le couple et le groupement familial une garantie de la perpétuation du système de domination spirituel ou laïque, de là la poésie, les phrases ampoulées, les panégyriques dont s’accompagnent les descriptions de l’amour conjugal, de la famille, cellule du milieu social. D’ailleurs, si l’on persécute les partisans des conceptions sexuelles qui vont à l’encontre des intérêts des dirigeants, je ne sache pas qu’il existe une seule loi — du code de Hammourabi aux codes soviétiques — qui décrète une pénalité contre l’exaltation de l’amour romantique ou de l’indissolubilité du lien conjugal. Les dominateurs savent bien ce qu’ils font.
Je pense donc que les communistes anarchistes en viendront à considérer l’abondance — le communisme sexuel volontaire — comme le remède à tous les maux de l’amour. Ce n’est d’ailleurs que récemment, surtout depuis la guerre mondiale 1914-1918, qu’une régression à ce sujet est notable chez les communistes anarchistes,
Mais une autre question se pose :
Le remède à la jalousie, à l’exclusivisme sentimental ou à l’appropriation sexuelle, le remède que je résumerai en cette formule, empruntée à Platon : Tous à toutes, toutes à tous, — ce remède peut-il se concilier avec les principes de l’individualisme anarchiste, convenir à des individualistes ?
Ma réponse est qu’il convient aux individualistes qui sont prêts, pour reprendre une expression de Stirner, à perdre de leur liberté pour que s’affirme leur individualité. Que cherchent en s’associant, dans le domaine sentimentalo-sexuel, un nombre quelconque d’individualistes : est-ce à accroître, maintenir ou réduire toujours plus la souffrance ? Si c’est ce dernier but qu’ils visent, si c’est dans la disparition de la souffrance que s’affirme leur individualité d’associés ; parmi eux, dans la sphère qui nous occupe, l’amour perdra de plus en plus son caractère passionnel pour devenir une simple manifestation de camaraderie ; le monopole, l’arbitraire, le refus disparaîtront graduellement, deviendront toujours plus rares. Ils se rallieront à la formule ci-dessus énoncée parce qu’ils y verront la méthode la meilleure pour éliminer de leur milieu la jalousie sexuelle et ses conséquences ; parce qu’ayant à choisir entre divers procédés leur « libre choix » s’est porté sur celui-là.
D’ailleurs, ils n’engagent qu’eux-mêmes. Ils ne sont pas jaloux, c’est le cas ou jamais de ne pas l’être, des systèmes autres « choisis » par d’autres groupes pour éliminer la jalousie de leur sein.
Les partisans de l’abondance comme remède à la jalousie, les réalisateurs d’associations anarchistes a fins sentimentales ou sexuelles, les propagandistes de la camaraderie amoureuse n’ignorent pas à quelles railleries ils sont en butte de la part d’excellents camarades encore inémancipés des préjugés courants en matière de moralité sexuelle, mais ils se souviennent de ce qu’écrivait dans Free Society, au cours d’un article solidement charpenté sur La pluralité en amour, l’anarchiste communiste F.-A. Barnard : « Ceux qui se sentent assez forts, assez enthousiastes pour oser être les pionniers de ce mouvement peuvent prendre courage à la pensée que les antiques conceptions de l’amour s’effondrent, que nous le voulions ou non, à ce point que l’espèce humaine tout entière se débat dans un chaos. Ils peuvent trouver un sujet de se réjouir encore dans la pensée qu’ils vivent conformément à des idées dont la réalisation assurera à l’être humain une existence normale et fertile. » — E. Armand.
JANSÉNISME n. m. Les collégiens et les lycéens qui, dans leurs classes de rhétorique et de philosophie, ont dû lire Les Provinciales, de Pascal, ont une idée de ce que les guerres des ecclésiastiques, sur des pointes d’aiguilles, ont de vieillot, de désuet et de ridicule pour notre âge. Ils ont assez entendu parler de jansénisme pour se rendre bien compte de l’importance que l’on attribuait à ce mot au xviie siècle et pour faire désirer étudier plus à fond la vie et l’œuvre du fondateur de cette secte.
L’énorme ouvrage que Sainte-Beuve a tiré du cours sur Port-Royal, professé par lui à l’Académie de Lausanne, fait mieux comprendre l’attachement des maîtres de Pascal — Saint-Cyran, Arnauld, Nicole, etc. — à une idée qui nous paraît à présent si vide de sens pratique. Pourtant, les mots de jansénisme, de Port-Royal, reviennent à chaque instant dans les articles des grandes revues ; c’est pourquoi il n’est pas oiseux de parler de cette secte dans notre Encyclopédie.
Le clergé catholique cherche toujours à induire en erreur les fidèles du sanctuaire. On affirme que le catholicisme n’a pas de sectes et néanmoins elles y foisonnent, mais il faudrait d’abord s’entendre sur la définition du mot secte.
