Encyclopédie anarchiste/Langue - Leçon
LANGUE n. f. Ce mot vient du latin lingua, qui a fait aussi langage, mais dont le radical signifie lécher, comme dans lingere.
En anatomie, la langue est un organe qui sert à la fois à la dégustation, à la déglutition, et à l’articulation de la voix. C’est cette dernière fonction de la langue qui a fait donner ce nom et celui de langage à la parole. Littré distingue ainsi les deux mots : « La langue est la collection des moyens d’exprimer la pensée par la bouche ; le langage est l’emploi de ces moyens. » Les langues sont « les formes immédiates de la pensée, les instruments créés par elle pour la traduire. Elles sont autant de miroirs où viennent se réfléchir les habitudes d’esprit et la psychologie des peuples » (Darmesteter). C’est par le développement de la pensée que les langues se transforment. Si la pensée s’enrichit, les langues s’enrichissent avec elle ; si elle régresse, elles régressent avec elle. Elles se modifient suivant les variations de la prononciation (altérations phonétiques), celles de la grammaire (changements analogiques), celles du lexique (mots qui disparaissent ou mots nouveaux, néologismes) qui sont créatrices ou destructrices. C’est par la culture de la pensée que les langues conservent leurs formes dans leur pureté ; mais il y a péril pour elles à s’immobiliser dans des formes comme il y a péril pour les peuples à s’immobiliser dans leur pensée. La condition de la langue comme de la pensée est dans la vie en développement incessant. La cristallisation est mortelle pour la pensée ; elle ne l’est pas moins pour ses organes.
Les moyens d’exprimer la pensée par la parole varient, comme les groupes d’individus, suivant le temps, les lieux, les mœurs, les événements politiques et sociaux, le degré de civilisation. On appelle généralement langue « l’expression de la pensée d’après les principes communs à toutes les grammaires » (Littré). Les langues partagent le destin de ceux qui les parlent. Certaines ont disparu avec les peuples qui les parlaient. D’autres ont laissé des traces mais ne sont plus parlées par des peuples ; ce sont des langues mortes. Les découvertes de l’archéologie étendent tous les jours la possibilité d’étude de ces langues, limitée pendant longtemps au grec et au latin.
Les langues vivantes sont celles actuellement en usage. On en compte de 900 à 1500 suivant qu’on s’en tient aux langues proprement dites ou qu’on y ajoute leurs variétés. Celles-ci sont, selon les cas, des idiomes, des dialectes ou des patois.
L’idiome est une langue d’un usage peu répandu, celle d’un petit peuple. Il est aussi la langue considérée dans ses particularités propres à chaque nation. Le dialecte est une variété d’une langue mère ou langue principale, qui est particulière à une région, surtout par la prononciation. Le patois est généralement la langue des paysans ; son caractère est ethnique, spécial à un territoire restreint. Il est le dialecte qui a végété dans une petite région ; il est un produit de la terre et à l’origine des langues. Le conglomérat des patois parlés par les petits groupes humains a formé les dialectes, puis les idiomes et les langues, parallèlement à la formation plus ou moins artificielle des provinces et des nations. Lorsque celles-ci perdent leurs langues en se transformant, le patois demeure le langage du terroir. Il est le fonds de la langue et reste immuablement attaché à la terre comme sa faune et sa flore. Ainsi, les différents patois parlés localement sur le territoire de la France ont formé, avec le mélange des éléments envahisseurs, deux langues qui étaient au moyen âge les dialectes d’oïl et d’oc. Les événements politiques ayant fait prédominer les provinces du Nord sur celles du Midi, les dialectes d’oïl formèrent la langue de la France tout entière et ceux d’oc furent réduits à la multiplicité de leurs idiomes locaux ou patois. En Alsace, la véritable langue du pays est le patois auquel la population est d’autant plus attachée que, périodiquement, la langue officielle change pour devenir française ou allemande selon les caprices de la guerre. Il est donc inexact de ne voir dans les patois que des survivances plus ou moins informes de langues disparues.
A côté des langues proprement dites, et en marge d’elles, il y a l’argot qui ne se distingue pas d’abord du jargon. Les deux sont, dans leur sens général, le langage spécial d’une profession. Il y a l’argot des soldats, des marins, du théâtre, comme il y a celui des maçons, des charpentiers, des forgerons. Il est probable qu’il a toujours existé comme langage de métier, autant pour se reconnaître et se comprendre entre gens de même travail que pour cacher le sens de leurs conversations aux étrangers qui voulaient se mêler à la corporation. En France, il serait né au xve siècle, chez les merciers du Poitou qui exerçaient leur profession dans les foires. Certains de ces merciers, ayant fait de mauvaises affaires, se mêlèrent aux gueux et leur apprirent leur jargon. Il se répandit alors rapidement dans toute la « gueuserie » qui pullula à la suite de la guerre de Cent ans et des misères qu’elle engendra se recrutant parmi les « criminels de tout ordre échappés à la justice, les laboureurs ruinés et expropriés, les ouvriers paresseux ou sans ouvrage, les soldats maraudeurs ou déserteurs, les marchands ruinés ou fripons, les gens de métiers aventureux, charlatans, diseurs de bonne aventure, crieurs d’indulgences, ménétriers, baladins, histrions, jongleurs et faiseurs de tours, les déclassés, fils de famille prodigues on déshérités, les écoliers et les clercs rejetés de l’Université et de l’Église, etc… » (Auguste Vitu). C’est parmi ces derniers, déclassés écoliers et clercs, que Villon apprit l’argot et qu’il l’introduisit dans la littérature. Il était alors le langage spécial de la Cour des Miracles et allait être de plus en plus particulier au monde de la Gueuserie dont il serait l’unique langage. Le jargon ou argot des merciers ou mercelots a été recueilli d’abord dans un petit livre du temps intitulé : La vie généreuse des Mercelots, puis dans un autre plus important et plus répandu, qui montre son usage en dehors de la corporation des merciers : Le jargon ou le langage de l’argot réformé comme il est à présent en usage parmi les bons pauvres. Les auteurs de ces livres seraient Pachon de Ruby et son continuateur Ollivier Chereau. Divers auteurs ont employé l’argot et des spécialistes l’ont étudié : Francisque Michel (Dictionnaire d’argot 1856), Lorédan Larchey (Dictionnaire historique, étymologique et anecdotique de l’argot parisien 1860), Georges Delesalle (Dictionnaire argot-français et français-argot 1896). Auguste Vitu s’est particulièrement occupé du Jargon du xve siècle (1884). Balzac et Eugène Sue ont fait à l’argot une assez grande place dans leurs œuvres et Victor Hugo lui a consacré toute une étude dans Les Misérables. Il a montré remarquablement son véritable caractère et son rôle social.
Il a dit : « Tous les métiers, toutes les professions, on pourrait presque ajouter tous les accidents de la hiérarchie sociale et toutes les formes de l’intelligence, ont leur argot. »
Et il a cité de nombreux exemples. Mais le véritable argot c’est « la langue de la misère qui se révolte et qui se décide à entrer en lutte contre l’ensemble des faits heureux et des droits régnants… C’est la langue qu’a parlé, en France par exemple depuis plus de quatre siècles, non seulement une misère, mais la misère, toute la misère humaine possible ». Et Victor Hugo dit fort justement, avec ce sens profond de l’humain qui était en lui : « Si la langue qu’a parlé une nation ou une province est digne d’intérêt, il est une chose plus digne encore d’attention et d’étude, c’est la langue qu’a parlé une misère… Épouvantable langue crapaude qui va, vient, sautille, rampe, bave, et se meut monstrueusement dans cette immense brume grise faite de pluie, de nuit, de faim, de vice, de mensonge, d’injustice, de nudité, d’asphyxie et d’hiver, plein midi des misérables. » L’état social a fait la misère ; la misère a fait son langage : l’argot. Il est, en bas de l’échelle sociale, ce qu’est, en haut, le jargon précieux, affecté, noble, académique, des privilégiés à qui il répugne mais qui profitent de la misère dont il est l’expression cynique et désespérée.
Le jargon est une corruption de la langue par quelqu’un qui la parle mal. Le langage français « petit nègre » qui s’est implanté depuis la guerre est du jargon, comme le « bich la mar » que parlent les indigènes dans les colonies du Pacifique. Il est aussi le langage particulier adopté dans certains milieux. Dans cette application il convient mieux que le mot argot qu’il y a lieu de laisser dans son farouche emploi de langue de la misère. Il y a les jargons des gens de justice, d’affaires, de sciences, de lettres, les jargons mondains, politiciens, administratifs, sportifs et, en général, de tous les milieux où la malfaisance sociale, ne portant pas la tare de la misère, fait figure d’honnêteté.
Enfin, à côté des langues qui sont les moyens d’expression naturels des hommes et se sont formées suivant leurs conditions d’existence, il y a des langues artificielles, ou plutôt des essais plus ou moins réussis de langues artificielles. On a eu le projet de langue bleue, créée de toutes pièces, de Léon Bollack, et le volapük, de l’abbé Schleyer, dont le vocabulaire était germanique. L’esperanto, l’ido, l’universel, et d’autres sont de ces langues qui connaîtront peut-être un meilleur destin, grâce à l’idée qui s répand dans l’Internationale Ouvrière de la nécessité d’une langue universelle permettant à tous les peuples de s’entendre entre eux.
