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Encyclopédie anarchiste/Jésuites

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Collectif
Texte établi par Sébastien Faure, sous la direction de, La Librairie internationale (tome 2p. 1094-1109).


JÉSUITES n. m. Les Jésuites ! Un sujet bien usé, dira-t-on ? Et l’on affectera d’en rire et de passer à autre chose.

Notons simplement, pour l’instant, que les Jésuites ne sont pas étrangers à cet état d’esprit, qu’ils font tout pour le répandre et le maintenir, de même qu’ils ont répandu avec tant de succès les thèses sur l’anticléricalisme « périmé », considéré comme une « déviation », sur la religion « affaire privée », etc., etc. Désarmer toute opposition, afin d’avoir le champ libre, égarer les esprits, brouiller les cartes, ce sont des exercices où ils excellent. Nous le montrerons au cours de cet exposé, si rapide et si insuffisant qu’il soit.

Les Origines : Ignace de Loyola. — La Compagnie de Jésus a été fondée par l’Espagnol Iňigno Lopez de Recalde, devenu célèbre sous le nom d’Ignace de Loyola. Il est utile de donner quelques renseignements sur sa personne. Né à Loyola, en 1491, Ignace était, à l’âge de 23 ans, un jeune officier qui menait une existence très mondaine et même très dissipée. Il avait eu maille à partir avec les tribunaux de l’Ordinaire de Pampelune, pour avoir commis « d’énormes délits » pendant les nuits trop joyeuses du Carnaval. Il ne songeait nullement à devenir un ascète et encore moins un « saint » de la Sainte Église catholique et romaine…

En 1521, Pampelune étant assiégé par les troupes françaises, Don Ignace est grièvement blessé à la jambe. Il doit subir une opération pénible. Il était presque guéri, lorsqu’il s’aperçoit que sa jambe fracturée resterait plus courte que l’autre. Désolé, mais courageux, il n’hésite pas à briser lui-même sa jambe de nouveau, espérant par un traitement approprié la voir reprendre par la suite sa longueur primitive. Il endura de grandes souffrances, pendant de longs mois, mais n’en resta pas moins boiteux.

C’est au cours de cette inaction prolongée que son esprit fut attiré par les questions religieuses. Il se mit à lire des ouvrages de piété. D’autre part, devenu infirme, obligé de renoncer à la carrière militaire, désespéré d’abord, il cherche ensuite à orienter son activité dans une autre direction.

On le soigne à Manrèse. Il se retire souvent dans une grotte voisine, afin de méditer à son aise. C’est dans la grotte de Manrèse qu’Ignace recevra — de source divine ! — la révélation du nouvel ordre religieux qu’il est appelé à fonder. Il prétendra plus tard que les constitutions et les règles de cet ordre (la Compagnie de Jésus) lui ont été dictées ou inspirées directement par Dieu. C’est l’histoire de Moïse, de Mahomet et de tous les imposteurs qui ont parlé et agi, à travers les siècles, au nom d’une Révélation impossible à contrôler par les humbles humains…

Contentons-nous, pour l’instant, de remarquer ceci : si Loyola n’avait pas eu la jambe cassée à la guerre, il n’eût pas été visité par la grâce de Dieu et il n’aurait pas fondé l’Ordre des Jésuites.

Cette fondation, qui a joué un rôle si important dans l’histoire de la Catholicité, est donc simplement la conséquence d’un fait insignifiant en lui-même. Un jeune officier libertin se voit contraint de renoncer aux gloires ( !) de la guerre et aux joies mondaines, il tombe dans la dévotion, sincère ou non. Et plus tard, ne voulant pas rester inactif, il cherchera le succès et la satisfaction de ses ambitions dans une autre direction que celle qu’il avait primitivement adoptée…

Son instruction était nulle. A 33 ans, il était complètement ignorant et dut se mettre à étudier — avec une rare volonté, il faut en convenir.

Il avait le don d’une parole entraînante et il semble avoir exercé une incontestable influence sur ceux qui l’entouraient et le suivaient.

Ignace rêvait donc d’organiser un nouvel ordre religieux, une sorte de phalange militaire (son tempérament autoritaire l’y disposait), destinée à venir à la rescousse de l’Église romaine, combattue de tous côtés.

Luther venait de se dresser, en révolté, devant la papauté et ses trafics. La réforme protestante s’infiltrait partout et faisait des progrès inquiétants. Les papes offraient à Rome un spectacle peu édifiant et Ignace lui-même, parlant de Rome dans une lettre, écrit qu’elle est « vide de bons fruits, abondante en mauvais ». Plus tard, les Jésuites se flatteront d’avoir sauvé l’Église catholique.

Ignace se met donc à l’œuvre, mais il se heurte à de nombreuses difficultés. Avant 1543, avant même que ses projets soient venus à maturité, il avait déjà eu 8 procès devant les tribunaux ecclésiastiques et l’Inquisition — laquelle s’inquiète de ses menées. Il parvient à échapper à ses griffes, mais il doit quitter l’Espagne, car les Inquisiteurs lui rendent toute activité impossible.

Loyola vient donc en France, et c’est à Montmartre qu’il fondera (le 15 août 1534) l’ordre de la Compagnie de Jésus. Ses collaborateurs sont peu nombreux. Les Jésuites sont sept, en tout : 5 Espagnols, 1 Portugais, 1 Savoyard. Pas un Français. Et par la suite, jamais un Français ne sera général des Jésuites. Pleurez, patriotes inféodés au cléricalisme !

Origines musulmanes du Jésuitisme. — Fondée en 1534, la Compagnie est approuvée par le pape Paul III dès 1540. Le Vatican semble avoir compris bien vite tout le parti qu’il pourrait retirer d’une semblable milice, à condition, bien entendu, qu’elle lui fut entièrement subordonnée (ce qui n’a pas toujours été le cas, par la suite). Dominicains et Franciscains, autorisés naguère par Innocent III, n’avaient-ils pas rendu de signalés services à l’Église dominatrice et ne pouvait-elle en attendre d’aussi grands de la nouvelle Compagnie ?

Certains écrivains ont discuté la question de savoir si Loyola fut un imposteur ou un fou. Personnellement, je n’hésite pas à adopter la première solution. Ambitieux, voulant jouer un rôle important, Ignace a joué la comédie de Manrèse et a monté très adroitement toute son affaire.

On a prétendu qu’il s’était inspiré d’une secte musulmane, les Haschischins (dont on a fait les Assassins), qui prenaient du haschisch, pour se mettre dans un état spécial. Loyola remplaça le haschisch par le mysticisme poussé jusqu’à l’exaltation et les résultats furent identiques.

Le chef des Haschischins ou Ismaïliens, Hassan ibn Sabbah (1056-1124), devint célèbre sous le nom de « Vieux de la Montagne ».

Muller avait déjà relevé « l’étrange analogie théorique et pratique des deux obéissances : celle des Jésuites et celle des Khouans » (cité par l’abbé Mir).

L’ex-abbé Victor Charbonnel publia en 1899, dans la Revue des Revues, une intéressante étude sur les origines islamiques de la Compagnie de Jésus. Certains rapprochements de textes sont curieux :

TEXTES MUSULMANS
TEXTES DE LOYOLA

« Tu seras entre les mains de ton cheikh comme entre les mains du laveur des morts. » (Livre de ses appuis, par le cheikh Sisnoussi, traduction de Colas ; livre antérieur aux Exercices et aux Constitutions d’Ignace).

« Les Frères auront pour leur cheikh une obéissance passive ; ils seront entre ses mains comme le cadavre aux mains du laveur des morts. » (Dernières recommandations dictées à son successeur par le Cheikh Ali-el-Djernal, de la Congrégation du Derquaonas).

« Que ceux qui vivent dans l’obéissance se laissent conduire par leur supérieur, comme le cadavre qui se laisse tourner et manier en tous sens. » (Constitution de la Compagnie de Jésus, 6e partie, chap. I.)

« Je dois me remettre aux mains de Dieu et du supérieur qui me gouverne en son nom, comme un cadavre qui n’a ni intelligence ni volonté. » (Dernières recommandations dictées par Ignace de Loyola peu de jours avant sa mort ; Bartoli, Ignace de Loyola, II, p. 534).

Les Maures avaient laissé en Espagne des traditions nombreuses et toute une littérature. Il est vraisemblable, par conséquent, que Loyola ait eu connaissance de ces principes autoritaires et qu’il se les soit appropriés.

Premières difficultés et premiers succès. — En formant sa milice sur cette base tyrannique, on ne peut affirmer qu’Ignace avait prévu toutes les fautes et tous les crimes qui s’ensuivraient (certains de ses successeurs, tels que Lainez et Salmeron, ont d’ailleurs accentué encore ses tendances). Mais cet ancien officier, au tempérament dominateur, comprenait qu’il lui était nécessaire de subordonner étroitement ses affidés pour arriver au but poursuivi.

Dès l’origine de la Compagnie, Ignace se heurte à la jalousie des autres congrégations, lesquelles voient d’un œil hostile surgir une concurrence qui menace d’être redoutable. Les Augustins et les Dominicains la combattent âprement, mais les « enfants d’Ignace » vont se défendre avec énergie et par tous les moyens.

Le 17 avril 1541, Ignace est solennellement reconnu comme Général de la Compagnie. Il le restera jusqu’à sa mort (Rome, 1556).

Le pape Paul IV lui-même prit ombrage de la Compagnie et tenta de modérer les ambitions envahissantes de ses dirigeants. Ignace était alors malade, à l’agonie ; il ne put organiser la résistance, mais il chargea son successeur Lainez de le faire à sa place.

Peu de temps après la mort d’Ignace, le pape Paul IV mourut à son tour, en effet, et miraculeusement. Ses neveux (dont l’un était cardinal) furent jetés en prison et livrés au bourreau. Les crimes qui leur étaient reprochés étaient pourtant communs à toutes les familles des papes qui se succédaient alors sur le trône de saint Pierre, donnant au monde le spectacle des pires immoralités et des crimes les plus éhontés. La Compagnie, non seulement était vengée, mais elle avait montré sa puissance. D’ores et déjà, elle est décidée à se frayer la voie, sans hésiter sur le choix des moyens à employer.

Sur son lit d’agonie, Ignace fait déployer une carte du monde, sur laquelle les établissements des Jésuites sont marqués en rouge. Le P. Bobadilla les lui indique : 12 provinces ; 100 maisons ou collèges ; des milliers de membres répandus partout. Ce résultat avait été réalisé dans une courte période de 16 années seulement.

En 1609, c’est-à-dire 53 ans après sa mort, Ignace sera béatifié et sa Compagnie, continuant de grandir, comprendra 33 provinces (au lieu de 12), 356 maisons ou collèges (au lieu de 100) et plus de 11.000 membres…

Nos sources. — Nous allons à présent étudier, successivement, le fonctionnement de la Compagnie, son esprit, ses principes, son œuvre — à travers l’histoire, empruntant les éléments de notre récit à toutes les sources impartiales et véridiques.

Il existe, on s’en doute, un grand nombre d’ouvrages rédigés à la gloire de l’illustre Compagnie. Ils suintent le mensonge à toutes les lignes et ils dénaturent les faits d’une façon systématique.

Le pape Clément XIV (qui prononça la dissolution des Jésuites) a pu dire avec raison que c’était l’orgueil qui avait perdu la Compagnie. Les Jésuites se sont grisés de leurs succès. Ils ont mis leur Compagnie au-dessus même de l’Église.

Le P. Suarez dit « qu’un procès instruit, en demeurant dans son humble état, est plus utile à l’Église que s’il avait accepté un évêché ».

Le P. Lainez (qui succéda à Ignace), dans une lettre adressée à toute la Compagnie, déclare que « ni parmi les hommes, ni parmi les anges eux-mêmes, on ne saurait rencontrer un plus sublime office (que le leur) »…

Les sombres Jésuites se croient donc supérieurs aux anges eux-mêmes. C’est de la prétention.

« La Compagnie surpasse l’Église, tant parce qu’elle est le monument qui a révélé à la terre les merveilles du Christ, que par les prérogatives singulières qu’elle octroie et décerne à ses fils. Dans l’Église, le bon grain est mêlé à l’ivraie, et beaucoup y sont appelés, peu sont élus ; il n’en est pas de même pour la Compagnie, où tout est choisi, limpide, pur et exquis… Les missionnaires de la Compagnie sont des Hercules, des Samsons, des Pompées, des Césars, des Alexandres. Tous les Jésuites en général, sans aucune exception, sont des lions, des aigles, des foudres de guerre, la fleur de la milice de l’Église. Chacun d’eux vaut une armée… Saint Ignace dépasse et surpasse tous les fondateurs d’ordres religieux. C’est lui qui s’est le plus rapproché du Christ. Il a vu intuitivement la Divine Essence. En fondant la Compagnie, il a fondé pour la seconde fois l’Église. Sa conversation avait un si divin attrait que les habitants du Ciel descendaient sur la terre pour l’écouter… » Ces éloges grotesques (qui frisent souvent l’hérésie, au surplus) semblent l’œuvre d’un farceur ou d’un fumiste. Ils sont pourtant extraits d’un livre fameux : Imago primi sœculi Societatis Jésus, publié en Belgique pour célébrer le centenaire de l’Institut, gros volume de plus de 1.000 pages, rempli d’apologies aussi ridicules que celles-là. Les Jésuites sont d’ailleurs coutumiers du fait et ils ont toujours publié ou fait publier sur la Compagnie des ouvrages dithyrambiques… de mauvais goût. Leurs historiens emploient la même méthode et le fameux Crétineau-Joly, l’historien le plus connu de la Compagnie, a laissé un gros ouvrage dont nous ferons bien de nous méfier, car « à force de compliments et d’enthousiasme, il devient un outrage à la vérité » (Abbé Miguel Mir).

Je retiendrai cependant les livres des Pères de Ravignan et Du Lac, où nous trouverons des aveux très précieux, ainsi que celui de Schimberg, si favorable à la Compagnie.

Je laisserai de côté les livres de Boucher, Arnould et autres auteurs intéressants et courageux (tels que Michelet et Quinet) que l’on ne manquerait pas de récuser comme tendancieux. Semblable reproche ne peut être fait aux ouvrages si documentés et si impartiaux de Bœhmer, de Wallon, de l’abbé Mir, d’I. de Récalde, etc.