Tous les ordres religieux, — innombrables, — bénédictins dominicains, cordeliers, trappistes, chartreux, jésuites, etc. (pour les hommes), carmélites, ursulines, etc., etc. (pour les femmes), sont de véritables sectes, et diffèrent bien plus entre eux de règle de vie, d’organisation, de costume, que la plupart des sectes protestantes, qui, souvent, ne diffèrent que par le nombre de laïcs et d’ecclésiastiques dans leurs synodes ; d’autres, comme les églises libres des cantons romands de la Suisse, comme les églises libres de France, de Belgique, comme les indépendants et congrégationalistes en Angleterre, ne diffèrent des églises nationales que parce que leurs pasteurs ne sont pas salariés par l’État, mais sont payés par leurs fidèles. D’autres sectes, comme les méthodistes des diverses sortes (wesleyens primitive, new connexion), ne diffèrent par aucun dogme des autres protestants, mais leurs pasteurs ne peuvent pas rester en fonction plus de trois ans dans la même paroisse. Les presbytériens d’Écosse ne diffèrent des protestants réformés de France, de Suisse, de Hongrie, etc., que par le nom.
D’autres sectes protestantes ne sont guère que des sociétés d’abstinence, de végétariens, comme devraient l’être les moines catholiques. Mais ce qu’il y a de plus étonnant, c’est que les catholiques ne savent pas qu’il y a des sectes romaines, soumises au pape, lesquelles envoient des députés au Conclave, et dont les prêtres se marient, donnent la communion sous les deux espèces — pain et vin — et disent la messe dans la langue du pays au lieu du latin. La plus répandue de ces sectes romaines est l’Église Uniate, nommée quelquefois à tort catholique grecque, car il y a fort peu d’uniates en Grèce et dans les autres pays les prêtres uniates ne se servent pas de la langue grecque. Les uniates sont très nombreux dans la Galicie orientale et septentrionale, en Volhynie, dans la Ruthénie Blanche, en Roumanie, en Bulgarie. L’Église uniate a un patriarche a Lwiv (Lvov, Léopol, ou Lemberg) et un autre a Czernowitz, en Boukovine. Les anarchistes, dans des discussions avec des catholiques, pourront toujours démontrer que l’Église romaine a toujours tenu ses fidèles dans l’ignorance et trompé le peuple en affirmant des faussetés.
À la fin de cet article, nous parlerons de l’Église chrétienne catholique à Genève, de l’Église vieille catholique en Allemagne et en Suisse allemande ; de l’Église catholique nationale en Hollande, des Mariavites en Pologne, toutes formes modernes du Jansénisme.
Jansenius est la forme latine du nom hollandais Jansen ou Janssen. À l’époque où naquit le fondateur du jansénisme, c’était encore l’habitude de latiniser ou d’helléniser son nom comme Ramus (Pierre de la Ramée), Grotius Vésalins (Vésale ou Wessal), Melanchton (Schwarzerde), l’Ecolampade (Hauschein) l’avaient fait.
Cornelius Jansen naquit à Akoi, près de Leerdam, d’une famille catholique, le 28 octobre 1585, et mourut de la peste le 6 mai 1638. Il étudia la théologie à l’Université catholique de Louvain, où enseignait le fameux théologien Baïus (Michel de Bag), né à Metin, près Ash, en Belgique. Baïus était chancelier de l’Université qui l’envoya au Concile de Trente. Par deux fois le pape Pie V (1567 et 1569) condamna les idées de Baïus. Ce fut toujours le seul recours de l’Église catholique, condamner et menacer les écrivains qu’on ne pouvait convaincre d’erreur. Baïus, qui n’était pas intrépide, se soumit, comme le fit l’évêque Dupanloup en 1870-1871, mais en réalité il conserva ses opinions et fut de nouveau condamné par une bulle de Grégoire XIII en date du 29 janvier 1579. Baïus montra de nouveau sa pusillanimité en prétendant renoncer à ses opinions en 1580.
Jansenius après Louvain, étudia à Paris avec l’abbé de Saint-Cyran qui le fit nommer président d’un collège ecclésiastique à Bayonne (1611-1617). A son retour à Louvain, Jansenius fut nommé principal du collège de Sainte-Pulchérie, où il enseigna la théologie. En 1630 il devint professeur régulier à l’Université et, en 1636, le roi d’Espagne, qui était le souverain des Flandres, charmé par un pamphlet violent contre la France (Mars Gallicus), le nomma au siège épiscopal d’Ypres.
Comme Baïus, Jansenius était un disciple passionné de saint Augustin. Il avait lu 30 fois les ouvrages de saint Augustin contre Pélage et les hérésiarques qui avaient adopté ses théories ; il avait lu 10 fois toutes les autres œuvres du célèbre évêque d’Hippone. L’évêque d’Ypres s’était assimilé les idées d’Augustin sur la grâce suffisante, il était violemment opposé aux Jésuites à qui il ne permit pas d’enseigner la théologie à l’Université de Louvain.