Ce qu’on appelle langue verte est un langage qui tient à la fois du parler populaire et de l’argot. C’est, dans le français, un choix d’expressions pittoresques du vieux langage parlé avant la réforme académique de la langue. Les Anglais ont leur argot qui est le cant et leur langue verte, qui est le slang. Lachâtre a composé un Dictionnaire de la langue verte.
Les langues liturgiques sont celles employées par l’Église pour ses cérémonies et ses prières. Le latin est la langue liturgique des catholiques romains.
Quelle est l’origine des langues ? La question est la même que celle de l’origine du langage. Elle est intimement liée à celle de l’origine de l’homme.
Avant toute étude linguistique, les imposteurs avaient beau jeu pour prétendre qu’il y eut une seule langue, créée avec le premier homme et parlée spontanément par lui. De même ils racontèrent chez chaque peuple que sa langue était à l’origine du langage humain. Hérodote a rapporté l’histoire bouffonne de Psamméticus, roi d’Égypte, prétendant que le phrygien était la langue originelle parce que deux enfants auraient prononcé le mot beccos (pain) en venant au monde. Les commentateurs de la Bible présentent de leur côté l’hébreu comme la langue originelle, celle qu’Adam aurait parlée dans le paradis terrestre. Comme il n’est pas de religion antique qui n’ait à son origine l’histoire de ce paradis, celle de la Bible n’étant qu’un plagiat d’autres plus anciennes, il s’ensuit que chaque peuple religieux avait la prétention d’habiter le pays du paradis terrestre, de descendre du premier homme et de parler la langue qui fut la première.
La recherche scientifique met peu à peu à leur place toutes ces sornettes, mais, n’existerait-elle pas que le simple bon sens dirait avec Voltaire : « Il n’y a pas eu plus de langue primitive, et d’alphabet primitif, que de chêne primitif et que d’herbe primitive. » Cette recherche établit de plus en plus que l’homme apparut sur la Terre en des points différents et à des époques qui ne peuvent être précisées, mais qui varièrent selon que les milieux furent plus ou moins favorables à sa formation. Et cela concorde avec l’absence de véritables rapports entre certaines familles de langues pour démontrer qu’elles n’ont pu avoir une origine commune.
Leibniz commença l’étude comparée des langues qui devait conduire aux connaissances actuelles. La découverte du sanscrit, langue morte qui serait bien supérieure au latin et même au grec comme « plus flexible, plus composée et plus complète » (Le Brocquys), fit modifier l’ancienne méthode, appelée ethnographique, de classement de langues, et adopter celle de la morphologie et de la généalogie. Par elle, on est arrivé à présumer qu’il y a cinq ou six sources des langues et des peuples qui se sont répandus et mêlés sur la Terre entière. Le sanscrit, par exemple, serait la langue-mère de celles de l’Inde, de la Perse et de toutes les grandes branches du langage européen.
On divise aujourd’hui les langues parlées sur la Terre en trois grandes classes :
1° Les langues monosyllabiques ou isolantes, dont les racines sont employées comme des mots indépendants (Asie Orientale et Amérique Centrale).
2° Les langues agglutinantes, où plusieurs racines s’agglutinent pour former un mot dans lequel l’une d’elles conserve son indépendance radicale. Elles comprennent trois groupes appelés atomique, touranien, holophrastique ou polysynthétique et sont dispersées dans le monde, sauf en Europe.
3° Les langues à flexion où les racines fondues entre elles n’ont plus d’indépendance. Ce sont les langues indo-européennes et sémitiques.
Ces divisions seront-elles les bases solides des travaux linguistiques de l’avenir ou devront-elles être modifiées ? On ne peut le dire. La linguistique est une science bien jeune. Parmi les sciences biologiques, elle est une de celles qui ont encore le plus de choses à découvrir.
Nous ne ferons pas ici une étude des différentes langues, mais nous nous occuperons plus particulièrement du français.
Langue française. — Comme toutes les formes essentielles de la vie humaine, les langues ont des sources populaires. « Il existe une relation intime entre la terre nourricière et le langage humain. Le langage des hommes est né du sillon ; il est d’origine rustique et, si les villes ont ajouté quelque chose à sa grâce, il tire toute sa force des campagnes où il est né… Notre langage sort des blés comme le chant de l’alouette… C’est le peuple qui a fait les langues. Platon disait : « Le peuple est, en matière de langue, un très excellent maître. » Platon disait vrai. Le peuple fait bien les langues. Il les fait imagées et claires, vives et frappantes. Si les savants les faisaient, elles seraient sourdes et lourdes. Mais, en revanche, le peuple ne se pique pas de régularité. Il n’a aucune idée de la méthode scientifique. L’instinct lui suffit. C’est avec l’instinct qu’on crée. Il n’y ajoute point la réflexion. Aussi les langues les plus sages et les plus savantes sont-elles tissues d’inexactitudes et de bizarreries. » (A. France : La Vie littéraire). R. de Gourmont a dit : « Les langues des métiers ont toujours été admirables ; celles des sciences sont hideuses : rien ne prouve mieux que la fonction linguistique est une fonction populaire. Un « ignorant absolu » ne peut pas plus se tromper linguistiquement qu’un oiseau qui chante ou qu’un chat qui miaule. Toutes les manières de « mal parler » qu’on relève dans le peuple proviennent d’en haut, un instinct de maladroite singerie portant les ignorants à imiter ceux qui croient savoir. »
C’est de la langue familière du peuple qu’est sortie la langue littéraire. « La meilleure des deux est assurément la langue familière ; mais l’existence de l’autre est assurée par la tradition littéraire, par le travail perpétuel de l’imprimerie. Le désaccord est grand entre la langue littéraire et l’écriture : il est immense entre l’écriture et la langue familière. » (R. de Gourmont : Promenades philosophiques). M. Nyrop a dit dans son Manuel phonétique du français parlé : « La langue française écrite ne donne qu’une image très imparfaite de la langue française parlée. Il y a peu de langues où le désaccord entre l’écriture et la prononciation soit aussi profond, où il soit aussi difficile de conclure de l’une à l’autre… La langue parlée est eu voie d’évolution continuelle, tandis que la langue écrite reste immobile ou ne subit que des changements insignifiants ; elle ne nous indique pas comment on prononce le français de nos jours, mais comment on le prononçait il y a quelques siècles. »
Ce n’est qu’à partir du xive siècle qu’a existé une véritable langue française. Jusque-là, aucun des dialectes parlés dans le pays n’avait eu la prépondérance sur les autres. Godefroy a composé un Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du ixe au xve siècle (1881). Avec le pouvoir grandissant des rois de l’Ile-de-France s’affirma la prépondérance du langage de cette province qui devint peu à peu la langue officielle de toute la France. Mais ce ne fut pas sans être soumise à des influences très nombreuses ; d’abord celles qui avaient agi sur la formation du langage d’Ile-de-France — sources autochtones mêlées d’invasions successives jusqu’à l’établissement définitif des Francs — ensuite celles incessantes des provinces, enfin celles des pays étrangers.
On dit, généralement, que le français est une langue latine. Si le latin, apporté par les invasions romaines et qui fut pendant plusieurs siècles dominant dans les Gaules, est entré pour une grande part dans la formation de la langue, il n’est pas un de ses éléments fondamentaux. La prononciation française, entre autre, n’est pas latine et, à cet égard, l’allemand, qui possède l’accent tonique et prononce ou la voyelle u, est plus latin que le français. Le besoin d’une expression claire correspondant au caractère français, fit abandonner l’inversion latine qu’on retrouve dans l’allemand, l’anglais, l’italien, l’espagnol. L’orthographe fut, jusqu’au xve siècle, sous la dépendance de la prononciation. Toutes deux varièrent beaucoup. Par exemple, suivant la prononciation, homme s’écrivait au singulier : om, hom, hum, huom, huem, hoem, hon, hons, et au pluriel : home, homme, homme, homes, humes, etc. L’engouement pour le latin commença à fixer l’orthographe, mais souvent par des règles abusives comme celles de l’emploi de l’x. Ainsi,croix, noix, poix, voix, devraient s’écrire crois, nais, pois, vois, comme dans le vieux français, car ils ne viennent pas de crux, nux, pix, vox, mais de crucem, nucem, picem, vocem, et c’est le c qui était devenu un s. (R. de Gourmont). L’orthographe a été régularisée à partir du xviie siècle : « ce fut un grand bienfait pour la langue » (R. de Gourmont). Nous n’entrerons pas dans le détail des éléments qui ont formé le français et des transformations qu’il a subies ; nous renvoyons pour cela aux ouvrages des spécialistes : Recherches sur la langue française et ses dialectes (Fallot, 1839) ; Origine et formation de la langue française (Chevallet, 1850) ; Histoire de la langue française (Littré, 1863) ; Histoire de la langue française (Brunot, en cours de parution depuis 1905), etc…
La théorie du français langue latine est séduisante pour les partisans des doctrines de conservation sociale plus ou moins lettrés. On comprend qu’ils la soutiennent pour défendre un ordre de choses qui s’inspire encore sur tant de points de l’époque romaine. Le droit français entre autres est un prolongement du droit romain. Il est certain qu’on dut aux Romains le commencement d’une organisation sociale dans les Gaules comme dans tout leur empire. Au milieu des troubles causés par les incessantes invasions, ils établirent une sorte d’unité administrative qui, si elle est de valeur contestable politiquement, fit un bien immense au point de vue du développement économique et des conditions d’existence des populations. Il suffit d’indiquer, pour montrer l’importance de cette œuvre, que toutes les grandes villes et grandes routes sont d’anciennes cités et d’anciennes voies romaines. C’est des Romains que l’Église apprit cette discipline qui fit sa force durant ce moyen âge où la société fut livrée à tous les désordres. Plus que tout, la langue latine fut le moyen de cette unité administrative et de cette discipline religieuse. Mais elle ne s’imposa pas comme langue du pays. Elle se corrompit peu à peu au contact des idiomes populaires et c’est par leur mélange que se formèrent les différents dialectes de la langue appelée romane. Le véritable latin n’exista plus, même comme langue littéraire. C’est dans le latin barbare de leur époque que s’exprimèrent les écrivains du temps. Les écrits de Sidoine Apollinaire, et surtout de Salvien montrent l’état de dissolution où cette langue était tombée au ve siècle. La décadence de la langue suivait celle de l’empire, résultat des rapports intimes qui unissent le langage des peuples à leur vie politique. La même langue barbare était celle des ecclésiastiques. A Rome même, dans l’entourage des papes, le latin fut si corrompu qu’au xie siècle, le pape Urbain II chargea un chancelier de mettre en bon latin les ouvrages émanés du Saint-Siège depuis le viie siècle.