Ce dernier nom m’oblige à ouvrir une parenthèse. Derrière ce pseudonyme (Récalde est le nom du village où naquit Ignace de Loyola), se cache la personnalité d’un très savant et très éclairé Jésuite, sorti de la Compagnie, qui lui a consacré une série d’ouvrages de premier plan : le bref Dominus ac Redemptor ; les Écrits des Curés de Paris ; une histoire du Cardinal jésuite Bellarmin, et surtout la traduction de l’Histoire Intérieure de la Compagnie de Jésus, de l’abbé Mir.

L’abbé Mir, de l’Académie royale espagnole, entré tout jeune dans la Compagnie, en sortit à la suite de démêlés politiques et publia en 1913 sa remarquable Histoire Intérieure. Il y garde un ton très mesuré, il respecte les autorités ecclésiastiques et les croyances et il se défend d’attaquer, aussi exagérément que certains l’ont fait : « un Institut qui, à certains égards, mérite le respect. » Je ne partage pas du tout ce respect, mais je m’incline devant la probité et la modération de l’abbé Mir. Il s’est basé uniquement sur des pièces officielles et des documents historiques irréfutables. Il a eu en mains « par des voies assez extraordinaires », une collection de pièces provenant des archives du Tribunal suprême de l’Inquisition et d’autres documents, tirés de l’antique couvent de San Esteban, à Salamanque. L’ouvrage de l’abbé Mir est donc une mine incomparable de documents et de textes. Il a été traduit en français par M. de Récalde. Malheureusement le premier volume est seul paru (en 1922) (l’ouvrage complet doit former trois gros volumes de 600 pages chacun). Je me suis rendu tout récemment chez l’éditeur, qui m’a déclaré que les autres volumes ne paraîtraient jamais, qu’il était sans aucune nouvelle de M. de Récalde et qu’il ignorait même s’il n’était pas mort… Ce serait un « miracle » de plus à l’actif de la fameuse Compagnie ! Le mystérieux assassinat du Jésuite de Parédès, survenu il y a quelques mois, n’est pas fait pour nous tranquilliser, car nous savons que les Jésuites, lorsqu’ils y ont intérêt, ne reculent devant aucun moyen d’action. A moins que M. de Récalde ait été amené à faire sa soumission et à faire au bercail jésuite une rentrée repentante.

J’utiliserai donc, indépendamment d’un grand nombre d’autres auteurs, le livre de l’abbé Mir, en regrettant toutefois que sa publication — si fâcheuse pour la noire cohorte ! — ait dû être interrompue (petit fait qui en dit long sur la force que possèdent encore ces gens-là…).

Les raisons du succès de la Compagnie. — Ces raisons sont multiples : obéissance aveugle et servilité des membres, d’abord ; habileté des tactiques, ensuite. Mais tout à l’origine, il a fallu que les Jésuites, pour supplanter les autres ordres religieux, déploient une intelligence toute particulière.

Par sa bulle de 1540, le pape Paul III avait décidé que la Compagnie ne devrait pas grouper plus de 60 membres. Mais, dans la bulle suivante (1543), cette condition ne figure déjà plus. Les ambitions jésuites ne pouvaient accepter d’être ainsi limitées plus longtemps.

Il en fut de même pour la Pauvreté. Au début, ils ne vivent que d’aumônes et n’acceptent aucun honoraire, pas même pour les messes qu’ils célèbrent. Grande colère chez les autres religieux, en voyant leurs clients les abandonner pour donner la préférence aux Jésuites — si désintéressés !

En 1554, l’évêque de Cambrai va jusqu’à menacer les Jésuites de les mettre en prison parce qu’ils persistent à refuser toute rétribution pour leurs services, ce qui faisait injure aux curés et autres religieux (car ces derniers acceptaient des honoraires, cela va sans dire !).

Cela ne dura pas. Les Jésuites faisaient tout simplement du « dumping » pour chiper la clientèle de leurs concurrents. Lorsqu’ils auront réussi, lorsqu’ils seront connus et recherchés, ils se départiront de leur primitive sévérité. Et cette Compagnie, que l’on voulait mettre en prison parce qu’elle refusait de prendre de l’argent, deviendra, au bout de quelques années seulement, plus riche à elle seule que les Bénédictins et les Dominicains réunis.

Le P. Nectoux écrira plus tard (1765) : « Je nourris l’intime conviction que notre Compagnie ne peut tenir, sans préjudice, cachés ou amoncelés dans ses coffres, tant de millions… Je crains tout pour notre très aimée Société, si elle ne fait pas les œuvres qu’elle devrait. »

Depuis le pape Jules III, qui leur avait permis d’acquérir les biens nécessaires à leurs collèges, les continuateurs d’Ignace avaient fait du chemin.

Ils ont évolué sur bien d’autres points et souvent même en violation des lois même de l’Église. Le P. Lancicio énumérait, dès le début du xviie siècle, 58 points sur lesquels la Compagnie s’écartait du droit commun. « Aujourd’hui, il y en a bien davantage », constate mélancoliquement l’abbé Mir.

Il y a pourtant un point sur lequel les Jésuites n’ont pas varié ; je veux parler de l’animosité et de la jalousie qu’ils ont toujours montrées envers les autres moines et congréganistes. Ils ont toujours cherché à grandir et à développer la Compagnie en rabaissant et en dépouillant les ordres concurrents — qui finirent par les détester cordialement… et par les craindre.

Le P. Ribadeneira raconte qu’un Jésuite fut un jour réprimandé vertement et puni par saint Ignace. Pourquoi ? En causant avec un jeune novice, il lui avait vanté incidemment les vertus d’un certain frère franciscain. Quand Ignace l’apprit, il se montra furieux : « N’y a-t-il donc pas dans la Compagnie des exemples de ces vertus-là ? » Et il interdit au Jésuite en question d’adresser désormais la parole aux novices.

Pour développer cet « esprit de corps », ce dévouement absolu à la Compagnie, on cachait soigneusement aux novices tout ce qui émanait des autres ordres et même la vie des saints non Jésuites. Le mot d’ordre était de mettre toujours la Compagnie au-dessus de tout.

Dans les Constitutions, on a compté que la célèbre formule A. M. D. G. (Ad majorem Dei Gloriam : Pour la plus grande gloire de Dieu) revient 242 fois. Mais une autre formule revient plus souvent encore : « Pour le bien (ou pour le plus grand bien) de la Compagnie. » Pour les Jésuites, c’est d’ailleurs la même chose, et la gloire de Dieu n’est pas séparable de la grandeur de leur Compagnie !

Rapide histoire de la Compagnie en Europe. — Les Jésuites ne tardèrent pas à mettre la main sur l’éducation (nous en reparlerons plus loin) et, à force d’intrigues plus ou moins sournoises, ils se développèrent tant et si bien, qu’un siècle seulement après la fondation de la Compagnie, sa bannière flottait sur le monde entier.

Leurs luttes contre la royauté française sont connues. Ils s’imposèrent en France par l’assassinat et se développèrent surtout sous le règne de Louis XIII, après le meurtre de Henri IV. Mais Richelieu, jaloux de son autorité, résista cependant à leurs exigences. Ils avaient déchiré la France en alimentant les guerres et les complots de la Ligue. Ils exciteront la répression contre les huguenots. Ils engageront contre le Jansénisme une lutte sans merci. (On connaît, sans qu’il soit utile de s’y attarder, la querelle de l’abbé Quesnel, les controverses de Port-Royal et du grand Arnaud, l’histoire de la bulle Unigenitus et les disputes fastidieuses sur le libre arbitre, la grâce divine, etc.).

Contempteurs du pouvoir quand ils n’en étaient pas les maîtres (allant même jusqu’au régicide, comme nous le verrons), ils deviennent les serviteurs et les apologistes de l’autorité royale absolue, dès qu’ils y ont intérêt.

C’est d’ailleurs sous le règne de Louis XIV qu’ils arrivent à l’apogée de leur puissance. Leur platitude à l’égard du « grand roi » ne connaît pas de limites. Le P. Daniel écrit une Histoire de France (qui lui valut faveurs et pensions) dans laquelle il va jusqu’à glorifier, pour plaire à Louis XIV, les bâtards royaux (doublement adultérins, pourtant) et à soutenir leurs prétentions. Les Jésuites n’avaient pas d’épithètes assez louangeuses pour célébrer le roi, qui, devenu vieux, était entre leurs mains le plus docile des instruments.

À cette courtisanerie, ils joignaient le conservatisme social le plus outrancier. Tout était parfait dans le royaume de France ; il n’y avait rien à réformer et il ne fallait toucher à quoi que ce soit.

La révocation de l’Édit de Nantes est leur œuvre, en grande partie. Dans leur collège de Louis-le-Grand, ils organisèrent une fête pour célébrer le « Triomphe de la Religion » glorifiant le roi d’avoir détruit plus de 1.600 temples protestants, le comparant à Dieu en personne, « pour sa rapidité à frapper l’hérésie ». Dans leurs collèges de province, feux d’artifices, cavalcades, représentations théâtrales et réjouissances de toutes sortes furent organisés. Jamais satisfaits, ils reviendront à la charge quelques années plus tard et demanderont de nouvelles rigueurs contre la « secte calviniste expirante ».

Louis XIV, gouverné par ses confesseurs jésuites (Le Tellier, La Chaise) est leur jouet. À sa mort, la Compagnie groupe 20.000 Jésuites et 1.390 établissements. Jamais elle n’a été aussi puissante.

Sous la régence, ils continuent et ils ont soin de munir Louis XV d’un confesseur jésuite. Néanmoins, ils ont trop abusé, trop exagéré. Les protestations s’élèvent de toutes parts contre leurs exactions et l’heure du déclin est proche.

La Chalotais dresse contre eux des Conclusions qui font un bruit considérable. On l’enferme (1765) puis on l’exile. Mais la vérité poursuit son chemin. Des rangs même du clergé et de l’épiscopat, des critiques se font entendre et l’on demande à la Papauté de prendre enfin des mesures contre cette secte néfaste.

C’est à ce moment que Voltaire écrivait à La Chalotais : « Vous avez rendu, Monsieur, à la nation, un service essentiel en l’éclairant sur les Jésuites. Vous avez démontré que des émissaires du pape, étrangers dans leur patrie, n’étaient pas faits pour instruire cette jeunesse. »

Nous dirons aussi quelques mots de leurs méfaits dans les autres pays d’Europe.

Ils ont déchiré le Portugal (qui les avait pourtant accueilli en premier lieu, lors de leur fondation, et qui avait assuré leur réussite et leur fortune dans les Indes). Ils poussèrent l’Espagne à s’emparer du Portugal (le pays fut conquis par le féroce duc d’Albe). D’horribles massacres furent commis, mais le pape donna son absolution à Philippe II, bien que des milliers de prêtres et de moines portugais aient été mis à mort (1580).

Le Portugal retrouve son indépendance en 1640 — et les Jésuites (ils ont toujours un pied dans chaque camp) l’y aident. Mais ils ne devaient plus y retrouver leur ancienne faveur, car on les avait vus à l’œuvre. Le ministre Pombal chercha même à s’en défaire. Alors, ils essaient d’assassiner le roi, qui voulait garder Pombal (ce dernier, après la mort du roi, finira dans la disgrâce et la misère).

Ils ont appauvri et émasculé la Pologne d’une façon irrémédiable. ( « Aucun État n’a subi dans son développement l’influence des Jésuites d’une manière aussi forte et aussi malheureuse que la Pologne », a dit Bochmer). Ce pays n’est-il pas resté, aujourd’hui encore, inféodé au Jésuitisme le plus tyrannique ?

En Bohème, ils persécutent (après la guerre des Hussites) toute tentative faite pour ressusciter la langue tchèque et se font les complices de la tyrannie allemande.

L’archiduc d’Autriche Ferdinand, leur créature, élevé par eux, n’ira-t-il pas jusqu’à dire : « J’aime mieux régner sur un pays ruiné que sur un pays damné. » Et il persécuta et chassa les protestants de ses États (1598).

M. Schimberg (qui n’était pas de la Compagnie mais qui l’aimait beaucoup) raconte qu’à Schlestadt, les Pères avaient obtenu un arrêté interdisant aux cabaretiers de servir à boire dès que la cloche de l’église avait sonné. Il n’est pas nécessaire d’aller si loin chercher de tels exemples, car en France même on agissait de façon identique. J’ai trouvé récemment à Chaumont un règlement permanent général de police dont l’article 6 dit : « Il est défendu aux hôteliers, aubergistes, cabaretiers, logeurs et cafetiers de tenir leurs établissements ouverts pendant les offices les dimanches et jours de fête reconnus par la loi. » Cet arrêté est basé sur la loi du 18 novembre 1814 (article 3) et l’on y reconnaît la pure inspiration des Jésuites, qui devait, sous la Restauration, se manifester si brillamment (Le Républicain de la Haute-Marne, 15 novembre 1851, — ledit arrêté était encore appliqué en certains endroits à cette époque !).

Les Jésuites ont approuvé l’extermination des Vaudois (Savoie) par le fer et par le feu « comme une œuvre sainte et nécessaire » (Bochmer).

Ils ont ensanglanté l’Irlande et l’Angleterre, les Pays-Bas, la France, le Portugal, la Pologne. Ils ont asservi et ravagé les Indes, le Japon, la Chine, le Paraguay, le Mexique. Partout où ils ont pu pénétrer, ce fut pour accomplir une œuvre odieuse de domination et de mort.

Les Jésuites en Asie. — L’un des premiers collaborateurs d’Ignace, François Xavier, était un homme intrépide et intelligent, dévoué et actif, aimant les courses aventureuses. Ignace l’avait connu professeur de philosophie au Collège de Beauvais. Il en fera un missionnaire et l’enverra conquérir à la Compagnie les contrées lointaines d’Asie.

Grâce à l’appui du gouvernement portugais, qui facilita ses entreprises et le protégea militairement, François Xavier parcourut les Indes en tout sens pendant plusieurs années, convertissant les « idolâtres » par dizaines de milliers et les baptisant à « tour de bras », Conversions des plus superficielles, comme nous le verrons.

Xavier créa l’Inquisition dans les Indes et doit être regardé, par conséquent, comme responsable des brutalités qu’elle commit. Plusieurs peuplades, réfractaires au christianisme, furent massacrées par les conquérants portugais, dont saint François Xavier (car l’Église en a fait un saint) était l’auxiliaire.

Il passe ensuite dans L’Île de Ceylan, où ses prédications eurent encore le triste résultat de faire couler des fleuves de sang.