Jansenius avait commencé son Œuvre sur saint Augustin en 1627 et, onze ans après, au moment où il était à l’agonie, il ne l’avait pas encore terminée. Sur son lit de mort il recommanda à ses disciples de publier cet ouvrage ; les jésuites et le nonce du pape à Cologne firent des démarches nombreuses pour empêcher cette publication qui leur était odieuse. L’œuvre parut pourtant en 1640 en trois volumes in-folio, édités par Liberus Froidmont et Kalen, sous les auspices de l’Université ; le titre en est : Augustinus, seu Doctrina Augustini de Humanae Naturxe Sanitate, Acgritudine et Medicina adversus Pelagianos et Mascilienses. L’ouvrage fut bientôt après réimprimé à Paris (1641) et à Rouen (1643). Jansenius y expose la doctrine de saint Augustin sur la grâce irrésistible et l’absolue élection ou réjection, en employant souvent les paroles mêmes du saint africain. Il repousse la raison dans les questions religieuses. Augustin n’avait-il pas dit : Credo quia absurdum ! Je crois parce que c’est absurde. Il appelle la philosophie la mère de toutes les hérésies ; il accuse les jésuites et surtout Fonseca, Molina et d’autres, de semi-pelagianisme. Les jésuites, furieux, crièrent à l’hérésie, en disant que l’œuvre de Jansenius reproduisait les propositions de Baïus, condamnées par le pape, et Urbain VIII le mit à l’index par la bulle In eminenti (1647).
Les amis de Jansenius dans les Pays-Bas, parmi lesquels il y avait plusieurs évêques et presque tous les professeurs des Universités, se soumirent, quoique à regret, à la bulle In eminenti.
Toutefois, en France, la résistance fut plus sérieuse, les libertés de l’Église gallicane, en opposition à l’Église ultramontaine, avaient accoutumé les esprits à une certaine liberté de jugement. Fénelon, le célèbre évêque de Cambrai, avait, dans son for intérieur, adopté les idées jansénistes, mais il n’était pas assez courageux pour résister aux objurgations de Bossuet, et il dut se rétracter. D’un autre côté, l’abbé de Saint-Cyran et Antoine Arnauld, éminent docteur en Sorbonne, sa sœur Angélique, abbesse d’un couvent de l’ordre de Citeaux à Port-Royal-des-Champs, Pascal, et de nombreux savants, groupés comme des anachorètes autour de Port-Royal, se déclarèrent partisans des doctrines jansénistes. Lorsque Innocent X, en 1653, dénonça comme hérétiques 5 propositions extraites des œuvres de Jansenius, par Cornet, syndic de la Faculté de théologie de la Sorbonne, la majorité des jansénistes nia que lesdites propositions eussent été comprises par l’auteur dans le sens qui les avait fait condamner. Toutefois, Alexandre VII insista pour que le clergé français signât une déclaration par laquelle il repoussait les susdites propositions, comme venant de Jansenius. Louis XIV, obéissant à la volonté de Bossuet, voulut appliquer les ordres de Rome. Le roi déclara même dans une assemblée du clergé, en 1600, qu’il considérait que son devoir religieux était d’exterminer les jansénistes. La Sorbonne condamna les doctrines d’Arnauld et les Lettres provinciales de Pascal. Le pape et le roi ordonnèrent la signature d’un formulaire de foi (1665) rédigé par les évêques ; les jansénistes parurent se soumettre, tout en conservant leurs opinions.
Le pape Clément IX, plus tolérant d’abord, voulut rétablir la concorde parmi les catholiques par son décret Pax Clementina, mais la publication des Réflexions morales sur le Nouveau Testament, œuvre anonyme d’un membre de la congrégation des Oratoriens, mit le feu à la poudre. L’auteur était le théologien Pasquier Quesnel qui, persécuté pour ce livre, dut se réfugier à Bruxelles, auprès d’Arnauld, dont il reçut le dernier soupir. Arrêté en 1696, il fut emprisonné à Malines, d’où il s’évada en 1703, et mourut à Amsterdam où il était allé fonder des églises jansénistes. C’est encore un exemple de l’intolérance romaine. Les malheurs de Quesnel doivent nous servir d’avertissement et nous faire honnir la domination d’un pouvoir prétendu divin.
Louis XIV, qui avait pris le goût des persécutions religieuses en révoquant l’édit de Nantes, en envoyant aux galères des milliers de paisibles protestants, en ruinant l’industrie française par la fuite à l’étranger de ses plus distingués représentants, écouta les insinuations de Clément XI et fit détruire Port-Royal, obligeant le plus grand nombre des jansénistes à se réfugier dans les Pays-Bas. Clément XI, dans sa constitution Unigenitus (1713), condamna 101 propositions tirées du livre de Quesnel, comme hérétiques, dangereuses, offensant les oreilles pieuses. Un grand nombre d’ecclésiastiques français et de laïcs, avec l’archevêque de Paris, le cardinal de Noailles, attaquèrent cette constitution et, en conséquence, furent dénommés anti-constitutionnistes.