Le goût du latin et du grec classiques fut le signe de la Renaissance. Ils n’étaient plus, depuis longtemps, que des langues mortes. Le latin, langue liturgique romaine, s’était corrompu dans l’Église même, ses clercs n’étant pas plus lettrés que les laïques. Le grec avait été farouchement proscrit ; les progrès de l’humanisme furent longs à désarmer cette haine pour la langue des hommes libres de l’antiquité qui renaissait pour susciter de nouveaux hommes libres. L’enseignement, dans les écoles, du latin classique et surtout celui du grec, rencontrèrent plus d’un obstacle. L’Église ne voulait les admettre que dans les formes orthodoxes à sa convenance, enseignés par ces gens qui « laborieusement écorchaient la peau de ce povre latin », comme on disait alors. Rabelais a plaisamment raillé ces écorcheurs, qui prétendaient « pindariser », dans l’épisode de l’écolier limousin, au livre II de Pantagruel. Pour le grec, c’était pire. On ne l’admettait qu’adapté à la façon des goujats de Sorbonne qui avaient épluché, trituré, laminé Aristote pour en extraire la bonne scolastique. C’est seulement en 1458 que Grégoire Typhernas commença à Paris, avec l’autorisation de l’Université, des leçons publiques de grec. Il n’eut guère de succès, mais il suscita un grand scandale dans l’Église. Un siècle après, les prédicateurs protestaient encore en chaire contre l’enseignement public, au Collège royal, du grec que l’un d’eux, Noë Beda, appelait la langue des hérésies. Au xvie siècle, en plein épanouissement de la Renaissance, on brûlait les livres grecs de Rabelais et François Ier, qui pindarisait à sa façon, laissait envoyer au bûcher Etienne Dolet pour avoir traduit deux dialogues grecs attribués à Platon et annoncé qu’il voulait publier une traduction complète de l’œuvre de ce « divin et supernaturel » philosophe.
Il n’est pas inutile d’insister sur tout cela lorsqu’on voit aujourd’hui les défenseurs des traditions de l’Église rompre des lances pour le grec, le latin, et aussi pour la langue des troubadours, le provençal, que l’Église a réduite au sort des patois du Midi en suscitant l’épouvantable guerre des Albigeois. Mais la question des « humanités » est-elle autre chose qu’un prétexte pour faire échec aux idées modernes de démocratie et de liberté ? Ce que défendent ces prétendus champions de l’esprit, ce sont les privilèges aristocratiques qu’ils veulent maintenir par tous les moyens et sous tous les masques. La défense des « humanités » séduit le snobisme intellectuel qui ne se donne pas la peine de regarder les mobiles intéressés et fort peu idéalistes qui inspirent ces bons apôtres. On proteste contre ce qu’on appelle « la destruction concertée de l’enseignement du grec », et M. Léon Daudet écrit : « Tout le monde sait que la Renaissance est sortie de la revivescence de la langue grecque et des manuscrits grecs plus encore que du latin et des manuscrits latins. Mais déjà, avant la Renaissance, la Somme de saint Thomas d’Aquin avait rebrassé l’encyclopédie et la métaphysique d’Aristote. A l’aube de la pensée et de la philosophie françaises se tiennent Aristote et Platon, le disciple et le maître, dirigeant deux rais de lumière, d’ailleurs assez divergents, dans l’obscurité de l’esprit… Nous tenons, du latin, la rectitude, la rigueur, la concision, les qualités synthétiques ; du grec, la pénétration, la complexité, l’analyse, la nuance. Nous sommes redevables à l’un et à l’autre. Aveugler l’une ou l’autre source pour les générations à venir, est une imbécillité criminelle. »
Cette « imbécillité criminelle », l’Église et les rois — qui, dit-on, ont fait la France — l’ont poursuivie pendant quinze siècles. C’est malgré eux, et contre eux, que la Renaissance a fait revivre le grec mutilé par la barbarie chrétienne et a nettoyé le latin de la fange où cette barbarie l’avait plongé. Comme a dit par ailleurs le même M. Léon Daudet : « L’immondice des cardinaux, des jésuites et des papes, et l’horrible despotisme catholique n’ont rien à voir aux splendeurs de l’art. » (Le Voyage de Shakespeare). Aujourd’hui, les momies académiques et les élégances « bien pensantes » voudraient se servir du latin et du grec pour étouffer la vie nouvelle. Nous voyons mal ces héritiers de la cafardise religieuse et de l’inquisition, élevés parmi les moisissures séminaristes, éduqués selon une casuistique pour laquelle tout est vrai et rien n’est vrai, qui n’acceptent que des formes d’art et de vie avilies, émasculées, après avoir vainement cherché à détruire l’art et la vie ; nous voyons mal, disons-nous, ces oiseaux de ténèbres se présenter en défenseurs de la beauté antique qui était toute vie, toute lumière, toute liberté. Ceux qui ont coupé les ailes de la Victoire de Samothrace sont peu qualifiés pour juger ceux qui ne peuvent les lui rendre. Le moyen âge a accommodé — « rebrassé » dit M. L. Daudet — Aristote à la manière scolastique ; le néo-catholicisme actuel voudrait s’annexer de la même façon Platon qui fut déchiré et brûlé mille fois et n’est arrivé jusqu’à nous que grâce à la persévérance et à l’héroïsme de cet esprit de révolte et de liberté que l’Église n’a pu étouffer. C’est la condition d’existence de cette Église d’adorer ce qu’elle a brûlé : elle se perpétue ainsi dans le crime et sur des ruines.
Jusqu’à la Renaissance, le latin macaronique d’église fut la langue des travaux de l’esprit, travaux lourdement scolastiques qui étaient loin d’avoir hérité du génie d’un saint Jérôme et que d’épaisses gloses devaient expliquer quand elles ne les rendaient pas encore plus ténébreuses. Les « humanistes » ramenèrent le latin à sa beauté classique et le mirent à sa vraie place dans les écoles. En même temps à côté des jargons à l’usage de la fourberie ecclésiastique, ils employèrent la langue française pour être compris du peuple et lui faire entendre les vérités nouvelles. L’imprimerie commença à répandre une pensée claire et lucide pour tous. Jusque-là, la pensée écrite avait été livrée à la fantaisie des copistes ; « chacun donnait un nouveau tour et le gazouillis de son pays natal au manuscrit qu’il transcrivait » (Estienne Pasquier).
La langue s’est formée en France avec la littérature ; aussi, ne peut-on les séparer l’une de l’autre. Quelles qu’aient été les influences étrangères, elles ont gardé comme fonds le vieil esprit français, l’esprit du terroir qui est, à la littérature, ce que le patois, le dialecte, sont à la langue. Cet esprit est celui des vieilles chansons de geste, souvenirs des temps légendaires que tous les peuples en ont possédé. C’est celui de la poésie lyrique, des chansons populaires, des romans d’aventures auquel se mêlait souvent la grosse gaîté gauloise, parfois cruelle, des fabliaux. Il est, à la recherche d’une langue commune, dans l’œuvre de la foule des auteurs anonymes du moyen âge et dans celle des poètes connus dont la personnalité est plus celle de leur province, de leur dialecte, que la leur propre. Trouvères dans le Nord, troubadours dans le Midi, produisirent une œuvre considérable, en grande partie perdue, mais qui contribua puissamment par les échanges d’une région à l’autre, à préparer une unité de langage. Les Marie de France, Chrétien de Troyes, Villehardouin, Joinville, Rutebeuf, Guillaume de Lorris, Jean de Meung, Froissart, Eustache Deschamps, Charles d’Orléans, Coquillard, Villon, Commines, furent les précurseurs, ceux qui préparèrent le fonds, véritablement original, intrinsèque, de l’œuvre nationale qu’allaient commencer les écrivains de la Renaissance. Œuvre essentielle malgré l’obscurité où elle est demeurée longtemps, car c’est par elle qu’une langue spécifiquement française existe malgré toutes les déformations, les mutilations et les assauts des influences étrangères et savantes. C’est en elle que se trouve la « substantifique moelle » où, si souvent, les véritables écrivains français ont dû aller chercher ce que tant d’autres avaient trop oublié.