Pour arriver à ses fins, il employait tous les moyens. Par exemple, il écrit au roi du Portugal pour lui demander de punir et de révoquer certains gouverneurs des Indes qui le secondaient trop mollement. Il recommande à ses Jésuites, lorsqu’ils arrivent quelque part, de se renseigner sur les mœurs, le commerce, les vices régnants, etc. « La connaissance de toutes ces choses étant très utile », ajoute-t-il. La Compagnie a toujours su gouverner les hommes, en effet, en exploitant leurs vices, leurs faiblesses et leurs appétits.

Après une incursion à Malacca, il arrive au Japon, où il pénètre grâce à l’appui d’un criminel, qui le guide clandestinement. Il y reste deux ans, sans avoir obtenu de grands résultats, mais ayant préparé le terrain pour ses continuateurs.

Il meurt le 2 décembre 1552, en vue des rivages de la Chine (sans y avoir pénétré), âgé de 46 ans, après avoir parcouru l’Asie pendant 10 années.

(En 1612, on exhumera son corps et l’on en détachera un bras, sur l’ordre du général jésuite Aquaviva. Cette relique se trouve encore à Rome. Il y a 2 ou 3 ans, on la transporta à travers l’Espagne et l’Italie, afin de l’offrir à la vénération des fidèles. En plusieurs endroits, il en résulta des scènes de fanatisme écœurant et même des bousculades violentes, — ce qui prouve que les plus grossières superstitions sont encore enracinées profondément dans l’humanité).

J’ai dit plus haut que les conversions obtenues par les Jésuites étaient superficielles. En effet, ils se contentaient d’obtenir une adhésion de principe, sachant bien que, s’ils avaient voulu faire pénétrer intégralement les conceptions chrétiennes dans les cerveaux, ils n’auraient converti personne — et leur influence politique et sociale n’aurait pu se développer, par suite, aussi rapidement qu’elle le fit. Ils accommodèrent donc les dogmes chrétiens aux cultes locaux, afin de les faire accepter des « idolâtres ». On pourrait citer des exemples bien amusants de ces accommodements. Ils allèrent jusqu’à écrire, pour les Japonais, une histoire spéciale de Jésus-Christ, tout à fait différente de celle qui est enseignée dans nos pays par l’Église. Leurs exagérations furent si grandes qu’il y eut des plaintes et des enquêtes et que le Vatican fut obligé de sévir. Les rites malabares (Inde) et les rites chinois furent condamnés solennellement par Rome en 1645 — ce qui ne veut pas dire que les Jésuites les abandonnèrent totalement et immédiatement.

En attendant, ils avaient trouvé le moyen de rafler, non seulement dans les Indes, la Chine, mais le Tonkin, l’Annam, la Cochinchine, d’immenses richesses. Selon leur habitude, ils avaient concurrencé terriblement les autres ordres religieux ; ils obtinrent même du pape Grégoire XIII une bulle leur accordant l’exploitation exclusive des Missions au Japon. Il est vrai que cette bulle outrancière, qui fermait la porte aux religieux autres que les Jésuites, fut révoquée par les successeurs de ce pape trop docile.

Par leurs intrigues, les Jésuites troublèrent profondément le Japon. Ils contribuèrent à la révolte du roi d’Arima, qui fut décapité (tandis que le P. Morejon, qui avait tout conduit, parvenait à s’échapper). Ils entretinrent les discordes intérieures, car ils en tiraient profit et chaque année ils envoyaient en Europe plusieurs vaisseaux entièrement chargés des produits les plus rares et de richesses inestimables. Ils annonçaient alors, avec fracas, que les chrétiens étaient plus de 100000 au Japon. C’était du bluff, mais ils commirent tant de méfaits que l’esprit public finit par se monter contre eux et que des persécutions s’ensuivirent. Elles furent sanglantes. Pour la seule année 1590, les Jésuites donnent avec orgueil le chiffre de 20570 martyrs chrétiens au Japon. Il faut espérer que ce chiffre est faux, car si la persécution avait atteint de pareilles proportions, toute la honte en rejaillirait sur la Compagnie de Jésus, qui en fut la véritable responsable par ses agissements provocateurs.

Quoi qu’il en soit, les Jésuites furent expulsés du Japon et en 1638 il n’y restait plus un seul chrétien. Le succès de l’Évangile avait été de courte durée et la parole du Christ d’amour et de bonté avait fait là comme ailleurs, beaucoup plus de mal que de bien.

J’ai dit que François Xavier était mort avant d’entrer en Chine. Ses successeurs furent plus heureux, mais ils durent surmonter bien des difficultés, car les Chinois se méfiaient énormément des Européens — en quoi ils n’avaient pas tort.

Le P. Ricci, très adroitement, sut vaincre les préventions chinoises ; il s’assura les bonnes grâces de l’empereur en réparant ses horloges (sic). Il était médecin, mécanicien, astronome, astrologue, horloger, et j’en passe. Les Jésuites surent se rendre utiles par de multiples talents et les Célestes, facilement émerveillés, leur laissèrent prendre pied dans la place. Le P. Cofler prédit l’avenir (merveilleux) d’un fils de l’Empereur et gagne ainsi ses faveurs. Plus tard, le P. Verbiest installe une fonderie de canons — tous les métiers leur sont bons pour arriver à leurs fins. Cela ne va pas sans vicissitudes, le P. Schall faillit être exécuté pour son avidité, les persécutions commencent (la Compagnie possède alors en Chine 151 églises et 38 résidences). Les chrétiens chinois ne sont chrétiens que de nom et continuent à participer à toutes les cérémonies païennes. Les Jésuites leur permettent même d’épouser leurs propres sœurs. Le pape Innocent X les blâme et leur ordonne de prêcher le dogme catholique dans son intégrité ; ils n’en tiennent aucun compte.

L’envoyé du pape, le cardinal de Tournon, fut même maltraité par eux. Ils excitèrent le gouvernement chinois contre lui et le firent expulser. Le malheureux vieillard mourut, prisonnier en quelque sorte des Jésuites, qui ne voulaient pas laisser revenir en Europe — et pour cause — un témoin aussi gênant de leurs turpitudes et de leurs crimes.

Avant de mourir, le cardinal de Tournon écrivit une lettre accablante contre eux. En voici un passage :

« On n’apprendra qu’avec horreur que ceux-là mêmes qui devaient naturellement aider les pasteurs de l’Église, les aient provoqués et attirés aux tribunaux des idolâtres, après avoir pris soin d’exciter contre eux la haine dans le cœur des païens et engagé les païens à leur tendre des pièges et à les accabler de mauvais traitements… »

Furieux de la désobéissance et de l’obstination des Jésuites, le pape Innocent XIII se disposait à prendre des mesures contre eux. Mais il mourut subitement… et providentiellement.

L’entreprise jésuitico-chrétienne se termina en Chine aussi piteusement qu’au Japon, après avoir fait couler, bien inutilement, des fleuves de sang.

Amérique du Nord. — Les Jésuites s’installèrent en Floride en 1566 avec les Espagnols, mais ils n’y firent pas grand-chose. Les Indigènes y étaient trop hostiles, ainsi que dans toute l’Amérique du Nord.

Ils obtinrent quelques résultats au Canada cependant, où ils exploitèrent de leur mieux les Indiens. Pour leur être agréable, Richelieu interdit aux protestants d’aller s’installer au Canada. Les exilés huguenots portèrent donc leur intelligence et leur puissance de travail dans les colonies anglaises et chez divers peuples plus accueillants (Hollande, Prusse, etc.).

Bochmer signale une conséquence peu connue de cet ostracisme. La France perdit en effet le Canada, qui lui fut ravi par l’Angleterre, parce que l’émigration française y était insuffisante. Les Jésuites, qui avaient éloigné du Canada les protestants français, sont donc responsables de la perte de cette belle colonie. Encore un « bon point » pour le patriotisme échevelé de l’Église !

Les Dominicains étaient solidement installés au Mexique, ce qui n’empêcha pas les Jésuites d’y pénétrer à leur tour. L’Espagne y régnait par le fer et par le feu et elle y écrivait une des pages les plus sanglantes de l’histoire chrétienne — qui en compte pourtant de nombreuses. Les fils de Loyola se spécialisèrent dans le négoce et les affaires de banque, dont ils tirèrent d’immenses revenus. A la Martinique, les Jésuites possédaient plus de quatre millions en biens-fonds. (Bochmer).

Amérique du Sud. — Ils furent plus heureux encore en Amérique du Sud. Dès 1550, ils débarquèrent à San Salvador (Brésil) et ils s’y développèrent selon leurs habituels procédés.

« J’ai trouvé, disait don Juan de Palafox, dans une lettre qu’il écrivait au Pape (1647), entre les mains des Jésuites presque toutes les richesses, tous les fonds et toute l’opulence de l’Amérique méridionale. »

Mais c’est particulièrement au Paraguay que nous allons les voir à l’œuvre.

Ils y arrivent en 1549, avec les Portugais, et se répandent dans le pays, descendant les cours d’eau en jouant de la musique, afin d’attirer et d’apprivoiser les indigènes candides — et inoffensifs. Ce pays, riche et fertile, était habité en effet par les Guaranis, race peu belliqueuse et sans énergie, que nos « Loyolistes » vont pouvoir manipuler à souhait. Jamais leurs méthodes déformatrices ne trouveront pareil terrain d’élection.

Il s’est trouvé des esprits avancés pour soutenir que les Jésuites avaient été au Paraguay les précurseurs du socialisme et du communisme. Quelle erreur pernicieuse ! En réalité, il n’y a rien de plus opposé au communisme égalitaire que cette oppression savante, foulant aux pieds l’individu et organisant l’esclavage de la masse au profit d’une minorité de parasites. (Il ne faut pas confondre l’organisation jésuitique du Paraguay avec celle de l’ancien Pérou. Celle-ci se rapprochait du système d’Henry George. Les chefs de famille possédaient la terre individuellement, mais ils ne pouvaient l’aliéner. Les pâturages, les forêts, les eaux d’irrigation étaient collectifs et le système péruvien se rapprochait beaucoup de celui qui est préconisé par la Ligue pour la Nationalisation du sol, dont nos bons amis Soubeyran et Daudé-Banal sont les ardents protagonistes en France. Entre ce système équilibré et humain et celui des Jésuites exploiteurs, il n’y a absolument rien de commun).

Les Jésuites occupèrent au Paraguay une superficie de 180000 kilomètres carrés. Ils y installèrent une trentaine de réductions, ou villes indiennes, groupant chacune plusieurs milliers d’habitants

La vie des indigènes était réglée de la façon la plus méticuleuse. Tout se faisait au son de la cloche : le réveil, les repas, le coucher. La population tout entière était soumise à une discipline monastique abrutissante et avilissante.

Les indigènes devaient se prosterner au passage des Révérends Pères Jésuites, véritables dieux et rois, et ne pouvaient se relever que lorsque leurs maîtres étaient partis.

Les Guaranis étaient occupés aux travaux les plus divers : jardinage, briqueterie, fours à chaux, travail des peaux, culture du tabac, du coton, du thé, de la canne à sucre, etc. Les Jésuites ne cherchaient nullement à civiliser l’indigène, mais à l’exploiter. Aussi l’évolution des Guaranis fut-elle retardée de plusieurs siècles et sont-ils demeurés, aujourd’hui encore, parmi les races humaines les plus rétrogrades. Il est vrai que les réductions rapportaient aux Jésuites plus de deux millions par an. (Bochmer).

Leur seul collège de Buenos-Aires soutirait au public 12.000 pesos-or par an, avait 600 esclaves et des propriétés plus vastes que celles du roi de Sardaigne (Bernard Ibanez de Echevarri). Le collège de Cordoba était plus riche encore et possédait 1.000 esclaves. Aussi l’abbé Mir écrit-il : « On peut conjecturer que les richesses de la Compagnie au Nouveau-Monde étaient réellement fabuleuses. »

Pour mieux abrutir les Indiens, ils leur avaient fabriqué un culte spécial. Les saints des temples jésuites remuaient des yeux terrifiants et brandissaient des lances et des épées.

Les Jésuites avaient réglé la vie de leurs esclaves d’une façon si parfaite qu’ils dirigeaient même les accouplements sexuels de ce pitoyable troupeau humain, pour en obtenir une reproduction intensive.

Il faut reconnaître qu’au point de vue humain, les Indiens n’étaient pas trop malheureux. En échange de leur travail, ils étaient nourris d’une façon convenable. C’était la moindre des choses, quand on évoque les formidables revenus qu’ils fournissaient à leurs exploiteurs.

Mais la discipline était rigoureuse. On n’enfermait personne en prison (car, pendant l’emprisonnement, l’indigène n’aurait rien rapporté). On recourait rarement à la peine de mort, car on ne tenait pas à décimer un bétail aussi rémunérateur. Par contre, le fouet était souvent employé. Il constituait pour les Jésuites l’instrument de gouvernement par excellence.

Les indigènes étaient fouettés nus (Voltaire). Les Jésuites opéraient eux-mêmes, tant sur les femmes que sur les hommes. « A Buenos-Aires, dans une chapelle consacrée à une congrégation de femmes, on voyait derrière l’autel un petit corridor où se faisaient ces opérations, moins saintes que lubriques et que le sang des victimes avait gravé ces horreurs sur les murailles… » (Extrait du manuscrit routier de Louis-Antoine de Saint-Germain, embarqué comme écrivain sur la frégate La Boudeuse, commandant Bougainville, dans son voyage autour du monde, manuscrit qui m’a été confié par Mme de Saint-Germain, descendante du compagnon de Bougainville. Ce dernier a d’ailleurs confirmé les faits dans ses mémoires personnels.)

On comprend que les Jésuites aient défendu leurs fructueuses réductions par tous les moyens. En 1628, ils engagent une guerre terrible contre les Indiens des bords de l’Uruguay, qu’ils exterminent avec férocité. Plutôt que de renoncer au Paraguay, ils luttent, les armes à la main, avec le Portugal et l’Espagne. Ils lutteront même avec l’évêque du Paraguay (Dom Bernardin de Cardenas) qu’ils insultent, combattent, emprisonnent et qu’ils finissent par expulser (parce qu’il leur tenait tête) après une guerre sanglante et le sac de la capitale de l’Assomption (1649).

Lorsque Benoît XIV « le dernier grand pape qu’ait eu le Saint-Siège » (Jean Wallon) condamnera La Compagnie, il lui reprochera ses brutalités à l’égard des Indiens et ses trafics éhontés dans les Amériques, l’Inde, etc.