Un décret papal en date du 2 septembre 1718 menaça d’excommunication tous ceux qui ne se soumettraient pas sans condition. Quatre évêques (Mirepoix, Montpellier, Boulogne, Senez) en appelèrent à un concile œcuménique. Ceux qui défendirent cet appel et dont plusieurs étaient opposés au jansénisme, furent nommés rappelants. Le Parlement résista fermement aux décrets du Saint-Siège. La Sorbonne vacillait ; fortement pressée par l’autorité, elle finit par se soumettre, mais le Chapitre général de l’Oratoire résolut, en 1727, de ne pas accepter la bulle Unigenitus. Un diacre, François de Pâris, considéré par le peuple comme un saint, s’était vu fermer la carrière épiscopale par son refus d’adhérer à la bulle Unigenitus ; il se retira au faubourg Saint-Marceau, à Paris, où il se livra à des macérations, des veilles qui ébranlèrent sa santé, mais le rendirent encore plus populaire. Mort en 1727, il fut enterré dans le cimetière Saint-Médard qui devint un lieu de pèlerinage, de nombreux miracles s’y faisaient, disait-on, les femmes y tombaient en pâmoison, en d’horribles convulsions. Le gouvernement fit fermer le cimetière et interdit les processions qui s’y rendaient. Les Français sont frondeurs, et aussi vît-on des affiches portant ces mots : « De par le Roi, défense à Dieu de faire miracle en ce lieu. » Cependant, lorsqu’un décret royal devint loi par l’enregistrement au Parlement (1730), la résistance des jansénistes fut graduellement supprimée. Les Oratoriens finirent par accepter la bulle en 1746. Cependant il s’éleva de nouvelles difficultés. L’archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, partisan passionné de la bulle Unigenitus, fit de l’opposition au Parlement et aux ministres qui avaient des tendances jansénistes ; il fut, à cause de cela, exilé loin de Paris, ce qui ne l’empêcha pas de commander à ses prêtres de refuser la communion à tous ceux qui n’acceptaient pas la bulle. Enfin la paix fut rétablie par une lettre pastorale de Benoît XIV en 1756. Le parti janséniste resta très influent parmi le clergé français. La plupart des membres ecclésiastiques des États-Généraux de 1789 étaient jansénistes. A la Restauration, le jansénisme eut d’assez nombreux zélateurs. Sous le Second Empire les jansénistes eurent un organe officiel : L’Observateur catholique.
En Italie, plusieurs évêques, partisans des réformes de Léopold II de Toscane et de Napoléon, comme Ricci, évêque de Pistoïa, et Capece-Latro, archevêque de Tarente, passent pour avoir été jansénistes.
Tandis qu’en France le jansénisme restait une école théologique, dans les Pays-Bas il devint une secte régulière. En 1704, Codde, vicaire apostolique de l’archevêque d’Utrecht, fut déposé par le pape à cause de ses idées jansénistes, mais le Chapitre refusa d’admettre la validité de cette déposition. En 1723, le Chapitre élut un archevêque d’Utrecht qui fut consacré par l’évêque français de Babylone in partibus, qui avait dû se réfugier à Amsterdam. Le pape, informé de l’élection, répondit par une lettre d’interdiction. L’archevêque en appela de l’interdiction papale à un concile général futur, appel qui a été répété par tous ses successeurs. L’archevêque suivant, Barckman Wuytiers, reçut des lettres de félicitation de nombreux évêques, plus de 100 de ces lettres sont conservées dans les archives de l’Église d’Utrecht. Après la mort de l’évêque de Babylone, l’archevêque Meindaarts (élu en 1739) rétablit le siège suffragant de Haarlem en 1742, et de Deventer en 1758, pour assurer la succession apostolique.
En 1856, les évêques jansénistes publièrent une protestation contre la proclamation du dogme de l’Immaculée-Conception.
Les jansénistes exercent une grande influence intellectuelle et morale en Hollande, où ils sont fort estimés, bien que l’immense majorité de la population de la Hollande soit protestante.
Le concile œcuménique du Vatican, en 1870, fit faire un grand progrès au jansénisme. Quelques remarquables théologiens munichois refusèrent d’adhérer au dogme de l’infaillibilité du pape.
Ils se séparèrent avec éclat de l’Église ultramontaine et fondèrent l’Église vieille catholique. Leurs évêques furent consacrés par l’archevêque janséniste d’Utrecht. Il y a beaucoup d’églises vieilles catholiques dans l’Allemagne catholique ; des Facultés de théologie vieille catholique existent dans plusieurs Universités.
A Genève, le gouvernement auquel appartenaient plusieurs catholiques libéraux, interdit la publication du dogme de l’infaillibilité qui met l’autorité ecclésiastique au-dessus de la constitution civile. Le Conseil d’État (Conseil des ministres de la République génevoise) s’empara des églises catholiques du canton et nomma. des prêtres libéraux qui fondèrent une Église catholique nationale. On fit appel au Père Hyacinthe Loison, le grand orateur qui, lui aussi, n’avait pas voulu admettre l’infaillibilité. Mais Hyacinthe Loison ne tarda pas à se quereller avec ses ouailles. Son mariage choqua les vieux catholiques encore partisans du célibat des prêtres. Il quitta Genève pour aller fonder à Paris une église catholique nationale qui ne dura pas longtemps. Les villages catholiques de la république du canton de Genève, annexés en 1815 à Genève par le congrès de Vienne pour écraser le protestantisme dans la Prusse calviniste, étaient restés fermement attachés aux anciens prêtres ; les nouveaux, nommés par le gouvernement, pour la plupart des prêtres français opposés au dogme nouveau, ne surent pas gagner l’affection de leurs paroissiens. Les églises étaient vides ; les catholiques romains ouvraient de nouveaux lieux de culte. Enfin l’État rendit aux catholiques romains l’Église Notre-Dame, la principale église catholique de la ville, ne conservant au culte national que deux églises. Les catholiques jansénistes sont appelés catholiques chrétiens. Ils ont encore 2 ou 3 prêtres et publient un petit journal. Quoique haïs par les catholiques romains, les prêtres catholiques chrétiens sont grandement estimés de la population. La séparation des Églises et de l’État votée par le peuple, rend la position économique des catholiques chrétiens difficile, tandis que les églises catholiques ultramontaines reçoivent de grandes subventions de Rome et d’ailleurs. Les prêtres catholiques chrétiens ont été consacrés par les évêques jansénistes de la Suisse allemande.