La Renaissance se forma en Italie. « La tradition grecque, limon de science et de vice déposé sur l’Italie, fit éclore des fruits extraordinaires ; et cette fécondité contint bientôt en germe Rabelais et Marot, Montaigne et Bacon, Ronsard lui-même et tous les poètes burlesques de l’Allemagne au xvie siècle ; elle renfermait le secret d’une inévitable crise, la semence de la réforme religieuse. » (Ph. Chasles). La pensée et l’art italiens, en avance de trois siècles, en étaient à leur période classique et à la veille de leur déclin lorsque la France connut la Renaissance. L’Italie du xve siècle était dans la situation de la France au xviiie sièclee. Ses savants, ses artistes, ses poètes, que les princes et les papes réunissaient à leur table, y apportaient l’esprit de Voltaire, de Diderot, de d’Alembert. La chevalerie française, à demi-barbare, qui fit avec les rois les guerres d’Italie, y apprit l’élégance, en ramena des artistes, et les poètes qui l’avaient accompagnée en rapportèrent les goûts poétiques et philosophiques de la cour somptueuse d’un Laurent de Médicis. Tout le xve siècle français est plein de l’influence italienne. C’est le siècle où la langue et la littérature arrivèrent à une véritable unité, grâce à la multiplicité des travaux d’érudition, à la hardiesse des penseurs et à la fécondité des écrivains.
La liberté de pensée qui bouillonnait dans les esprits imposa des nécessités nouvelles au langage qui devait devenir vivant pour la répandre. L’esprit de la Réforme lui fut d’une aide précieuse. « Les pamphlets, les libellés, les livres de controverse, donnèrent de la force, de la clarté, de la souplesse au langage, instrument de défense et de victoire. » (Ph. Chasles). On ignore généralement l’importance que ces écrits, et surtout les discours des sermonnaires, les harangues des orateurs de tous les partis, eurent dans la vie politique du xvie et du xviie siècle, jusqu’au moment où l’absolutisme du pouvoir royal se fut rendu maître des agitations populaires. C’est au milieu de ces agitations que le langage se forma ; il eut toute leur exubérance, leur puissance et aussi leurs faiblesses. Il s’éleva à la plus haute éloquence pour exprimer les formes les plus belles et les plus généreuses de la pensée ; il s’abaissa aux plus dégradantes pour déverser dans des flots de boue les haines et les basses passions des partis. Il fut l’image de l’époque : « Le vice paraît sans masque, on persécute de bonne foi, le crime est souvent sans remords. Soutenu par sa propre force, l’héroïsme se pare d’un éclat plus vif. De là, ce langage énergique, effréné, pédantesque, simple jusqu’à la bassesse, éloquent jusqu’au sublime : l’idiome gascon de Ronsard, les vives paroles de Montaigne, de Mornay, de Henri IV, et la railleuse invective de la satire Ménippée ; éléments pleins de sève et de force, qui assouplirent, animèrent et obscurcirent successivement notre langue. » (Ph. Chasles). C’est la langue sans fard, luxuriante, splendide, qui appelle un chat un chat, qui fesse les cagots ; c’est la véritable langue romantique, celle de la vie dans son plein épanouissement magnifique et monstrueux comme une immense forêt. C’est la langue de Marot, Calvin, Rabelais, Amyot, l’Hôpital, La Boétie, Montaigne, Charron, d’Aubigné, les Etienne, de Thou.
Déjà, avec Villehardouin puis Joinville et Froissart, le génie de la langue française s’était dégagé par « l’ordre logique des phrases, la marche directe si favorable à la clarté, l’horreur de l’inversion, la simplicité dans l’arrangement des mots, la lucidité qui se prête aux définitions philosophiques comme à la grâce facile des relations sociales » (Ph. Chasles). Ce génie subit un premier assaut des imitateurs gréco-latins. Tout en épurant la scolastique, ils lui restaient fidèles au point de vouloir supprimer l’imprimerie. Homère. Virgile, Tacite, furent appelés à la rescousse d’Aristote pour faire la guerre à la langue au nom de l’érudition. Robert Estienne, Ramus, Meigret qui firent tant pour la langue, et notamment pour l’orthographe, furent leurs victimes. Joachim du Bellay voulut s’opposer à cet assaut, et surtout à ses excès, avec sa Défense et illustration de la langue française, mais il vint un peu tard. Il aimait sa langue et il en avait le sentiment, a dit R. de Gourmont, « à un degré qui ne se retrouvera plus et qui, à l’heure actuelle, est tombé très bas ». Il trouvait excellent qu’on apprît les langues anciennes, mais il voulait « qu’après les avoir apprises on ne déprisât pas la sienne ». Il avait le sens profond de tous les trésors qu’elle puisait dam le langage du peuple et demandait aux écrivains de fréquenter, autant que les savants, « toutes sortes d’ouvriers et gens mécaniques, comme mariniers, fondeurs, peintres, engraveurs et autres, savoir leurs inventions, les noms des matières, des outils, et les termes usités en leurs Arts et Métiers, pour en tirer de là ces belles comparaisons et vives descriptions de toutes choses ». Malherbe, qui devait commencer la réforme du « bon goût » n’en allait pas moins apprendre son français chez les gens du port, et cent ans plus tard, Du Marsais, que les fadeurs de la Cour ne pouvaient satisfaire, allait « chercher aux Halles des provisions de tropes ».
Du Bellay fonda avec Ronsard et cinq de leurs amis la Pléiade pour la défense du français ; mais ce groupe littéraire ne comprit pas les intentions de Du Bellay et il se lança dans toutes les exagérations de l’imitation des anciens. Ronsard lui-même n’y échappa pas. Il n’en fut pas moins un grand poète dont l’œuvre est demeurée, malgré des fortunes diverses, une des plus glorieuses de la poésie française. Le snobisme en fait aujourd’hui l’idole de gens qui ne l’ont jamais lu ; on l’a mis en effigie sur des timbres-poste et une promotion de la Légion d’honneur porte son nom !
L’esprit français triompha dans la langue des excès des imitateurs gréco-latins et sut profiter de ce qu’ils avaient apporté de bon, entre autres des mots et des formes nouveaux, pour rejeter les scories. Il brille avec un éclat tout particulier dans l’œuvre d’Amyot et celle de Montaigne. La langue de Montaigne est d’une richesse incomparable ; elle demeure comme un phare au-dessus du marécage où on s’enlise aujourd’hui. Amyot a une naïveté et une pureté que Montaigne a célébrées. La Boétie et Charron ont une correction qui annonce la réforme classique et les deux Estienne ainsi que de Thou ont exprimé les idées les plus grandes dans la plus belle langue latine. La vivacité de l’esprit français atteignit sa plus complète expression dans la satire politique, érudite et philosophique, dont la Ménippée, aussi poétique qu’éloquente, est le modèle, et dans les Mémoires, ceux de d’Aubigné en particulier. La Ménippée fut le dernier écho de la verve satirique de Rabelais.
C’est dans cette forêt débordante de vie, échevelée, enivrée de toutes les libertés de l’esprit, de tous les parfums de la pensée, forêt à la fois splendide et monstrueuse, que le « bon goût » allait porter la hache et manier le sécateur. La stabilité du pouvoir royal, préparée par Henri IV, allait faire dans la langue la même réforme que dans la société et lui donner ces formes de la convenance qui ne seraient trop souvent que la façade d’une société plus hypocrite sous ses manières élégantes et polies. On en vit d’abord la parodie, lorsque le goût italien amena l’épopée pastorale du genre de l’Astrée et les préciosités de l’Hôtel de Rambouillet que Molière a raillées dans les Précieuses Ridicules. Moins de cent ans devaient suffire pour montrer ce qu’il y avait d’odieux et de tragique sous ces formes brillantes et artificielles.
Enfin Malherbe vint, et, le premier en France,
Fit sentir dans les vers une juste cadence,
D’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir,
Et réduisit la muse aux règles du devoir.
Par ce sage écrivain la langue réparée
N’offrit plus rien de rude à l’oreille épurée.
C’est en ces termes que Boileau, « contrôleur général du Parnasse », comme l’a appelé Sainte-Beuve, a salué la réforme de Malherbe après avoir exécuté en dix-huit vers la vieille langue et la vieille littérature. Exécution qui fait sourire aujourd’hui mais qui établit pour deux siècles des règles tyranniques et fit reléguer au rang de « littérateurs de second ordre » ceux qui conservèrent dans leur langue et dans leurs œuvres des relations populaires. Ce n’était qu’un masque sous lequel le vice était plus sale et avait moins d’esprit. La prétendue majesté de Louis XIV ne l’empêchait pas de préférer les farces de Scaramouche aux comédies de Molière et les perruques, les canons, les rubans, dissimulaient la crasse de gens qui ne se lavaient plus. La Société était, dans cette « élite », comme le bon Monsieur Tartufe ; elle s’offusquait devant le corsage de Dorine mais elle participait aux messes noires de la Voisin et aux empoisonnements de la Brinvilliers.
La langue de Rabelais et de Montaigne, si franche et si libre d’allure, ne pouvait évidemment plaire à cette société. Elle fut laissée à qui allait :
Charbonner de ses vers les murs d’un cabaret.
Elle ne pouvait convenir pour dire :
Grand roi, cesse de vaincre, ou je cesse d’écrire.