Il leur reprochera même d’avoir réduit en esclavage et d’avoir vendu, non seulement des Indiens idolâtres, mais des baptisés (ce qui était une aggravation aux yeux de ce singulier chrétien).

Déjà, la bulle papale du 20 décembre 1741 avait interdit aux Jésuites — vainement — « d’oser à l’avenir mettre en servitude les Indiens du Paraguay, de les séparer de leurs femmes et de leurs enfants, de les acheter ou de les vendre ». On frémit en songeant qu’une telle tyrannie sévit pendant deux siècles !

En 1768, les Franciscains avaient partout remplacé les Jésuites. Ce serait un leurre que de croire que le sort des indigènes en fut grandement amélioré.

J’ai sous les yeux une photographie représentant des indigènes colombiens obligés de fuir devant les mauvais traitements des missionnaires (1924). Les Missions Evangéliques font régner une véritable terreur en SierraNevada, confisquant les biens des indigènes pour les obliger à travailler pour eux, leur appliquant les plus humiliants systèmes de punition, etc. (El Espectator, de Bogota (Colombie), N° du 14 avril 1924).

En 1918, le Dr Medina interpellait à la Chambre colombienne et dévoilait les agissements scandaleux des moines capucins dans les missions de Putumayo, dépouillant et exploitant les Indiens, avec autant d’âpreté que les anciens Jésuites du Paraguay.

Il en est de même partout. The Freethinker, parlant des Missions Chrétiennes en Nouvelle-Guinée, dit qu’elles n’ont enseigné aux indigènes que l’art de mentir. Aux Iles Philippines, les missions possèdent de grandes plantations et frappent d’interdit toute tentative d’organisation syndicale. En Cochinchine, colonie française, les missionnaires détiennent le quart du territoire. Partout la même avidité et la même tyrannie.

Afrique. — Terminons ce rapide voyage, car nous nous exposerions à des répétitions inutiles. La cause des Jésuites est jugée. Contentons-nous simplement d’indiquer qu’ils ont également essayé de pénétrer en Afrique.

Leur action y fut moins efficace. Certains de leurs agents s’y rendirent pourtant pour y chercher des cargaisons de nègres, qui étaient transportés et répartis dans les différentes possessions jésuites (Mexique, Paraguay, etc.), ou revendus pour couvrir les frais de l’expédition. Esclavagisme, traite des noirs, formes les plus écœurantes de l’oppression, voilà l’œuvre de la prétendue charité chrétienne, dont certains hypocrites nous rebattent quotidiennement les oreilles.

Ne pouvant tirer grand-chose des nègres (à moins de les vendre), les Jésuites s’infiltrèrent dans un pays plus évolué, l’Abyssinie. Leur arrivée dans ce pays fut le signal de sa décadence (Ernest Renan, Histoire générale des langues sémitiques). Quand ils le quittèrent, il était plongé dans une barbarie profonde et il n’en est plus guère sorti par la suite.

Dissolution de la Compagnie. — Excédés par ces pratiques inhumaines, les gouvernants de divers pays finirent par se révolter contre le parasitisme des descendants d’Ignace. Ils seront successivement expulsés de la plupart des nations européennes : Angleterre, Hollande, France, Portugal, Espagne, etc.

Le Portugal, qui leur avait fait tant de bien (et qui en avait été si mal récompensé), embarque ses 200 Jésuites en 1759, sur un bateau — qui prend la route de Rome.

L’Espagne (et pourtant les Jésuites avaient toujours servi sa politique fanatique) suivra elle-même cet exemple en 1767. 6000 Jésuites sont embarqués pour Rome, mais à Civita Vecchia on refuse de les laisser débarquer et les autorités papales les reçoivent à coups de canon.

Au sein même de l’Église, la Compagnie a été violemment combattue par saint Charles Borromée, sainte Thérèse de Jésus, par les papes Paul IV, saint Pie V, etc., etc. En 1653, les curés de Paris sont unanimes à se dresser contre la Compagnie et publient une série de neuf lettres documentées qui forment un implacable réquisitoire contre les théories des casuistes, du probabilisme, des cas de conscience, l’apologie du meurtre (par le P. Lamy), etc. Tout le clergé de France était, on peut le dire, unanime à répudier les principes et l’action des Jésuites. Hélas ! nous sommes bien éloignés aujourd’hui de cet état d’esprit, car le jésuitisme a conquis l’Église tout entière et la gouverne à son gré.

Le Parlement de Paris et les Parlements provinciaux ont condamné à maintes reprises la Compagnie. J’ai sous les yeux, par exemple, le « Compte rendu des Constitutions des Jésuites », par Jean-Pierre-François de Ripert de Monclar, procureur général du Roy au Parlement de Provence, les 28 mai, 3 et 4 juin 1762. L’auteur montre que les Constitutions des Jésuites, tenues secrètes au début, sanctionnent le despotisme du Général, dépouillent les dupes qui entrent dans la Compagnie, font un dogme de l’obéissance servile, foulent aux pieds la morale lorsque l’intérêt de la Compagnie l’exige, etc. Monclar cite ce conseil des Constitutions, bien digne de figurer dans les Monita Secreta : « S’il a du crédit (le Jésuite) qu’il le cache soigneusement, parce que la haine qui pourrait en résulter pour la Société serait un grand préjudice pour elle. » (p. 212). Toujours dans l’ombre et sournoisement ils travaillent.

La banqueroute du P. La Valette aux Antilles vint mettre le comble au mécontentement public. Pratiquant la traite des nègres et exploitant d’immenses plantations, les Jésuites, pour accroître leurs bénéfices (qui dépassaient 1 million de francs pour la seule année 1753) s’étaient fait banquiers, recevaient des fonds et ne remboursaient pas leurs créanciers. Le Parlement rendit tout l’ordre responsable de la déconfiture, qui atteignit plusieurs millions. Enfin, en 1762, un arrêté fortement motivé chassait de France l’encombrante Compagnie (voir plus loin).

Le pape Clément XIV céda aux remontrances qui lui étaient faites, en particulier par l’Espagne et l’Autriche et se résolut à frapper l’ordre fameux, qui avait été si longtemps protégé par la Papauté, malgré ses crimes. En 1773, il signa le bref célèbre Dominus ac Redemptor, qui prononçait la dissolution complète de la Compagnie de Jésus.

Les Jésuites assurent que le Pape eut la main forcée, ce qui n’est pas lui attribuer un grand courage. Plutôt que de commettre une injustice, n’eût-il pas dû résister jusqu’aux plus extrêmes conséquences ?

Ils prétendent également que la décision papale fut la conséquence d’un regain de calvinisme et de jansénisme (voir Ravignan, Institut des Jésuites, p. 12 ; Jean Guiraud (de La Croix), Histoire partiale, histoire vraie, IV, p. 383), ce qui n’est pas flatteur non plus pour l’infaillibilité dudit pape.

En réalité, la Cohorte Ignacienne n’était plus défendable. L’humanité devait se débarrasser d’elle — ou périr sous sa loi effrayante.

Au moment de leur expulsion, les Jésuites français possédaient encore pour plus de 60 millions de biens. Bochmer évalue la fortune immobilière globale de la Compagnie à plus de un milliard 250 millions. Ces chiffres ne sont-ils pas éloquents ?

Le P. de Ravignan cite avec plaisir dans son livre une pensée très élogieuse de Chateaubriand sur les Jésuites. Il se garde bien d’indiquer que le génial écrivain avait changé d’avis à leur endroit dès qu’il eût appris à les connaître. Il écrivit en effet ceci :

« Je dois avouer que les Jésuites m’avaient semblé trop maltraités par l’opinion. J’ai jadis été leur défenseur et depuis qu’ils ont été attaqués dans ces derniers temps, je n’ai dit ni écrit un seul mot contre eux. J’avais pris Pascal pour un calomniateur de génie, qui nous avait laissé un immortel mensonge ; je suis obligé de reconnaître qu’il n’a rien exagéré… » (Chateaubriand, Journal d’un Conclave, cité Revue des Revues, 15 janvier 1896.)

Quelle condamnation plus sévère pourrions-nous invoquer que celle du très clérical auteur du « Génie du Christianisme » ?

Du fonctionnement de la Compagnie. — Après ce rapide exposé de la vie historique de la Compagnie de Jésus, il nous faut à présent — toujours très rapidement — dire quelques mots de son fonctionnement intérieur, de ses règles, de ses méthodes.

Les Jésuites sont divisés en 4 catégories : les novices, les scolastiques, qui prononcent les premiers vœux monastiques, étudient pendant 5 ans et professent pendant 5 ou 6 ans. L’écolier est ensuite renvoyé en théologie, où il étudie de nouveau pendant 4 ou 6 ans. Il arrive donc au sacerdoce vers 32 ou 33 ans, il passe une année dans la méditation et accède au rang de coadjuteur et renouvelle les trois vœux religieux. Enfin, les profès, qui sont seuls astreints au quatrième vœu, le vœu d’obéissance au pape. Tous les supérieurs et dirigeants de la Compagnie sortent des profès.

La Compagnie est divisée en 22 provinces et, tous les 3 ans, chaque province se réunit en congrégation particulière, choisit un profès, délégué auprès du général. Ces délégués forment la congrégation des procureurs, qui décide s’il y a lieu de convoquer une congrégation générale (formée de tous les supérieurs des provinces). Cette congrégation générale nomme le général de la Compagnie et les six assistants.

En théorie, les assistants peuvent contrôler et même déposer le général, mais il n’y a pas d’exemple que le fait se soit jamais produit. Le général a d’ailleurs le droit de suspendre les assistants qui lui déplaisent et même de les chasser de l’ordre, ce qui lui confère un pouvoir absolu.

Chaque supérieur est souverain dans sa Maison. Il a le droit de décacheter les lettres adressées à tous les Jésuites placés sous ses ordres ; il peut même ne pas les leur remettre si bon lui semble. Un théologien éminent d’Angleterre, le P. Tyrell, est sorti de la Compagnie parce qu’une telle exigence était devenue insupportable pour sa dignité (voir le récent ouvrage sur le Modernisme catholique, par M. Buonaiuti).

Il faudrait dire aussi deux mots des « Jésuites de robe courte », instruments dociles, non affiliés à la Compagnie, que l’on peut utiliser pour diverses besognes, sans compromettre ladite Compagnie, car il est toujours possible de se désolidariser d’avec eux.

À notre époque, où la corruption politique est si grande, il n’est pas douteux que les créatures et les instruments des Jésuites ont pénétré tous les milieux.

La forte discipline de la Compagnie la met à l’abri des scandales, car il est assez difficile de savoir ce qui se passe dans son sein. Quelques rayons de lumière filtrent pourtant de temps à autre et les paroles du Père Jean Mariana (Jésuite) sont assurément toujours vraies :

« Quelque faute qu’un des membres de la Société ait commise, pourvu qu’il ait beaucoup d’audace et de ruse et sache voiler sa conduite, l’affaire en reste là. Je ne parle pas des crimes les plus grossiers dont on pourrait faire un dénombrement assez grand et qu’on dissimule, sous prétexte qu’il n’y a pas de preuves suffisantes ou de peur que cela ne fasse du bruit et ne nuise à l’ordre… Parmi nous, les bons sont affligés et même mis à mort, sans cause ou pour des causes très légères, parce qu’on est assuré qu’ils ne résisteront pas. On en pourrait rapporter plusieurs exemples fort tristes. Quant aux méchants, on les supporte parce qu’on les craint. » (Des maladies de la Compagnie de Jésus, cité par Boucher, I, 103.)

Collin de Plancy, dans son livre en faveur des Jésuites (Paris, 1870), déclare que le livre de Mariana, accablant pour la Compagnie, est l’œuvre d’un faussaire, mais il ne fournit aucun argument à l’appui de son affirmation. C’est une vieille tactique des Jésuites (ces maîtres faussaires !) de déclarer apocryphe tout texte qui les accuse ou tout document qui les gêne…

L’obéissance chez les Jésuites. — Toutes les religions sont assises sur le renoncement individuel et sur la tyrannie des prétendus ministres de Dieu. De toutes les religions, la catholique est assurément l’une des plus autoritaires, mais, dans les rangs catholiques, personne n’a poussé aussi loin que les Jésuites, le despotisme des chefs et des supérieurs.

Ignace a gouverné la Compagnie tout seul et sans aucun contrôle. Il ne sollicita jamais de conseils. « Le Père Maître Ignace était père et seigneur absolu et faisait tout ce qu’il voulait », a pu écrire le P. Bobadilla. Le pape Paul IV, de son côté, a reconnu qu’Ignace avait régi la Compagnie « tyranniquement ». Nos critiques ne sont donc nullement exagérées.

Pour obtenir cette omnipotence, Ignace avait trouvé un système très simple, employé du reste par tous les fondateurs de religions. Il était l’élu de Dieu. Lui obéir, c’était obéir à Dieu même. En 1521, à Manrèse, n’avait-il pas reçu, comme je l’ai dit, directement de Dieu, au cours d’une extase, la révélation complète des principes et des règles du futur Institut des Jésuites ? Son collaborateur, le P. Jérôme Nadal, appelait cette révélation « une sublime illumination de son esprit par un singulier bienfait de Dieu ». La substance de cette prétendue révélation ne méritait pourtant pas une telle admiration… En tout cas, Ignace avait l’habitude, pour justifier ses décisions, de se contenter de dire : « Je m’en rapporte à Manrèse », ce qui coupait court à toute objection.

Dans ses Exercices, Ignace veut que « nous ne désirions quant à nous pas plus la santé que la maladie, la richesse que la pauvreté, l’honneur que la honte, une vie longue qu’une vie courte, et ainsi de suite pour tout le reste, voulant et choisissant seulement ce qui nous conduit le mieux à la fin que nous poursuivons… »

Et cette « fin », on sait qu’elle consistait uniquement dans la grandeur et dans la puissance de la Compagnie.

L’abbé Mir emprunte aux Monumenta Ignatiana une anecdote curieuse. Deux Jésuites en s’amusant s’étaient jetés un peu d’eau à la figure. Grande colère d’Ignace, qui n’hésita pas à les punir cruellement, pour une « faute » aussi bénigne, les condamnant à faire pénitence publique, à manger à une table spéciale, les mains attachées, à passer le dimanche à l’écurie et à manger avec les mules, etc. Tout ceci pour un amusement sans conséquence ! On juge par ce petit exemple de la sévérité que Loyola tint à maintenir dans sa Compagnie.