A Berne, le Kultur Kampf avait été des plus violents. Le gouvernement bernois avait fait défendre la lecture du Syllabus dans les églises catholiques. L’évêque de Bâle, Lachat, résidant à Saleure, déclara qu’Il ne reconnaissait pas les ordres du gouvernement et que le pape était au-dessus des gouvernements. Tous les prêtres du Jura bernois se déclarèrent solidaires de l’évêque et résolus à ne pas obéir aux lois.
Le gouvernement les expulsa tous et ferma les couvents. Ce fut le signal d’une guerre violente. Le gouvernement ayant fait appel à des prêtres français opposés au Syllabus, entre autres à l’abbé Deramey, professeur en Sorbonne, les paroissiens fuyaient les églises, attaquaient les nouveaux curés toutes les fois qu’on les rencontrait seuls. On coupait les arbres des jardins des curés, on enduisait d’excréments les poignées des portes des curés appelés intrus. Quand les femmes des leaders catholiques rencontraient les nouveaux curés, elles se frappaient sur les fesses, de sorte que le journal Le Frondeur, de Délémont, avait créé l’ère du « salut à la mode ». Les curés libéraux avaient lancé plusieurs journaux, mais les ultramontains possédaient beaucoup d’argent et leur autorité excitait la haine contre les jansénistes.
Enfin le Conseil fédéral suisse ordonna au gouvernement cantonal bernois d’organiser un plébiscite sur la question des prêtres. La majorité réclama ses anciens curés et les prêtres libéraux durent quitter la Suisse. Il n’y a plus que quelques églises vieilles catholiques : à Bienne, à Berne, etc. Une Faculté de théologie vieille catholique existe encore à Berne ; les professeurs ont été consacrés par l’évêque janséniste suisse. Les étudiants, à la fin de leurs études, deviennent curés des paroisses catholiques nationales, mais le mouvement ne progresse guère ; quand un catholique romain est convaincu des erreurs de son Église, il devient généralement libre penseur et ne s’arrête pas à moitié chemin, au jansénisme ou au protestantisme. — G. Brocher.
JAUNE adj. et subst. m. C’est dans un sens bien spécial qu’il nous faut prendre ce mot. Il ne s’agit pas — évidemment, et c’est regrettable, — de dire notre goût sur la nuance elle-même ou de la poétiser en parlant de la fleurette des champs et des bois qui charme les yeux et réjouit tout un paysage. Rien d’admirable, dans la verdure, comme le bouton-d’or et le genêt. Mais la signification que nous allons étudier n’a aucun rapport avec ce qu’on peut trouver de ravissant ou d’agréable dans la couleur jaune. Le jaune ne sert pas seulement, avec toute la sottise des préjugés, à ridiculiser ou à mépriser les victimes de malheurs conjugaux, ni à chanter l’éclat du métal précieux auquel nous devons tant d’actes odieux et tant de corruption. Il sert, le jaune, à marquer ; non seulement ce qui est fâcheux ou déplaisant, mais ce qui est répugnant et mauvais comme peut l’être la fièvre jaune elle-même. Et ce n’est pas d’aujourd’hui que le jaune a cette signification péjorative qui porte à l’éloignement. Ouvrez le Dictionnaire Larousse. Vous y lirez d’abord ceci : « Familier : Rire jaune, rire d’une manière contrainte. » Puis aussi cela, qui est une simple constatation historique :
« Encycl. Ethol. Le jaune était jadis, on ne sait pourquoi, une couleur ignominieuse. Le concile de Latran (1215) décida que les Juifs porteraient sur leurs habits une marque distinctive de couleur jaune. Après la condamnation, comme traître, du connétable de Bourbon en 1521 et du prince de Condé en 1653, le seuil et la porte des hôtels de ces princes furent peints en jaune. »
Le jaune était donc, à cette époque déjà, adopté comme signe d’abjection, de traîtrise et de félonie, sans qu’on puisse expliquer la cause de ce choix. C’est le cas de dire encore : Des goûts et des couleurs…
Dans la lutte ouvrière, dans la bataille, sur le terrain syndical, des exploités contre leurs exploiteurs, il y a eu ce que nous avons justement appelé : les jaunes.