Pauvre Boileau ! S’il y eut des Racine, des La Bruyère, des Bossuet, des Fénelon, pour le justifier devant la postérité, il lui arriva plus d’une fois d’abandonner le harnais d’historiographe du « Grand Roi » au magasin des accessoires solaires pour aller retrouver le véritable esprit et la joie de vivre au cabaret de la Pomme de Pin, parmi de joyeux compagnons à qui Mathurin Régnier avait transmis la vieille langue plus moqueuse, plus effrontée et plus vigoureuse. Les Théophile, les Tristan l’Ermite, les Dalibray, les Saint-Amant, la remettaient à leur tour à ces deux « hérétiques », La Fontaine et Molière, pour la rendre moins solennelle mais aussi parfaite que celle de Racine.
Malherbe était venu « accomplir cette réforme savante et sobre que Du Bellay avait annoncée, que tant d’écrivains effrénés avaient tentée maladroitement, et imposer enfin à la langue française une discipline empruntée aux langues savantes… Comme tous les réformateurs heureux, il vit la littérature marcher vers une élocution plus pure et des formes de style plus nettes ; il s’empara de cette occasion, poursuivit son entreprise avec une opiniâtre vigueur de bon sens, dégasconna, comme dit Balzac, la cour et la ville, et à force de tyranniser les mots et les syllabes, fonda les doctrines sévères auxquelles les talents français asservirent ensuite leur force » (Ph. Chasles). Mais la cour et la ville n’étaient pas toute la France ; elles-mêmes supportaient malaisément tant de convenances trop convenues, de distinction affectée, de noblesse empruntée et de solennité ridicule. Elles aussi déposaient volontiers tout cela au magasin des accessoires comme on enlevait sa perruque pour dormir. Aussi, la réforme de Malherbe, que continua Boileau, ne pouvait être qu’artificielle pour servir à une société conventionnelle qui ne durerait pas. Cette réforme rendit de grands services à la langue en l’épurant d’un mauvais goût trop évident : mais le meilleur de ses services fut d’être bientôt périmée. Boileau, devenu vieux, en constata lui-même la faillite lorsqu’il vit la poésie française réduite aux J.-P. Rousseau et aux Campistron. La Bruyère et Fénelon avaient déjà regretté « le vieux et rude langage du xvie siècle ». La langue « féminisée par Racine et par Fénelon, n’eut plus de sexe chez Fontenelle ; malgré tout son esprit, elle fut quelque chose d’uni, de clair, de froid. Tout fut mesuré et compassé : point de cris, point de gestes, point d’accents ; ce fut une conversation à demi voix, dans un salon » (E. Despois). Le vernis du « bon goût » craqua de toute part : il ne resta de la réforme que ce qui avait apporté à la langue plus d’ordre, de clarté, de netteté, c’est-à-dire ce qui était commun à toute la l’ace et nullement l’apanage des seuls « gens de qualité ».
Louis XIV n’était pas mort qu’éclatait la « Querelle des anciens et des modernes ». Elle domina tout le xviiie siècle pour aboutir politiquement à la Révolution de 1789 et littérairement, trente ans plus tard, au romantisme.
La Révolution Française s’efforça de réaliser l’unité de la langue dans le pays. Si cette unité était faite en littérature et par les lettrés, elle ne l’était pas dans la vie sociale populaire. La plupart des petits paysans qui allaient à l’école étaient destinés à des fonctions ecclésiastiques et apprenaient plus de latin que de français. Bien que le français eût eu des grammairiens depuis le xvie siècle, il n’était guère enseigné. C’est ce que remarquait Rollin vers 1730, en disant que peu de maîtres s’occupaient de cet enseignement par principes. Depuis, on s’en est peut-être trop occupé, entre autres dans des projets de réforme comme le Rapport de M. Paul Meyer sur la simplification de l’orthographe », publié en 1904. R. de Gourmont a dit à ce propos qu’il ne fallait pas traiter la langue française comme une sorte d’espéranto. « Il y a le point de vue esthétique », a-t-il dit, et il a donné d’excellentes raisons contre ce l’apport qui ne présentait pas une réforme mais une véritable démolition de la langue. Or, « il ne faut toucher qu’avec la plus grande précaution à des formes architecturales qui ont été consacrées par le temps et par une littérature goûtée du monde entier ». (Promenades philosophiques).
La langue littéraire française avait certainement atteint sa perfection au cours du xviiie siècle. Depuis, elle est allée en déclinant malgré les études sérieuses dont elle a été l’objet au xixe siècle et les recherches entreprises dans l’ancienne langue. Ce courant sera-t-il arrêté et la langue se perfectionnera-t-elle encore ? C’est possible. Mais il faudrait pour cela les conditions de libre épanouissement d’une vie sociale qui ne serait plus soumise à la contrainte accablante de la société capitaliste. L’arbitraire de cette société, surtout depuis la guerre de 1914, a précipité la régression d’une façon caractéristique. Nous assistons, malgré les revendications pédantesques au nom des « humanités », à une véritable décomposition de la langue, avec l’envahissement du domaine intellectuel par des gens d’affaires et d’argent de plus en plus dépourvus de culture. Des directeurs de journaux, de théâtres, des éditeurs et même des académiciens sont complètement illettrés, réunissant autour d’eux des collaborateurs qui ne le sont pas moins. L’audace que procure l’argent et le puffisme de ceux qui le cherchent remplacent pour eux toute culture. La langue est soumise à cette dictature comme les autres formes de la vie sociale. Les gens d’affaires ont supprimé le goût comme le sabre a asservi la pensée et comme la Bourse règle l’heure à l’horloge des consciences. Il en résulte que les jargons les plus hétéroclites ont remplacé le langage de l’esprit. De là, cette quantité de mots nouveaux importés par le mercantilisme international, accueillis et répandus par les spécialités les plus déconcertantes. Ce ne sont plus les néologismes parfois heureux qui ont enrichi la langue. Ce sont des mots barbares, créés par l’ignorance illettrée, que les hommes de sport imposent à coups de poing, que les financiers cosmopolites fabriquent comme de la fausse monnaie (voir néologisme). La belle langue littéraire se dissout dans une boue saumâtre ; la langue populaire est souillée de tous les détritus des papiers publics. Le jargon, trouble comme les consciences, s’implante avec ses chausse-trapes, ses ambiguïtés, ses non-sens et contresens dans un monde où il ne s’agit plus que d’être dupeur pour ne pas être dupé. Boileau disait :
Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement.
Il n’est plus rien qui se conçoive bien. Nous sommes dans ces temps qui faisaient dire à Montaigne : « Quand les idées s’usent chez les peuples, leurs paroles deviennent hargneuses. »
A la barbarie des mots nouveaux s’ajoute la fantaisie cabotine de dames de théâtre en quête de formes nouvelles de publicité. Après avoir montré leurs dents, leurs jambes et tout le reste, piqué des crises religieuses, dansé devant le pape, perdu leurs perles et fait cambrioler leur appartement, certaines se mettent à réformer la prononciation. Des critiques appelés « distingués » approuvent celle qui prononce « courtinstant » au lieu de « courinstant ». Les spectateurs ne protestent pas. Demain ce sera la mode de dire « courtinstant » et les apaches qui fréquentent les journalistes diront « mortaux vaches ! » D’autre part, un nationalisme dont la hargne agressive eût exaspéré Montaigne, envahit de plus en plus des publications que leur caractère scientifique et pédagogique devrait maintenir à des hauteurs plus sereines. Pierre Larousse a laissé un Grand Dictionnaire universel du xixe siècle qui est remarquable précisément par son souci d’objectivité et de vérité. Or voici un échantillon de ce qu’on lit dans les publications paraissant aujourd’hui sous son nom. C’est dans le Larousse Universel, en deux volumes, page 255 :
Boche. — Abrév. d’Alboche. Allemand. Synonyme populaire d’Allemand. Appellation familière et méprisante de tout ce qui est allemand, individu ou objet.
Bocherie. — Vilenie de boche, d’allemand. On dit aussi Bochonnerie.
Bochie. — Pays des Boches, ou Allemands.
Bochiser. — Germaniser, espionner. Être au service des Boches ou Allemands.
Bochisme. — Idée ou coutume boche ou allemande.
L’Académie acceptera-t-elle un jour comme appartenant à la langue française de pareilles définitions ? En attendant, ceux qui tiennent boutique à l’enseigne de Larousse ont une singulière façon de continuer son œuvre et de posséder cette « entière indépendance d’esprit et de jugement », ce « quelque chose de l’esprit libre et audacieux des grands encyclopédistes du xviiie siècle » qu’ils lui ont reconnus dans le Nouveau Larousse Illustré.
Ainsi se précipite, en même temps que l’abaissement de l’esprit français, « cette constante dégradation de la langue française dont nous sommes les témoins impuissants » (R. de Gourmont). Doit-on s’étonner que le français perde de plus en plus son influence internationale ? L’anglais le remplace comme langue diplomatique. En Allemagne, en Autriche, en Russie, il n’est plus la langue de la culture intellectuelle, la belle langue qui répandit le goût français fait de clarté, d’ordre, de mesure, mais fut surtout le langage universel de la liberté. L’impérialisme capitaliste achève l’étranglement de la liberté ; le « langage poilu », le jargon des profiteurs de guerre et l’imbécillité nationaliste sont en train de porter en terre la langue française. Ce n’est pas ce qu’avaient rêvé ceux qui se sont fait tuer pour le Droit et la Liberté, et ceux qui sont morts pour la défense de Racine. — Édouard Rothen.