Dès les origines, nous assistons aux plus grands éloges de l’obéissance. Le Mémoire ou résumé des premières délibérations des fondateurs de la Compagnie (1539) rédigé, soit par le P. Jean Coduré, soit par François-Xavier lui-même, déclare en effet que : « Rien n’abat toute superbe et toute arrogance comme l’obéissance car le superbe s’enorgueillit de suivre ses propres lumières et son propre vouloir, ne cède à personne, s’exalte en grandeurs et en émerveillements sur soi-même. Mais l’obéissance engage dans une voie diamétralement contraire, car elle suit toujours le jugement d’autrui et la décision des autres ; elle cède à tous et s’allie étroitement avec l’humilité, car elle est l’ennemie de l’orgueil. »

Pour vaincre l’orgueil, on foule aux pieds la personnalité humaine, le libre examen, l’esprit critique. Et l’on arrive à développer… l’hypocrisie, la fourberie, le mensonge qui sont devenus les « qualités » essentielles de la Compagnie. À tel point que le mot « jésuitisme » est employé comme synonyme, dans le langage courant, de dissimulation et de tartuffisme.

Le lecteur nous sera sans doute reconnaissant de lui donner quelques textes, rigoureusement authentiques, sur l’obéissance jésuitique.

Peu avant sa mort, Ignace dicta au Jésuite Philippe Vito ses Instructions suprêmes sur l’Obéissance. Le morceau renferme 11 paragraphes, dont je me borne à extraire les passages suivants :

« A mon entrée en Religion, et une fois entré, je dois être soumis en tout et pour tout devant Dieu Notre Seigneur et devant mon supérieur…

« Il y a trois manières d’obéir : La première, quand on me l’ordonne par la vertu d’obéissance, et c’est la bonne ; la seconde, quand on me demande de faire ceci ou cela sans plus, et c’est la meilleure ; la troisième, quand je fais ceci ou cela au premier signe de mon supérieur, avant même qu’il me le demande, et c’est la parfaite…

« Quand il me semble ou que je crois que le supérieur me commande une chose qui est contre ma conscience ou un péché et que le supérieur est d’un avis contraire, je dois le croire à moins d’évidence… Je dois me comporter : 1) comme un cadavre qui n’a ni désir, ni entendement ; 2) comme un petit crucifix qui se laisse tourner et retourner sans résistance ; 3) je dois me faire pareil à un bâton dans la main d’un vieillard, pour qu’on me pose où on veut, et pour aider où je le pourrai davantage. »

Ignace poussait très loin cet amour de l’obéissance… pour les autres. L’abbé Mir reproduit la lettre qu’il fit écrire au P. Lainez, l’un de ses plus précieux collaborateurs de la première heure. Il le blâme dans les termes les plus sévères pour s’être permis de ne pas être de son avis (Rome, le 2-11-1552).

Dans le Sumario de las Constituciones (qui fait partie des Reglas de la Compaňia de Jesus ; on peut lire également : « Que chacun de ceux qui vivent sous l’obéissance se persuade qu’il se doit laisser mener et régir par la divine Providence par le moyen du supérieur, comme s’il était un cadavre, etc., etc… » Et dans un autre passage : « Soyons prêts à la voix du supérieur, comme si nous appelait le Christ Notre Seigneur, laissant là sans la finir une lettre ou une affaire commencée. »

Le supérieur est ainsi comparé à Dieu en personne !

Pourtant, le supérieur peut se tromper ? Il faut obéir quand même. L’inférieur n’a rien à y perdre. « Au contraire, il y gagne devant Dieu. Car l’obéissance, pour être méritoire, doit être surnaturelle… » (Abbé Mir).

Dans ses Instructions aux Recteurs de la Compagnie, le P. Nadal insiste sur la nécessité de perfectionner l’obéissance de l’entendement (c’est-à-dire le renoncement à tout esprit critique, à toute velléité d’examen) et il indique par quels moyens on peut y arriver : exercices de l’oraison, etc. ( « Abêtissez-vous », disait Pascal).

Une telle obéissance est choquante. Mais ce qui est plus choquant encore, c’est que ceux qui la prêchaient étaient loin de la pratiquer eux-mêmes. Ignace fut un véritable potentat, souvent en lutte avec l’Église et résistant aux autorités ecclésiastiques. La Compagnie, dans son ensemble, a été le plus indocile des ordres religieux !

Il faut reconnaître que les Jésuites n’ont pas inventé l’Obéissance aveugle. Ils l’ont simplement perfectionnée et systématisée.

Car saint Paul (Romains XIII, 15) ordonnait déjà aux premiers chrétiens d’obéir à leurs princes et à leurs seigneurs, même lorsqu’ils étaient injustes et méchants.

Et le célèbre Concile de Trente (voir Catéchisme, p. 468) a confirmé cette néfaste théorie :

« Ainsi, s’il s’en rencontre des méchants (parmi les rois, princes et magistrats), c’est cette même puissance divine qui réside en eux que nous craignons et que nous révérons et non leur malice et leur mauvaise volonté, tellement que ce n’est pas même une raison suffisante pour être dispensé de leur rendre toute sorte de soumission et d’obéissance que de savoir qu’ils ont une inimitié irréconciliable… »

Et l’angélique saint Thomas n’écrivait-il pas : « Le sujet n’a pas à juger de ce que lui commande son préposé, mais seulement de l’exécution de l’ordre reçu et dont l’accomplissement le regarde… »

Saint Bonaventure a recommandé la vertu d’obéissance. Saint Basile a dit que le religieux doit être aux mains du supérieur « comme la hache aux mains du bûcheron ». Etc., etc.

Dans un récent article de la revue Études, un Jésuite éminent, le P. de La Brière, assurait que la formule « obéir comme un cadavre » avait été employée longtemps avant Ignace de Loyola, par le doux saint François d’Assise lui-même (le P. de Ravignan l’avait déjà dit) — ce qui tend à démontrer (et nous n’en sommes pas surpris) que le catholicisme a toujours été basé sur la plus insupportable des tyrannies.

Mais avec les Jésuites, le pouvoir des supérieurs devient absolu. Il n’y a plus de règle, plus de garantie, si faibles soient-elles. Suarez pourra s’exclamer : « L’Église n’a point encore vu de général d’Ordre revêtu d’un pouvoir aussi vaste, et dont l’influence soit aussi immédiate dans toutes les parties du gouvernement. » Ce que confirmera le P. de La Camara, quand il dira : « Il n’y a plus qu’un homme dans la Compagnie : le Général. »

Aussi l’abbé Mir peut-il constater (I, 123) :

« Un pouvoir sans précédent ira s’affermissant dans l’Église, inconnu du droit canonique ancien, le plus autocratique et le plus indépendant de Rome qu’il y eût jamais, pénétrant jusqu’aux replis les plus intimes et les plus sacrés des consciences, plus puissant et plus autonome dans sa sphère d’action que le pouvoir même du Souverain Pontife, Vicaire de Jésus-Christ sur la terre. »

Ledit « Souverain Pontife » fermera d’ailleurs les yeux, car, si la Compagnie travaille avant tout pour elle, elle travaille aussi, par ricochet, pour l’Église et la Papauté.

N’insistons pas davantage sur cette question de l’obéissance aveugle. Nous la condamnons et la repoussons sans restriction, partout où elle se trouve — et nous regrettons de constater que l’État moderne se soit trop souvent inspiré des méthodes ignaciennes et qu’il cherche, lui aussi, à obtenir de ses « sujets » une abdication absolue et révoltante de la conscience et de l’activité personnelles (on l’a vu pendant la guerre).

Les Exercices spirituels. — Je ne dirai que quelques mots de cet ouvrage trop célèbre, simplement pour montrer par quelles méthodes les chefs jésuites arrivent à domestiquer leurs inférieurs.

Les « Exercices » sont l’âme et la source de la Compagnie, a dit le P. de Ravignan. Ils ont pour but « d’apprendre à se vaincre soi-même et régler tout l’ensemble de sa vie, sans prendre conseil d’aucune affection désordonnée ».

Les Exercices ont pour auteur Ignace lui-même (il en existe de nombreuses éditions ; j’ai utilisé celle qui a été annotée par le R. P. Roothaan, Général de la Compagnie, Paris 1879). Ce livre a été approuvé dès les débuts par le Vatican (bulle du pape Paul III, le 31 juillet 1548). Il a recueilli les éloges des plus hautes personnalités ecclésiastiques et théologiques (ceux de saint François de Sales, par exemple).

L’étude des Exercices est obligatoire pour tous les novices pendant deux années. On y prêche l’indifférence complète pour les choses de la terre, par « l’offrande entière de soi-même et de tout ce qu’on possède à Dieu ». On frappe surtout l’imagination par des évocations effrayantes : méditations sur la mort et sur l’enfer. Le novice doit se représenter les deux armées ennemies, celle de Jésus et celle de Satan, avec leurs deux étendards. Par le jeûne, la prière, la solitude dans les ténèbres, il doit concentrer ses idées sur un seul point : la vision de l’enfer, qu’il doit se représenter d’une façon précise, imaginant la fournaise affreuse, l’odeur de soufre qui s’en dégage, les hurlements épouvantés des damnés, etc. Ensuite, d’autres Exercices lui apprendront à contempler l’Incarnation, le Crucifiement, la descente de Croix, la Passion tout entière et la Résurrection. Le novice « appliquera tous ses sens aux contemplations », Après des mois de cette obsession morbide, s’il ne reste pas irrémédiablement abruti, c’est que son cerveau est vraiment solide.

Ce livre est parfait, puisqu’il a été dicté à Ignace de Loyola par la Sainte Vierge elle-même et puisque Dieu lui envoya, par-dessus le marché, la collaboration de l’ange Gabriel. Je n’insisterai donc pas davantage.

Un mot encore sur les Constitutions de la Compagnie. Elles ont été souvent discutées — et souvent condamnées.

Le Parlement de Paris, par son arrêt de 1762, condamnait la doctrine perverse de la Compagnie « destructrice de tout principe de religion et même de probité, injurieuse à la morale chrétienne, pernicieuse à la société civile, séditieuse, attentatoire aux droits et à la nature de la puissance royale, à la sûreté même de la personne sacrée des souverains et à l’obéissance des sujets, propre à exciter les plus grands troubles dans les États, à former et à entretenir la plus profonde corruption dans le cœur des hommes ».

Dans le jugement sévère qu’il porta contre la Compagnie, le Parlement de Provence signalait qu’à côté des Constitutions que l’on connaît (et qui sont déjà très critiquables, pour leur absolutisme effréné), il existe des Constitutions secrètes, que l’on tient soigneusement cachées et qui ne sont connues que des seuls supérieurs.

Ceci m’amène à parler des fameux Monita Secreta (Secrets des Jésuites) que j’ai réédités récemment en brochure. La revue jésuite Études, dans un article publié il y a deux mois, s’élève une fois de plus contre l’authenticité de ce document. Elle trouve invraisemblable que les supérieurs de la Compagnie aient publié des Instructions secrètes aussi cyniques et aussi compromettantes. Un argument prime, à mes yeux, toute autre considération : les idées contenues dans les Monita se retrouvent dans les Constitutions et dans tous les textes de la Compagnie ; elles sont confirmées par l’histoire elle-même. N’oublions pas, d’autre part, que les Monita Secreta ont été publiés au début du xviie siècle, à une époque où la Compagnie toute-puissante, se croyant tout permis, commettait des maladresses et des exagérations qu’elle n’a plus renouvelées par la suite.

Un moyen de gouvernement : la Confession. — Les Monita nous initient aux pratiques tortueuses de la Compagnie pour mettre la main sur la fortune des veuves, pour attirer dans ses collèges les enfants des grandes familles (avec leur argent), pour exercer une influence efficace sur les nobles, les princes, les dirigeants.

Là réside, en effet, le secret de l’extraordinaire fortune des disciples de saint Ignace. Ils ont su manœuvrer de façon à s’assurer, bon gré mal gré, par la persuasion ou par la crainte, les appuis et les concours les plus précieux.

A l’origine même de la Compagnie, les Pères Miron et de Caméra, avaient cru devoir refuser, dans un esprit d’humilité, la charge de confesseurs du roi du Portugal. En apprenant cette décision, Ignace réprimanda vertement ses deux collaborateurs, leur démontrant que les Jésuites ne devaient négliger aucune occasion et aucun moyen de servir utilement la Compagnie.

Depuis lors, les Pères Jésuites n’ont jamais manqué d’intriguer pour occuper de semblables fonctions. Ils se sont, en quelque sorte, spécialisés dans la charge de confesser les têtes couronnées — ce qui était un moyen excellent d’obtenir leurs faveurs.

Bochmer écrit avec raison : « Quand il (Ignace) envoie à tous les prêtres de l’Ordre, une instruction sur leurs devoirs de confesseurs, il est facile de voir qu’il est conduit par la pensée d’accroître la puissance de l’Ordre par le Tribunal de la Pénitence. »

François Xavier donnait de son côté des instructions… très habiles, à ses collègues en jésuitisme : « Vous prendrez garde de vous mettre mal avec les dépositaires du pouvoir temporel, lors même que vous verriez qu’ils ne font pas leur devoir en des choses graves… » Commencez-vous à comprendre comment et pourquoi l’illustre Compagnie parvint à se développer si rapidement ?

Un document bien curieux nous est fourni par l’abbé de Margon : Lettres sur le Confessorat du P. Le Tellier. (L’abbé de Margon n’appartint pas à la Compagnie, mais il fut l’instrument des Jésuites). Ces derniers préfèrent se servir de créatures prises en dehors de la Compagnie, afin de pouvoir plus facilement s’en désolidariser par la suite, s’il y a lieu. C’est ce qui advint à cet abbé de Margon : après l’avoir employé plus ou moins adroitement, les Jésuites le désavouèrent. Furieux, de Margon chercha à se venger en dévoilant les manigances de ses ingrats patrons. Ses lettres jettent un jour curieux sur le rôle du Père Le Tellier, confesseur de Louis XIV, et sur la mauvaise influence qu’il exerça sur lui.

Dans son ouvrage sur sa Compagnie, le P. du Lac (qui fit beaucoup parler de lui pendant l’affaire Dreyfus) dit que ce fut « un dangereux honneur » pour la Compagnie, de donner des confesseurs aux princes. En ce cas, pourquoi les Jésuites ont-ils recherché si souvent et dans tous les pays, à exercer cette périlleuse fonction ? Ils ne se seraient pas exposés aux ennuis qui en pouvaient résulter s’ils n’avaient eu la certitude d’y trouver, en compensation d’énormes avantages et de précieux privilèges. Par le Confessionnal, en réalité, ils ont dirigé les rois… et les reines, sans parler des favorites !