Le jaune est celui qui, tournant le dos à sa cause, trahit aussi ses frères de misère, les combat, les dénigre, les vend, les calomnie, les assassine et fait lâchement échouer leurs revendications. Le jaune est l’auxiliaire du patron dont il favorise les intérêts et les bas calculs d’exploitation à outrance. Le jaune est le complice méprisable du mouchard en uniforme ou en civil quand il n’est pas lui-même le mouchard, le délateur, le faux témoin au service du Patronat, dans toutes les circonstances de la guerre sociale quotidienne entre le Capital et le Travail. Le jaune est comme la plante vénéneuse qu’il faut arracher à temps pour éviter qu’elle se multiplie parmi les plantes utiles. C’est la croissance en nombre et en conscience des syndicats ouvriers (dits syndicats rouges), s’organisant et agissant pour arracher sans cesse au Patronat et à l’État des bribes de bien-être et de liberté, qui suscita l’éclosion des jaunes. Tout d’abord, ce ne fut qu’un quarteron d’individus tarés, faciles à corrompre, sachant bluffer sur leur valeur personnelle et habiles à exploiter la frayeur patronale. Vis-à-vis du patronat, leur attitude fut toujours celle de cyniques maîtres-chanteurs. Contre la classe ouvrière, ils agirent en chefs de bande, recrutant pour leurs troupes de malheureux dévoyés dont ils faisaient, par la duperie, des instruments dociles, cela dans le dessein de parvenir à briser les grèves, à paralyser les tentatives des travailleurs revendiquant des salaires plus élevés ou de meilleures conditions de travail, ou s’efforçant d’imposer à leurs employeurs le respect de leur dignité.
Mais il fallait bien que, devant une organisation aussi forte et aussi audacieuse que le fut la Confédération Générale du Travail, se dressât une organisation adverse ayant un semblant de force et une ombre d’audace.
La C.G.T. posait en principe la suppression du patronat et du salariat. Son objectif de combat quotidien était la conquête du bien-être et de la liberté. Enfin, elle affirmait que l’émancipation des travailleurs devait être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. Pour cela, tout ce qui tendait à améliorer partiellement le sort des travailleurs devait être tenté par l’organisation syndicale elle-même, par son action directe et collective sous forme de revendications précises, dût-on, pour obtenir satisfaction, aller jusqu’à décréter la grève partielle d’abord, puis la grève de plus en plus généralisée et enfin, s’il le fallait, et s’il était possible, tenter même la grève générale révolutionnaire, première phase d’une révolution sociale susceptible de transformer la société et de substituer à l’exploitation capitaliste, à l’autorité de l’État, l’entente libre des producteurs !
C’était là un programme clair, lumineux, justifiant toutes les initiatives courageuses et répondant à tous les espoirs des prolétaires.
A cela, les plus réformistes de nos syndicats confédérés ne trouvaient pas d’objection. Les plus modérés parmi nos militants syndicalistes définissaient ainsi le syndicat : « Le syndicat est un groupement de personnes ayant mêmes intérêts à défendre contre d’autres intérêts personnels ou collectifs qui, par essence, sont naturellement opposés à ceux de ce groupement. »
On ne peut mieux dire, posément, que le syndicat ouvrier est en opposition formelle d’intérêts avec le syndicat patronal. La loi de 1884, elle-même, n’eut pas d’autre objet que de permettre (parce qu’elle ne pouvait plus l’empêcher) la formation de syndicats ouvriers pour essayer l’entente entre exploiteurs et exploités en cas de conflit.
Les jaunes, pour justifier leur raison d’être, pour masquer leur entente préalable avec ceux qui les paient, esquissent cette formule qu’ils prétendent être la base de leur groupement : « Le Capital-Travail et le Capital-Argent sont les deux facteurs indispensables à la vie sociale. L’un complète l’autre ; les deux se font vivre mutuellement. Le devoir de ces deux collaborateurs est donc de rechercher, amiablement, de bonne foi et en toutes circonstances, le point de rencontre des concessions réciproques qu’ils se doivent l’un à l’autre. »
Capital-travail, Capital-argent, ainsi définis par les jaunes, semblent être sur un pied d’égalité. L’un et l’autre apparaissent ainsi, au même titre, comme deux facteurs égaux et également indispensables à la vie sociale ! On croirait surtout, selon cette thèse, qu’il en fut et qu’il en doit être toujours ainsi. On dirait vraiment que ce n’est pas le capital-travail qui engendre le capital-argent. Le temps et le progrès, sinon la révolution, tendent à unifier ces deux forces actuelles et matériellement antagoniques entre les mains les plus utiles, celles du producteur frustré de ses droits depuis longtemps par les malins qui, de son capital-travail, se sont constitués le capital-argent.
Mais de tels problèmes sont, dans l’esprit mieux éclairé des ouvriers, moralement résolus. On sait maintenant, parmi les exploités, ce qu’il y a à faire et ce serait gâcher son temps que discuter de telles idées avec des jaunes, qui sont connus, jugés, jaugés à leur valeur dans les milieux ouvriers.