LAPALISSADE n. f. (de La Palice ou La Palisse, n. p.) Vérité d’une évidence niaise dont s’adornent les écrits des auteurs médiocres, la conversation des pédants échauffés et des bavards dans l’embarras. Le journalisme en abuse comme aussi les orateurs vulgaires. C’est un remplissage sans valeur et souvent de sottise éclatante, qui s’apparente à la chanson fameuse à laquelle La Palice a prêté son nom et qui se répand sur cinquante et un couplets. À l’origine, après la mort du capitaine « devant Pavie », la dite chanson tenait vraisemblablement tout entière dans le couplet connu :
Monsieur d’La Palice est mort,
Mort devant Pavie ;
Un quart d’heure avant sa mort,
Il était encore en vie.
L’auteur de cette oraison y témoignait sans doute de plus de naïveté que de malice, mais l’ébauche se prêtait à des développements drolatiques et chaque âge y ajouta, semble-t-il, quelque richesse. Le corps de la chanson, rajeunie et étendue, se composait, en effet, au xviiie siècle, avec La Monnoye, d’une douzaine de couplets. Mais sur le thème offert, les générations suivantes ont brodé et les chercheurs ont ainsi rassemblé plus de cinquante couplets. En voici, à titre de curiosité, quelques passages caractéristiques :
Il ne mettait son chapeau
Qu’il ne se couvrit la tête…
Sitôt qu’il fut son mari
Elle devint sont épouse…
Il n’eût pas eu son pareil
S’il eût été seul au monde…
Tout homme qui l’entendit
N’avait pas perdu l’ouïe…
Sitôt qu’il eut les yeux clos
À l’instant il n’y vit goutte…
Il mourut le vendredi,
Le dernier jour de son âge
S’il fût, mort le samedi,
Il eût vécu davantange…
C’est là, évidemment, une « littérature » de tout repos. Mais elle a le mérite d’être inoffensive… Et bien des délayages, en définitive, ne l’emportent sur elle que par la prétention, l’aigreur ou la perfide méchanceté…
LAPIDAIRE (latin lapis, pierre). Au sens primitif, l’adjectif lapidaire s’appliquait à ce qui concernait la taille des pierres :c’est à l’art du lapidaire que le diamant doit son éclat. Par style lapidaire, on entendait celui des inscriptions gravées sur la pierre ou le marbre. On peut trouver dans les inscriptions de précieuses indications pour l’histoire ; et des catalogues ou corpus ont été constitués pour réunir les plus importantes, dont l’authenticité n’apparaît pas douteuse, soit grecques, soit romaines, et de bien d’autres pays, et de toutes époques. Le livre étant moins répandu autrefois, c’est à l’aide des monuments surtout que l’on conservait le souvenir des événements fameux. Il va sans dire que la vérité, la flatterie et le mensonge inspirèrent nombre de ces inscriptions ; une critique très sévère est indispensable pour arriver à se rendre compte de leur sincérité. Certains érudits s’y emploient de leur mieux sans parvenir toujours à des résultats satisfaisants.
Comme les inscriptions sur marbre ou pierre étaient généralement brèves, concises, visant à dire beaucoup de choses en peu de mots, on a fini par appeler lapidaire tout style qui présentait des qualités du même genre. La langue latine, pour l’antiquité, l’anglais, parmi les langues modernes, sont particulièrement propres au style lapidaire. Les phrases frappées en médaille, nourries d’idées mais économes de mots, qui rendent un son plein, telles les pensées d’Epictète ou de Pascal, les vers de Lafontaine, par exemple, donnent une idée du style lapidaire. En général, les écrivains pêchent par l’excès contraire ; ils « allongent la sauce », délayent sans mesure, et leurs phrases étirées sont, aussi creuses que des bulles de savon. Mais les lecteurs stupides estimeront toujours plus un gros livre qu’un petit, car ils jugent d’après le format et l’apparence, plus que d’après le contenu. D’où le souci, chez les auteurs (plus souvent, de nos jours surtout, préoccupés de succès que de perfection), de s’attacher surtout à la quantité et d’entasser pages sur pages, ou tout au moins de se faire imprimer en lettres assez grosses pour qu’une courte nouvelle arrive au format et au volume d’un fort roman.
LAPIDATION (voir supplices, tortures).
LARRON n. m. (latin latero, compagnon, de latus, côté. C’était, jadis le soldat qui marche à côté du chef. Comme il arriva souvent que les soldats pillaient, détroussaient les passants, ceux qui les imitaient furent appelés laterones ; de latero on a fait latro, voleur, larron). Larron est une forme adoucie de voleur, comme larcin est un édulcoré de vol. Leur différence tient surtout, dans le langage courant, à des rapports de proportion. On appelle larron le voleur qui prend à la dérobée, furtivement. Et ce que l’on dit du vo1, en général, s’applique dans ce cas particulier. Cette épithète conviendrait aux commerçants, aux industriels, aux financiers, dont les vols quotidiens et méthodiques sont admis par le code, mais n’en restent moins patents. Ces vautours, d’une rapacité incroyable retiendront sur le salaire de l’ouvrier, majoreront les prix de leurs marchandises, émettront des actions sur des mines imaginaires pour faire passer subrepticement dans leurs coffres-forts l’argent gagné par le populaire. Mais quelle indignation secoue ces modèles de vertu dès qu’un pauvre diable s’avise de dérober quelques sous dans le tronc de Saint-Antoine-de-Padoue, ou quelques pommes chez le châtelain de l’endroit. « Que fait donc la police, pourquoi les tribunaux, vite la prison, à défaut du bagne ! », s’exclament ces prétendus disciples de Jésus. Ils oublient que d’après l’Évangile ce dernier fut crucifié entre deux larrons, et qu’à l’un d’eux il aurait même promis un trône au ciel. Mais de Jésus les bien-pensants se moquent comme de leur première chemise dès qu’il s’agit de mettre à l’abri l’argent extorqué selon des méthodes admises par le gendarme et le Parlement. De fameux larrons aussi nos parlementaires qui se gargarisent avec l’argent enlevé à leurs électeurs par le ministère du fisc. Et les prêtres qui troquent absolutions et indulgences contre des billets de Banque. Et les gens de justice : « advocatus et non latro, res miranda populo », — c’était un avocat, non un voleur, chose admirable aux yeux du peuple — disait la vieille chanson de saint Yves. Tout bien considéré le vulgaire et antique larron, qui chipait, de ci de là, quelques francs, fait piètre figure à côté du voleur honnête que les pouvoirs publics honorent et que les gendarmes protègent pour avoir subtilisé des millions.
LATENT adj. (latin latens, de lateo, être caché on grec lêtho, lanthanô, de la racine sanscrite lud : couvrir, cacher). Est latent, ce qui — existant déjà au moins dans ses causes — demeure caché et ne tombe pas sous les sens, ne se manifeste pas au dehors. Se dit particulièrement, en physique et en chimie, du calorique nécessaire à l’état d’un corps et qui ne devient appréciable au thermomètre que dans certaines circonstances : chaleur latente. Les corps gazeux abandonnent leur calorique latent lors de leur passage de l’état de vapeur à celui de liquide ; de même les liquides au moment de leur solidification… Souvent la maladie couve longtemps à l’état latent et se dérobe au diagnostic. Nous dédaignons les malaises précurseurs et les symptômes obscurs qui sont comme des mises en garde de la nature, et nous nous trouvons affaiblis et désarmés quand la crise éclate en coup de foudre. De même surgissent un jour brusquement les révolutions, dont le processus demeure invisible aux esprits superficiels et qui cheminaient ou paraissaient sommeiller, latentes, sous l’apparente adhésion au régime, une docilité de surface aux ordres des autorités : bien avant 1789, une désaffection latente s’était emparée du peuple et le détachait de la monarchie, le poussait confusément vers un affranchissement secrètement caressé…
Des calamités prochaines, des vices conséquents, des manifestations connexes sont latents dans des dispositions connues ; ils sont virtuellement réalisés sous certains états des esprits, des caractères ou des mœurs qui constituent leur terrain normal d’évolution et nous pourrions, ces derniers étant notoires et flagrants, discerner les signes avant-coureurs de maux, semble-t-il imprévisibles.(L’intolérance est toujours latente dans les passions et dans l’ignorance humaine). (C. Dolfus.) Dans la lassitude des foules et leur dégoût résigné, dans la frivolité des temps et une tendance accrue aux jouissances faciles et vaines, dans un détachement des affaires publiques qui s’accompagne d’une sorte de fatalisme, l’observateur découvre sans peine le berceau d’une dictature latente qu’un événement soudain portera au jour, souveraine.
Au point de vue individuel, il serait utile de connaître désirs et aptitudes latentes de ceux qui nous entourent, comme aussi ceux de l’enfant. Malgré des variations résultant de la volonté, du milieu, de circonstances imprévisibles, « certains traits du caractère, des modes particuliers de penser comme de faire se retrouvent identiques à toutes les phases de l’existence. Amour du risque ou nonchalance, désintéressement ou besoin d’amasser, tendance à se réjouir comme à s’attrister sont perceptibles chez l’enfant au berceau ; ils demeurent chez le vieillard à cheveux blancs ». Mais ces aptitudes latentes, c’est à l’aide d’une méthode positive et d’une façon strictement scientifique, comme on le demandait dans Métrique Morale, qu’il faudrait les étudier. Or, nous voyons malheureusement qu’à l’exclusion de quelques chercheurs consciencieux, mais dont on parle peu, ce sont les charlatans officiels ou les farceurs de l’occultisme et de la théosophie qui exploitent cette branche de la psychologie.