Le Régicide et les Jésuites. — D’ailleurs, lorsque les Grands résistaient aux suggestions des fils d’Ignace, ceux-ci n’hésitaient pas à les faire assassiner.

Pour traiter cette question du Régicide, je ne prendrai pas, on s’en doute, des accents indignés. La révolte des peuples contre les princes est le plus sacré des droits — et l’un des moyens les plus efficaces d’accélérer l’évolution sociale. Mais quel illogisme criminel, de la part de ceux qui prêchent la résignation et la soumission, qui condamnent tout effort d’émancipation populaire, d’oser frapper eux-mêmes, pour des fins purement égoïstes, les potentats qu’ils sont prêts à aduler dès qu’ils en reçoivent des faveurs et des privilèges ! C’est surtout pour les croyants sincères qu’il est utile de faire la démonstration d’une telle duplicité.

Les Jésuites avaient participé aux massacres de la Saint-Barthélemy d’une façon plutôt occulte, mais avec la Ligue ils vont se lancer à fond dans la mêlée. A Toulouse, ils excitent des émeutes et fomentent un peu partout des troubles contre l’autorité royale, mettant à profit le désordre extrême dans lequel se trouve le pays.

Les prédicateurs jésuites s’élèvent avec véhémence contre Henri III et soutiennent de toutes leurs forces le parti des Guise, car la Compagnie est subventionnée par l’Espagne et les immenses trésors du fanatique Philippe II sont à sa disposition pour lutter brutalement contre la Réforme. Dans leurs sermons contre Henri III, dont l’action anti-huguenote est jugée trop molle, ils le comparent à Néron, à Sardanapale, etc.

Le moine Jacques Clément, après avoir consulté son supérieur, le dominicain Bourgoin (qui lui déclare qu’il n’y a aucun péché à tuer le roi et qu’il ira droit au ciel), frappe Henri III et le tue.

Le Jésuite Mariana écrira que le crime de Clément est « un exploit insigne et merveilleux ». En effet, Henri III avait été excommunié par le pape Sixte-Quint, qui avait délié ses sujets de leur serment de fidélité à son égard ! (Il est vrai que le même Sixte Quint ne tardera pas à succomber mystérieusement à son tour, au moment où il voudra réfréner le zèle exagéré des Jésuites).

La haine des Jésuites contre Henri IV fut plus grande encore que contre Henri III. Ils multiplièrent contre lui les tentatives d’assassinat.

Ce fut d’abord Barrière, stimulé par le P. Varade (de la Compagnie). L’attentat de Barrière échoua et il fut exécuté, tandis que l’on n’osa pas inquiéter Varade.

Henri IV avait beau multiplier les manifestations de bienveillance à l’égard du catholicisme, l’Église ne lui pardonnait pas son libéralisme. Le pape Clément VIII ne voulait pas désarmer et menaçait même de l’Inquisition les rares prélats français qui intercédaient en faveur du Béarnais converti. C’est que l’Édit de Nantes, dont il était l’auteur, qui reconnaissait la liberté de conscience pour tous, était un acte véritablement révolutionnaire pour l’époque.

Un nouvel attentat, celui de Jean Chatel, est organisé par les Jésuites. Cette fois, Henri IV est blessé à la bouche. Le peuple, furieux, assiège le Collège de Clermont (qui devint par la suite le Lycée Louis-le-Grand). Chatel avait été élevé dans ce collège jésuite. On y perquisitionne et l’on trouve, dans la cellule du P. Guignard, des papiers très compromettants.

On y lisait, par exemple : « L’acte héroïque fait par Jacques Clément, comme doué du Saint Esprit, a été justement loué. »

« Si on ne peut le déposer (Henri IV) sans guerre, qu’on guerroye ; si on ne peut faire la guerre, qu’on le fasse mourir. »

Guignard fut inculpé, mais refusa de se rétracter, même sur l’échafaud. Il ne voulut jamais reconnaître Henri IV comme roi « puisque le pape ne l’avait pas reconnu ». Chatel et Guignard furent exécutés (7 janvier 1595). La maison de Chatel fut rasée et une pyramide expiatoire fut élevée sur son emplacement. Puis les Jésuites furent expulsés de France sur l’ordre du Parlement. Ce qui n’empêcha pas l’historien jésuite Jouvenay de glorifier le P. Guignard et de le comparer… à Jésus-Christ, le sauveur des hommes !

Tous les Jésuites ne partirent pas, et Henri IV ferma les yeux pour ne pas les exaspérer davantage, car il en avait terriblement peur. Il savait de quoi la Compagnie était capable et vivait dans une inquiétude continuelle. D’autre part, il avait un confesseur jésuite, le P. Cotton ( « il avait du Cotton… dans les oreilles » ) qui l’importunait. Ses maîtresses et la plupart de ses courtisans le harcelaient aussi, lui demandant de laisser rentrer les Jésuites, pour les désarmer. Il finit par céder. Malgré les remontrances du Parlement, dont le Président, Achille de Harlay, lui écrit que son geste sera « fatal à la paix du royaume et dangereuse pour la vie de Votre Majesté », Henri IV cède quand même aux Jésuites et il en donne les raisons dans une lettre qu’il envoie à Sully, disant que les Jésuites ont des intelligences partout et que sa vie inquiète et misérable est pire que la mort…

Les Jésuites rentrent donc (1604). La pyramide expiatoire est enlevée. Huit ans plus tard, le roi sera mort, mais les biens de la Compagnie vaudront 300.000 écus de rentes et ils auront dépensé pour leur seule maison de La Flèche plus de 600.000 livres.

On s’étonne de l’influence que le P. Cotton exerçait sur le roi. Pour obtenir sa confiance, il n’hésitait pas, en effet, à approuver ses débauches (Henri IV avait de nombreuses maîtresses et des bâtards à profusion). Il allait jusqu’à le comparer au saint roi biblique David, qui possédait également un sérail. Ajoutons que le P. Cotton menait de son côté une vie très licencieuse.

Bref, en 1610, Henri IV fut tué par Ravaillac. Les faits sont trop connus pour que je veuille les retracer ici. Je rappellerai seulement que Ravaillac avait demandé, de son propre aveu, à entrer dans la Compagnie et qu’il fut en étroites relations avec le P. d’Aubigny, curé de Saint-Séverin. Mais ce dernier ne fut pas inquiété. La reine, Marie de Médicis, était pressée de gouverner, elle étouffa enquêtes et poursuites

Le P. du Lac a cherché à innocenter la Compagnie de la mort de Henri IV. Voici ses arguments : 1° Chatel n’accusa personne (cela prouve simplement sa fermeté de caractère) ; 2° les textes régicides trouvés chez le P. Guignard reflétaient des idées qui étaient alors courantes et l’on aurait pu envoyer en Place de Grève, dans ces conditions, « outre des milliers de bourgeois, tous les moines et curés de Paris et tous les professeurs de l’Université » (voilà un argument qui se retourne complètement contre la thèse du P. du Lac, car il montre que les idées régicides étaient celles de la presque unanimité du clergé) ; 3° si les Jésuites avaient été coupables, le Pape n’aurait pas manqué de les blâmer (le R. P. se moque de nous, Pape, roi d’Espagne et Jésuites avaient partie liée) ; 4° « Pourquoi l’aurions-nous tué ? Nous n’y avions aucun intérêt, il ne nous gênait pas… » (C’est l’argument le plus habile. Il faut pourtant se souvenir que Henri IV, au moment où il tomba sous le poignard de Ravaillac, se préparait à soutenir la guerre contre l’Autriche et l’Espagne, les deux puissances foncièrement catholiques. Or, les Jésuites étaient à la solde de l’Espagne. Donc…)

Autres exemples. — L’Angleterre fut également déchirée par les menées de la Compagnie.

Le pape Paul IV voulant enlever son trône à Elisabeth, les Jésuites fomentent des troubles, particulièrement en Irlande. Un attentat est perpétré contre la reine, par Guillaume Parry et la complicité du clergé (et même celle du nonce) fut établie.

Les Jésuites excitent ensuite l’infortunée Marie Stuart contre Elisabeth. Babington, poussé par l’ambassadeur espagnol et par le Jésuite Ballard, essaie à son tour de tuer Elisabeth. Il échoue et est supplicié avec douze de ses complices. Grâce aux Jésuites les Espagnols s’introduisent en Irlande, d’où ils furent chassés en 1601.

En 1603, nouveau complot contre Jacques Ier, fils de Marie Stuart, qui ne donnait pas satisfaction intégrale aux Jésuites. Le P. Watson est exécuté avec de nombreux complices.

Puis, c’est la conspiration des Poudres. Les Jésuites imaginent de faire sauter le Palais de Westminster au moment où le roi et la reine ouvriraient solennellement le Parlement. 32 barils de poudre sont entassés dans les caves mais le complot est découvert par un hasard fortuit. Les conjurés avaient tous des confesseurs jésuites. Le P. Gérard, qui avait célébré une messe pour lesdits conjurés, parvint à s’échapper.

Passons en Hollande. L’Espagne voulait abattre Guillaume de Nassau (dit « Le Taciturne » ), homme des plus remarquables. Plusieurs attentats successifs sont préparés par les Jésuites. Jaureguy le blesse gravement ; il est exécuté ainsi qu’un moine nommé Tinnermann, qui l’avait confessé et encouragé. Un autre assassin, Geraerts, parvint à tuer Guillaume. Il avait consulté cinq moines, dont quatre Jésuites, dont il refusa de donner les noms. Le clergé catholique des Pays-Bas chanta les louanges du meurtrier.

Revenons en France, pour dire deux mots de Damiens, ce fanatique catholique, qui tenta de tuer Louis XV. Il avait été pensionnaire des Jésuites à Béthune et à Paris. Au moment même de l’attentat (1757), les Jésuites faisaient jouer Catilina dans leurs collèges. Ils étaient mécontents de Louis XV. Le Dauphin, par contre, leur était sympathique. Bien que la complicité des Jésuites dans le crime de Damiens soit moins visible que dans les meurtres déjà cités (car la Compagnie était déjà devenue plus habile), il n’est pas douteux qu’ils ont trempé dans le crime de ce malheureux, tout imprégné de leurs théories, et qui répétait sans cesse « que la religion permet de tuer les rois ».

Parlerai-je du meurtre de Jaurès ? C’est de l’histoire contemporaine et cela m’entraînerait dans des explications qui dépassent le cadre de la présente étude. Mais depuis quinze ans je n’ai pas cessé de répéter qu’à mon avis le meurtrier Raoul Villain, membre du Sillon de Marc Sangnier, n’était qu’un instrument irresponsable, dirigé et conduit dans l’ombre par l’occulte et criminel Gésu.

Et le tout récent assassinat du général Obregon, président de la République mexicaine, n’est-il pas l’œuvre des Jésuites, qui avaient déjà essayé de faire tuer Calles, pour briser la politique anticléricale et laïque des démocrates mexicains ? N’est-ce pas une religieuse, la sœur Conception, et un prêtre, qui ont armé le bras du criminel Toral ?

Comment les Jésuites hésiteraient-ils à frapper un libre penseur, alors qu’ils n’ont pas reculé devant le meurtre de certains papes !  !

Innocent XIII, ayant dit qu’il se proposait de réformer la Compagnie, mourut subitement peu après.

Le P. Ribadeneira n’écrit-il pas (avec quelle plume impertinente !) en parlant d’un autre pape :

« Il (le pape Sixte Quint) rédigea un décret par lequel il ordonnait d’appeler désormais notre Ordre, non plus Société de Jésus, mais Société des Jésuites. Par bonheur, le temps venu où le Pape eut en mains les copies officielles de son décret, serrées dans son secrétaire pour les publier dans quelques jours, le Seigneur lui barra la route et il perdit la vie… au moment qu’il prétendait dépouiller la Compagnie de Jésus de ce titre glorieux et de ce très doux nom. »

Le pape Sixte Quint avait commis d’autres crimes. En particulier, il avait mis à l’Index le livre du cardinal Bellarmin sur l’obéissance aveugle. Son successeur Urbain VIII revint sur cette décision et les Jésuites eurent gain de cause une fois de plus. Mais comment peuvent-ils s’indigner des accusations que l’histoire a portées contre eux, lorsqu’on lit sous la plume d’un Jésuite aussi célèbre que Ribadeneira des phrases aussi imprudentes que celle que je viens de rapporter ? D’autant plus que derrière l’impertinence apparaît la satisfaction d’être débarrassé d’un adversaire — et de quel adversaire !

La mort de Clément XIV est tout aussi troublante. D’une santé robuste, jeune encore (63 ans), il disparaît brusquement, après cinq années de pontificat. Cependant, il se méfiait et ne mangeait rien que des mains d’un moine, ami d’enfance. Il savait bien que les Jésuites ne lui pardonneraient pas d’avoir prononcé la dissolution de leur Ordre et il disait : « Cette suppression me donnera la mort. Et pourtant, je ne me repens pas de ce que j’ai fait. » Le cardinal de Bernis, qui se trouvait à Rome, avoue que cette mort ne lui parut pas naturelle. Quant aux Jésuites, ils se contentent de dire que le pape mourut… de peur !  !

Le crime de Clément XIV, en supprimant les Jésuites, n’était pourtant pas bien grand, car aucun pays n’en voulait plus. Ils étaient chassés de partout et le pape n’avait fait que sanctionner un fait acquis. Les bons Pères se vengèrent néanmoins d’une condamnation qui achevait leur déroute.

Textes régicides. — On voit de quoi sont capables ces disciples du doux Jésus. Quelques textes achèveront la démonstration.

Le P. de Ravignan (1862), pour disculper les Jésuites, dit que saint Thomas d’Aquin avait résolu la question du régicide par l’affirmative. Le fait est exact. Il montre que, sur ce point comme sur beaucoup d’autres, les Jésuites n’ont rien inventé et qu’ils se sont bornés à s’emparer d’une idée qui leur était favorable.

Mais Ravignan ajoute qu’il n’y eut qu’un seul Jésuite (le P. Mariana) qui dépassa vraiment la mesure. Singulière affirmation quand on sait que Boucher et Larousse ont énuméré plus de 75 écrivains jésuites ayant fait l’apologie du régicide. Encore ne parlent-ils que des écrivains, dont les ouvrages n’ont pu être détruits. Le nombre des orateurs et des prédicateurs ayant prêché dans leurs sermons le meurtre des rois serait dix fois plus considérable.