Les syndicats jaunes en France ont fait leur apparition au plus fort de l’action syndicale des syndicats rouges, au moment (1904-1906) de la campagne inoubliable en faveur de la journée de huit heures. Autrement dit, les syndicats jaunes, machine de guerre patronale contre les syndicats rouges, ont vu le jour au plus fort de la peur du patronat !… Malheureusement, pour les patrons, ils ont été mal servis, ils n’en ont pas eu pour leur argent. A tous ceux qui ont des yeux pour voir, un sens critique pour juger, le moindre raisonnement fera comprendre que l’alliance d’un syndicat ouvrier avec le capital, avec des politiciens, avec des personnages influents ou connus du clergé, des partis bourgeois et réactionnaires, et surtout avec le haut patronat, ne peut donner confiance à personne bien longtemps, pas même à ceux qui s’en servent. On peut supposer que tous les jaunes ne sont pas des canailles, qu’il y a parmi eux. des inconscients, des imbéciles et des dupes. Il suffit d’ailleurs de se documenter un peu et d’étudier ce que furent les chefs de ces syndicats jaunes et ce qu’ils devinrent ou ce qu’ils sont encore pour être fixés sur cette plaie, cette honte de l’organisation ouvrière. Les syndicats jaunes furent l’œuvre d’individus tarés, prêts à tout, moyennant finance, pour faire obstacle au succès du syndicalisme rouge qui s’imposa quand même. C’est un moment de l’histoire syndicaliste que cette époque héroïque de lutte contre un patronat aux abois, malgré toutes les forces gouvernementales rassemblées pour son maintien et les syndicats de désagrégation ouvrière liés à son service. La trahison chez les jaunes est si fortement enracinée qu’ils trahissent ceux qui les paient, qu’ils se trahissent entre eux et qu’ils trahissent même leur programme. D’abord, pour les besoins de leur cause, ils falsifient les chiffres. Pour faire chanter les patrons auxquels ils offrent leur concours, ils ajoutent des zéros à l’énumération des effectifs des syndicats jaunes et ils en biffent au nombre des syndicats rouges dont ils donnent une énumération pitoyable et squelettique. Selon les besoins, ils font terribles les syndicats rouges, comme ils les font piteux et sans ressort. Que cela soit contradictoire, cela n’a pas d’importance. Tout dépend des circonstances et de la destinée de l’appel qu’ils font aux « honnêtes » gens cramponnés à « l’ordre », symbole de la tranquillité jouisseuse et du statu quo social.
Voici comment ils écrivent leur histoire, les Jaunes de France, par la plume de Pierre Biétry :
« Début des Jaunes. — Aux premiers mois de 1901, une sourde mais profonde évolution s’accomplissait dans la classe ouvrière. Les meilleurs parmi ceux qui avaient favorisé, sinon implanté le syndicat socialiste faisaient un retour sur eux-mêmes, refusaient nettement de suivre plus longtemps les Jaurès, les Millerand et autres mauvais bergers dans leurs théories antinationalistes, athées, négatives de tout idéal et nettement révolutionnaires, au mépris des revendications légitimes et possibles. Nous avions vu trop d’infamies… Avec quelques camarades nous avions résolu de remonter ce courant et dans toute la France on vit s’édifier des syndicats indépendants. Avec la complicité d’un homme qui, sous prétexte d’organiser les Jaunes, fit un mal considérable à l’idée même du syndicalisme indépendant, les prédécesseurs de M. Combes mirent la main sur la direction intellectuelle du mouvement. Il y eût là de beaux jours pour M. Lanoir qui fut l’artisan de notre échec momentané. Bref, les événements, les constatations journalières nous imposèrent la certitude que non seulement M. Lanoir n’organisait et ne voulait point organiser le monde ouvrier, mais qu’il avait créé, grâce au concours aveugle de nos groupes et de nous-mêmes, une véritable. industrie dont il était, avec le gouvernement, le seul bénéficiaire. »
Biétry qui veut remplacer Lanoir à la tête du mouvement jaune, se fait ainsi connaître en nous révélant celui qui le gêne et à qui il semble dire : « À canaille, canaille et demie : ôte-toi de là que je m’y mette ! » Et il s’y est mis.
Le premier congrès des Jaunes se tint à Saint-Mandé les 27, 28 et 29 mars 1902. M. Lanoir n’y présenta aucun programme professionnel. Il voulait simplement faire une cassure dans le syndicalisme et former uniquement. des groupes antigrévistes avec ces deux moyens d’existence : 1° subventions officielles ; 2° subventions patronales. C’était tout, c’était peu, c’était rien…
Biétry, après avoir débarqué Lanoir, son prédécesseur dans le mouvement jaune, entreprend de lui succéder et surtout de relever ce mouvement avec l’appui de toute la réaction et de ses journaux, de M. Méline et de son groupe, de l’Association républicaine et de l’opinion publique des cléricaux et des patriotes.
Et ce bon Biétry nous apprend combien loyale fut sa démarche auprès du Président de la République, à l’Elysée, où, dit-il, M. Loubet traita de misérables les politiciens socialistes et ajouta, s’adressant aux délégués jaunes : « L’œuvre que vous avez entreprise a toutes mes sympathies ; je vous félicite de votre courage, et je vous souhaite de tout mon cœur une grande réussite. » Venus de si haut, de tels encouragements furent profitables aux jaunes en général et à Biétry en particulier. Il devint le chef incontesté de la Fédération des Jaunes de France, avec un programme bien défini. Il devint aussi député de Brest, puis homme de grosses affaires aux colonies, dans l’industrie du caoutchouc… mais cela, c’est une autre histoire. L’ouvrier horloger Biétry, traître à tout et à tous, est mort après avoir été syndicaliste révolutionnaire, socialiste guesdiste, puis nationaliste, clérical, jaune, politicien, anti-politicien, député, colon. Ce grand ami de M. Japy, grand industriel, est mort, peut-on dire, comme il avait vécu : Jaune, jaune jusqu’au bout…
Les jaunes de cette époque n’ont pas empêché le syndicalisme, le vrai, celui d’avant-guerre, de marcher droit vers la révolution sociale. La guerre vint, hélas ! mais la révolution ne vint pas… Sous de multiples formes les jaunes n’ont cessé d’exercer leur action conservatrice et même régressive. Ils se font aujourd’hui l’auxiliaire du fascisme, tentative suprême du patronat de combat. Mais en dépit de leurs manœuvres, et de l’union sacrée, et de la dictature, le compromis social s’avère aussi précaire. Et vain apparaît toujours l’espoir d’équilibre par un accord du Capital et du Travail. — Georges Yvetot.