Au point de vue historique et social, la notion de cause latente est très importante aujourd’hui. Les révolutions sont de deux sortes : les unes lentes, ainsi la diffusion du christianisme ; les autres brusques, ainsi la révolution de 1789 et, sous nos yeux, celle de Russie. Mais si l’on observe de près, on s’aperçoit que les révolutions d’apparence les plus brusques exigèrent une préparation latente. Point d’effet sans cause, cette formule reste vraie en histoire comme en physique. Les causes peuvent être souterraines, échapper à l’observation superficielle, et n’apparaître à la lumière que lorsque se manifestent les effets, comme dans la maladie ; d’où un caractère de brusquerie qui surprendra l’homme non prévenu. Assurément la température mentale ambiante, une occasion imprévue, parfois précipitent un mouvement et lui donnent une ampleur subite ; mais disons-nous que ce mouvement dut naître au préalable, grâce à quelques individus, et que rien n’arrive qu’une action au moins souterraine n’ait d’abord préparé.
LATITUDES (et LONGITUDES). Notre terre est une sphère légèrement aplatie de 1/298 à ses pôles dont le rayon équatorial est de 6.378 km 250, le rayon polaire de 6.356 km. 844 m, le rayon moyen 6.371 km 107 m et le diamètre conséquemment de 12.742 km. 214 m.
Le tour de notre globe est à l’équateur de 40.008 km ; au 30° parallèle, lat. du Caire : 34.744 km ; à Madrid 40° 24’: 30.744 km ; au 50°, Paris 48° 50’: 25.812 km 720 m ; à 60°, Leningrad 59° 57’: 20.089 km 800 ; au 70°, Vadsoc (Norvège) : 13.748 km. 460 ; au 80° paral. (Océan Glacial), 6.982 km. 560.
Nous appelons axe du monde la ligne idéale inclinée de 23°, autour de laquelle la Terre accomplit son mouvement de rotation diurne, et pôles les deux points du globe auxquels aboutit cet axe. Nous appelons équateur le grand cercle de la sphère tracé à égale distance des deux pôles.
Nous appelons longitudes ou méridiens les 360 grands cercles de la sphère passant par les deux pôles et qui sont perpendiculaires à l’équateur.
Et nous désignons par le mot latitude les 360 petits cercles parallèles à l’équateur, tracés de là jusqu’aux pôles.
Nous comptons nos heures du méridien de Greenwich, près de Londres : 15 méridiens ou longitudes font une heure. Lorsqu’il est midi à Londres, il est environ 7 heures du matin à New-York, 4 heures du matin à San-Francisco ; 9 heures du soir au Japon, 3 heures de l’après-midi à l’Oural et 2 heures de l’après-midi à Leningrad. — Frédéric Stackelberg.
LATITUDE (et LONGITUDE). n. f. En astronomie, on appelle latitude l’angle que fait, avec le plan de l’écliptique, le rayon visuel mené à cet astre. La latitude géocentrique est l’angle sous lequel paraît, vue de la terre, la distance perpendiculaire du centre d’une planète à l’écliptique. La latitude héliocentrique est la distance angulaire d’un astre à l’écliptique, pour un observateur placé au centre du soleil. Géographiquement, la latitude d’un lieu est la distance de ce lieu à l’équateur. C’est l’angle formé dans le plan du méridien d’un point quelconque par le rayon de l’équateur et celui qui aboutit à ce point ou, en d’autres termes, la longueur de l’arc du méridien, intercepté entre la station et l’équateur, soit céleste, soit terrestre (latitude terrestre, latitude sidérale). La latitude s’obtient en prenant la hauteur du pôle au-dessus de l’horizon du point envisagé, car elle est toujours égale à cette hauteur. La latitude est boréale ou septentrionale quand elle marque une distance prise entre le pôle nord et l’équateur ; elle est dite australe ou méridionale quand elle appartient à l’autre hémisphère. Il s’ensuit de la définition précitée que tous les points du globe, situés sur un même parallèle, ont même latitude. Il existe plusieurs méthodes pour déterminer pratiquement les latitudes. Mentionnons les plus usuelles, sans nous étendre davantage : 1° par le double passage d’une étoile circumpolaire au méridien ; 2° par une seule hauteur méridienne, la déclinaison de l’astre étant connue ; 3° par la méthode de Dubourguet.
Astronomiquement, la longitude est la distance en degrés entre un astre rapporté à l’écliptique et le point équinoxial du printemps, ou, autrement : la longitude du point d’un astre est l’arc de l’écliptique compris entre le cercle de latitude de cet astre et le point d’intersection de l’écliptique et de l’équateur. La longitude astronomique se compte d’occident en orient, depuis le point équinoxial, où elle est 0 jusqu’à 360°. Comme nous l’avons vu pour la latitude, la longitude est géocentrique et héliocentrique. En géographie, c’est la distance du méridien d’un lieu au premier méridien, mesurée en degrés et divisions de degrés sur le parallèle du lieu. Pendant longtemps, on s’est servi du méridien de l’île de Fer, dans les Canaries, mais, aujourd’hui, chaque peuple a pris pour premier méridien celui qui passe par son observatoire. La longitude d’un lieu est dite orientale ou occidentale suivant que, par rapport au premier méridien, ce lieu est situé du côté où le soleil se « lève » ou du côté où il se « couche ». Elle se compte de 0 à 180°. De là il résulte que tous les points situés sur un même méridien et d’un même côté de l’axe terrestre ont la même longitude. La longitude d’un point de la terre est immédiatement donnée par la différence des heures que l’on compte en ce point et à l’Observatoire de Paris, par exemple, précisément au même instant. Cette différence, en vertu de la rotation de la terre, correspond, en effet, à un arc de 15 degrés pour une heure de temps moyen, 15 minutes de degré, pour une minute de temps et 15 secondes de degré pour une seconde de temps. La Connaissance des temps (publiée par le Bureau des longitudes) donne, plusieurs années à l’avance, les heures exactes que l’on comptera à l’Observatoire de Paris au moment même où l’on pourra observer certains phénomènes célestes. Au moyen de ces données, la détermination de la longitude d’un lieu revient à trouver l’heure en ce lieu au moment précis du phénomène et il faire la réduction des temps en arcs ; à défaut des indications du Bureau il faut avoir un chronomètre réglé sur le premier méridien et dont on connaisse bien la marche. Les phénomènes célestes qui servent à résoudre le problème des longitudes peuvent être une éclipse de lune, ou de satellite une occultation d’étoile, un fait quelconque d’une durée très courte, sinon instantanée. Les déterminations par ce moyen sont d’ailleurs délicates et nécessitent des instruments précis et des calculs compliqués. On possède heureusement d’autres méthodes, telle celle dite de Borda : elle revient toujours à comparer les heures comptées, dans deux lieux éloignés, au même instant ou plus exactement à des moments très peu différents.
C’est en connaissant à la fois la latitude et la longitude d’un lieu qu’on détermine la position de ce lien sur le globe et c’est pourquoi nous avons groupé ici ces deux mots connexes. Pour fixer cette position, il faut savoir : 1° sur quel parallèle se trouve ce lieu, ce point, c’est-à-dire en connaître la latitude ; 2° la place occupée par ce lieu sur le dit parallèle, c’est-à-dire la longitude.
Le mot latitude est employé, par extension, dans diverses acceptions. Il sert ainsi à désigner le climat, envisagé par rapport à sa latitude : on trouve l’être humain sous toutes les latitudes. Les « hautes latitudes » s’appliquent aux pays situés vers les pôles. Au figuré, on emploie dans divers sens, plus ou moins rattachés à l’étymologie (latitudo, largeur, expansion, limites reculées), le mot latitude. C’est ainsi l’espace ou la possibilité, la faculté d’entreprendre quelque chose, de faire appel à un plus grand nombre de facteurs, de s’étendre sur un sujet. « Vous avez toute latitude en cette affaire », dira-t-on à quelqu’un pour souligner la liberté qu’il a de faire intervenir tous les moyens d’action en son pouvoir. Chacun de nous a plus ou moins la latitude de réaliser ses projets : plus que d’autres il manque aux nécessiteux la latitude d’organiser leur existence selon leurs goûts. La latitude peut aller jusqu’au relâchement : donner trop de latitude à une proposition, à des principes qui exigent une certaine rigueur. Socialement, les franches coudées, le jeu normal des organes et des facultés, la disposition raisonnable d’eux-mêmes manquent, par suite d’une organisation défectueuse, à la plupart des hommes. Et Sieyès manifestait une espérance que nous n’avons cessé de poursuivre lorsqu’il disait : « Le meilleur régime social est celui dans lequel tous jouissent tranquillement de la plus grande latitude de liberté possible. »
LEADER n. m. (se prononce : « lideu[r] » ) Mot anglais (de to lead : conduire), passé dans le langage courant. Un de ces mots universellement usités.
Au parlement anglais, le « leader » est le membre de l’assemblée qui groupe autour de lui les hommes d’un même parti, d’une même opinion, qui poursuivent la réalisation d’un même programme. On distingue naturellement le leader du gouvernement de celui de l’opposition… Le leader est le personnage le plus en vue de son parti.