Le livre du Jésuite allemand Busembaum (saint Alphonse de Liguori s’est inspiré de sa Théologie Morale), qui fut brûlé à Paris après l’attentat de Damiens et qui approuve le régicide, eut plus de 200 éditions successives, en dépit des condamnations qui l’ont frappé.

Le P. Tolet, dans son livre sur l’Instruction des prêtres ; le P. Vérona Constantinus et des dizaines d’autres Jésuites ont approuvé Jacques Clément. Le P. Guignard, exécuté comme complice de l’attentat contre Henri IV, a longtemps figuré au martyrologe de la sainte congrégation ignacienne.

Le Cardinal Bellarmin (le « saint Jésuite » ) a écrit (De la souveraine autorité du Pape, cité par Boucher) : « Lorsque l’Eglise, après de paternelles remontrances, a retranché un prince de la communion des fidèles, délié, si cela est nécessaire, ses sujets de leur serment de fidélité, déposé enfin le souverain obstiné dans ses erreurs, c’est à d’autres qu’il appartient d’en venir à l’exécution… »

Quant au P. Suarez ( « Un des fils les plus méritants de l’Espagne et de la Compagnie », Études, 5 octobre 1921), il écrit : « Il est de foi que le pape a le droit de déposer les rois rebelles ou hérétiques. Or, un roi ainsi déposé n’est plus souverain légitime ; donc, s’il refuse de se conformer à la sentence pontificale, il devient un tyran et peut, comme tel, être tué par le premier venu… »

Enfin, le P. Emmanuel Sâ déclare (d’accord avec la plupart des théologiens) que le pape, gardien des brebis, a le droit de tuer les loups.

« Les Jésuites, demain encore, si tel était leur intérêt, exciteraient à l’assassinat comme à bien d’autres crimes. » (Larousse).

L’œuvre pédagogique de la Compagnie. — Notre étude serait incomplète si nous n’indiquions pas l’importance de l’œuvre pédagogique des Jésuites, car elle a grandement contribué à leurs succès. Ils avaient compris de bonne heure tout le profit matériel et moral qu’ils pouvaient retirer de l’éducation de la jeunesse.

Pour concurrencer les autres collèges, ils réalisèrent la gratuité de l’enseignement, moyen radical de vider les autres écoles pour remplir les leurs (Schimberg). C’est ainsi que le Collège de Clermont parvint à avoir à lui seul davantage d’élèves que les 36 collèges du Quartier Latin réunis.

Aussi, la lutte entre l’Université et la Compagnie, qui débuta en 1552, ne devait-elle jamais connaître de répit.

La méthode d’enseignement des Jésuites est contenue dans le Ratio Studiorum, écrit en partie par Ignace, et dans les Constitutions (1599).

Ils ont négligé, volontairement, l’éducation primaire. Ils n’aimaient pas la culture pour elle-même, mais « comme une convenance imposée par le rang à certaines classes de la nation ». Ils attiraient dans leurs établissements les intelligences brillantes, afin que leurs succès rejaillissent sur la Compagnie, mais leur but était exclusivement de former des chrétiens « hommes du monde », en recrutant de nobles écoliers. Ignace recommandait spécialement le tact, les bonnes manières, la politesse, une culture superficielle en somme.

Ennemis de l’instruction populaire, ils partageaient contre elle toutes les préventions aristocratiques. On lit dans les Constitutions : « Nul d’entre ceux qui sont employés à des services domestiques pour le compte de la Société ne devra savoir lire et écrire, ou, s’il le sait, en apprendre davantage : on ne l’instruira pas sans l’assentiment du général de l’Ordre, car il lui suffit de servir en toute simplicité et humilité Jésus-Christ notre maître. »

Ils s’occupaient parfois des pauvres, cependant, dans leurs œuvres charitables, pour les asservir.

Les classes s’ouvraient et finissaient par la prière. De temps à autre, on interrompait le travail, au beau milieu d’une explication, pour une oraison jaculatoire ! Le passage d’un exercice à l’autre, la sonnerie de l’horloge, tout était prétexte à de nouvelles prières.

« Soit que vous mangiez, soit que vous buviez, quelque chose que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu. »

Tout était combiné pour assujettir les cerveaux. Ils infligeaient aux élèves d’humiliantes punitions : balayer la salle, baiser le sol, se mettre à genoux, recevoir la fustigation (voir sur ce point La flagellation chez les Jésuites, mémoires historiques sur l’Orbilianisme (Daragon, 1912). On y verra que ce n’est pas seulement sur le postérieur des Indiens du Paraguay que les Révérends Pères ont exercé leur sadisme). Certes, le fouet existait avant Ignace, qui eut le « mérite » d’instituer un correcteur attitré, le maître ne devant plus opérer lui-même…

Ils exaltaient l’amour-propre et l’orgueil par l’émulation, considérée comme excitatrice de l’esprit. Par des entretiens particuliers, ils se rendaient compte des caractères, des idées, des tendances de chaque élève. Chez eux, le surveillant jouait un rôle primordial ; il était le plus précieux auxiliaire des maîtres.

Ils n’inventèrent pas les Prix, mais ils en généralisèrent l’usage et entourèrent les distributions desdits prix d’une pompe inusitée jusqu’alors.

M. André Schimberg (qui est très favorable aux Jésuites) écrit dans son livre L’Éducation morale dans les Collèges de la Compagnie de Jésus en France sous l’ancien régime (Champion, 1913} :

« Mieux que personne, ils se sont rendus compte de la malléabilité de l’enfance ; mieux que personne aussi, ils ont prétendu en tirer parti, s’adressant à la fois et dans le même temps aux sens, à l’esprit, au cœur, à la volonté. C’est une suggestion — en prenant ce mot dans son acception la plus haute — que les Pères pratiquent sur les âmes en psychologues consommés. »

Leur méthode supprimait l’action des parents, détruisant l’influence et l’amour de la famille. Pas de spontanéité, d’originalité, de personnalité chez leurs élèves, le moindre geste est réglementé ; on fabrique des automates (Dictionnaire de pédagogie, art. Jésuites, p. 902, Gabriel Compayre).

Ils suppriment les distractions au dehors et ne mènent jamais les enfants au théâtre, car il y en avait à l’école (mais quel théâtre !). Le seul spectacle autorisé consistait à conduire les élèves en cortège pour assister à l’exécution des hérétiques !

L’élève était soumis à une surveillance tyrannique ; il n’était jamais livré à lui-même.

« Un surveillant à poste fixe se tenait aux latrines, aux grilles et aux portes principales. Les élèves n’étaient seuls nulle part. » (Schimberg, p. 296).

On connaît les résultats de ce système déprimant. M. Schimberg, bien qu’il soit fervent admirateur des Jésuites, est contraint d’avouer qu’ils sont responsables, en partie, de la frivolité des classes dirigeantes au déclin de l’ancien régime. Un noyau de nobles éclairés eût agi plus intelligemment que cette clique dégénérée par la vie de la Cour, le jeu, le libertinage et dont le cerveau avait été émasculé par la Compagnie. Peut-être la Révolution eût-elle été évitée…

Mgr d’Hulst est du même avis lorsqu’il déclare : « Nous demandons aux établissements religieux de nous envoyer des hommes, ils nous envoient des communiants. » (Cité par Edouard Drumont, Sur le chemin de la vie, p. 192).

Tout était combiné pour atteindre ce résultat. On exaltait la foi et l’on refoulait la raison. Les Jésuites expurgeaient les auteurs profanes — avec exagération — pour les accommoder à leurs principes. Ils remplissaient par des textes de leur invention les coupures qu’ils avaient opérées ! (Schimberg).

« L’interprétation des auteurs, dit le P. Jouveney, doit être faite de telle sorte que, quoique profanes, ils deviennent tous les hérauts du Christ. »

C’est ainsi qu’ils ont dénaturé et démarqué tant de textes.

Voltaire disait n’avoir appris chez les Jésuites « que du latin et des sottises ».

Les Jésuites faisaient effectivement une très grande place au latin, sous prétexte que les protestants se servaient du français comme moyen de propagande. Ils manifestaient un véritable ostracisme contre le français, ostracisme qui cadrait bien avec leurs efforts pour immobiliser la pensée, la figeant dans les formules moyenâgeuses pour l’empêcher d’évoluer.

C’est encore M. Schimberg qui cite l’intéressant document qu’on va lire. Il reproche d’autre part aux Jésuites d’avoir négligé l’enseignement de l’histoire et des sciences positives, au détriment d’une culture littéraire sophistique et superficielle.

« Le règlement du collège de Grenoble (1520) porte : « Les écoliers ne devront parler que la langue latine. Ceux qui seront surpris parlant dans leur langue maternelle seront notés ; deux fois par mois, les notes seront réglées par une amende et ceux qui ne paieront pas l’amende seront fouettés de verges. » Même règlement au collège, séculier d’Autun (1587). Le Ratio jésuite ne permettait l’usage du français dans les récréations que les jours de fête… »

Mouchardage et délation. — Le mouchardage était très usité dans les cloîtres. Les Jésuites le transportèrent dans leurs collèges et en firent un de leurs principes pédagogiques.

Chaque élève avait son Aemulus, chargé de le reprendre, de le surveiller, de le dénoncer (Bochmer).

Dans leurs propres établissements les Jésuites créaient des groupes secrets, tels que les « Congrégations secrètes de Notre-Dame ».

« Ils tâcheront par leurs entretiens de ramener les autres écoliers qu’ils verraient s’éloigner du chemin de la vertu. S’ils ne peuvent les gagner, ils avertiront le régent de leur conduite. » (Chossat, cité par Schimberg, qui déclare que ces procédés étaient conformes aux mœurs du temps.)

Ils étaient conformes, surtout, à la mentalité jésuitique.

Si l’élève avait son Aemulus, attaché à sa personne, le Père Jésuite avait son Socius. Quels que soient son âge, sa dignité, sa réputation, aucun Jésuite ne pouvait rendre de visite, surtout à une femme, sans être accompagné de son Socius. Celui-ci devait se placer de façon à tout voir, sans entendre la conversation (principalement lorsqu’il s’agissait d’une confession). A son retour, il rendait compte au supérieur de ce qu’il avait vu.

La dénonciation mutuelle était (elle l’est probablement encore) une règle générale chez les Jésuites. L’article 9 du Sommaire des Constitutions assure que l’on doit s’estimer heureux de voir dénoncer ses erreurs et ses fautes. Un autre article des Constitutions va jusqu’à dire que le frère dénoncé devra remercier son dénonciateur avec la plus grande humilité.

L’ineffable Ignace avait organisé, en quelque sorte, la délation : 1° Durant la première année, on n’avait le droit d’accuser personne ; 2° ceux d’un an accusaient les nouveaux, mais pas les anciens ; 3° ceux de deux ans pouvaient accuser leurs égaux, etc., etc.

On se mouchardait donc du haut en bas de l’échelle jésuitique.

Les frères coadjuteurs sont tenus de dénoncer chaque soir les fautes venues à leur connaissance. Les confesseurs doivent prescrire la délation comme un cas de conscience et de sévères punitions sont prévues contre ceux qui ne se soumettraient pas.

Deux fois par an, les Recteurs et les Supérieurs font un rapport au Général, sous pli cacheté. Ce rapport comprend deux parties : 1° les choses édifiantes et à l’honneur de la Compagnie, que l’on peut montrer à tout le monde ; 2° les choses qui sont… moins édifiantes et qui devront rester secrètes. — Si nous possédions la collection de ces rapports secrets, quel épouvantable réquisitoire contre la Compagnie il nous serait possible de dresser…

La « morale » des Jésuites. — Singulière morale, dont Pascal a pu dire, qu’avec elle « il y avait plus de plaisir à expier ses fautes qu’à les commettre ».

Ces hommes si sévères, si tyranniques dans leurs Collèges et leurs Maisons, vont se montrer conciliants et indulgents à l’extrême, dès qu’ils auront intérêt à fermer les yeux sur les fautes ou les crimes de leurs créatures…

Alors, ils inventeront le laxisme, ou morale relâchée ; les restrictions mentales, ou science du mensonge ; le probabilisme, ou l’art de la casuistique

La morale relâchée les mettra en conflit violent avec les Jansénistes, partisans de la morale sévère. Discussions et chicanes théologiques, qui finirent en condamnations et excommunications, pour la plus grande gloire de la Compagnie.

Les apôtres de la « morale facile » sont allés jusqu’à excuser les pires turpitudes : « Il est permis de désirer la mort de son père, non en vue du mal qu’il en éprouvera, mais en vertu de l’avantage qui en résultera, c’est-à-dire d’un riche héritage. » (Proposition du P. Tagundez, condamnée en 1679. Cité par Paul Bert, qui montre que cette doctrine est encore enseignée en plein xixe siècle, puisqu’elle se retrouve dans le Petit Catéchisme de Marotte, édité en 1870).

Nous pourrions citer quantité de textes semblables, concernant tous les vices et tous les crimes imaginables, que l’on excuse et que l’on permet selon les besoins de la cause. Le livre de Paul Bert en est rempli (La Morale des Jésuites).

M. Schimberg essaie d’excuser ses amis de la Compagnie en disant que, s’ils excusaient certains crimes, c’était pour s’accommoder à la faiblesse humaine et non pour se justifier eux-mêmes, car leurs mœurs étaient régulières. L’excuse me paraîtrait bizarre, même si la pureté des mœurs jésuitiques était vraiment établie — ce qui n’est pas.

Les Jésuites Lessius, Bauny, Amicus, Escobar (le livre de ce dernier fut traduit dans toutes les langues ; rien qu’en Espagne il eut 42 éditions) ont excusé le vol, l’adultère, le vice et même le meurtre.

Le P. Caramuelfand dit : « Si une femme se vante d’avoir couché avec un religieux, celui-ci peut la tuer. » Que serait-ce, ma foi, si leurs mœurs n’étaient pas pures !  !

Le P. Lami dit également qu’un religieux peut tuer pour défendre sa réputation. L’opinion, contestée par le Saint-Siège, fut reprise quelques années plus tard par les Pères Desbois, Hereau, Fladrant, Le Court.