JAUNISSE n. f. Pris dans le sens syndicaliste, la Jaunisse n’a rien de commun avec une coloration maladive de la peau. Un ouvrier est atteint de jaunisse quand, par manque de cœur, de loyauté ou de courage, il abandonne la cause des syndiqués rouges qui est la sienne pour épouser celle des Jaunes, s’acheminant ainsi, à l’encontre de ses intérêts de classe, vers la bassesse et la servilité.
Les principes sur lesquels se basent les meneurs de la Jaunisse en France sont bien particuliers par les espoirs chimériques offerts à leurs adhérents et par les hypocrites promesses de paix sociale prévues à leur programme.
L’on en peut juger par les formules de Jaunisse émises :
1° Associations uniquement professionnelles, en dehors de la politique, d’ouvriers et de patrons ;
2° Refus absolu de profiter du droit acquis par les travailleurs de faire usage de la grève pour revendiquer mieux-être ou dignité ;
3° Hors de l’État, par l’entente des ouvriers et des patrons, par l’harmonie de leurs intérêts, mener les travailleurs à l’accession de la propriété.
Et voilà toute la profondeur et l’originalité du programme de la Jaunisse.
Ceux qui parlent ainsi d’associations uniquement professionnelles d’ouvriers et de patrons savent qu’ils mentent effrontément. Les patrons, en effet, ont formé des associations professionnelles entre eux, par crainte unique des syndicats professionnels de leurs ouvriers. En outre, il a été démontré, au mot Jaune, que la seule entente qui exista entre patrons et ouvriers fut conclue avec les déserteurs de l’atelier et de la lutte ouvrière, avec les stipendiés du patronat, détachés de la cause ouvrière, et pactisant avec ses pires ennemis.
Quant à l’accession de la classe ouvrière à la propriété individuelle, c’est aussi contraire au syndicalisme ouvrier que le pourrait être la thèse qui consisterait à faire croire aux peuples que l’accroissement des matériaux de guerre n’a d’autre but que la paix.
Le syndicalisme, qui tend à la transformation économique, n’a pas pour but de fortifier la société bourgeoise et de perpétuer un règne d’injustice sociale et d’iniquité.
D’ailleurs, l’ouvrier rêve d’abord d’un salaire lui permettant de vivre et ne se groupe point en syndicat pour obtenir le privilège menteur de posséder de quoi paralyser à jamais son esprit de lutte, son action combative et revendicatrice.
La Jaunisse n’a pas de prise sur le véritable syndicaliste parce qu’elle est basée sur l’inconscience et l’abdication. Elle participe de la résignation et de l’abaissement qui rivent davantage les chaînes du travail, et elle justifie la spoliation qui est à la base du régime. Son seul avantage est, d’une part, de rapporter à ceux qui s’en font les préconisateurs et les agents et de concourir à entretenir, d’autre part, la misère et l’infériorité des autres pour la plus grande satisfaction des privilégiés sociaux. Et ce n’est pas l’accession accidentelle — nous pourrions dire providentielle si ce mot ne jurait sous notre plume de mécréant — de quelques ouvriers aux biens convoités, l’élévation isolée de quelques unités sur le plan patronal qui solutionne l’état de défaveur et d’injustice du grand nombre. La jaunisse prolonge peut-être le capitalisme, mais elle ne sauve pas le travail, la masse besogneuse.
Elle ment aussi, la jaunisse, qui prétend se cantonner sur le terrain économique et mépriser politique et politiciens. Les actes, toute la vie des jaunes influents, sont là typiques. Leur histoire — faite par eux-mêmes —nous les montre en perpétuels accords, en incessantes et louches combinaisons avec le clergé, les royalistes, les industriels puissants et les politiciens tarés de toute nuance. Le mouvement jaune n’est qu’intrigue et duplicité. Ses groupements « professionnels et ouvriers » n’existent qu’à l’instant d’un coup à faire contre des travailleurs en grève. Ils n’ont rien de commun avec l’enthousiasme réel des syndicats sincèrement chrétiens comme l’ont été les sillonnistes, par exemple. La jaunisse n’a rien à voir avec un idéal. Elle n’a d’ailleurs pas d’action propre et se contente d’être à la remorque des groupements patronaux, d’obéir à leurs suggestions. Les meneurs, dans la « jaunisse », n’ont jamais été considérés par ceux-mêmes qui les employaient, leur versait l’argent de Judas, autrement que comme de sinistres individus, et par tous ceux qui les connaissaient autrement que comme des coquins méprisables.
La jaunisse n’a pas été autre chose qu’une affaire, une arme de diversion et de retard, maniée avec des pincettes par le patronat dont elle servait la cause. Il flotte à sa surface des éléments sincères, mais ses dessous sont d’infamie. Elle est une excroissance vénéneuse d’un système qui fait, pour se maintenir, flèche de tous bois et s’appuie sans vergogne sur la vénalité. — G. Y.