Par extension, on dénomme « leader » l’article principal, l’article de fond d’un journal. Aussi, le cheval qui, dans une course, mène le train, galope en tête des autres,
Dans un parti, il faut avoir bien soin de ne pas prendre le leader pour l’homme le plus sérieux, le plus cultivé, le plus savant. Très souvent, il n’est que le plus versatile, le plus creux, le plus ignorant. Sa « supériorité » réside dans l’habileté à se hisser à la première place par les moyens courants de la politique, à savoir : l’intrigue et le manque de conscience. Un verbe haut et redondant, une souplesse infatigable suffisent à faire d’un individu, le leader de son parti. Rares sont ceux qui s’imposent par le talent ou la conviction et dans les mouvements les plus jeunes et les plus enthousiastes — tel le socialisme — les Jaurès ou les Lénine sont des exceptions.
Presque tous les leaders politiques de notre époque ne furent et ne sont que d’incorrigibles bavards et de fieffés gredins. Et ils ont, de palinodies en trahisons, mené les masses au découragement quand ils ne les ont pas livrées, par leur double jeu, aux coups de leurs adversaires. — A. Lapeyre.
LEÇON (latin lectio, de legere, lire). Le mot leçon comporte des sens multiples. Il désigne, en particulier ce qu’expose le professeur et ce qu’apprend l’élève. D’une façon plus générale il s’applique à tout enseignement, bon ou mauvais, joyeux ou pénible, donné par l’expérience et les événements, aussi bien que par les hommes. Telle la poule qui devrait pondre au temps voulu, le professeur doit accoucher d’une ou plusieurs leçons chaque jour. Très rapidement il emmagasine dont un cours appris une fois pour toutes et le débite ensuite quotidiennement, par tranches, avec la fidélité d’un phonographe enregistreur. Après trente ans, pas un mot n’est changé dans les leçons très savantes des professeurs de nos grands lycées ou dans celles des prétendues lumières de nos facultés. La chose est plus commune qu’on ne le pense ; et les pères sont parfois surpris de constater une similitude absolue entre les cours dictés à leurs fils et ceux qu’on leur dicta. Les savantasses, au cerveau fossilisé, sont incapables de quitter la routine où l’habitude les englua. Il est vrai qu’en préparant leur agrégation, ils s’habituèrent uniquement à pondre à heure fixe, selon une couleur bon teint et d’après les immuables règles des écoles. Prétention et sottise érudite résument tout le contenu d’un grand nombre de leçons faites dans l’enseignement secondaire et supérieur. Sans arriver jusque-là, les leçons de certains instituteurs primaires ne valent malheureusement guère mieux. Ils veulent singer leurs collègues du lycée ou de la Sorbonne, et s’installent d’emblée à un niveau qui dépasse l’esprit de l’enfant. Au lieu de procéder inductivement et de remonter des faits aux idées, des applications aux principes, ils procèdent déductivement et se perdent dans des considérations abstraites qui ne disent rien à l’esprit de l’élève. Ces pédagogues, bourrés de formules et de grands mots, croiraient déchoir en abaissant leur majesté jusqu’à la simplicité enfantine. Et naturellement, à tous les degrés de l’échelle universitaire, ces leçons visent à renforcer les préjugés de l’époque et du pays. Ceux qui voudraient qu’on aère la vieille maison bâtie par Bonaparte (tel le groupement de La Fraternité Universitaire), peuvent s’attendre à une hostilité générale. Respecter la routine, faire ce qu’on faisait avant, ne point troubler le repos des maîtres de l’heure, voila l’immuable consigne des autorités académiques.
Mauvaises pour l’éducateur-phonographe, les leçons, telles qu’on les entend d’ordinaire, ne le sont pas moins pour l’élève (Voir éducation, enfant, pédagogie, etc.). Réduit au rôle de barrique où l’on verse sans répit les liquides les plus divers, le malheureux absorbe vers, prose, chiffres et nomenclatures. Une science expérimentale et attrayante comme la géographie deviendra un froid catalogue de noms propres. Car on songe pour lui aux diplômes, dont la conquête, but suprême de l’école, fait oublier la véritable instruction. Et l’on sait combien est tyrannique, surtout en France, la manie des parchemins, qui se succèdent, innombrables, du certificat d’études au doctorat et à l’agrégation. Sur un signal, il faudra donc que l’élève dévide le rouleau de son savoir machinalement, sans réflexion, peu importe ; dans ce genre d’exercice, l’audace et la faconde remplacent avantageusement la raison. Des heures entières se passeront à ronronner des leçons. Dans le primaire, l’enfant aura reçu du maître une nourriture intellectuelle mal digérée qu’à heure fixe il devra rendre. Au lycée, puis dans les universités, le jeune homme, transformé en machine à écrire, prendra textuellement un cours que, le jour de l’examen, il devra redire. Chacun sait que maints barbons universitaires se moquent des capacités réelles du sujet ou de son savoir vrai, mais se montrent impitoyables pour tout candidat qui s’écarte tant soit peu de ce qu’il leur plut de dire. En savoir trop ou apprendre d’une façon non réglementaire devient alors plus dangereux que de n’en savoir pas assez. Bien compris, les exercices de mémoire auraient pourtant leur utilité, comme seraient également utiles les exposés d’une question ou d’une doctrine par des hommes compétents, qui viseraient à faire comprendre et non à éblouir.
Bien au-dessus des leçons données dans les écoles, il faut placer celles que chacun de nous reçoit de l’expérience et de la vie. A l’époque bienheureuse de l’adolescence ; « pour cueillir les fruits d’or, entrevus dans des rêves enchantés, il suffit d’étendre la main à ce qu’il semble. Et l’on regarde avec quelque dédain le troupeau des malchanceux, des impuissants : une voix intérieure promet la victoire, garantit une carrière exempte des déboires fatals aux anciens ». Mais chez le grand nombre une dure expérience dissipe l’erreur avec brutalité. Les échecs succèdent aux échecs, l’un après l’autre s’évanouissent tous les espoirs ; chefs, camarades, prétendus amis, se révèlent vos adversaires, et la tâche professionnelle vous abrutit chaque jour un peu plus. Tirer de l’existence la leçon qu’elle comporte, voilà pour chacun la tâche urgente. Si la leçon est douloureuse ne perdons point notre temps en regrets inutiles : arrière le remords qui paralyse, il convient seulement aux timorés ou aux enfants. Une mer de larmes ne saurait rien changer à ce qui fut ; examinons le passé, non pour des pleurnicheries sans conséquence, mais pour préparer l’avenir. C’est une force de reconnaître sa propre faiblesse et la cause de nos échecs ou de nos malheurs. Point d’humilité soi-disant chrétienne, mais l’impartialité à l’égard de nous-mêmes comme à l’égard d’autrui. Et que la joie ou le succès ne détermine pas une fatale ivresse, génératrice d’un réveil cuisant. Il n’est ni possible, ni désirable de devenir insensible à tous les événements ; par contre une analyse objective, une critique impersonnelle de la situation doit rester notre base d’action. À ce point de vue l’expérience d’autrui peut aussi nous fournir de profitables leçons. Pourquoi s’obstiner sur les routes traditionnelles qui conduisent à des impasses manifestes ; pour qui sait réfléchir, l’histoire inflige un démenti aux doctrines religieuses et morales des peuples chrétiens ; elle montre aussi la vanité des espérances politiques qui bercent depuis quelque temps la misère humaine. Liberté et entraide apparaissent comme les éléments essentiels d’une fraternité qui se refuse à être une duperie, lorsqu’on examine l’expérience universelle des siècles.
Rares furent les grands vulgarisateurs qui, du haut des chaires officielles, laissèrent tomber, au grand dam des préjugés rassemblés, des leçons audacieuses et originales, mues par la sincérité et non par la mécanique. Les Michelet et les Quinet, au Collège de France, animaient leurs leçons d’un vivant esprit démocratique, là où l’enseignement traditionnel déroule de sèches et mornes sentences.
« Cette leçon vaut bien un fromage sans doute », fait dire La Fontaine au renard madré. Et il entend ainsi nous montrer le prix d’une expérience dont nous supportons les dépens. La vie nous donne, en effet, de cruelles et coûteuses leçons, mais l’adversité, comme l’exemple, sont rarement, pour les humains oublieux, des leçons profitables. Pour que leurs errements, comme les fautes d’autrui, comme les dures secousses du sort, leur servent de guides et les gardent dans l’avenir, il faut qu’intervienne un contrôle judicieux, dont la plupart ignore l’exercice. Seules les natures perspicaces et capables de balancer les aléas de leurs actes sont promptes à tirer parti des indications de l’expérience et d’apprécier les fruits des leçons rencontrées. Peut-on dire qu’au peuple trompé, pressuré, saigné à blanc, ont servi les leçons terribles de la guerre et qu’il a cessé ne se laisser conduire aux mêmes cataclysmes, où risque de sombrer l’humanité.
Les leçons qu’une culture basée sur la mnémotechnie prodigue à toutes les échelles de l’enseignement révèlent avec une insistance qui pourrait éclairer des esprits moins fermés aux leçons quotidiennes, à quel point la mémoire est incapable de supplier à l’intellection dans l’acquisition du savoir. Et il y a longtemps que Du Rozoir a dit (et la pratique scolaire en fait en vain jaillir l’évidence) que « dans les classes, les élèves qui apprennent le plus facilement par cœur leurs leçons ne sont pas toujours ceux qui ont l’intelligence la plus élevée ». Mais le maître, aussi bien que l’élève, est plus accoutumé à apprendre et à réciter des leçons qu’à mettre en jeu son jugement. Et la stérilité des leçons, leur impuissance à ouvrir l’esprit et à former le caractère ressortent avec force des habitudes mentales communes à la progéniture et à ses mentors et de la voie invariable dans laquelle piétine leur pauvre pensée répéteuse.