Très tolérants lorsqu’ils y ont intérêt, les Jésuites ordonnent, par contre, aux enfants chrétiens d’accuser leurs propres parents hérétiques, quand bien même ils sauraient que ceux-ci seraient condamnés et brûlés. (Fagundez, Traité sur les Commandements de Dieu).

Le mensonge est quelquefois permis. C’est une question de circonstances, de nécessité plus ou moins pressante. Il est d’ailleurs très facile « de ne pas mentir… tout en cachant la vérité ». Il suffit d’interpréter les mots d’une certaine façon, de leur donner — mentalement — un sens différent du sens courant.

« Comme le mot Gallus en latin peut signifier un coq ou un Français, si on me demande, en parlant cette langue, si j’ai tué un Français, quoique j’en ai tué un, je répondrai que non, entendant un coq… » (Sanchez).

Avec un peu de bonne volonté, on peut tout justifier, on peut tout permettre. Pour excuser le vol et pour démontrer qu’il est quelquefois permis de voler, on citera, par exemple, le cas des Hébreux, auxquels le bon Dieu lui-même permit de dérober les vases précieux des Égyptiens. Et pour le meurtre : l’exemple d’Abraham, auquel le même bon Dieu ordonne de tuer son fils Isaac.

Si Bourdaloue un peu sévère
Nous dit : Craignez la volupté,
Escobar, lui, dit-on, mon père,
Nous la permet pour la santé.

(Boileau).

S’ils n’avaient permis que la volupté, il n’y aurait rien à objecter, mais ils ont autorisé les pires turpitudes, en favorisant l’hypocrisie et la fourberie.

« Si quelqu’un se délecte de l’union avec une femme mariée, non parce qu’elle est mariée, mais parce qu’elle est belle, faisant ainsi abstraction de la circonstance du mariage, cette délectation, selon plusieurs auteurs, ne constitue pas le péché d’adultère, mais de simple fornication. » (Compendium, p. 126). Arnould, qui relate cette singulière théorie, fait remarquer que, dans ces conditions, il serait rassurant d’épouser de préférence une femme laide.

Quant au probabilisme, il consistait à résoudre les « cas de conscience ». Les Jésuites n’ont pas voulu dire qu’il n’y avait en morale que des « probabilités » — thèse dangereuse pour la religion ! Ils ont simplement observé que l’homme est souvent embarrassé pour savoir quelle conduite il doit adopter dans telle ou telle circonstance. Beaucoup de leurs élèves étant destinés à devenir médecins ou avocats, constate Schimberg, il est indispensable qu’ils soient rendus aptes à résoudre les cas de conscience les plus différents.

Ces conceptions élastiques sont toujours en honneur. Crétineau-Joly a pu dire avec raison que la canonisation d’Alphonse de Liguori (1829) avait été la justification des casuistes de la Compagnie — car les théories des uns et de l’autre sont identiques.

Lorsque le P. Pirot avait publié, en réponse à Pascal, son Apologie des Casuistes, il avait eu si peu de succès que la Compagnie l’avait froidement désavoué. Mais aujourd’hui la casuistique est en honneur plus que jamais. Albert Bayet en a donné des preuves multiples dans son excellent petit livre : La casuistique chrétienne contemporaine (Alcan, 1913).

Pour finir de juger la morale des Jésuites, rappelons que les Papes ont vainement essayé d’obliger la Compagnie à faire une pension alimentaire à ceux qui sortiraient, volontairement ou non, de son sein. La charité et la bonté n’ont jamais caractérisé les chers enfants d’Ignace !

Après la dissolution de l’Ordre. — Terminons l’histoire de la très sainte Compagnie. Car ils ont survécu à toutes les condamnations…

Un fait assez curieux : Chassés de partout, ils trouvèrent asile en Russie et en Prusse, pays non catholiques. Le pape Pie VI ferma les yeux et les laissa faire. Pie VII montra à leur égard de meilleures dispositions encore, mais la tourmente révolutionnaire survint, secouant la vieille Europe jusque dans ses fondations.

En 1801, un bref de Pie VII reconstitue la Compagnie, sous le titre de Pères de la Foi, pour la Russie seulement, mais ils ne tardèrent pas à s’infiltrer ailleurs.

Le 17 décembre 1807, Napoléon écrivait à Fouché : « Je ne veux pas des Pères de la Foi, encore moins qu’ils se mêlent de l’instruction publique pour empoisonner la jeunesse par leurs ridicules principes ultramontains. » (Cité par le P. du Lac, Jésuites, p. 121).

A peine Napoléon sera-t-il tombé, que nous verrons les Jésuites rétablis par toute la terre (7 août 1814) — 41 ans seulement après leur suppression.

Cependant, la Russie les avait assez vus et les expulse en 1815. En France, Louis XVIII ne s’emballe pas et ne les accueille qu’avec méfiance. Son successeur, Charles X, plus maniable, leur livrera le pays.

Notre ami Albert Fua écrit :

« Le roi était dévot perinde ac cadaver et dans la main des Jésuites : la France en sera bientôt réduite à regretter Louis XVIII. Il multiplie les procès de tendance ; il rétablit les biens de main-morte ; il accorde sans cesse des privilèges aux congrégations ; l’instruction est livrée à l’ordre, légalement expulsé, des Jésuites. Le prince de Croï, archevêque de Rouen, enjoint à ses curés de dénoncer à leur évêque ceux de leurs paroissiens qui manqueraient à la messe ; ils tiennent un registre de ceux qui ne feront pas leurs pâques… »

C’est le moment où l’on vote la loi contre le blasphème et le sacrilège (1825) appliquant la peine de mort à de simples délits religieux.

Néanmoins, les Jésuites exagéraient leurs manigances et se rendaient odieux, même aux yeux du clergé. Le 3 avril 1826, 74 prélats français remettent à Charles X une protestation solennelle contre les doctrines de la Compagnie de Jésus (Wallon). Ce fut le dernier acte d’indépendance de l’antique Église de France. Depuis lors, elle est restée sous la férule jésuitique et elle a renoncé à toutes ses libertés anciennes (gallicanisme) pour subir sans broncher toutes les injonctions de Rome (n’oublions pas que le Pape blanc n’est qu’un jouet entre les mains du Pape noir, Général de la subtile Compagnie).

Les Jésuites ont traversé sans encombre tous les régimes et toutes les révolutions du xixe siècle. Vers 1840, « bien qu’on ne vit les Jésuites nulle part, on les sentait partout » (Bochmer). Il en est de même aujourd’hui, pour tout observateur clairvoyant.

Le P. du Lac nous livre un aveu précieux (son livre renferme une quantité d’anecdotes et de récits habiles, mais il escamote le fond même de la question jésuite). Il rappelle que, sous le Second Empire, la Compagnie se heurtait aux pires difficultés. Que d’ennuis et de démarches ! Tandis qu’avec le régime démocratique, il en fut tout autrement !

« Que la République nous ait été plus propice, cela est de toute évidence », conclut-il (p. 211). Et il en profite pour insinuer que les Jésuites ne sont pas hostiles à la République.

Parbleu, ils préfèrent une République qu’ils gouvernent à leur guise à une monarchie qui leur résiste — et inversement. Leurs intérêts ont toujours passé avant toute autre considération. C’est ainsi qu’ils ont fait condamner l’Action française, afin de pouvoir berner et amadouer les démocrates et grignoter les lois laïques — sous les yeux de politiciens complices ou inconscients. C’est ainsi qu’ils font jouer en France la comédie du pacifisme et du libéralisme catholiques — tandis qu’en Espagne, en Pologne, en Hongrie, en Italie, etc., ils soutiennent des idées et des régimes violemment opposés au progrès social. Ces comédiens s’adaptent à toutes les situations et se camouflent adroitement et ils arrivent à faire de nombreuses dupes, même dans les rangs des « partis très avancés », hélas !

L’état actuel de la Compagnie. — Maurice Charny, dans un livre très documenté (Les Atouts du Cléricalisme) vient de dénombrer les forces du Jésuitisme français.

Les Loyalistes ont en effet mis sur pied de puissantes organisations, dont ils sont les animateurs et les dirigeants occultes. Nul n’ignore, par exemple, que le fantoche Castelnau est leur très docile instrument.

L’Association Catholique de la Jeunesse française, qui fait du noyautage jésuite à l’intérieur même de l’enseignement secondaire (n’oublions pas que, jusqu’en 1760, les Jésuites furent officiellement les maîtres de cet enseignement), comprend 3000 sections. Elle organise des retraites fermées, selon la méthode d’Ignace, réservées aux grandes écoles de l’État. Les pseudo-démocrates à la Marc Sangnier sont eux-mêmes passés par ces « retraites », où les cerveaux sont soigneusement pétris.

Les Jésuites font aussi du syndicalisme. La Fédération Nationale des Employés (40.000 membres) est leur œuvre. Elle possède une forte coopérative, des bureaux de placement, et elle adhère à la Confédération française des Travailleurs Chrétiens (C.F.T.C.), qui copie la C.G.T. et s’inspire de l’organisation du Parti Communiste, des syndicats et des coopératives rouges. La C.F.T.C. ne groupe guère que 150.000 adhérents (employés et cheminots surtout), mais elle dépense une grande activité, car les ressources ne lui font pas défaut, on s’en doute. Des « équipes sociales » sont spécialement chargées de travailler la jeunesse ouvrière.

La plus forte organisation de la Compagnie est une association féminine — n’en soyons pas surpris. C’est la Ligue patriotique des Françaises (920.000 adhérentes en 1927, alors qu’en 1902, elle n’en groupait que 3.800). Un autre groupement, l’Association Nationale Catholique de la Jeunesse féminine française, englobait 95.000 membres en 1927.

Les Jésuites ont compris que la femme était appelée à jouer un rôle politique et social de plus en plus important. Plus clairvoyants que les hommes de gauche, ils ont pris leurs précautions pour canaliser cette force à leur profit et nous les voyons dès à présent revendiquer le droit de vote pour les femmes, sachant bien que le cléricalisme en sera le grand profiteur.

Ajoutons que les Jésuites ont également créé de fortes œuvres rurales, des syndicats de fonctionnaires chrétiens, et le lecteur sera convaincu d’un fait : c’est que la Compagnie se modernise… pour mieux subjuguer la société et lui imposer son despotisme.

Dans un remarquable article (publié dans l’Ère Nouvelle du 5 août 1928), M. François Albert attirait également l’attention sur le danger que constitue cette milice internationale : « la Compagnie de Jésus, la plus grande force organique existant actuellement dans notre vieille Europe ». Et cette force est d’autant plus redoutable qu’elle manœuvre et dirige d’autres puissances néfastes, telles que le Capitalisme, l’État-major, la Magistrature, les Parlements. Partout, on trouve les créatures de la Compagnie. La Presse, le Théâtre, l’Édition n’échappent pas non plus à l’action sournoise des Jésuites, et sans qu’il s’en doute, des États-Unis à l’Allemagne en passant par la France, le monde entier obéit à leurs directives, car ils jouent sur tous les tableaux à la fois et ils sont experts dans l’art de noyauter leurs adversaires et de les lancer sur de fausses pistes, égarant les esprits, corrompant les dévouements et se frayant la voie, par tous les moyens, vers l’absolutisme rêvé…

Conclusions. — Le Général des Jésuites, parlant à Rome à un rédacteur du Petit Journal, lui disait : « De la République française, nous ne craignons ni les hommes, ni les lois, dont nous pouvons régler nous-mêmes l’exécution et l’interprétation avec quelques millions. » (Cité par Emile Hureau, dans son remarquable livre Les Jésuites, la Classe Ouvrière et la Révolution, p. 37.)

M. Wallon cite un propos plus ancien, mais identique, qu’il emprunte au P. Tamburini, qui fut également Général de la Compagnie : « Vous le voyez, Monsieur, de cette chambre, je gouverne non seulement Paris, mais la Chine ; non seulement la Chine, mais le monde (tutto il mondo) sans que chacun sache comme cela se fait. »

Le gouvernement n’ose même pas leur appliquer les lois. Car leur existence est illégale en France, puisqu’ils n’ont jamais voulu demander l’autorisation (même sous la monarchie) et puisqu’ils n’ont jamais déposé les statuts de leur groupement (ces fameux statuts que tout le monde ignore !).

Paul Bert pouvait déclarer à la Chambre des Députés (le 5 juillet 1879) : « Presque tous les orateurs de ce côté de la Chambre (la droite) qui sont montés à la tribune, nous ont dit qu’il n’y avait plus de distinction à faire entre les Jésuites, les autres congrégations religieuses et même le clergé séculier ; ils nous ont dit — et c’est la vérité — que le monde catholique tout entier s’est rallié aux idées, aux doctrines jésuitiques. »

Jésuites et catholiques ne font qu’un, sachons nous en souvenir !

Les Jésuites n’ont-ils pas été les artisans de la foi en l’Infaillibilité du Pape ? N’ont-ils pas créé le dogme grossier du Sacré-Cœur ? Ne furent-ils pas la cheville ouvrière de la centralisation de l’Église ?

Ouvrez le livre de Mgr Cauly, Histoire de la Religion et de l’Église, et vous y lirez ceci :

« L’ordre religieux particulièrement suscité de Dieu pour entraver le protestantisme et réparer les désastres occasionnés par la Réforme est sans contredit celui des Jésuites » (p. 546).

La même thèse est soutenue dans l’Histoire de l’Église du R. P. Paul Synave (qui reçut l’Imprimatur à Paris, en 1922) :

« La mission particulière des Jésuites fut de combattre l’erreur par une science très étendue. L’œuvre de l’instruction et de l’éducation de la jeunesse fut un de leurs buts principaux, avec la propagation de la foi dans les pays catholiques, protestants et infidèles. En butte à toutes les persécutions, ils furent toujours sur la brèche ; et toujours ils se montrèrent les auxiliaires puissants et dévoués de l’Église romaine. L’impiété elle-même, malgré ses haines, n’a pu s’empêcher de leur rendre hommage… » (p. 382).

De tels éloges se retrouvent sous la plume de tous les écrivains catholiques. Nous sommes bien loin du temps où la Chrétienté tout entière vomissait le Jésuitisme ! Pourquoi le nier ? La Compagnie de Loyola s’achemine, si nous n’y prenons garde, vers un triomphe absolu et définitif.

Pour lui barrer la route, répandons la lumière, attaquons sans répit les superstitions religieuses, dévoilons les ambitions cléricales, n’oublions jamais que l’action de la Libre Pensée est la préface indispensable à toute libération profonde de l’individu et de la société. — André Lorulot.